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La terre sigillée gallo-romaine

 | 
Colette Bémont
, 
Jean-Paul Jacob

Les ateliers de l’est de la France

Les conditions de la première implantation des ateliers médiomatriques

Jeanne‑Marie Demarolle

Texte intégral

● 1. Ateliers de sigillée dans l’est de la Gaule et la vallée du Rhin. Carte de répartition par rapport au tracé (pour une grande part hypothétique) des principales voies romaines.

  • 1 Mais la cité gallo‑romaine englobait la Sarre actuelle.
  • 2 La découverte la plus récente étant celle de l’atelier d’Eincheville‑le‑Tenig, à 2 km de Chémery à (...)
  • 3 Toutefois l’officine de Blickweiler appartenait dans l’Antiquité au territoire médiomatrique.
  • 4 L’état bibliographique de la question a été dressé par LUTZ (M.). — Bibliographie de la céramique d (...)
  • 5 Et c’est la fabrication de sigillée qui représente l’essentiel de la production de ce dernier ateli (...)
  • 6 C.I.L. XIII 11361 et Esp. 4387: cippe de grès découvert au xvie s., avec la représentation en pied (...)
  • 7 Les textes (de Strabon, de Tacite) ne fournissent que de bien maigres indications. Si les inscripti (...)

1Notre étude des conditions dans lesquelles on a ouvert les ateliers de sigillée de la Gaule de l’Est reste limitée au territoire de la cité des Médiomatriques — correspondant pour l’essentiel à l’actuel département de la Moselle1 — car nous souhaiterions essayer de préciser dans quelle mesure des facteurs régionaux (à propos desquels nos informations restent évidemment trop partielles) ont pu influencer l’implantation des ateliers de sigillée. Or, pour cette tentative de synthèse régionale, la ciuitas Mediomatricorum représente un « observatoire » privilégié à plusieurs titres. À eux seuls, ses ateliers actuellement2 localisés3 correspondent à près de la moitié de tous ceux de la Gaule de l’Est4 et couvrent un large champ chronologique; en effet, de Claude à Antonin, soit pendant plus d’un siècle, les ouvertures sont fort régulières, à Boucheporn vers 40, à Chémery vers 90, à Eincheville vers 90 également, au plus tard, à Haute‑Yutz vers 130 et surtout après 150, à Mittelbronn vers 150, au centre argonnais de la forêt de Hesse sans doute vers 150, à Metz enfin, au plus tôt vers 150‑1605. Le territoire médiomatrique fait bien figure d’un important pôle d’attraction. Par ailleurs on n’ignore pas la particulière indigence des sources épigraphiques concernant les artisans potiers : pour les Trois Gaules, deux inscriptions seulement concernent des fabricants de céramique. Or, si l’une provient de Lyon, l’autre figure sur un cippe retrouvé précisément à Metz, chef‑lieu de la cité médiomatrique, et dédié au potier Casatus par ses fils6. Là aussi l’importance de l’apport médiomatrique mérite d’être soulignée. C’est donc en nous appuyant sur l’ensemble de la documentation régionale à notre disposition7 qu’à travers l’étude des conditions puis de la typologie de ces multiples implantations d’ateliers nous tenterons de saisir les relations entre la principale « industrie » locale antique et son environnement.

  • 8 Selon la formule de : LUTZ (M.). — Céramique en Gaule romaine. Les Dossiers de l’Archéologie no 9, (...)

2Compte tenu du schéma conceptuel et explicatif « classique » du déplacement des centres de production de la Gaule méridionale vers la Gaule du Centre puis vers la Gaule de l’Est, le contexte général dans lequel se situe l’installation des ateliers de sigillée chez les Médiomatriques, et qu’on ne peut évidemment négliger, fait intervenir des aspects et des approches divers, selon qu’on s’interroge sur le déclin des ateliers de la Gaule du Sud et du Centre ou sur l’essor de ceux de la Gaule de l’Est, selon qu’on considère la production — l’offre — ou la consommation — la demande. Ce que l’on a pu appeler « la puissance attractive de l’Est »8 correspond certes à une nécessité fondamentale, se rapprocher de la clientèle des garnisons rhénanes ; mais on peut quand même se demander pourquoi ce facteur n’est pas entré plus tôt en ligne de compte, d’autant plus que les succursales d’Arezzo et de Lyon avaient fait l’expérience d’une implantation en Rhénanie même. Si l’établissement du limes et l’aménagement des Champs décumates à l’époque domitienne entraînent un développement considérable de la clientèle, qui peut expliquer l’ouverture des centres de Chémery et d’Eincheville, il apparaît bien qu’on ne peut justifier ainsi l’ouverture du premier atelier médiomatrique, celui de Boucheporn, dès le règne de Claude.

