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La terre sigillée gallo-romaine

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Colette Bémont
, 
Jean-Paul Jacob

Les ateliers du sud de la France

Les premiers ateliers

Michel Passelac

Texte intégral

1La naissance et le formidable développement de la production de céramique sigillée à Millau et à Montons, en des points du Massif central relativement éloignés des grands centres de romanisation, a suscité de multiples interrogations : pourquoi ce type d’implantation ? Existait‑il des ateliers « intermédiaires » entre Arezzo et La Graufesenque ? Comment une telle production s’est‑elle mise en place ? S’il est toujours difficile de préciser les modalités économiques et juridiques de ces implantations, il est possible maintenant de fonder notre réflexion sur une documentation largement enrichie par les recherches récentes. D’une part, la découverte et l’étude de nouveaux centres de production comme ceux du bassin audois nous font connaître une première étape dans l’introduction des techniques italiques. D’autre part, l’extension des fouilles à La Graufesenque et à Montans a livré des matériaux nouveaux qui permettent de mieux saisir les conditions d’implantation de l’industrie céramique dans ces lieux. Après avoir examiné les types d’implantation dans le sud de la Gaule, nous tenterons de sérier les premières phases de production, de comparer la diffusion et le devenir des ateliers.

Les conditions d’implantation

2Des situations très différentes apparaissent quant aux conditions humaines d’implantation : ainsi, les ateliers narbonnais sont installés dans une grande ville ou à sa périphérie, dans une capitale provinciale grouillante d’un petit peuple de descendants de colons, d’immigrés et d’indigènes, lieu de convergence des produits italiques, hispaniques et gaulois. À l’opposé, l’officine de Corrode s’établit en pleine campagne : aucun établissement humain n’a été sûrement reconnu à proximité. Entre ces deux extrêmes, les centres de production les plus importants se développent sous forme de quartiers artisanaux dans des agglomérations de taille moyenne ou à la périphérie de celles‑ci. Ainsi les ateliers de La Graufesenque font partie d’une agglomération — Condatomago — attestée sur la Table de Peutinger, dont on ignore le statut exact, mais que l’on peut assimiler à un vicus. Le centre de production de Montans s’intègre à une agglomération qui succède à un vieil oppidum au nom inconnu, occupé dès le premier âge du Fer. De même, à Bram, les ateliers sont implantés à la périphérie du vicus Eburomagus, agglomération à vocation commerciale, active dès le iie s. avant notre ère. Une plaidoirie de Cicéron et l’épigraphie attestent son statut. On observe également le cas d’officines associées à un établissement rural. Celle d’Aspiran, avec une production d’amphores qui précède la fabrication de sigillée, semble dépendante du domaine rural. Celles de Jonquières et de Saint‑Saturnin sont établies au voisinage d’une villa. Mais l’état des recherches ne permet pas de démontrer pour l’instant des relations de dépendance. Quatre cas de figure se présentent donc qui ne semblent pas pouvoir être réduits à la dichotomie : ateliers urbains — ateliers campagnards (fig. 1).

• 1. Situation des ateliers par rapport au réseau routier.

3La relation avec les voies de communication apparaît dans tous les cas comme privilégiée. La plupart des premiers centres sont situés sur des carrefours très importants. C’est évident pour Narbonne, où se joignent voie d’Aquitaine, voie Domitienne et voies maritimes, comme pour Bram, marché sur un carrefour de la voie d’Aquitaine donnant accès aux Pyrénées et au sud du Massif central. Condatomago occupe de même une situation de carrefour sur la route Rodez (Segodunum — Saint‑Thibéry (Cessero) et c’est sur cette même voie que s’établissent les ateliers d’Aspiran, de Jonquières et de Saint‑Saturnin. Sans doute faut‑il relativiser l’importance de la voie d’eau pour la commercialisation des produits de la Gaule du Sud. Montans a bénéficié, avec le Tarn, d’une facilité d’exportation vers le Sud‑Ouest. Mais ce centre est situé aussi sur la voie romaine Toulouse‑Albi‑Rodez et des itinéraires devaient le relier directement au sillon du Lauragais où ses produits sont assez largement diffusés. Les récentes fouilles de L’Hospitalet du Larzac ont montré le soin insoupçonné apporté à l’aménagement de la voie terrestre, et de ce fait le centre millavois nous apparaît comme beaucoup moins enclavé qu’on ne le pensait. La voie d’eau devait être ici exclusivement utilisée pour l’approvisionnement en bois par flottage. Seul l’atelier de Carrade n’a pas directement accès aux grandes voies de communication terrestres. Il a dû utiliser pour une part de ses exportations la navigabilité temporaire du Lot au bord duquel il est établi.

