La terre sigillée gallo-romaine
| ,Quelques problèmes généraux
Pour une étude socio‑professionnelle des ateliers de potiers gallo‑romains
Texte intégral
1Il n’existe aucune synthèse complète sur les potiers gallo‑romains. Celles qui ont été tentées sont trop anciennes ou trop partielles, de toutes façons toujours trop techniques. Or, paradoxalement, lorsqu’un auteur souhaite prendre un exemple pour illustrer le dynamisme économique de l’Antiquité, sa potentialité productive, voire son organisation capitaliste, il va bien souvent le chercher chez les céramistes. Il est vrai que l’énorme masse des vases produits a de quoi surprendre et séduire, mais est‑ce suffisant ? Il y a là certainement un fait social et économique particulièrement intéressant à étudier. Mais une analyse fine montre que les tentatives qui ont été faites en ce sens n’ont jamais connu un aboutissement satisfaisant en raison des méthodes qui furent employées : tantôt, à partir de l’étude d’un ou deux types de céramiques, l’auteur extrapolait dangereusement, tantôt, au contraire, partant de données générales sur l’Antiquité, il les appliquait à une réalité spécifique dont il connaissait mal le détail.
2Pour reprendre ce problème il convient de l’envisager sans parti pris et globalement. Ainsi, il importe d’étudier ce que nous présumons du comportement des potiers gallo‑romains, tant au niveau de leur travail qu’à celui de leurs relations avec la société dont ils font partie. Ce faisant, il faut se livrer à une expérimentation, essayant, point par point, toutes les constructions possibles pour ne retenir que celles qui prennent le mieux en compte tous les paramètres en notre possession. La tâche est ardue, car plus on remonte dans le temps et plus les informations sont lacunaires, surtout lorsqu’il s’agit d’histoire sociale et économique. Force est donc de quitter très souvent le domaine des textes pour chercher d’autres sources d’information et, tout particulièrement, l’archéologie. Mais la traduction en termes d’histoire du fait archéologique n’est ni facile, ni sans danger, c’est pourquoi elle doit, dans le cas présent, s’accompagner sans cesse de vérifications.
3En effet à ne regarder que le document archéologique (dans notre cas le seul valable) on n’obtient qu’un squelette. C’est pourquoi il faut faire appel à des éléments de comparaison tirés soit de l’Antiquité elle‑même, soit de l’étude des sociétés pré‑industrielles plus récentes. Ce sont eux qui donnent vie et cohérence à l’ensemble tout en confirmant la vraisemblance. Comment serait‑il possible, par exemple, de démontrer par le seul biais de l’archéologie le manque d’élasticité de la demande ? C’est pourtant là une donnée fondamentale pour comprendre la démarche des potiers. Seuls deux textes grecs éclairés par le comportement des acheteurs dans les sociétés paysannes nous permettent de le faire.
4En revanche, le droit romain au sens le plus strict réserve en une telle occurrence quelques désillusions. Essentiellement pragmatique, pour ne pas dire empirique, très rarement théoricien, il n’était pas identique, on le sait, dans chacune des parties de l’Empire. Mais l’inégalité des documents de la pratique qui nous sont conservés rend difficile l’appréciation des divergences. Quelles furent ses conquêtes, les résistances locales, le choc en retour subi au contact d’usages différents ? Dans quelle mesure peut‑on parler d’une romanisation juridique des provinces ou d’une « provincialisation » du droit romain ? Nous manquons de sources ; de plus, à côté du provincial, existait un droit vulgaire, né de la pratique et de l’usage, moins rigide et moins exigeant que le droit officiel. C’est pourquoi, sous peine de faire un travail totalement détaché du concret, il faut se résoudre à n’utiliser qu’avec prudence et parcimonie les enseignements des lois et des jurisconsultes.
5Apparemment le monde des potiers gallo‑romains est en quelque sorte un monde de « non‑droit ». Ceux‑ci doivent bien se plier à quelques règles générales connues qui touchent l’ensemble des Gallo‑Romains, mais ils paraissent tout à fait libres quant à l’organisation de la production. C’est ce qui ressort, par exemple, des marques apposées sur la céramique sigillée : nous ne connaissons aucune loi qui fasse obligation aux potiers, pas plus qu’à d’autres artisans, d’estampiller leurs productions ; on constate dans les faits que cette pratique diffère d’un centre de production à un autre. On est donc devant un exemple type de règles coutumières pour l’explication desquelles le droit n’est d’aucun secours.