  • 9 Une étude récente met en lumière l’importance de la clientèle locale pour les ateliers médiomatriqu (...)

3Mais l’approvisionnement du marché lointain des légions frontalières n’exclut pas nécessairement la satisfaction des besoins d’une clientèle régionale9. Dans la mesure où la diffusion de la vaisselle sigillée traduit de nouveaux comportements et l’adoption d’un nouveau genre de vie, il est vrai que le règne de Claude, qui complète l’aménagement du réseau routier, marque une étape importante dans la romanisation de la Gaule; l’ouverture des ateliers médiomatriques du ier s. va de pair avec la construction et l’aménagement d’un grand nombre de villae car les deux phénomènes sont liés à la prospérité économique de la « paix romaine » qui permet les progrès de la romanisation. Des éléments d’explication sont sans doute aussi à rechercher du côté des centres de départ des potiers, soit en raison de la concurrence entre centres rutènes et centres arvernes, soit en raison de difficultés régionales spécifiques : on considère désormais que la concurrence des ateliers d’Afrique et de la péninsule Ibérique est en partie responsable du déclin des ateliers méridionaux. Peut‑être les troubles liés en 68 à la révolte du légat de Lyonnaise Vindex provoquent‑ils une crise « arverne », mais il est fort malaisé de saisir les répercussions locales des grands événements historiques connus. La présence, ou l’influence, de potiers de Lavoye tant à Haute‑Yutz qu’à Metz dans la deuxième moitié du iie s. est peut‑être aussi l’indice d’effectifs en surnombre dans les ateliers argonnais.

4On peut certes invoquer l’élargissement de la clientèle rhénane et régionale, le souci de réduire les coûts en rapprochant les lieux de production des centres de consommation, les changements du goût, mais on ne saurait se dissimuler qu’aucune de ces explications n’emporte totalement l’adhésion. Si nous passons des conditions générales aux conditions locales, quelques caractéristiques semblent marquer le contexte d’implantation. Bien qu’il soit difficile d’affirmer que la région connaissait un développement particulier au moment où les premiers potiers de la Gaule du Sud décident de s’y installer, plusieurs indices témoignent en faveur d’une réelle vitalité économique et d’une persistante tradition de richesse. Les atouts commerciaux de la cité des Médiomatriques sont incontestables.

  • 10 Metz, Daspich, Boucheporn, Bliesbruck. Voir : SCHNITZLER (B.). — La Céramique gallo‑belge dans l’Es (...)
  • 11 L’étude en est actuellement menée par BERTAUX (J.‑P.). — L’Archéologie du sel en Lorraine, le briqu (...)
  • 12 Cf. LUTZ (M.). — Industries régionales dans l’Antiquité. C.L., 1982, pp. 85‑97.
  • 13 Etudié par COISPINE (J.‑M.). — Fours de bronziers à Attilioncourt (Moselle). C.L., 1983, pp. 217‑22 (...)
  • 14 C.I.L. XIII, 4335 : Nautae Mosallici.
  • 15 C.I.L. XIII, 4481.
  • 16 C.I.L. XIII, 4565,
  • 17 C.I.L. XIII, 4336, aujourd’hui perdue : [N]egotiator artis cretar(iae).
  • 18 A Bath, C.I.L.VII, 55=R.I.B., 163 ; cf. BURNAND (Y.). — Les Deux peuples antiques de la Lorraine ac (...)

