Version classiqueVersion mobile

Les maisons gallo-romaines d’Ambrussum (Villetelle-Hérault)

 | 
Jean-luc Fiches

 Chapitre 4. De la maison aux hommes

Texte intégral

1Les formes bâties sont la matérialisation des aspects du comportement de leurs occupants, elles constituent l’expression matérielle de leur genre de vie ; telle est la leçon des anthropologues qui nous invitent à dépasser les lectures déterministes de l’habitat, qu’il s’agisse de déterminisme géographique, géologique, écologique, voire économique (Rapoport 1972). De même pour l’historien, la maison est à la fois espace clos et protégé autour du foyer, espace sacré où s’expriment rites, symboles et croyances, instrument de travail relevant de fonctions économiques diverses ; elle a une signification sociale soit par le statut qu’elle exprime dans son architecture, soit par les différents groupes sociaux qu’elle abrite et qu’elle lie (Roux 1976 : 12‑29). Certes, il faut bien reconnaître qu’il n’est pas aisé de lire ces significations sans céder à la « surinterprétation ». Le cadre strictement matériel d’une maison ruinée, vidée de son mobilier, impose la prudence pour aborder ces questions. Mais ce squelette, sondé en lui‑même et interrogé par comparaison avec d’autres reconnus par ailleurs, reste irremplaçable pour aborder des questions fondamentales que l’archéologie ne peut esquiver ou occulter dans une démarche par trop positiviste.

2Le propos de ce chapitre est donc de fournir la définition la plus complète de ces maisons à cour intérieure d’Ambrussum. On en verra d’abord l’organisation déduite des données architecturales et du mobilier. On en soulignera l’originalité par comparaison avec d’autres habitations reconnues sur les oppida languedociens, avec des mansiones, des villae rusficae ou des domus urbaines.

3On pourra mieux alors situer ces maisons dans le processus d’urbanisation et de différenciation sociale qu’Ambrussum a connu au cours de son occupation. Ainsi apparaîtra un type de maisons villageoises gallo‑romaines dont on caractérisera l’économie ainsi que quelques traits de la mentalité de ses occupants.

L’organisation des maisons à cour intérieure

4Déjà lors d’une première analyse des maisons B et C, j’avais noté une opposition entre un corps central, organisé autour de la cour qui constituait la partie résidentielle de ces maisons et les côtés est et ouest occupés par des communs. La première partie se distinguait essentiellement par les aménagements particuliers de ses pièces avec du mortier de chaux (enduits peints, bétons de tuileaux) ; la seconde, d’aspect plus rustique, avait livré la totalité des instruments, des outils et des vases de stockage (Fiches 1976a : 89, fig. 69). Cette division est également marquée dans la maison A dont la meilleure conservation des vestiges permet de reconnaître la destination des différentes pièces et, par comparaison, de préciser celle des pièces des maisons B et C.

■ La partie résidentielle

5Dans la maison A, cette partie occupe les deux tiers de la surface utile de la maison. Elle se répartit par moitié entre une série de cinq pièces ouvertes sur la cour, et la cour elle‑même avec ses portiques. Ceux‑ci constituent, avec le couloir d’accès, les aires de distribution de la maison qui occupent plus du quart de la superficie, prenant ainsi une importance particulière dans l’espace intérieur de la maison.

6La cour proprement dite n’a pas reçu d’aménagement particulier, notamment pour la récupération des eaux pluviales. Toutefois, c’était la seule partie de la maison pourvue d’un décor architectural, conservé dans les maisons B (deux bases de colonnes) et C (stylobate). Son sol n’avait reçu aucun aménagement particulier ; sa fonction essentielle était l’éclairage des pièces qui l’entouraient, et son implantation au sud, dans les trois cas, ne pouvait qu’améliorer l’effet recherché. Il est d’ailleurs probable que sa superficie dépendait des possibilités de captage de la lumière en fonction de l’environnement, puisque la maison A, largement ouverte au sud, avait une cour deux fois moins vaste que la maison B limitée de ce côté par la maison C.

7Dans les trois habitations fouillées, la partie résidentielle est caractérisée par la présence de trois pièces au nord de la cour. La pièce centrale qui, par sa position et sa superficie, constitue la pièce principale de la maison est pourvue d’une baie ; elle est flanquée de deux pièces à porte étroite qui sont généralement de petite superficie (sauf dans la maison C, la pièce 11). Ces pièces se distinguent par leurs aménagements au mortier de chaux :

  • béton de tuileaux et enduits peints dans la maison B (pièces 1 à 3) et dans la pièce 6 de la maison A ;

  • enduits peints seulement dans la maison C (pièces 9 à 11 ) et peut‑être dans la pièce 4 de la maison A ;

  • enduits lissés dans la pièce 5 de la maison A.

8De tels aménagements permettent de rattacher à la partie résidentielle de ces maisons la pièce 6 de la maison B (enduits peints), située à l’est de la cour, et les pièces 2 et 3 de l’aile ouest de la maison A (enduits peints et bétons de tuileaux).

9Dans la maison A, le mobilier recueilli dans les pièces 4 et 5 au sol en terre battue confirme l’attribution de ces pièces à la partie résidentielle de l’habitat. En effet, la pièce 4 est celle qui a livré dans la maison la plus grande quantité de céramiques fines et de verrerie. La pièce 5, d’autre part, est celle qui a fourni le plus d’éléments métalliques à caractère décoratif. La découverte d’un fragment de statuette figurant Sucellus permet d’avancer qu’elle a pu abriter un laraire. La présence d’un socle de près de 4 m2 dans un de ses angles (supra, p. 54) est peut‑être en rapport avec la présence d’un meuble (lit ?).