6Dans ces conditions, la quête de ce que pouvait être le quotidien des potiers gallo‑romains est longue et délicate. Il est nécessaire d’abord de dépouiller une très importante bibliographie, non seulement parce que l’éventail des domaines abordés est large, mais surtout parce que l’archéologie souffre actuellement d’une véritable inflation de publications et de revues. Il en résulte une masse de données énorme et une terminologie vague, hésitante, non exempte de contradictions, dans laquelle il faut déjà mettre un peu d’ordre. Le second point épineux tient au fait que bien souvent l’Antiquité sert de champ clos aux idéologies. Il est parfois délicat, surtout au niveau des synthèses, de faire la part entre la réalité du document archéologique et les constructions hypothétiques de l’auteur. Or, emportés et éblouis par l’abondance des productions omniprésentes dans un monde où la terre cuite est tout, les auteurs ont trop souvent imaginé des structures compliquées et surtout anarchiques pour expliquer le monde des potiers gallo‑romains.
7L’essentiel d’une démarche saine après ces dépouillements critiques consiste en une confrontation personnelle et attentive des documents fournis par les uns et des théories bâties par les autres.
8Ainsi en cherchant à tirer au clair la notion de capitalisme appliquée au système d’organisation des potiers, on montre combien, en réalité, les investissements nécessaires étaient faibles. En effet, l’outillage était rudimentaire et chaque potier pouvait fort bien le confectionner lui‑même, donc ne dépendre de personne en ce domaine. Les bâtiments se ramenaient à quelques hangars dont les fouilles révèlent les traces, à l’exclusion dans la majorité des cas de toute autre construction. Seul le terrain nécessaire à l’implantation de ces bâtiments et l’approvisionnement en matières premières pouvaient représenter un investissement « important ». Cependant, un contrat de location ou l’occupation d’un terrain sans propriétaire bien défini ont dû permettre dans bien des cas de tourner cette difficulté : c’est ce que fait présumer le choix de lieux d’implantation marginaux pour bon nombre d’ateliers. Ces deux possibilités particulièrement souples pour le potier d’asseoir son officine n’excluaient d’ailleurs nullement une autre éventualité : la pleine propriété tant du terrain que des matières premières qui pouvaient s’y trouver. N’oublions pas cependant que certaines concentrations de potiers, en un lieu donné, ont pu provoquer une si grande demande de matières premières qu’il a fallu aller chercher parfois fort loin bois et argile. Cette quête a pu se faire soit par l’achat à des « spécialistes », soit par des travaux de bûcheronnage et d’extraction effectués par le potier lui‑même durant la saison morte de l’hiver. Si, dans les régions tempérées où les arbres à feuilles caduques se régénèrent par taillis, il est peu probable que le problème du bois se soit réellement posé, il n’en va peut‑être pas de même dans les régions de pins par exemple où l’arbre ne peut se reproduire que par semis. Il peut y avoir eu à la longue un véritable problème d’approvisionnement et une modification durable du paysage par un déboisement intensif favorisant une plus grande érosion.
9Quoi qu’il en soit, il apparaît comme certain que le travail de la terre cuite était à la portée de tous. La modicité des capitaux en fait nécessaires peut en témoigner. Nombre d’auteurs ont d’ailleurs voulu voir dans les potiers gallo‑romains des individus vivant dans des conditions proches de la pauvreté. Or, l’examen et la critique des documents archéologiques semblent s’inscrire en faux contre une vision aussi excessive. Le potier en Gaule romaine n’apparaît nullement comme un être misérable. Cependant, aucun document n’atteste non plus qu’il y fut particulièrement opulent, pas plus qu’en Italie.
