Pour un bilan des recherches récentes
p. 13‑15
Texte intégral
1Le sujet de discussion proposé ici, « Les lieux de production de la sigillée dans la Gaule du Haut Empire : implantations, productions, relations », implique une orientation spécifique. Nous avons choisi, en effet, de nous limiter à un type de produit, une céramique rouge, caractérisée par son engobe argileux vitrifié et sa cuisson en atmosphère oxydante, et, par voie de conséquence, à la période correspondant à sa fabrication en Gaule (du début de notre ère à la première moitié du iiie s.). La production de vaisselles de substitution, différenciées technologiquement de la « vraie sigillée » surtout par un mode de cuisson mixte, nous a paru, en effet, justifier à elle seule un autre débat. Nous ne souhaitons pas pour autant étudier maintenant des vases, leurs formes, leurs décors, leurs dates, les lieux de leur découverte : ces tessons innombrables qui accablent et rassurent les archéologues soucieux de chronologie ou en quête de circuits commerciaux. Cet aspect de la recherche céramologique n’est pas en soi négligeable, mais c’est sur la production et ses diverses modalités, non sur le produit fini, qu’il nous a paru le plus utile de porter notre attention. « L’industrie » de la sigillée fut incontestablement l’une des plus florissantes en Gaule durant les premiers siècles de notre ère et demeure apparemment la plus largement connue. Il s’en faut pourtant de beaucoup que nous ayons de son extension et de son organisation une vision complète et scientifiquement satisfaisante. Trop d’archéologues, en effet, limitent leurs préoccupations à l’utilisation du tesson comme référence sans s’interroger sur l’intérêt, pourtant exceptionnel, d’une production de masse fondée sur la normalisation et la coordination du travail des potiers. Et la position tenue jusqu’à une date récente par les moins indifférents présente une regrettable ambiguïté : la vaisselle sigillée est, plus ou moins explicitement, tenue pour méprisable par les historiens de l’art, parce qu’issue, par millions d’exemplaires, de cellules de fabrication utilisant de façon très répétitive des moyens essentiellement mécaniques; mais les caractères apparemment remarquables de la production ne suscitent pourtant qu’un intérêt modéré et insuffisamment critique de la part de spécialistes de l’histoire du travail ou de l’urbanisme antique. Les céramologues se bornent donc, le plus souvent, pour rendre compte de l’organisation des potiers, à des hypothèses explicatives trop vite acceptées comme idées reçues bien qu’en général anachroniques, et, par facilité, en généralisent la portée sans souci des nuances qu’implique la réalité concrète de chaque centre de fabrication.
2Or la liste de ces derniers s’est allongée au cours des dernières décennies et le soin croissant apporté aux fouilles fait ressortir la diversité des implantations. Par ailleurs il est évident que de nouvelles tendances se sont dessinées dans les études céramologiques, par exemple en ce qui concerne la technique de fabrication, les modes de diffusion des produits, les méthodes employées par les archéologues... Loin de prétendre répondre à toutes les questions soulevées à la fois par les insuffisances de nos recherches et le foisonnement un peu anarchique de diverses tentatives d’innovation, nous avons jugé nécessaire de dresser un état de nos connaissances et intérêts nouveaux. Les remarques générales que je propose ici constituent donc une sorte de préambule à l’enquête collective dont ont bien voulu se charger un groupe d’archéologues et dont ils présentent différents aspects : thèmes et méthodes d’étude, circonstances et aspects régionaux du développement des ateliers, notices documentaires sur les sites de production, relations avec les fabriques de régions périphériques.
3Les études sur l’activité des potiers de sigillée peuvent être envisagées de trois points de vue principaux : les nouvelles données archéologiques, les problèmes de publication, les nouvelles orientations et méthodes de recherche.