5Dans le domaine de la poterie, cette cité comporte plusieurs centres de fabrication de céramique gallo‑belge10, ce qui laisse supposer pour cette vaisselle fine non seulement une clientèle, mais peut‑être aussi des habitudes sinon des « circuits » de diffusion. De multiples indications concourent également à laisser penser que les Médiomatriques représentent un milieu économique particulièrement dynamique, beaucoup plus dynamique que celui de leurs voisins Leuques : on peut justement souligner qu’un seul atelier de sigillée, celui de La Madeleine, s’est implanté chez les Leuques. Bien avant l’occupation romaine, l’importance et la spécialité de certaines ressources naturelles en sont le fondement : depuis des siècles la vallée supérieure de la Seille, autour de Marsal, est le siège d’une exploitation considérable et spécialisée des sources salées selon la méthode dite « du briquetage »11. Il en va de même avec les richesses minières telles que le cuivre sur la rive gauche de la Sarre près de Sarrelouis, dans le secteur de Boulay‑Saint‑Avold, le fer sur la rive droite de la Sarre en particulier12. Les activités métallurgiques qui en découlent sont loin d’être négligeables : on peut citer les installations sidérurgiques du pays de Thionville, l’atelier d’Attilloncourt près de Grémecey13. Ces diverses productions auxquelles s’ajoute encore la pierre de Norroy‑lès‑Pont‑à‑Mousson, exportée jusqu’à Cologne, alimentent des courants d’échanges dont témoignent également certains indices sociaux: Metz est le siège d’un des collèges de nautes de Gaule, celui des nautes mosellans14; dès l’an 20 au vicus du Héraple à proximité donc de Boucheporn, des negotiatores rendent hommage à Tibère15 et en 44 c’est au tour des vicani Marosallenses de faire une dédicace collective à Claude16 ; un négociant en poterie est aussi attesté par l’épigraphie messine17, tandis que des Médiomatriques sont présents en d’autres régions de la Gaule et même de l’Empire romain (en Bretagne, en Germanie supérieure par exemple)18.

  • 19 Voir également sur ce point l’article d’Y. Burnand cité ci‑dessus.
  • 20 L’abondance des découvertes archéologiques sur le site de Naix‑aux‑Forges, contrastant avec la médi (...)
  • 21 Ce sont là les trois seules villes de la Gaule Belgique à mériter sur la base de trente‑cinq critèr (...)
  • 22 On se reportera aux cartes et tableaux dressés dans : WIGHTMAN (E.). — Les Villes de la Gaule Belgi (...)
  • 23 C’est cette distribution entre divers types de sites que nous avons étudiée dans : La commercialisa (...)

6Il est de fait qu’à l’époque romaine la cité des Médiomatriques est considérablement avantagée car le développement et l’orientation du réseau routier font de Diuodurum un carrefour notable ; comme les facilités de circulation fluviale sont aussi plus grandes chez les Médiomatriques qui occupent le secteur aval du réseau hydrographique, les possibilités d’exportation sont incontestablement plus larges dans cette cité que chez les Leuques19. Alors qu’on peut encore se demander si Toul fut bien le chef‑lieu des Leuques20, il faut souligner aussi que Metz apparaît bien comme l’une des premières villes de Gaule Belgique, avec Trèves et Reims21 ; toutefois à l’intérieur même du territoire, si la ville a bien une position prééminente, elle n’en a pas pour autant une situation « métropolitaine », comme le montre la répartition des inscriptions et des monuments votifs et funéraires22 ; la diffusion de la sigillée méridionale traduit également un certain équilibre à l’intérieur du territoire médiomatrique entre la clientèle de Diuodurum, celle des vici, celle des villae rusticae 23. Ces divers éléments semblent permettre de conclure d’une part à un certain niveau de richesse des habitants du pays médiomatrique, d’autre part à la priorité dans le domaine économique des facteurs commerciaux pour l’implantation des différents ateliers de sigillée.

  • 24 Cf. KIECHLE (F.). — Sklavenarbeit und technischer Fortschritt im römischen Reich, Wiesbaden, 1969, (...)