10D’autres auteurs ont cru avoir découvert dans l’organisation des fabriques de poteries des entreprises de type industriel ou manufacturier. Certains d’entre eux ont même tenté d’en cerner l’évolution en faisant passer beaucoup de ces entreprises du stade artisanal au stade industriel au seul vu de l’augmentation supposée des quantités produites. C’est méconnaître les contraintes auxquelles se serait heurtée l’entreprise pour pouvoir réellement passer d’un stade à l’autre : absence, mise en évidence de réel progrès technique, impossibilité de maîtrise, dans l’organisation du travail, au‑delà du fonctionnement de trois ou quatre fours, manque d’élasticité de la demande. Là encore, l’archéologie n’évoque nullement la grande industrie, tout y est simple, petit et ramassé. Aussi n’y‑a‑t‑il pas lieu de faire une place à part aux potiers dans le monde de l’artisanat gaulois. Il s’agissait bien d’un artisan, maître de son ouvrage, et non d’un simple rouage d’une hypothétique organisation quasi industrielle. Ceci n’exclut ni l’existence d’ateliers importants, ni la présence dans les officines d’esclaves qui, contrairement à ce qui se passait en Italie, étaient employés à des tâches subalternes. Pour certains tenants d’une entreprise de type industriel, le possesseur de capitaux, et par conséquent le directeur, aurait été un de ces mystérieux negotiatores artis cretariae, dont il est bon de rappeler que seulement une dizaine de stèles funéraires nous sont parvenues. Mais, à examiner ces documents, on a l’impression dans la majorité des cas d’être en présence de petits boutiquiers et, dans un ou deux autres cas, d’individus qui ont mis en jeu leur maigre fortune pour une exportation lointaine avec l’espoir de réaliser de gros bénéfices. Mais rien dans leurs épitaphes ne laisse supposer richesse et pouvoir « industriel ».
11C’est donc avec ces idées qu’il faut aborder l’étude des centres de production céramique gallo‑romains du ier au ive s. Ils apparaissent bien alors comme des concentrations géographiques de petites unités artisanales, ces unités n’ayant d’autres liens entre elles que des relations de bon voisinage dont on ne saura probablement jamais rien. C’est le recours par plusieurs potiers à la fois aux services de spécialistes tels que maître‑fournier, voire peut‑être préparateur d’argile, qui est à l’origine de l’image fallacieuse que l’on s’est faite de ces vastes regroupements que constituent certains centres de production. Ces prestations de service n’ont pas pour implication nécessaire l’existence d’une grande industrie à laquelle il manquerait machines, capitaux, débouchés, chef..., mais seulement ce que les anthropologues appellent un artisanat groupé. On observe ce phénomène à toutes les époques et dans tous les pays. Il semble que ce soit une constante du monde des potiers. À l’origine de ces regroupements se trouvent de multiples facteurs, dont l’existence de débouchés et la présence de matières premières ne sont pas des moindres. Mais l’analyse montre dans tous les cas examinés que c’est l’empirisme qui est à l’origine de chacun d’eux et non pas une volonté délibérée, mûrement réfléchie.
- 1 JACOB (J.‑P.). — Un Aspect de l’organisation des centres de production céramique : le mythe du « ca (...)
12On aurait pu croire aussi que le ciment et le moteur de ces entreprises fussent le vendeur, une sorte de capitaliste marchand comme cela était le cas dans les entreprises textiles de la fin du Moyen Âge en Europe. On constate que ce procédé était lié, d’une part, au choix et à la fourniture des matières premières par le marchand, ce qui, à l’évidence, n’est pas le cas pour les potiers. Il est justifié, par ailleurs, du fait que le commerçant coordonnait la fabrication en faisant franchir au produit les différentes étapes de son élaboration, ce qui n’est pas non plus le cas chez les potiers qui fabriquent les vases du début à la fin. L’archéologie semble confirmer ces impossibilités théoriques, puisque les quelques « entrepôts » de céramique découverts montrent que, de façon générale, leur approvisionnement n’était pas lié à la production d’un seul potier, voire d’un seul centre de production. Bien entendu, le commerçant pouvait se conduire en bailleur de fonds en payant à l’avance une fournée qui lui était destinée, mais en aucun cas, même en suivant cette procédure, il ne se conduit en maître de l’affaire. Ces observations nous conduisent à conclure à une totale indépendance entre potiers et vendeurs sur le plan de l’organisation, de la production et de la possession des moyens de production. Cela ne signifie pas que le vendeur ne pouvait pas influer sur les productions, bien au contraire. C’est des vendeurs que dépendait, en grande partie, la réussite ou l’asphyxie d’un centre de production, la vie ou la mort des ateliers et, en ce sens, ils devaient être écoutés, mais uniquement pour le choix et la qualité des marchandises à produire pour satisfaire la clientèle. Il faut replonger le monde des potiers gallo‑romains dans la réalité économique, sociale et juridique de l’Antiquité. Le monde des potiers gallo‑romains était essentiellement un monde de petits artisans libres où n’existait aucune organisation professionnelle contraignante. Ces artisans potiers étaient indépendants tant des grands propriétaires, auxquels ils pouvaient cependant louer le droit de s’implanter et de prélever les matières premières, que des commerçants dont ils avaient besoin pour élargir leur horizon commercial particulièrement étroit1.