4La connaissance des ateliers gallo‑romains depuis la brillante synthèse de J. Déchelette en 1904 et les deux articles fondamentaux publiés par H. Comfort en 1940 et 19681 a fait des progrès notables mais inégaux. Notables, si l’on en juge par la découverte récente, dans toute la France, de nouveaux lieux de production qui modifient notre conception de l’implantation et du développement de cette industrie. Depuis 1967, en effet, nous avons acquis la preuve, grâce aux fabriques de Lyon, de l’exactitude de l’hypothèse qui supposait en Gaule l’installation vers le début de notre ère d’officines de sigillée d’origine probablement italique produisant des formes classiques en concurrence avec les ateliers de Pise, Arezzo voire Pouzzoles. En outre, la découverte récente d’ateliers comme Bram, Narbonne, Saint‑Romain‑en‑Gal, ou de l’activité précoce de Montans, révèle l’existence dans la moitié sud de la Gaule, entre environ 20 av. J.‑C. et le tout début de notre ère, de fabriques temporaires qui diffusaient avec les ressources d’une technologie imparfaitement maîtrisée un abondant répertoire de formes sigillées voisines des modèles contemporains ou plus anciens d’Arezzo.
5De plus, la mise au jour, au moins partielle, de nouveaux centres plus ou moins prospères et durables a enrichi notre connaissance de la production gauloise classique : tels paraissent Aspiran (Hérault), Carrade (Lot), Eincheville, Haute‑Yutz et Metz (Moselle), Jaulges‑Villiers‑Vineux (Yonne) et d’autres encore, sans parler de simples prospections comme Jonquières et Saint‑Saturnin (Hérault) ou de localisations hypothétiques (Brive, Fréjus ou Poitiers). Enfin, notre vision du fonctionnement des fabriques les plus célèbres du Sud et du Centre s’est considérablement modifiée : limitée naguère à la période la plus propice aux grandes exportations, l’activité de Montans, La Graufesenque et Lezoux se trouve maintenant largement étendue dans le temps — aussi bien à ses débuts que vers sa fin — et diversifiée par la qualité des produits vendus.
6Toutefois, si la richesse de ce foisonnement permet de nuancer la conception un peu simpliste que nous avions de l’installation et du développement de cette industrie venue d’Italie, elle ne saurait dissimuler de graves lacunes de notre information. Ainsi certains ateliers connus depuis fort longtemps (Lubié, Allier : 1860 !) n’ont fait depuis des décennies l’objet d’aucune exploitation scientifique. Leur sauvegarde n’est même pas toujours assurée et ils ne représentent guère plus, à l’heure actuelle, qu’un point sur une carte de répartition. Autre sujet de préoccupation : l’absence de moyens, mais aussi d’intérêt réel pour l’étude des structures d’une production de masse, n’a encore permis aucune prospection large et systématique, aucune fouille extensive, qui eût pu donner une idée plus précise de l’occupation du terrain par les officines, voire de l’urbanisme d’un artisanat groupé.
7Depuis l’ouvrage de caractère encyclopédique dû à J. Déchelette, les publications consacrées aux ateliers présentent une orientation dominante : la tendance à la spécialisation. Ce caractère était déjà manifeste entre les deux guerres ; ainsi F. Oswald substitua aux trois chapitres de Déchelette trois corpus thématiques consacrés aux marques, aux formes, aux décors figurés et F. Hermet inaugura en France la série des monographies de sites2. Or le règne des corpus paraît à son tour depuis plusieurs décennies fortement compromis puisqu’on tend à préférer systématiquement à ce genre de publication des ouvrages consacrés à des études locales ou régionales et offrant, chacun sous des formes variables, des informations sur l’histoire des ateliers et un répertoire de formes, marques et décors. Ce choix est actuellement illustré d’une part par la floraison des publications consacrées à différents sites de la Moselle, ou, hors de nos frontières, d’Allemagne ou de Suisse3, d’autre part par les délais que subit l’entreprise gigantesque et remarquable de la refonte de l’Index of Potiers’ Stamps on Terra Sigillata.
