1Après les troubles extrêmement sérieux qui marquèrent le début du règne de Vespasien et notamment, en ce qui nous concerne plus précisément, la destruction d’une grande partie de Metz‑Diuodurum, il semble que nous assistions à un renouveau et c’est sans doute à ce moment‑là que la « paix romaine » commence à s’installer. Ses bienfaits se manifesteront pendant près d’un siècle. De nombreux faits soulignent cette situation favorable, dont voici les principaux.

2L’occupation des campagnes s’accélère et nous voyons pousser les villae un peu partout, découpant le pays en petits domaines dans les dimensions bien connues de 710 m de côté. En effet, avant cette époque, les rares traces d’occupation sont représentées par les voies, par les grandes villae et, bien entendu, par les vici. À partir de Vespasien nous voyons les grandes villae se transformer et s’agrandir, ce qui du moins est le cas pour Saint‑Ulrich, la seule grande villa sur laquelle nous ayons, depuis la reprise des fouilles en 1968, des renseignements certains, grâce à la prise en considération de la céramique qui, auparavant, avait été partout négligée ou plutôt même ignorée. Dès ce moment la construction alla donc bon train et nous en voyons une conséquence dans l’installation d’ateliers d’exploitation et de taille du grès sur un grand nombre de sommets du versant lorrain des Vosges, où l’on trouve un grès de qualité parfaitement utilisable pour l’architecture et la sculpture. Autour de ces ateliers s’installèrent bien entendu des hameaux. L’exploitation de la pierre fut suivie par celle du bois car la construction avait également un grand besoin de ce matériau.

3Un accroissement de population est certain dans la plaine, ce qui entraîna à coup sûr une réaction économique favorable amenant de nouvelles activités qu’on appellerait volontiers industrielles, terme qui cependant ne correspond guère au sens que nous lui donnons aujourd’hui. Disons donc qu’il s’agit plutôt d’un artisanat élargi. Dans ce cadre nous comptons par exemple certaines découvertes du pays de Thionville, où l’on constate nettement la présence de forges dont la fréquence, sinon l’extension, ne sont pourtant pas à nier. Il est cependant possible que le sel de Lorraine échappe à cette conception étroite d’artisanat, ce que semble nous montrer sa vaste exploitation dans le pays de Vie et de Marsal, connue en fait sous le nom de « briquetage » ; car le sel lorrain a été dans l’Antiquité et durant tout le Moyen Âge, et même assez longtemps dans les temps modernes, un produit de base qui intéressait beaucoup de monde à l’intérieur et à l’extérieur des frontières. Cependant c’est une autre grande activité antique qui nous intéresse au premier chef : celle de la céramique bien entendu.

4On peut dire qu’elle existe de tout temps ; cependant dès l’époque romaine elle va se transformer et adopter rapidement une nouvelle technique qui s’était déjà largement imposée en Italie : celle de la terre sigillée qui s’installe donc très tôt en Gaule, qu’elle va traverser, pourrait‑on dire, de sud‑ouest en nord‑est, après avoir fait escale dans le Centre.

5Notre propos est ici de traiter de la céramique sigillée de la Gaule de l’Est, plus précisément du succès qu’atteignirent à un certain moment ses ateliers. Une étude de ce genre se veut naturellement comparative et c’est pourquoi nous devrons à plusieurs reprises sortir légèrement de notre cadre, mais sans toutefois quitter la Gaule de l’Est. C’est ainsi que nous devrons tenir compte des ateliers de Luxeuil, d’Argonne, de Trèves et de Rheinzabern, sans oublier ceux d’Alsace : Heiligenberg et Ittenwiller.

6La découverte de Boucheporn en 1970 fut, il faut bien le reconnaître, un coup de tonnerre dans la chronologie de la sigillée de la Gaule de l’Est puisque les débuts de celle‑ci dans nos régions étaient d’un seul coup avancés du début du ii^e s. à la première moitié du i^er s. Même la chronologie flavienne de Luxeuil se trouvait ébranlée. Cette arrivée de potiers de la Gaule du Sud, venus transmettre et apprendre leur métier à des gens du crû, avait quelque chose d’insolite, alors que jusqu’ici seuls quelques produits gabalo‑rutènes avaient atteint nos régions et, à un moindre degré, ceux du pays arverne. Il semble qu’à ce moment l’expansion n’était pas encore bien engagée chez nous. Ce ne sera le cas qu’une vingtaine d’années plus tard, comme nous l’avons dit plus haut, et ce sera alors, curieusement, un tournant dans la chronologie de la sigillée.