4Le rôle des matières premières dans le choix du lieu d’implantation des ateliers peut être éclairé par le devenir des premiers ateliers de la Gaule du Sud. Sans doute l’argile, le bois et l’eau présents à peu près partout en Gaule ont‑ils permis une grande dispersion des ateliers de potiers gallo‑romains. Cependant, lorsqu’il s’agit d’une production spécialisée et d’envergure comme celle de la sigillée, les impératifs de qualité, de quantité et de régularité raccourcissent considérablement la liste des sites favorables.

5Sur les sites producteurs où l’influence italique s’exerce le plus tôt — Bram, Narbonne — on constate une qualité de pâte nettement inférieure à celle de Montans et de La Graufesenque. Ainsi, certaines pâtes narbonnaises sont‑elles riches en dégraissant de quartz et de mica notamment, comme certaines productions de Bram. Cela ne traduit certainement pas, à notre sens, l’incapacité des potiers à épurer leur terre — l’opération est techniquement simple — mais plutôt la nécessité de laisser dans une argile de qualité médiocre suffisamment d’éléments non plastiques pour éviter des accidents à la cuisson. De même, les terres de la plaine lauragaise ont la propriété de ne pas supporter les températures nécessaires au grésage des vernis. C’est pourquoi les potiers traditionnels emploient aujourd’hui encore des vernis au sulfure de plomb. On ne s’étonnera donc pas que les productions du groupe de Bram présentent des vernis non grésés, un aspect sensiblement plus lourd. À l’inverse, les argiles utilisées à La Graufesenque, sont très plastiques, homogènes et fondent à une température plus élevée. Ajoutons que les lieux d’extraction, comme à Montans, sont à proximité immédiate des ateliers, tandis qu’à Bram on a démontré le transport d’une partie des terres. L’approvisionnement en bois est aussi un facteur déterminant alors que l’eau est partout présente en quantité suffisante. Il est bien connu à La Graufesenque où l’on utilisait le pin sylvestre des Causses transporté par schlittage et flottage en organisant certainement une complémentarité avec l’exploitation de la résine. Aspiran et Jonquières recevaient peut‑être aussi le bois des Causses, flotté sur l’Hérault. À Montans et Carrade, un environnement en partie sylvestre subvenait aux besoins en bois. Au contraire, les ateliers audois, créés dans de grandes plaines agricoles mises en valeur depuis longtemps, n’ont pas bénéficié des mêmes facilités. Pas de cours d’eau à Bram qui devait recevoir par charrette le chêne de la Montagne noire et le sapin des Pyrénées. L’approvisionnement en bois de Narbonne, sans doute assez problématique, reste inconnu.

6Le contexte économique général est le même pour tous les ateliers du sud de la Gaule. La période augustéenne, puis celle de Tibère, sont pour la Narbonnaise et le Sud‑Ouest une belle période d’expansion économique, de mise en valeur agricole, de romanisation. L’installation des ateliers méridionaux s’inscrit dans ce contexte très nettement favorable. Au plan local on remarquera l’association systématique, dans les ateliers liés à une agglomération, de la production céramique et de la métallurgie : à Narbonne, au quartier Razimbaud, dans le vicus de Bram, à La Graufesenque, à Montans, dès le ier s. avant notre ère. Dans ce dernier centre, la mise en évidence d’un artisanat céramique de type indigène au Ier s. avant notre ère est un apport important des récentes fouilles.

Les premières phases de production

7Une phase initiale voit apparaître, dans les quatre premiers centres, des produits dont la typologie et la technique relèvent d’une forte influence italique. Il ne s’agit pourtant pas encore de vraie sigillée, dans la mesure où celle‑ci se définit comme une céramique à vernis rouge cuite en mode C. La deuxième phase est celle du début de la production de vraie sigillée, concomitante à La Graufesenque et à Montans.

