La peinture murale antique
|Réintégration picturale des décors de Nizy‑le‑Comte (Aisne)
Résumé
Le dossier technique de la restauration des peintures de Nizy montre la complémentarité des études archéologiques et des campagnes de restauration. Les premières ont apporté informations, interrogations et hypothèses, les secondes ont apporté des solutions partielles : identification des fauves (lions), du personnage agenouillé qui, de femme, est devenu un homme barbu, du chasseur vu de dos (empereur lauré). Elles ont montré également la difficulté de proposer des réintégrations des lacunes en l’absence d’identification des personnages et exposé les procédés utilisés pour concilier la nécessité d’une présentation muséographique claire et les exigences d’une restauration prudente.
Texte intégral
Les raisons de l’intervention
1Une enquête historique sur les enduits peints de Nizy‑le‑Comte, et sur la fouille du xixe s., avant la restauration effectuée quelque cent trente années plus tard, a été nécessaire pour comprendre l’état dans lequel ils nous sont parvenus. Quels ont été les choix qui ont présidé à cette restauration ? Il s’agissait de remédier aux altérations survenues malgré l’ancienne restauration, ou suscitées par elle, afin de retrouver une lisibilité permettant l’étude archéologique des panneaux et leur exposition au musée de Laon. L. Krougly et S. Rey ont animé, sous la direction d’A. Barbet, l’équipe de restaurateurs qui a conduit les travaux à Soissons et à Paris (deuxième semestre 1984).
2Selon l’étude de E. H. Fleury, reprise par A. Barbet (cf. article qui précède), l’effondrement du mur et les manipulations auxquelles s’étaient livrés les fouilleurs avaient eu divers effets sur les enduits (d’une stratigraphie courante : mortier grossier –arriccio– de type calcaire et enduit plus mince –intonaco– au grain fin et à la surface polie) : fissures, fentes, lacunes, bosses et enfoncements.
3Cinq panneaux nous sont parvenus des fouilles de 1853 ; ils se présentaient dans un cadre de chêne, les fragments d’enduit peint, non désépaissis, étaient pris dans une épaisseur de plâtre d’environ 6 cm qui servait de support. Des clous de fer noyés dans le plâtre maintenaient le cadre.
4Deux de ces panneaux possédaient une surface picturale solide, les autres étaient pulvérulents et tous demeuraient illisibles sans l’aide des descriptions faites par Fleury et des gravures et aquarelles effectuées après la fouille. Dès cette époque Fleury évoquait le « déplorable état de délabrement [de l’un d’entre eux] divisé à l’infini et offrant l’apparence d’un jeu de patience à éléments disloqués et mal rajustés. Plusieurs morceaux manquaient. Aucun morceau n’était à son plan » (Fleury 1878 : 9).
5Le caractère hygroscopique du plâtre, lié à la grande solubilité du sulfate de calcium, accélérait l’altération et expliquait les taches de rouille naissantes autour des clous de fer « armant » le support. Fleury avait fait état de la lente dégradation subie par les fragments conservés pendant dix ans dans le milieu destructeur du plâtre (cf. article de A. Barbet).
6Autre donnée importante pour le restaurateur de 1984 : Fleury s’interroge sur la grande ténacité des couleurs : « on a beaucoup discuté [écrit‑il] sur l’excipient dans lequel avaient été mélangées des couleurs ineffaçables, vivaces et que n’avaient pu altérer ni les agents chimiques du terrain, ni son humidité, ni des lavages répétés après la découverte ». Faisant référence à Pline, il pense à la peinture à la cire ou au vernis mais avoue que « l’analyse chimique des diverses portions de la fresque n’a fourni aucune trace de corps gras ou onctueux, cire ou résine. Tout ce qu’on peut dire, c’est que la couleur a dû être préparée dans un bain de chaux et de sable, de manière à produire une adhérence et un amalgame complet de la dureté et, par conséquent, l’inaltérabilité de la peinture » (Fleury 1878 : 12).
7Il s’agissait donc d’un pari sur la restauration pour obtenir une lisibilité correcte permettant l’étude théorique de ces peintures. Les résultats ont été inespérés : c’est ainsi que sur l’un des panneaux se révéla l’existence d’un quatrième Romain après nettoyage et examen minutieux ! Il y eut également des mutations d’une grande importance archéologique révélées grâce aux modestes « coton tiges » des restaurateurs : la panthère devint lion, la femme se fit homme barbu et quelques feuilles de laurier transformèrent l’un de nos chasseurs en éventuel empereur (cf. article d’A. Barbet). Cette expérience peut servir d’illustration à la complémentarité des équipes d’archéologues et de restaurateurs dans ce type d’entreprise.