7Sans doute y avait‑il eu certaines variations dans les formes que l’on fabriquait depuis que la sigillée s’était installée en Gaule. Elles ne sont sûrement pas négligeables pour le spécialiste qui s’arrête facilement aux plus petits détails, mais elles ne peuvent être comparées à celles qui se font sentir depuis Vespasien sans cependant s’affirmer déjà totalement. Toutefois nous notons à ce moment un fait important : c’est la naissance de la forme Drag. 37 et c’est là que réside pratiquement le départ. Le tournant, ou la mutation, deviennent réalité à partir de Domitien avec l’apparition de l’assiette et du plat Drag. 18/31 qui refoule le Drag. 15/17, du modèle Curie 11 qui refoule le Ritt. 12 ; il y a également l’évolution de la forme Drag. 33 dont les parois évoluent du profil convexe au concave, en passant bien entendu par un stade plus ou moins rectiligne. Il y a aussi la très forte expansion des coupelles et assiettes Drag. 35/36 et la naissance des Drag. 46. Les formes de la première moitié du i^er s. sont donc nettement évincées ou ont, pour le moins, fortement évolué, tandis que les autres, celles dont il vient d’être question, se sont solidement implantées. Cette mutation ne s’est donc pas opérée entre les deux siècles mais déjà vers la fin du règne de Vespasien et le début de celui de Domitien, datation qu’il y a lieu de prendre davantage en considération que celle de la terminologie actuelle, en fin de compte fort imprécise et ne signifiant finalement rien.

8Il est certain que la « paix romaine », qui réellement commence à s’installer à ce moment et qui persistera jusqu’à la mort d’Antonin le Pieux, a entraîné un sérieux virage économique et, en ce qui concerne la céramique, peut‑être amené une nouvelle génération de potiers. Sans doute ressentons‑nous ce renouveau économique d’abord dans la région, comme nous venons de le voir et, si nous en trouvons la trace sur place, même dans la diffusion des produits sigillés régionaux, il va sans dire pourtant que les raisons profondes qui ont amené cette floraison d’officines sont à rechercher ailleurs. En effet, en un temps très bref nous voyons naître Luxeuil, sans doute dès l’époque flavienne mais qui curieusement ne présente qu’un rayon d’expansion très étroit. La Madeleine dès le début du ii^e s., comme on l’admet généralement, mais en réalité dès la fin de l’époque domitienne, Blickweiler, au début du règne de Trajan, Saturninus et Satto, avec Boucheporn, Eincheville et Chémery (et le même Blickweiler où Satto produit pendant quelque temps), les ateliers Bas‑Rhinois de Heiligenberg et d’Ittenwiller et finalement encore l’Argonne et peut‑être Trèves dans ses premiers débuts.

9Tout le monde est aujourd’hui d’accord quant à la route suivie par la sigillée de la Gaule du Sud à la Gaule de l’Est, attirée par la clientèle de Rhénanie et du limes. Pourvue d’abord par les livraisons italiques et par leurs succursales lyonnaises, la Gaule du Sud prend la relève dans ces régions dès le règne de Tibère. Il semble que le marché ait d’abord été suffisamment pourvu par ces livraisons méridionales ; il est encore peu fait mention des livraisons arvernes. Toutefois en ce qui nous concerne, le bond économique a d’autres raisons ; voici en effet que Vespasien entame une vaste réorganisation de la frontière du Danube et de celle du Rhin. On construit surtout des routes à l’est du Rhin pour disposer de communications rapides entre Mayence et Augsbourg, on construit des forts sur le Haut‑Neckar (Rottweil, Waldmôssingen, un autre peut‑être aussi près de Geislingen). Le limes se renforce dans la Wetterau sous Domitien, ligne qui est bientôt reliée à celle du Neckar supérieur et qui comprend une série de forts allant du coude de la rivière près de Heidelberg jusqu’à son confluent avec la Pils, à Köngen. La voie Domitienne, construite en 90 ap. J.‑C., la fait directement communiquer avec le Rhin. Sous Trajan et Hadrien, le renforcement du limes est poursuivi et des contingents d’auxiliaires le rejoignent, d’où un développement des anciens vici et la construction de nouveaux. De plus, vers 150, la ligne du Neckar est avancée d’environ 25 km vers l’est.