8La phase initiale est caractérisée, sur le plan technique, par des productions à vernis argileux généralement non grésé, cuites en mode A et en mode B. À Bram, Narbonne, La Graufesenque, les mêmes formes sont traitées selon ces deux modes de cuisson. Les fours de cette période sont mal connus : à Montans, des productions précoces remplissent un four de type indigène. Mais ce four, utilisé comme dépotoir, n’a certainement pas servi à les cuire. À Bram, à Narbonne, de grosses briques de torchis venant de fours détruits ou refaits nous renseignent sur leur mode de construction, qui est romain. Ceux de La Graufesenque restent inconnus. Mais ici l’examen des premières céramiques, qui peuvent être datées des deux dernières décennies du ier s. av. J.‑C., montre la coexistence de techniques indigènes et de techniques nouvelles. La présence de ces imitations indigènes de formes italiques suggère la préexistence, comme à Montans, d’un artisanat céramique à la fin de la période gauloise. Une technique de séparation originale caractérise le groupe le plus ancien (Narbonne‑Bram). C’est l’utilisation de supports de plats tripodes. Elle pourrait avoir son origine en Italie, mais n’apparaît pas, pour l’instant, à La Graufesenque ni à Montans (fig. 2). Les formes reproduisent un répertoire importé, souvent très complet comme à Bram, qui se réfère, dans un premier temps, aux formes archaïques de l’arétine et à celles de la sigillée augustéenne de l’Italie du Nord. Les formes du service II de Haltern en sont totalement absentes. Cette première phase commencée vers –20 se prolonge, probablement entre –10 et +10, dans tous les centres avec des formes plus évoluées (service Ia, Ib, forme 7 de Haltern) puis avec l’apparition du service II, qui reste à dater sûrement. Comme les formes, les timbres font référence au modèle italique. Carrés, rectangulaires ou sur deux lignes, ils occupent au début une position radiale, par trois ou quatre, puis une position centrale. Ce n’est qu’à la fin de cette première phase qu’apparaissent, à La Graufesenque et à Montans seulement, les premières productions décorées, qui utilisent dans les deux centres la technique de la molette. Nous proposons d’appeler ces premières productions à vernis non grésé présigillées sud‑gauloises.

• 2. Lieux de découverte de séparateurs tripodes.

9La deuxième phase voit brusquement se manifester la technique de la sigillée (cuisson de type C) en même temps à La Graufesenque et à Montans, à la fin du règne d’Auguste ou au tout début de celui de Tibère, tandis que les ateliers de Bram et de Narbonne disparaissent. Sur le plan technique, cette transformation suppose l’utilisation de fours à tuyaux, dont aucun exemplaire aussi ancien n’est à ce jour connu. Avec ces nouvelles productions sont utilisés seulement des séparateurs en forme de parallélépipèdes. Les formes reproduisent très fidèlement les modèles italiques des services I et II de Haltern à de rares exceptions près. Comme la céramique lisse, les vases décorés, notamment des calices Drag. 11, reproduisent formes et décors arétins avec un soin extrême. Tant à La Graufesenque qu’à Montans, les plus belles œuvres décorées appartiennent à cette phase précoce. L’atelier de Jonquières semble appartenir, dans ses débuts, à cette phase brève caractérisée par une très forte emprise romaine. Les cartouches des timbres plus encore que les formes en témoignent : rectangulaires soulignés par un cadre, sur deux lignes, circulaires, trilobés ou in planta pedis. Retenons que c’est à ce moment précis qu’apparaissent à La Graufesenque comme à Jonquières des timbres d’Ateius.

10Très rapidement, dès lors, la sigillée va connaître une rapide expansion à La Graufesenque et à Montans même, et va être produite par les nouveaux ateliers (vallée de l’Hérault, Crambade, Corrode ensuite), associant au répertoire restreint des formes italiques de la phase 2 des formes qui connaîtront une plus longue durée dans le cours du ier s. (Drag. 24/25, 33, 27 …). Certaines d’entre elles pourraient d’ailleurs trouver leur origine dans la première vague d’introduction de formes italiques : ainsi, par exemple, les Drag. 33 et Ritt. 8 ; car des bols hémisphériques et tronconiques sont présents à Bram, de même que le prototype du skyphos Haltern 14, ou celui du bol évasé, lisse, d’Aspiran. La sigillée entre alors dans sa phase de développement qui sera traitée ailleurs.

La diffusion des premières productions

11La diffusion des premières productions permet de mesurer l’importance relative des centres à leurs débuts. La diffusion des ateliers narbonnais est encore mal connue. La commercialisation semble d’assez faible importance à Narbonne même, où la présigillée locale cède le pas à l’arétine. Elle est présente toutefois sur les sites du Narbonnais, et du golfe du Lion, d’Ensérune à Ruscino et à Ampurias. Dans le couloir Aude‑Garonne, on la trouve à Toulouse et probablement en Aquitaine à Saint‑Jean‑de‑Castex. Celle de Bram est beaucoup plus soutenue dans les agglomérations du couloir Aude‑Garonne : Vicus Eburomagus évidemment, cité de Carcassonne, Elesiodunum, Vieille‑Toulouse, où elle est très présente. On retrouve les vases de Bram sur de nombreux habitats ruraux du bassin de l’Aude et dans des agglomérations plus lointaines : Ensérune, Narbonne, Albi, Saint‑Jean‑de‑Castex, soit dans un rayon de 120 km environ autour des ateliers. Comme pour les produits narbonnais, l’étude de la diffusion est gênée par la rareté et la fragilité des timbres. Quoi qu’il en soit, on peut aisément faire abstraction d’éventuelles exportations plus lointaines. La diffusion de ces deux centres audois est essentiellement une diffusion régionale.