Aspect de la surface picturale Avant restauration
8L’aspect fragmentaire de l’enduit n’avait pas été effacé lors de la constitution des panneaux au xixe s. La pose d’une chape de plâtre au revers s’étant effectuée sur le terrain de fouille, on n’avait pas procédé au collage préalable des morceaux, bien qu’ils soient apparus complémentaires et que les fissures aient pu se réduire à ce moment. L’unité picturale était donc morcelée, les lacunes repeintes, devenues d’un marron noirâtre en vieillissant, donnaient un aspect marbré qui oblitérait la lecture d’ensemble. Les déformations du matériau peint et l’aspect distendu du dessin ne pouvaient donc pas être rectifiés (nous les avons rectifiés sur les relevés graphiques ; cf. A. Barbet, fig. 9). En effet les fragments, trop fragilisés par les différents traitements déjà subis, ne pouvaient supporter une tentative de démontage et de recollage : problème mécanique de résistance du matériau archéologique, doublé d’un problème de temps d’exécution et de coût. De surcroît, les archéologues responsables ont estimé un tel travail inutile, à partir du moment où la distension des corps n’entravait pas la lisibilité des documents. Le reste n’était que considération esthétique sans grande importance eu égard à l’état des peintures et à l’ampleur de l’entreprise.
9L’aspect opaque de la surface pigmentaire s’expliquait par son irrégularité due aux abrasions et formations de sels calcaires et nitreux en présence d’humidité dans le sol et par suite des lavages successifs. L’eau faisait momentanément disparaître le voile blanc en rétablissant l’intégrité de surface qui supprimait temporairement les phénomènes optiques de dispersion de la lumière. Le même effet s’obtient avec un fixatif durable (Paraloïd B 72) qui évite l’apport d’humidité, nocive à long terme. L’obscurcissement était vraisemblablement lié au passage d’un « vernis d’essence grasse » lors de la première restauration.
10Le bouchage des lacunes débordait de façon abusive sur les fragments pour compenser les enfoncements trop importants et la peinture employée pour les retouches semblait cireuse ou huileuse (dissoute par le Chlorothène NU) ; elle teintait profondément le plâtre. Les repeints étaient striés, peut‑être pour rendre l’aspect « non lisse » des fragments originaux, ce qui facilite leur identification.
La restauration proprement dite
11Quelques principes essentiels ont présidé à cette restauration :
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respect de la peinture originale,
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visibilité de la restauration,
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unité de la perception optique,
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résistance aux solvants, agents atmosphériques et biologiques,
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réversibilité,
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fiabilité mécanique et chimique des matériaux,
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maniabilité après restauration, pour le stockage, les expositions.
12L’ancienne restauration, considérée comme abusive et dangereuse pour l’avenir des peintures (altération, opacification et assombrissement croissants) a été éliminée ; nous avons procédé à la mise sur « panneaux sandwich stratifiés » des peintures consolidées, selon la méthode classique : encollage de la peinture, démontage du cadre et du plâtre, protection des bords, désépaississement du mortier antique et remplacement par un mortier synthétique, enfin pose sur panneau stratifié.
Nettoyage de la surface picturale
13La mise sur support moderne achevée, il restait à éliminer les traces de plâtre, rebouchages et repeints, qui demeuraient à la surface des peintures, au moyen de procédés mécaniques et chimiques.
14On ne saurait parler de réintégration picturale sans mentionner l’importante phase du nettoyage, dans la mesure où il suppose un choix commandé par des considérations esthético‑historiques : quels sont les critères permettant de poursuivre ou non un nettoyage ? Le concept de « patine » défini par C. Brandi dans les années 60, tient toujours une place prépondérante dans la philosophie critique de la restauration.
15Brandi considère la double historicité de cette patine : « historique en tant que création de l’homme réalisée à une époque déterminée » et « marque du temps écoulé depuis sa création ». Il faut donc atteindre « l’état actuel des matières originales » et non l’aspect visible lors de la création, sachant que des transformations profondes de la matière picturale (incrustation de poussières atmosphériques microscopiques devenues partie intégrante de la couche de pigments) surviennent avec le temps : ce léger voile bleuté n’entrave nullement la lecture de l’image et lui donne une profondeur historique exigeant le respect du restaurateur et du public (Brandi 1977 : 26 sq).
