La terre sigillée gallo-romaine
| ,Les ateliers du sud de la France
L’essor des ateliers
entre 30 et 120 ap. J.‑C
Texte intégral
1C’est entre 30 et 120 ap. J.‑C. que les ateliers de céramiques sigillées du sud de la Gaule connaissent leur plus grande activité. Le rassemblement de toutes les données archéologiques permet de présenter un inventaire précis de ces ateliers, de décrire l’organisation interne de quelques‑uns d’entre eux, d’entrevoir les rapports qui les unissent et de suivre les cheminements de l’étonnante diffusion commerciale de leurs produits.
Inventaire des ateliers
2Les deux principaux centres de production sont ceux de Montans (Tarn), avec plus de deux cents potiers, et de La Graufesenque (Aveyron) avec plus de quatre cents. Après quelques tâtonnements initiaux, ces deux groupes d’ateliers se développent pleinement au cours du Ier s. et favorisent l’éclosion d’ateliers satellites. Ainsi, sous le règne de Claude ou de Néron, des potiers de Montans essaiment à Valéry (Tarn) et Carrade (Lot), des potiers de La Graufesenque au Rozier et à Banassac (Lozère), mais ces phénomènes d’essaimage ne se reproduisent pas partout de la même manière.
3Par exemple, les potiers de Valéry et du Rozier produisent des vases que seul un œil très exercé pourrait distinguer de ceux de Montans d’une part, de ceux de La Graufesenque de l’autre. Ces petites officines ne sont en fait que d’éphémères excroissances des grands ateliers voisins, et il faudrait pouvoir faire progresser leur étude parallèlement à celle des différents quartiers de potiers d’un grand atelier. On verrait alors qu’il n’y a pas plus de différences entre La Graufesenque, La Maladrerie et Le Rajol qu’entre ces trois quartiers de Millau et Le Rozier ; entre Le Rougé et Saint‑Sauveur qu’entre ces deux quartiers de Montans et Valéry. Pour Carrade, la parenté technologique et stylistique avec Montans est évidente, mais on devine aussi quelques influences de La Graufesenque. Quant à Banassac, son histoire est plus originale : après une première phase de simple imitation des produits de La Graufesenque, cet atelier s’est affranchi de ses modèles et a créé son propre style (décors épigraphiques, par exemple), avant de connaître une troisième phase d’imitation des produits du centre de la Gaule.
4On ne citera que pour mémoire l’atelier d’Espalion (Aveyron) et celui de Brive (Corrèze). Le premier n’a fait l’objet que de sommaires prospections de surface : on en sait assez pour y reconnaître un atelier de céramiques sigillées flaviennes sur la rive du Lot, trop peu pour l’étudier. Le deuxième vient à peine d’être signalé : il semble avoir fabriqué, entre autres choses, des vases ornés très semblables à l’un des styles de La Graufesenque de l’époque de Domitien.
Organisation interne des ateliers : l’exemple de la Graufesenque
5La progression des fouilles dans les grands ateliers du Sud permet de mieux comprendre leur organisation interne à la fois technique et professionnelle, matérielle et sociale. À ce titre, l’exemple de La Graufesenque est le plus éloquent. Techniquement, on peut y suivre toutes les phases de la fabrication, depuis la matière première jusqu’au produit fini. On voit d’où viennent l’eau, le bois, l’argile. On retrouve les haches des bûcherons, les gaffes des transporteurs de bois, les fers des mulets, les meules à broyer, l’argile, les bacs de décantation et — bien sûr — tous les outils des potiers : lissoirs, poinçons, roulettes, moules... On pourrait remettre à feu les grands fours à tubulures cuisant à 950°, en atmosphère oxydante, entre 10 000 et 40 000 vases à chaque fournée. On pourrait même reconstituer les fournées ratées dont les rebuts s’entassent dans des fosses.
6Professionnellement, on connaît mieux la main-d’œuvre, on devine son statut servile ou pérégrin, son niveau de vie médiocre, le rythme saisonnier de son travail. On note ses associations temporaires, sa spécialisation dans des tâches précises, ses inégales exigences de qualité et — avec le temps — l’accélération maladroite de ses cadences de production. Mais qui contrôlait, qui régentait ces étranges concentrations d’artisans ? Les graffites, sur ce point, restent peu loquaces. Les lois économiques du marché voudraient que les commerçants commandent aux fabricants, mais les ordres des commerçants ont laissé peu de traces archéologiques. Tout au plus observe‑t‑on une double sélection : la première, peut‑être, celle des potiers, à la sortie du four ; la deuxième, peut‑être celle des marchands, avant le départ des vases des ateliers.
Rapports entre les différents ateliers
7Existe‑t‑il une spécificité des ateliers du sud de la Gaule ? Tous ateliers confondus, peut‑on définir un style du Sud, ou bien le néologisme « sud‑gallique » est‑il un artificiel fourre‑tout géographique ? La réponse est à nuancer. À période égale, les techniques et les outils sont identiques d’un atelier à l’autre, et leurs évolutions dans le temps sont souvent parallèles. Ainsi, sous Tibère, les mêmes isolateurs en forme de dominos sont utilisés à Montans, Aspiran et Millau — mais aussi à Lezoux. Les mêmes galettes pincées apparaissent partout au milieu du ier s. Mieux : des outils et des vases circulent. Des moules de La Graufesenque ont été reconnus au Rozier, à Aspiran, à Montans et peut‑être à Banassac. Des moules de Montans ont servi à Carrade. Les poinçons décoratifs, en particulier les personnages ou les grands animaux, sont presque indistinctement utilisés dans tous les ateliers et leurs variantes ne proviennent souvent que des maladresses de surmoulage. Si bien que l’évolution chronologique des styles définie pour La Graufesenque autour de sept grandes périodes est, grosso modo, valable pour l’ensemble des ateliers du Sud. Enfin, les potiers eux‑mêmes semblent porter les mêmes noms. Acutus, Logirnus, Malcio, Primus sont attestés à Millau et à Montons, Germanus et Biragillus à Millau et à Banassac. Au Rozier, sur 21 potiers, 18 sont connus à Millau ; à Aspiran, 5 sur7 ; à Carrade, 5 ou 6 sur 10 ; à Jonquières, 10 ou 11 sur une douzaine. C’est beaucoup trop pour mettre au seul compte de l’homonymie. À l’évidence, des potiers circulaient d’un atelier du Sud à l’autre, mais sans que l’on puisse déceler la moindre trace d’une organisation régionale de la production.