10Il est donc probable que tout cela a créé une situation économique nouvelle précisément au moment où l’ancien limes n’était plus guère desservi par la Gaule du Sud, situation bien entendu avantageuse pour la Gaule de l’Est. Il est probable que les potiers de cette région étaient aux aguets et s’étaient préparés à prendre la relève, ce que prouve le matériel céramique recueilli dans les nouveaux forts dès la fin du i^er s. et où, par exemple, les produits typiquement de Saturnines sont présents à Rottweil. Parmi les ateliers de la Gaule de l’Est, Boucheporn présente bien les caractéristiques les plus anciennes et Saturnines y est très tôt en activité ; Satto ne viendra que plus tard, succédant à son maître. Il est en effet inacceptable que Satto soit un simple hypocoristique de Saturninus : nous avons démontré qu’il s’agit de deux potiers différents et que Satto est le successeur de Saturninus, reprenant en principe toute la gamme iconographique des poinçons et des décors de celui‑ci, sauf les décors dits « géométriques », alors que Saturninus se distingue pour le reste par quelques détails caractéristiques ou emplois de poinçons bien définis, comme nous l’avons dit récemment dans un exposé sur « Saturninus et Satto en Grande‑Bretagne ». Il m’est aujourd’hui aisé de distinguer les produits de l’un et l’autre de ces deux potiers et chaque céramologue arrivera au même résultat s’il veut s’en donner la peine.

11Cette distinction a entre autres avantages de pouvoir préciser la chronologie des ateliers. Il en ressort que la production de Saturninus doit correspondre aux époques les plus anciennes de l’atelier, étant entendu que, ainsi qu’on est supposé le savoir, Satto n’a dû reprendre la relève que vers 125 ap. J.‑C. Bien entendu il faut toujours avoir en vue que certains moules ont pu être utilisés fort longtemps : nous en avons les preuves typiques avec le deuxième atelier de Trèves ou encore avec les moules de Haute‑Yutz ou même avec quelques fragments d’un moule de Saturninus recueilli à Mittelbronn.

12En ce qui concerne la période la plus ancienne qui nous intéresse ici, celle qui va de la fin du i^er s. au début du ii^e, les ateliers qui entrent en ligne de compte vont se limiter essentiellement à La Madeleine, Saturninus et Satto et Blickweiler. Curieusement la plus importante production provient sans discussion de La Madeleine que nous trouvons partout en tête. Celle de Saturninus‑Satto, dont à ce moment Satto n’est encore que le second, ne se place qu’au deuxième rang et reste assez discrète ; mais nous détectons partout la présence de Saturninus : ce qui constitue un moyen de datation intéressant. C’est ainsi que nous le découvrons à Neuss, à Butzbach et à La Saalburg, dont nous parlerons tout à l’heure. Blickweiler, au moment où Satto y laisse son estampille, est encore placé dans la période ancienne, du moins vers la fin de celle‑ci.

13Toutefois la pleine période d’activité pour nos officines est celle d’Hadrien, soit de 120 à 140, dates sur lesquelles les publications sont toutes d’accord, avec preuves sur les divers limes ainsi que du reste dans les forts de Hollande. Nous en trouvons confirmation à Butzbach comme nous le dit G. Muller qui prolonge même la datation de ce grand essor vers 150. La principale production appartient toujours à La Madeleine, suivie de celle d’Argonne (bien que B. Hofmann considère le iii^e s. comme zénith de la production argonnaise) ; puis viennent Blickweiler avec Saturninus‑Satto et finalement Heiligenberg. Si La Madeleine n’est pas encore représentée à Butzbach dans une couche remontant à 110, ce qui paraît curieux, elle va néanmoins rapidement s’imposer. Lezoux, par contre, exporte surtout en Angleterre vers 140, ce qui met en quelque sorte ce centre à l’abri du raz‑de‑marée créé par Trèves et surtout Rheinzabern qui va tout balayer. Sans doute y a‑t‑il d’autres raisons à la disparition de la plupart de nos officines après 160, en dehors des troubles que nous avons maintes fois cités, mais il y a aussi Rheinzabern, ne l’oublions pas.