8Les causes de cet émiettement ? La pénurie de moyens humains, techniques et financiers n’est pas douteuse, au moins en France. Et les difficultés des entreprises à ambitions universalistes en sont d’autant aggravées. La qualité scientifique des recherches actuelles explique plus encore la dispersion et le particularisme des publications de la troisième génération. Oswald nous a fourni, en effet, les instruments de base, mais nous constatons chaque jour non seulement leurs lacunes, mais le caractère fallacieux d’une documentation nécessairement partielle. Or nous avons besoin, pour passer du stade des hypothèses à celui des preuves et démêler en particulier l’écheveau des multiples relations entre potiers ou centres de production, d’une information beaucoup plus précise : on substitue ainsi le fac‑similé à la transcription épigraphique, le poinçon individuel au type iconographique... Et, par voie de conséquence, le répertoire local ou régional4 à l’inventaire universel, tant les nouveaux besoins rendent dérisoires les moyens dont nous disposons et quasi impossibles des recherches à la fois minutieuses par leur méthode et générales par leur objet. Compte tenu des nouvelles exigences, les monographies limitées à un site de production ou à une région apparaissent donc non comme un pis‑aller mais comme l’une des solutions les plus réalistes et les plus efficaces. Encore pourrait‑on former quelques voeux : d’abord que ces travaux se multiplient, ensuite qu’ils s’harmonisent et présentent entre eux une plus exacte complémentarité. S’il paraît inutile voire peu commode à l’usage de demander une très étroite collaboration nationale ou internationale, les céramologues ne pourraient‑ils du moins se mettre d’accord sur des normes minimales de publication ? Autre problème, celui de l’adéquation donc de la nécessité des modes traditionnels d’édition pour résoudre la question posée par le vieillissement rapide de nos inventaires ou corpus et par le prix et la lourdeur d’une entreprise de réédition.
9Même limité à ses ressources et à ses préoccupations traditionnelles, le travail proposé aux céramologues de la Gaule romaine est donc assez délicat : il leur incombe de faire connaître de façon de plus en plus précise des ateliers de plus en plus nombreux et avec des moyens notoirement insuffisants. À cette tâche la plupart d’entre eux s’emploient, en affinant leurs observations, en améliorant la qualité du dessin, en prenant en compte non seulement le vase mais l’outil, non seulement la marque mais la place qu’elle occupe, non seulement le décor mais la nature de son support.
10L’évolution la plus importante de ces recherches est toutefois liée depuis quelques années à une prise de conscience plus nette du caractère spécifique d’un produit exceptionnel, non par ses qualités techniques ou esthétiques, mais parce que fabriqué en masse et diffusé dans la plus grande partie du monde connu durant plusieurs siècles au début de notre ère. La production, selon des procédés complexes, de centaines de milliers de pièces similaires se fonde sur la reproduction en séries, c’est‑à‑dire sur la régularité des formes, des tailles et des pâtes — exercice normal pour un potier expérimenté — mais aussi souvent sur une coordination entre fabricants dont les effets ont pu à plusieurs reprises être récemment mis en évidence, enfin, parfois, sur la concentration plus ou moins dense des artisans en vici spécialisés.
11Les implications normales de ce mode de production ont suscité deux types de recherches. L’étude qualitative des céramiques à l’aide de techniques empruntées aux sciences de la nature est maintenant un fait acquis, si l’on pense aux analyses physico‑chimiques des terres cuites pratiquées depuis une quinzaine d’années et qui permettent d’aborder plus sûrement, par référence à des lots d’échantillons‑témoins d’origine assurée ou à des études géologiques régionales, les problèmes de provenance des objets archéologiques, donc de diffusion commerciale, de déplacement des potiers, ou des outils de travail, d’un centre de production, ou d’une région, à l’autre. Plus récemment, le recours aux moyens de calcul d’ordinateurs de plus en plus performants nous a offert de larges possibilités de manipulation de données. Intervenant en aval des mesures ou observations de toutes natures, ces traitements permettent de travailler rapidement sur de très nombreux objets envisagés de multiples points de vue et facilitent grandement dans notre domaine les travaux de sériation — donc de classement métrologique et stylistique des pièces céramiques — et d’enregistrement, de consultation, de mise à jour permanente de fichiers de documentation, voire de dessin automatique et d’impression de textes.
12Par ailleurs, l’intérêt porté à l’organisation des ateliers de potiers et à la distribution de leurs produits prend un tour nouveau. On ne peut ignorer en particulier l’attitude critique de certains chercheurs à l’égard des structures socio‑professionnelles hypothétiquement imputées, par analogie et abus de langage, à certains centres de production : on reconsidère en particulier, d’un point de vue à la fois juridique et archéologique, les modes d’implantation possibles des ateliers, ou l’on conteste, plus simplement, le caractère universel des modalités de groupement ou d’association des officines. Les problèmes de diffusion, envisagés de façon plus nuancée grâce entre autres aux ressources de la cartographie historique, sont abordés de façon moins anecdotique; plus que la performance des tessons isolés en Pologne ou égarés aux Indes, ce sont les formes prises par leur dispersion qui suscitent depuis quelque temps les études: variations, selon les stades du développement, des aires de diffusion des produits, distribution sélective de la vaisselle en fonction de l’importance du site consommateur ou de la proximité des voies de transport. Ainsi, d’une vision globale bloquant en un seul coup d’oeil l’extension maximale (mais peut‑être irréelle) d’une activité commerciale, nous tendons à passer à l’analyse diachronique des échanges entre producteurs et consommateurs et de la concurrence plus ou moins durable entre les centres de fabrication.