7S’il est indispensable et banal — c’est la condition la plus souvent invoquée pour justifier l’implantation d’un atelier céramique — de rappeler la présence des ressources naturelles indispensables au bon fonctionnement des installations de potiers, il est bien évident que la présence sur un site d’argile, d’eau et de combustible ne suffit pas à créer un centre céramique. Ces conditions étaient réunies à Chémery et à Mittelbronn bien longtemps avant d’être utilisées ! À part Metz et Haute‑Yutz, à propos desquels nous manquons d’informations, tous les ateliers disposent en abondance des matières premières nécessaires. Les argiles sont fournies et de qualité (argiles du groupe de l’anhydrite à Boucheporn, marnes et argiles keupériennes à Chémery et à Eincheville), de bonnes ressources en eau et en bois se retrouvent sur les différents sites d’officines et plus particulièrement encore en forêt de Hesse et à Chémery ; un élément plus local a pu aussi intervenir car s’il se confirme qu’on ajoute du sel à l’engobe24, le pays médiomatrique, avec les salines de la vallée de la Seille, dispose d’un atout supplémentaire, même si cet ajout ne se fait certes qu’en faible quantité.

  • 25 Historiae, IV, 70, 8 : Socia ciuitas.

8Autant le milieu médiomatrique paraît riche et ouvert d’un point de vue économique, autant il paraît « médiocre » d’un point de vue administratif et politique ; la documentation est particulièrement indigente en ce domaine, très inférieure à celle dont nous disposons dans le secteur économique. Il ne s’agit vraisemblablement pas d’un hasard ; là se reflète la réalité des différences. Alors qu’un fabricant de poterie et un négociant en poterie sont attestés, les fonctions civiles et les pratiques municipales sont très mal connues ! Cité stipendiaire de Gaule Belgique — mais qualifiée « d’alliée » par Tacite dans la deuxième moitié du ier s.25 —, la cité des Médiomatriques semble plus « sûre » que celle des Trévires : elle ne prend aucune part aux troubles de 21 et même, au moment de la crise des années 68‑70, une partie des troupes romaines vient se replier au chef‑lieu. Notons aussi qu’à la différence de Reims et de Trèves Metz n’accueille aucun organisme administratif romain : Diuodurum n’est rien d’autre que le chef‑lieu d’une des cités des Trois Gaules, mais nous ne pouvons apprécier si cette situation a quelque conséquence pour le statut, les prix de location ou d’achat des terrains sur lesquels les potiers choisissent de s’installer.

  • 26 Voir LUTZ (M.). — L’Atelier de Saturninus et de Satto à Mittelbronn (Moselle). Paris, 1970, p. 333. (...)

9À côté des facteurs généraux et régionaux, l’étude typologique des différentes implantations d’ateliers permet elle aussi de dégager certaines caractéristiques des conditions dans lesquelles ont commencé à fonctionner les officines médiomatriques. Chronologiquement l’atelier de sigillée n’est parfois que le relais d’un atelier gallo‑belge et profite ainsi vraisemblablement de certaines installations ainsi que d’une bonne partie de la main-d’œuvre (en particulier la main-d’œuvre subalterne). Les potiers méridionaux installés à Boucheporn sous Claude ont succédé à d’autres potiers qui, dès le règne de Tibère, avaient fabriqué là de la céramique gallo‑belge. À Eincheville, une production de gallo‑belge a sans doute aussi précédé la production de sigillée. Mais ce cas de figure n’est pas général, puisque certains centres producteurs de gallo‑belge n’ont pas attiré les fabricants de sigillée : on peut retenir comme exemples Bliesbruck et Daspich. À technique nouvelle, implantation nouvelle : la majorité des ateliers médiomatriques de sigillée sont des créations ex nihilo. Ces créations se répartissent entre trois moments : au début du règne de Claude pour Boucheporn, dans les années 90 pour Chémery et Eincheville qui bénéficient clairement de l’installation sur le Neckar d’une nouvelle ligne de défense, dans les années 130‑150 pour Haute‑Yutz, Mittelbronn, le centre argonnais de la forêt de Hesse et enfin Metz. La forte proportion d’ateliers médiomatriques se créant dans cette dernière période pose de toute évidence un problème, mais rien dans le contexte historique n’apporte d’élément explicatif : par ailleurs, nous ne connaissons la diffusion que des produits sortis de l’officine de Mittelbronn, ce qui complique encore l’analyse. Il semblerait aussi que l’existence de ces centres n’ait pas été de très longue durée : en tout cas, il est attesté que celui de Mittelbronn ne fonctionne qu’une quinzaine d’années26.