14Le respect de la précision chronologique nous pousse à parler ici de la Saalburg et de son fameux « Spitzgraben » autour duquel se sont affairés beaucoup d’archéologues dont Hans Schônberger. Ce fossé de défense faisait partie du plus ancien fort de la Saalburg (fait de levées de terre et de palissades en bois et construit, semble‑t‑il, sous le règne de Domitien) et il aurait été comblé au moment de la construction d’un fort agrandi en matériaux solides vers 125‑128, en tout cas après 121‑122. C’est du moins ce que pensait Schönberger. À la suite de nouvelles recherches et de diverses mises au point, il semble que ces datations soient trop précoces et qu’il convienne d’accepter celles qu’a proposées B.R. Hartley (ce que Schönberger a d’ailleurs fait) : on admet donc maintenant que le remblayage du fossé n’a pu avoir lieu qu’entre 135 et 139. Toujours est‑il que le matériel contenu dans ce fossé est extrêmement précieux pour les datations bien que différentes interprétations soient possibles ; on y trouve en effet des tessons provenant de la Gaule du Sud, de la Gaule du Centre, de La Madeleine, de Blickweiler, de Saturninus‑Satto, de Heiligenberg et d’Argonne. La Madeleine, Blickweiler et Saturninus‑Satto sont pratiquement à égalité, la Gaule du Sud et celle du Centre sont encore bien représentées mais Heiligenberg et l’Argonne ne font qu’une timide apparition.

15Traitant de la question, H. Ricken nous dit que la plupart des tessons de La Madeleine appartiennent à la période la plus ancienne de cette officine. S’il en est ainsi, il est probable que ceux qui proviennent d’autres officines peuvent également remonter très haut dans la chronologie ; or nous constatons que parmi les tessons attribués à Saturninus‑Satto, trois sont indéniablement de Saturninus. Nous rappelons que nous avons fait en son temps une comparaison entre La Madeleine et l’entreprise Saturninus‑Satto d’où il ressortait que l’officine de ces derniers a légèrement précédé l’autre, ceci pour Chémery. Nous pouvons donc tirer nos conclusions en conséquence car il va de soi que le fossé n’est pas dénué de stratigraphie. D’autre part, un certain nombre d’estampilles ont été recueillies dans le « Spitzgraben ». Celles qui proviennent de Saturninus‑Satto sont une quinzaine, dont celles de Cassius, Lucius, Caprasius, Cupitus, potiers que nous voyons tous à une période nettement plus ancienne que certains collègues, ne serait‑ce que parce que Delort leur attribue la forme Drag. 18. Se serait‑il trompé aussi souvent alors qu’il semble bien distinguer entre Drag. 18, 18/ 31 et 31 ? De plus Lucius est confirmé dans une stratigraphie de la fin du i^er s. à Boucheporn.

16C’est évidemment vers 160 que va prendre fin la période de prospérité et que vont disparaître avec elle la plupart de nos officines. On peut comprendre que Trèves, bien à l’abri du danger, ait pu subsister, mais que dire du miracle de Rheinzabern ? Ce n’est certes pas Ricken qui nous renseignera mais peut‑être y a‑t‑il eu quand même un hiatus. Rappelons également que c’est peu de temps après 160 que les stations des sommets vosgiens seront abandonnées.

17Pendant environ trente ans, les officines de la Gaule de l’Est et notamment celles de Moselle ont donc vécu une activité florissante et cela dès 120‑125. Ce fut d’abord La Madeleine, qui conserva toujours la première place dans les exportations, puis Blickweiler et Saturninus‑Satto, avec l’atelier de Chémery, puis assez loin derrière Heiligenberg et Ittenwiller ; l’Argonne eut sa large part du marché mais seulement une bonne décennie plus tard. La morphologie des produits en question est connue : elle est identique dans tous les ateliers ; toutes les formes sont post‑domitiennes et elles resteront en vogue jusqu’à Antonin : Drag. 33, à parois concaves, Drag. 27 évolué, Drag. 18/31, Drag. 32 et surtout Drag. 35 et 36. En sigillée ornée c’est bien entendu le bol Drag. 37 qui domine complètement la fabrication, avec de temps en temps un discret Drag. 29/37.

18Le temps de Saturninus ou de tel ou tel maître de la période domitienne est passé et avec lui les Drag. 29 dont nous avons encore connu quelques beaux exemplaires chez Saturninus. Il y aura plus tard quelques balbutiements mais les beaux jours sont passés.