Diffusion commerciale
8La diffusion suppose d’abord des produits commercialisables. Pour ces céramiques, des observations récentes dans les ateliers révèlent l’existence de deux sélections des produits avant leur mise en vente. La première effectuée à la sortie du four aboutit au rejet des vases cassés et des pièces collées ou déformées, généralement par excès de chaleur durant la cuisson. La seconde intervient un peu plus tard, avant que la vaisselle sorte des ateliers ; cette pratique a été mise en évidence par l’analyse du contenu de la fosse de Gallicanus, découverte à La Graufesenque en 1978. Elle se traduit par le rejet individuel de vases affectés de défauts parfois minimes (irrégularité de l’engobe par exemple), parfois manifestes seulement quelques jours après le défournement : ainsi la lésion des parois, due à la réhydratation à l’air libre et à l’éclatement de grains de calcaire contenus dans la pâte. Toutefois la sévérité de ce second tri a varié notablement selon les époques : bien des vases rebutés dans la fosse de Gallicanus, au milieu du ier s, auraient pu, cinquante ans plus tard, être trouvés sur des sites de consommation. L’exigence de perfection était alors devenue beaucoup moins contraignante.
9L’importance relative des centres de production, du point de vue de la commercialisation, fut extrêmement variable (fig. 1). Nous n’avons pas les moyens d’évaluer exactement ces différences, compte tenu des lacunes normales de nos inventaires des sites consommateurs et de l’impossibilité d’apprécier quantitativement le volume des achats. Mais du moins pouvons‑nous estimer globalement la taille et la vitalité des ateliers, c’est‑à‑dire leurs possibilités virtuelles de vente et d’exportation, en nous fondant sur une source indiscutable d’information : le dénombrement des potiers identifiables, attestés par des signatures lisibles. Un tel recensement, malgré son caractère encore approximatif, donne des résultats assez frappants : de 450 potiers à Millau (La Graufesenque) et 210 à Montons, on tombe en effet, pour Banassac, à 75 (selon P. Peyre) ou 30 (pour B. Hofmann), 20 au Rozier, 14 à Valéry, 10 à Carrade, 4 à Crambade, tandis que le nombre des artisans de Brive n’est pas encore déterminé. Même si l’on admet dans ces estimations 5 à 10 % d’erreur (lacunes, lectures ou attributions fautives des marques...), on voit que seuls des centres de l’importance de La Graufesenque et Montans, voire, à un moindre degré, Banassac, avaient réellement un poids commercial. Aussi l’Index of Potters’ Stamps d’Oswald se trouve encore le plus souvent justifié dans les localisations proposées pour les potiers : les lieux de production inconnus au moment de sa publication paraissent actuellement ne présenter qu’un intérêt technique, leur influence sur le marché étant insignifiante, leur aire de diffusion, très réduite. De plus, la qualité des produits de certains d’entre eux paraît techniquement indiscernable de celle des vaisselles du grand centre voisin : c’est le cas au moins du Rozier par rapport à La Graufesenque.

● 1 Comparaison entre les aires de diffusion connues actuellement pour les ateliers de Bram (a), La Graufesenque (b), Montans (c) et Banassac (d).
10Proposer, comme nous l’avons tenté, un essai schématique de cartographie des aires d’expansion commerciale de quelques ateliers du Sud donne évidemment une image disproportionnée des relations de chacun d’eux avec la clientèle : nous marquons ainsi les limites maximales de l’extension territoriale des ventes, sans mesurer leur densité relative (ni leurs variations diachroniques). Néanmoins cette tentative permet de mettre certains phénomènes en évidence : surtout l’importance relative des aires d’influence, celle des zones de concurrence ou de complémentarité des marchés. Cette estimation globale, dans l’état actuel de notre information, montre la présence de La Graufesenque dans toute la Gaule, à la réserve de l’extrême Sud‑Ouest, partout, ou presque, sur le territoire ibérique, en Grande‑Bretagne (partie orientale jusqu’aux limites de l’Ecosse), sur les frontières Rhin‑Danube, dans l’ouest de l’Italie et, de façon plus clairsemée, en Afrique du Nord jusqu’à Alexandrie et au Proche‑Orient, alors que Banassac paraît avoir concentré ses ventes dans la moitié orientale de la Gaule, la zone Rhin‑Danube, une partie de la Grande‑Bretagne de l’Est, le Maroc, le Proche‑Orient. Montans, pour sa part, apparaît exclusivement sur la frange ouest de l’Europe : ouest de la Gaule, Grande‑Bretagne, nord‑ouest de l’Espagne (León). Il reste désormais à compléter et affiner ces observations et, particulièrement, à en évaluer la portée en fonction de la chronologie.
Table des illustrations
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© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1986