13On le voit, les perspectives sont multiples et stimulantes. Mais les travaux menés de façon dispersée au gré des initiatives et des ressources de chacun manquent à l’heure actuelle d’une publication de référence définissant, sans prétention mais sur la base des mêmes critères, l’état de notre information sur les centres et régions de production en Gaule. En proposant ici ce bilan succint, mais qui prend en compte les problèmes historiques, géographiques, techniques et socio‑professionnels des ateliers de sigillée, nous souhaitons contribuer à une harmonisation des recherches et aider à une meilleure compréhension de l’interdépendance d’une industrie antique et de son milieu.
Notes de bas de page
1 DÉCHELETTE (J.). — Les Vases céramiques ornés de la Gaule romaine. Paris, 1904, 2 vol. (1: 308 p. ; Il : 379 p.) ; COMFORT (H.). — Terra Sigillata. R.E., suppl. VII, 1940, col. 1295‑1351 ; COMFORT (H.). — Terra Sigillata. In: Terra Sigillata. La Ceramica a rilievo ellenistica e romana. Rome, 1968, pp. 3‑38.
2 OSWALD (F.). — Index of Potters’ Stamps on Terra Sigillata (Samian Ware). Margidunum, 1931, 428 p. ; OSWALD (F.). — Index of Figure Types on Terra Sigillata (Samian Ware). Liverpool, 1936‑1937, 154 p., XCI pl.; OSWALD (F.), PRYCE (T.D.). — An Introduction to the Study of Terra Sigillata. Londres, 1920, 286 p., 85 pl. ; HERMET (F.). — La Graufesenque. Paris, 1934. 2 vol. (texte: 378 p. ; planches: 145 pl.).
3 Voir par exemple: DELORT (E.). — Les Vases ornés de la Moselle. Nancy, 1953, 232 p. ; LUTZ (M.). — L’Atelier de Saturninus et de Satto à Mittelbronn (Moselle). Paris, 1970, 338 p. (XXIIe suppl. à Gallia); LUTZ (M.). — La Sigillée de Boucheporn (Moselle). Paris, 1977, 201 p. (XXXIIe suppl. à Gallia) ; mais également : G.), GAUDRON (G.). — La Céramique sigillée d’Argonne des iie et iiie s. Paris, 1955, 249 p. (VIe suppl. à Gallia); LERAT (L.), JEANNIN (Y.). — La Céramique sigillée de Luxeuil. Annales Littéraires de l’Université de Besançon, Archéologie 9, Paris, 1960, 104p., 27pl. ; TERRISSE (J.R.). — Les Céramiques sigillées gallo‑romaines des Martres‑de‑Veyre (Puy‑de‑Dôme). Paris, 1968, 162 p., 58 pl. (XIXe suppl. à Gallia).
Allemagne : RICKEN (H.). — Die Bilderschüsseln der Römischen Töpfer von Rheinzabern. Tafelband, Darmstadt, 1942, 264 p.; RICKEN (H.), FISCHER (Ch.). — Die Bilderschüsseln… Text, Bonn, 1963, 347 p. (M.z.R.G.K., H. 7); FISCHER (Ch.). — Die Terra Sigillata‑Manufaktur von Sinzig am Rhein. Düsseldorf, 1969, 188p., 71 pl. ; HULD‑ZETSCHE (I.). — Trierer Reliefsigillata Werkstatt I. Bonn, 1972, 232 p., 69 pl. (M.z.R.G.K., H. 9).
Suisse : ETTLINGER (E.), ROTH‑RUBI (K.) — Helvetische Reliefsigillaten und die Rolle der Werkstatt Bern‑Enge. Bern, 1979, 136 p. (Acta Bernensia 8).
4 Voir par exemple: ROGERS (G.B.). — Poteries sigillées de la Gaule Centrale. I. — Les motifs non figurés. Paris, 1974, 196 p. (XXVIIIe suppl. à Gallia).
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