  • 27 Mais LUDOWICI (W.). — Stempelnamen römischer Töpfer in Rheinzabern, I, 1901‑1904, contestait déjà c (...)
  • 28 LUTZ (M.). — L’Atelier de Saturninus et de Satto à Mittelbronn, op.cit., p. 292.

10En ce qui concerne la localisation, toutes les implantations sont en relation étroite avec les voies de communication et plus particulièrement encore avec le réseau routier. Certes, les ateliers de Metz et Haute‑Yutz sont à proximité immédiate de la Moselle, la Nied allemande est facilement accessible à partir de Boucheporn et la Nied française, à partir de Chémery, mais ces deux cours d’eau n’ont peut‑être d’intérêt que pour la distribution locale. À part les deux ateliers cités au début, les autres ne sont jamais au bord d’une grande voie fluviale : la Sarre est à environ 15 km de Mittelbronn, 25 de Boucheporn, 40 de Chémery, la Meuse, à 15 km de la forêt de Hesse. En revanche, tous sont localisés sur une grande liaison routière : la voie Reims‑Metz‑Strasbourg dessert le centre de la forêt de Hesse, celui de Mittelbronn, sans parler de Metz même qui, comme Yutz, est également traversé par la grande voie d’Agrippa Lyon‑Trèves (l’officine est d’ailleurs installée non loin de l’entrée en ville de cette liaison). Boucheporn est lui sur la route Metz‑Sarrebruck‑Trèves, Chémery, sur la liaison Metz‑Grostenquin‑Hellimer et enfin Mittelbronn, au carrefour avec la route de Reims à Strasbourg. Une telle localisation met en cause la priorité, généralement admise, de la voie d’eau sur la voie terrestre27 et incite à penser que cette dernière n’est pas seulement « le moyen de rallier le plus rapidement possible les points d’embarquement »28. On remarque en outre que les axes reliant Reims et Metz à la frontière rhénane semblent plus déterminants pour l’implantation de ces ateliers de sigillée que l’axe Lyon‑Trêves, pourtant généralement considéré comme l’axe privilégié des relations entre le Sud et la zone des légions. Ce n’est que tardivement et non pas au moment du démarrage et du premier essor que cet axe attire deux ateliers.

  • 29 Cette constation est valable pour bien d’autres ateliers de Gaule ; voir l’étude de : JACOB (J.‑P.) (...)

11Par rapport au territoire de la cité, une partie des ateliers ont une implantation marginale, à la limite avec le territoire d’autres cités : en forêt de Hesse (à proximité des Rèmes), à Mittelbronn (à proximité des Triboques)29. Les terrains sont‑ils laissés là à meilleur compte ? La répartition entre la partie orientale et la partie occidentale de la cité apparaît fort déséquilibrée : on ne trouve à l’ouest que le centre de production de la forêt de Hesse — qui est en fait dans la mouvance des ateliers argonnais — alors que tous les autres sont localisés dans la partie du territoire médiomatrique qui va de la Moselle à la « frontière » orientale. Enfin, si la majorité des officines a bien une implantation rurale, deux sont sur un site urbain, celle de Metz et celle de Yutz. Cette dernière, installée dans un vicus, fonctionne vers 130 et surtout après 150. Le centre de Metz ouvre vers la deuxième moitié du IIe s. Est‑ce parce que l’essor de la ville sous Trajan a renforcé la clientèle, augmenté les possibilités de main-d’œuvre par l’exode rural ? Est‑ce parce que le marché rhénan est entamé par Rheinzabern et qu’il vaut mieux se replier sur la clientèle urbaine locale ? Les ateliers urbains sont, chez les Médiomatriques, les plus tardifs. Est‑ce lié à la recherche d’un autre type de clientèle, d’un abaissement des prix de transport ? Il est sans doute assez significatif que l’atelier I de Trèves fonctionne justement à la même époque : ce n’est sans doute pas par hasard que les trois ateliers de sigillée localisés dans la vallée de la Moselle sont implantés à peu près dans la même période.