12Les toutes premières productions de La Graufesenque (céramiques à pâte grise et vernis noir) dites improprement « imitations de campanienne C » ont été diffusées aux alentours de Millau. On les rencontre notamment dans les petits sanctuaires de la région avoisinante. Avec l’apparition de la technique de la vraie sigillée, changement brusque, également, dans la diffusion : celle‑ci intéresse rapidement à partir de Montans, et surtout de La Graufesenque, un marché plus large et beaucoup plus éloigné que lors de la phase précédente. Forte diffusion, dans l’Aquitaine et l’Ouest, des productions montanaises, large répartition des produits millavois qui se retrouvent très tôt à Alesia, dans les vallées de la Meuse et du Rhin... On opposera, pour la même période, la diffusion d’Aspiran : elle est régionale et ne gêne pas celle des produits rutènes.

13L’apparition de la technique de la sigillée s’inscrit donc, à Millau et à Montans, dans un contexte d’organisation commerciale nouveau, qui rompt avec le mode de diffusion de la présigillée sud‑gauloise et s’apparente plutôt avec le type d’organisation des ateliers lyonnais de La Muette.

14Aux origines de la céramique sigillée sud‑gauloise, l’analyse des conditions d’implantation, des techniques de production, des répertoires typologiques conduit à mettre en évidence trois groupes d’ateliers.

15Un groupe initial, constitué de Bram, Narbonne et leurs satellites. Ces ateliers sont créés par les Romains,sur des sites qui favorisent plus la satisfaction d’un marché local et régional que l’utilisation d’argiles de qualité et l’approvisionnement aisé et régulier en bois. Ces centres ont connu un succès très temporaire : Bram disparaît avant même que puisse s’exercer la concurrence des produits rutènes. L’apparition de ce groupe s’inscrit dans un contexte général qui voit fleurir des ateliers de ce type dans la basse vallée du Pô, en Suisse, dans la vallée du Rhône (Loyasse, Saint‑Romain‑en‑Gal) et probablement en Catalogne (Ruscino, Ampurias).

16Un groupe qui associe Montans et La Graufesenque. Malgré des différences de détail, l’évolution de ces deux ateliers est parallèle. Les fouilles à venir renforceront peut‑être plus encore les rapprochements concernant leurs origines. Ainsi à Montans les ateliers de sigillée s’implantent à l’époque romaine sur un lieu où existe une tradition céramique, et certains indices laissent penser qu’il pourrait en être de même à La Graufesenque. Ces sites, qui paraissent géographiquement moins favorables à la commercialisation des produits, doivent certainement leur formidable expansion à la présence conjuguée d’argiles de qualité et d’un approvisionnement aisé et abondant en bois. À cela il faut ajouter maintenant un autre facteur qui a sans doute été déterminant : la présence de potiers et d’une main-d’œuvre indigènes connaissant bien le travail de la terre.

17Un troisième groupe est formé par Aspiran, Jonquières, Saint‑Saturnin (Carrade doit en être distingué : il occupe un peu plus tard la position de satellite de Montans, comme plus tardivement Banassac et Le Rozier seront liés à La Graufesenque). Caractérisé par son implantation rurale, ce groupe, où se manifeste une forte influence italique, joue peut‑être au début un rôle de jalon. Néanmoins, de fortes relations semblent s’établir surtout dans le sens La Graufesenque‑Aspiran.

18L’influence romaine se manifeste partout très fortement à travers la typologie, le contenu et la forme des timbres, la technique de fabrication, même quand il s’agit de céramique à vernis non grésé. Son origine peut même être précisée dans certains cas : Étrurie ou Italie du Nord pour Bram, Arezzo pour La Graufesenque, Pouzzoles pour Montans et Narbonne. Elle s’est excercée à deux niveaux, par l’immigration de potiers et l’organisation de circuits commerciaux. Mais ce n’est que là où se conjugaient de multiples conditions favorables qu’a pu se développer, après le déclin de l’arétine, à partir de Tibère, la pré‑industrie de la sigillée gallo‑romaine.

Table des illustrations

Légende • 1. Situation des ateliers par rapport au réseau routier.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/32323/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 18k
Légende • 2. Lieux de découverte de séparateurs tripodes.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/32323/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 15k

© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1986

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