13Ces quelques réflexions constituent l’aboutissement d’un long travail sur le monde des potiers gallo‑romains. Elles sont volontairement partisanes puisqu’il s’agissait d’une thèse. Bien des points demeurent obscurs et d’autres méritent un complément d’information. De plus, un tel travail ne peut être que général. Or, comme l’affirmait si justement Benjamin Constant: « il n’est de vérité que dans les nuances ». C’est pourquoi nous avons tenu à présenter ici un exposé que nous considérons non comme un aboutissement mais, au contraire, comme le point de départ de nouvelles interrogations. La céramique sigillée n’est pas seulement un document d’histoire de l’art ou encore un repère chronologique, c’est et ce doit être avant tout un document historique à part entière.
14Voilà pourquoi certains domaines paraissent devoir être étudiés rapidement et beaucoup plus systématiquement qu’ils ne l’ont été jusqu’à maintenant. C’est le cas, en particulier, de l’observation méthodique et exhaustive du contexte des centres de production : sont‑ils inclus dans une cadastration ? Où se situent les villae et les bourgades environnantes... ? Le rôle de l’armée n’a jamais, non plus, été cerné avec une grande précision en matière de production céramique. Or il y a là matière à une étude qui pourrait réserver quelques surprises intéressantes. Plus grave encore peut‑être : l’archéologue manque cruellement d’outils statistiques fiables, permettant de se faire une idée des quantités de céramique produites ou importées sur un site et « en séries » par rapport à celles dont la présence est due au hasard, ou la fabrication, à la fantaisie passagère d’un potier. La vision que l’on peut avoir des productions céramiques d’un centre est totalement faussée, faute de posséder et surtout de maîtriser de tels outils.
15À côté de ces axes de recherches particuliers, les méthodes traditionnelles d’investigation devraient se développer et, parfois, se réorienter. C’est ainsi que l’approche d’un centre de production céramique doit se faire non pas à travers un seul des types de production, mais à travers l’ensemble de ceux‑ci et leur diversité. C’est ainsi, également, qu’un centre de production ne doit pas être abordé uniquement comme tel, mais aussi comme un lieu de vie, donc d’activités fort diversifiées. Aussi, la méthode qui a consisté pendant longtemps à fouiller les fours en négligeant les installations annexes et, surtout l’examen d’ensemble du centre de production, est‑elle dépassée, en raison même du peu de renseignements historiques qu’elle peut apporter. En revanche, une fouille conduite par vastes décapages permettra de confirmer ou d’infirmer la thèse de l’artisanat groupé, elle donnera également une meilleure connaissance du rôle économique des agglomérations secondaires à l’époque gallo‑romaine. Les analyses des pratiques ouvrières qui ont déjà permis de clarifier tant de données devraient encore être développées car la définition de la notion de filiale passe obligatoirement par ce genre d’investigations. Enfin, les marques et les estampilles devraient faire l’objet d’un travail systématique, tout particulièrement pour un même potier, afin de cerner, à travers leur évolution et leur durée, la notion même d’atelier.
16Ces quelques suggestions, au demeurant non limitatives, montrent que la céramologie est peut‑être arrivée à un tournant de son développement, mais qu’elle est bien loin d’avoir exploité toutes ses possibilités et qu’elle a encore un grand rôle à jouer dans l’archéologie et l’histoire de l’Antiquité.
Notes
1 JACOB (J.‑P.). — Un Aspect de l’organisation des centres de production céramique : le mythe du « cartel ». R.C.R.F. Acta, XXI‑XXII, 1980, pp. 89‑94 ; JACOB (J.‑P.). — Le Monde des potiers gallo‑romains. Esquisse d’une problématique sociale, économique et juridique (thèse pour le doctorat d’État, Dijon, 1981) ; JACOB (J.‑P.). — Artisanat groupé ou industrie capitaliste à La Graufesenque. In: La Graufesenque, naissance de la grande industrie européenne de la céramique. Journal de Millau, n° spécial, 1981, pp. 15‑17 ; JACOB (J.‑P.). — Réflexion sur le choix du lieu d’implantation des ateliers de potiers gallo‑romains. In : Hommages à Lucien Lerat. 1984, pp. 349‑360 ; JACOB (J.‑P.), LEREDDE (H.). — Les Ateliers de potiers gallo‑romains de Jaulges‑Villiers‑Vineux (Yonne) : une réussite artisanale. In: 109e Congrès national des sociétés savantes. Dijon, 1984, Archéologie et Histoire de l’Art, t. 1, pp. 69‑84.
© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1986