  • 30 Nous remercions J.‑M. Coispine qui a bien voulu nous faire part de ce renseignement.

12Pour ce qui est de la production, on peut penser que les potiers ont cherché la sécurité commerciale par la diversification des produits. En effet, la fabrication de sigillée n’a rien d’exclusif, elle est au contraire presque toujours associée à une production de céramique commune et de céramique vernissée pour le marché local et ordinaire : tel est le cas à Boucheporn, à Chémery, à Eincheville, à Mittelbronn, à Yutz, en forêt de Hesse. Certains centres y ajoutent de surcroît la fabrication de matériaux de construction comme des tuiles à Yutz, à Mittelbronn et à Chémery, qui fabrique également des tuyauteries. En outre, dans deux cas au moins, l’atelier de sigillée semble s’inscrire dans un environnement artisanal : deux ateliers de taille de l’os de Metz ; des découvertes très récentes semblent attester une production métallurgique à Einchevile30.

  • 31 Voir HATT (J.‑J). — Inf. Arch. Gallia, XXVI, 1968, p. 382.

13Mais ces diverses caractéristiques communes laissent subsister un certain nombre de spécificités dans les implantations. Boucheporn, le premier centre, apparaît plutôt comme un atelier d’essai avec des potiers rutènes et arvernes31. Chémery et Eincheville correspondent à une large « industrialisation » des techniques éprouvées à Boucheporn. Mittelbronn est né de l’exode d’un certain nombre de potiers de Chémery peut‑être à cause du manque de bois, peut‑être aussi pour se rapprocher du Rhin. Elles laissent aussi subsister un certain nombre d’obscurités, tout particulièrement en ce qui concerne la main-d’œuvre. Certes des migrations de potiers se laissent discerner à propos de chacune de ces implantations : à Boucheporn se retrouvent des potiers ruténo‑gabales avec lucundus, des potiers arvernes, dont un groupe ancien avec Canaus, Rutanus, et un groupe récent de six maîtres anonymes, Saturninus et Satto, le Maître aux boucliers et aux casques, le Potier à la rosette, le Maître à la rosette‑croix, sans compter six potiers anonymes, sans doute indigènes. Un examen des potiers de Mittelbronn montre que la moitié environ d’entre eux avaient déjà travaillé dans un ou plusieurs endroits. Mais les conditions matérielles d’installation des potiers nous restent complètement ignorées : ce n’est qu’à Chémery que les fouilles ont mis au jour des restes de construction (en pisé), des vestiges d’abris, des traces de foyers et d’un hypocauste. Et le problème de la circulation des moules est lui aussi posé.

  • 32 Un collège de potiers est bien attesté à Nimègue (C.I.L. XIII, 8729), mais nous n’avons rien de tel (...)
  • 33 Nous avons volontairement laissé de côté ce qui concerne les migrations des potiers, les structures (...)

14Le volume et la longévité de la production médiomatrique en matière de céramique sigillée peuvent témoigner en faveur des bonnes conditions dans lesquelles eurent lieu ces diverses implantations, conditions qui frappent par leur diversité, même dans le cadre local modeste d’une cité banale. Une meilleure connaissance de l’évolution du contexte historique permettrait peut‑être de justifier les trois moments d’implantation des officines de sigillée que nous avons pu discerner. Inversement, l’étude de cette production sigillée devrait permettre de faire évoluer la connaissance du milieu régional. L’exemple de l’atelier de Metz confirme bien que les abords extérieurs de la ville n’étaient pas nécessairement que des zones funéraires ou de cultures maraîchères. Il paraît également important de s’interroger sur les conséquences qu’ont pu avoir en milieu rural les diverses implantations d’ateliers. Il est vrai que l’industrie céramique n’engendre pas de très gros profits mais, en termes d’emploi, comment imaginer que l’activité de ces divers centres n’ait eu aucune importance pour la main-d’œuvre et la population locales, surtout pour les très nombreux manœuvres qui vraisemblablement n’accompagnaient pas les artisans potiers dans leurs multiples déplacements. Au niveau de la main-d’œuvre la question reste donc particulièrement ouverte, surtout lorsqu’il s’agit d’évaluer la taille des ateliers, les conditions dans lesquelles se font et les regroupements des potiers32 autour d’installations communes et la diffusion du produit de demi‑luxe qu’était la céramique sigillée. C’est là ce qui nous permettrait de mieux comprendre non seulement pourquoi les implantations d’officines33 ont été particulièrement nombreuses chez les Médiomatriques, mais aussi ce que ces implantations ont pu apporter à la cité en matière de production et de développement commercial et donc, finalement, en matière de niveau social, par rapport à d’autres cités de la Gaule Belgique.