La réintégration picturale
16Les lacunes importantes de certains panneaux et des détails peu lisibles rendirent cette dernière phase délicate. Il fallait rétablir la continuité picturale de la composition altérée par ces lacunes plus claires qui inhibaient toute perception optique cohérente (fig. 1). Une restitution respectueuse de l’authencité des peintures et n’ayant rien d’hypothétique permit de retrouver les formes estompées pour dégager au mieux les aspects originaux.

Fig. 1 - Les parties préparées pour la réintégration picturale se détachent en plus clair.
Photo L. Krougly.
17Le procédé technique utilisé avait pour but de distinguer les fragments antiques et devait permettre une interprétation critique, tout en rendant à la peinture son unité. Il s’agissait d’une restauration muséographique (et non illusionniste) qui réclame une démarche personnelle du public.
18Les propriétés chimiques des matériaux utilisés pour la retouche devaient être différentes de celles qui caractérisaient la peinture d’origine. Ces produits, stables chimiquement, sont réversibles. Les lacunes de la couche picturale ont été réintégrées par un système proche du tratteggio, avec des couleurs de valeur juste mais un ton plus faible, ainsi le plan de la surface traitée semble en retrait par rapport à celui de la surface originale (fig. 2).

Fig. 2 - Détail du tratteggio du personnage agenouillé dont on aperçoit le bras droit levé et le bas du visage barbu.
Photo L. Krougly.
19Le tratteggio tel qu’il fut mis au point par Brandi à Rome, « consiste à transporter le modelé et le dessin en un système de hachures fondé sur le principe de la division des tons. Par sa nature même, ce système opère comme une grille entre le restaurateur et l’original, dont le double but est de distinguer la retouche, si serrée soit‑elle, de l’original, […] et d’empêcher ou de filtrer par le caractère mécanique du système, toute expression personnelle du restaurateur, […] afin de masquer structuralement le caractère d’interprétation critique de l’intervention » (Mora, Philippot 1977 : 356‑357).
20Ce travail très précis, constitué d’un système de petits traits verticaux d’un centimètre environ, alignés selon le principe des couleurs complémentaires, a été modifié pour s’adapter à la qualité des peintures. La technique caractérisée par des stries et d’épais empâtements, conservés grâce à l’absence de polissage final, donne un aspect irrégulier à la couche picturale. En fonction de ces particularités nous avons opté pour un tratteggio plus grossier et ne respectant pas le principe des couleurs pures. Les valeurs proches de celles des fragments mais rendues un ton en dessous assurent une lecture immédiate de l’ensemble pictural tout en facilitant la perception de la restauration (fig. 3). Le principe de réversi bilité a été respecté (gouaches, aquarelles) mais une fine pellicule de Paraloïd B 72 à 5% a été appliquée pour servir de protection aux retouches, contre d’éventuelles taches d’eau.

Fig. 3 – Détail de l’empereur lauré de dos et des autres chasseurs. Le tratteggio à larges hachures s’adapte au tond brossé.
Photo A. Barbet.
21La concertation constante des membres de cette équipe interdisciplinaire (archéologues, restaurateurs) a permis d’effectuer ces travaux dans un esprit critique, en fonction de notions archéologiques, muséographiques et esthétiques. Nous avons tenté au maximum de suivre les grands principes philosophiques de la restauration : visibilité de la restauration, respect de l’œuvre originale et réunification distanciée de celle‑ci, provoquant chez le spectateur une démarche personnelle.
22Cette seconde restauration remédie autant que possible aux altérations survenues au xixe s. Elle répond à notre volonté première de retrouver une lisibilité des formes estompées et de dégager au mieux leurs aspects originaux, pour permettre l’étude de ces peintures et leur exposition au musée de Laon.
23N. B. Pour la bibliographie voir supra l’article de A. Barbet et infra l’article de P. Blanc.
Table des illustrations
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Légende | Fig. 1 - Les parties préparées pour la réintégration picturale se détachent en plus clair. |
Crédits | Photo L. Krougly. |
URL | http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/33130/img-1.jpg |
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Légende | Fig. 2 - Détail du tratteggio du personnage agenouillé dont on aperçoit le bras droit levé et le bas du visage barbu. |
Crédits | Photo L. Krougly. |
URL | http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/33130/img-2.jpg |
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Légende | Fig. 3 – Détail de l’empereur lauré de dos et des autres chasseurs. Le tratteggio à larges hachures s’adapte au tond brossé. |
Crédits | Photo A. Barbet. |
URL | http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/33130/img-3.jpg |
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© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1987