Notes

1 Mais la cité gallo‑romaine englobait la Sarre actuelle.

2 La découverte la plus récente étant celle de l’atelier d’Eincheville‑le‑Tenig, à 2 km de Chémery à vol d’oiseau. Pour ce rapport de synthèse nous avons utilisé les notices établies par M. Lutz (Boucheporn, Chémery, Eincheville, Mittelbronn, atelier de la forêt de Hesse, Metz) et G. Stiller (Haute‑Yutz).

3 Toutefois l’officine de Blickweiler appartenait dans l’Antiquité au territoire médiomatrique.

4 L’état bibliographique de la question a été dressé par LUTZ (M.). — Bibliographie de la céramique de la Gaule de l’Est. In : Studio Gallica II (sous presse). Il convient de compléter cette recension avec : LUTZ (M.). — Les Estampilles sur sigillée de l’Est mosellan dans l’optique générale des estampilles recueillies en Moselle. In: Mélanges Lucien Lerat, Besançon, 1984, vol. 2, pp. 461‑514; et, du même auteur, la Sigillée de la Gaule de l’Est dans une optique économico‑sociale, à paraître dans le volume collectif, Céramiques hellénistiques et romaines, t. II.

5 Et c’est la fabrication de sigillée qui représente l’essentiel de la production de ce dernier atelier.

6 C.I.L. XIII 11361 et Esp. 4387: cippe de grès découvert au xvie s., avec la représentation en pied d’un homme barbu tenant un pot à panse godronnée et avec l’inscription : CASATO CARATI (FILIO) FICTILARIO FILII P(ONENDUM) C(VRAVERNVNT).

7 Les textes (de Strabon, de Tacite) ne fournissent que de bien maigres indications. Si les inscriptions sont nombreuses — et considérablement augmentées pour la ville de Metz par les découvertes faites lors de la construction du centre Saint‑Jacques — elles sont souvent très brèves, mais l’étude de la répartition des inscriptions, des reliefs, des villae, des décors peints, des trouvailles monétaires fournit de multiples indications.

8 Selon la formule de : LUTZ (M.). — Céramique en Gaule romaine. Les Dossiers de l’Archéologie no 9, 1975, p. 51.

9 Une étude récente met en lumière l’importance de la clientèle locale pour les ateliers médiomatriques ; voir HOERNER (B.). — Les Officines du groupe Saturninus‑Satto et leur clientèle du Bischwald. C.L., 62, 1983, pp. 129‑142 ;

10 Metz, Daspich, Boucheporn, Bliesbruck. Voir : SCHNITZLER (B.). — La Céramique gallo‑belge dans l’Est de la France, Strasbourg, 1978 (Thèse de 3eme cycle); LUTZ (M.). — La Céramique belge en Gaule de l’Est. R.C.R.F. Acta XIX‑XX, 1979, pp. 67‑77.

11 L’étude en est actuellement menée par BERTAUX (J.‑P.). — L’Archéologie du sel en Lorraine, le briquetage de la Seille (Livret‑guide de l’excursion A7, Congrès U.I.S.P.P., 1976).

12 Cf. LUTZ (M.). — Industries régionales dans l’Antiquité. C.L., 1982, pp. 85‑97.

13 Etudié par COISPINE (J.‑M.). — Fours de bronziers à Attilioncourt (Moselle). C.L., 1983, pp. 217‑228 ; un atelier de fonte du bronze a également été repéré à la Côte‑de‑Delme (ibid., no 26, p. 288).

14 C.I.L. XIII, 4335 : Nautae Mosallici.

15 C.I.L. XIII, 4481.

16 C.I.L. XIII, 4565,

17 C.I.L. XIII, 4336, aujourd’hui perdue : [N]egotiator artis cretar(iae).

18 A Bath, C.I.L.VII, 55=R.I.B., 163 ; cf. BURNAND (Y.). — Les Deux peuples antiques de la Lorraine actuelle: Similitudes et dissemblances. Annales de l’Est, 35, 1983, pp. 3‑19 ;

19 Voir également sur ce point l’article d’Y. Burnand cité ci‑dessus.

20 L’abondance des découvertes archéologiques sur le site de Naix‑aux‑Forges, contrastant avec la médiocrité de celles faites à Toul, a laissé supposer que le chef‑lieu des Leuques se trouvait, en dépit d’une position excentrée, plutôt à Naix qu’à Toul. En tout cas, bien que Toul se situe, exactement comme Metz, au croisement de la Moselle et de routes, cette position n’a pas suffi à en faire un centre économique et urbain important.

21 Ce sont là les trois seules villes de la Gaule Belgique à mériter sur la base de trente‑cinq critères un des cercles attribués par : GOUDINEAU (C.). — Les Villes de la paix romaine. Histoire de la France urbaine (éd. G. DUBY), t. 1, Paris, 1980, p. 389 (Trèves appartient au premier groupe, Reims au deuxième, Metz au quatrième et avant‑dernier).

22 On se reportera aux cartes et tableaux dressés dans : WIGHTMAN (E.). — Les Villes de la Gaule Belgique : quelques considérations socio‑économiques. Les villes de la Gaule Belgique au Haut‑Empire (Actes du Colloque de Saint‑Riquier). Revue Archéologique de Picardie, 1984, pp. 63‑72.

23 C’est cette distribution entre divers types de sites que nous avons étudiée dans : La commercialisation de la sigillée chez les Médiomatriques (au ier siècle après J.‑C.) (à paraître dans R.C.R.F. Acta XXIII).

24 Cf. KIECHLE (F.). — Sklavenarbeit und technischer Fortschritt im römischen Reich, Wiesbaden, 1969, p. 75.

25 Historiae, IV, 70, 8 : Socia ciuitas.

26 Voir LUTZ (M.). — L’Atelier de Saturninus et de Satto à Mittelbronn (Moselle). Paris, 1970, p. 333. (XXIIe suppl. à Gallia).

27 Mais LUDOWICI (W.). — Stempelnamen römischer Töpfer in Rheinzabern, I, 1901‑1904, contestait déjà cette priorité (cf. P. X).

28 LUTZ (M.). — L’Atelier de Saturninus et de Satto à Mittelbronn, op.cit., p. 292.

29 Cette constation est valable pour bien d’autres ateliers de Gaule ; voir l’étude de : JACOB (J.‑P.). — Le Monde de potiers gallo‑romains, esquisse d’une problématique sociale, économique, juridique. 1981 (Thèse pour le Doctorat d’État en Droit, Dijon, multigraphiée).

30 Nous remercions J.‑M. Coispine qui a bien voulu nous faire part de ce renseignement.

31 Voir HATT (J.‑J). — Inf. Arch. Gallia, XXVI, 1968, p. 382.

32 Un collège de potiers est bien attesté à Nimègue (C.I.L. XIII, 8729), mais nous n’avons rien de tel en Gaule Belgique.

33 Nous avons volontairement laissé de côté ce qui concerne les migrations des potiers, les structures humaines des ateliers, car cet aspect a été particulièrement étudié par M. Lutz dans les diverses publications citées ci‑dessus (cf. notes 4 et 26).

Table des illustrations

Légende ● 1. Ateliers de sigillée dans l’est de la Gaule et la vallée du Rhin. Carte de répartition par rapport au tracé (pour une grande part hypothétique) des principales voies romaines.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/32488/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 280k

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