■ Communs et dépendances

10La fouille des abords de la maison A a montré qu’il fallait associer aux communs intégrés dans la maison elle‑même des dépendances constituées par un bâtiment annexe et des aires découvertes : une impasse privatisée devant l’entrée principale de la maison à l’est et une terrasse basse accessible depuis la cour par un escalier. Des aires découvertes pouvaient aussi être aménagées dans les maisons B et C : certainement l’aire dallée no 5 située derrière l’entrée de la maison B ; peut‑être un espace occupant le même emplacement au sud de la pièce 12 dans la maison C ; peut‑être encore une partie du secteur ouest de la maison B si l’on suit les propositions faites pour la restitution de ses toitures.

11La maison A, inscrite dans un quartier moins serré que l’îlot du secteur I, n’a abrité, contrairement aux maisons B et C, qu’une petite partie de communs certainement en raison des possibilités offertes par les abords. On retrouve cependant dans la situation des pièces 1 et 7, qui sont les seules à entrer dans cette catégorie, une même répartition à l’ouest et à l’est du corps central que celle observée dans l’îlot. Ces deux pièces, qui n’ont reçu aucun aménagement au mortier de chaux, se distinguent à la fois par leur place et par le mobilier qu’elles ont livré.

12La pièce 1 correspond à l’endroit le plus reculé de la maison ; c’est la seule pièce ouverte sur la cour qui ne s’inscrive pas dans la partie résidentielle. On a vu qu’elle pouvait avoir reçu une cheminée d’aération dans la toiture (supra, p. 53). C’est, d’autre part, la pièce de la maison qui a livré la plus grande quantité d’amphores (37,2 % du mobilier de la pièce) dont deux fonds plats étaient plantés dans le sol, en son centre. On y verra donc une sorte de resserre.

13La pièce 7, au contraire, est proche de l’entrée de la maison ; elle s’ouvre sur le couloir et présente une porte charretière sur l’impasse. C’est plutôt une remise au sol irrégulier fait de recharges de sable et de gravier, pourvue sans doute d’un petit atelier puisque la pièce a livré les seuls outils de la maison (fig. 94). La présence d’une hipposandale suggère aussi qu’à côté d’une charrette, on pouvait abriter là aussi un animal de trait. Il est enfin possible que cette pièce ait été surmontée d’une paillère comme on l’a suggéré dans l’une des propositions de restitution des élévations de la maison, en raison surtout de l’épaisseur de la couche d’effondrement de ses murs (supra, p. 125). On rapprochera de cette pièce la pièce 7 de la maison B et la pièce 12 de la maison C, également situées derrière la façade orientale et pourvues d’une ouverture large.

  • 1 Ainsi en Camargue, malgré l’existence d’immenses troupeaux ovins dès le xvie s., on n’a construit d (...)

14Quant au bâtiment annexe ouvert face à l’entrée de la maison A, la présence de nombreux fragments de dolium dans la couche de destruction, où ils étaient mêlés à des morceaux de dalles en calcaire coquillier blanc, ne suffit pas pour en faire un lieu de stockage. Le plan et les dimensions feraient plutôt penser à un abri pour des animaux. La surface pourrait être celle d’une bergerie ; la largeur (3,80 m) s’accorde avec celle d’une écurie, destination suggérée aussi par la présence d’un outil en rapport avec la sellerie (supra, p. 105). Les troupeaux cependant pouvaient se trouver à l’extérieur de l’habitat et en plein air1

■ Un lieu de vie permanent

  • 2 Par comparaison, voir, par exemple, la cuisine de la villa de Settefinestre occupée aussi par un fo (...)

15Il est une pièce de la maison A (P. 8) qui, par sa situation près de l’entrée et par ses aménagements sommaires, aurait pu être rattachée aux communs et associée notamment à la pièce 7, située de l’autre côté du couloir. Mais elle s’en distingue par le mobilier qu’on y a recueilli. Les céramiques fines et communes y sont mieux représentées (77,3 % au lieu de 65,4 % en P. 7 et 36,7 % en P. 1), et surtout la pièce 8 est celle qui a livré la plus grande quantité de documents métalliques en rapport avec l’habillement, la parure et la toilette (fig. 91) et des éléments de meubles comparables à ceux des pièces 4 et 5 (fig. 92). Il s’agit d’un lieu de vie autour d’un foyer central. La diversité de son mobilier comme sa superficie (près de 40 m2) invitent à ne pas y voir seulement une cuisine2. C’est en fait un espace dissocié de la partie résidentielle par son emplacement et son aspect rustique qui reproduit, à l’intérieur d’une habitation plus vaste et de conception radicalement différente, la maison protohistorique : le rectangle ouvert en bordure d’un grand côté, le foyer central quadrangulaire, le sol en terre battue, qui a gardé la trace des vidanges du foyer et qui a livré un mobilier diversifié avec des déchets culinaires, caractérisaient déjà, bien souvent, les maisons des derniers siècles avant notre ère (Michelozzi 1982 : 67‑69, 72‑73) comme celle du iiie s. qui a été fouillée à Ambrussum même, dans le secteur I (fig. 99). De plus, le dépôt propitiatoire, qui a été découvert dans un angle, sous le sol de cette pièce et qui sera décrit plus loin, accentue l’ambiance indigène (Michelozzi 1982 : 76).

16Dans l’îlot du secteur I, on peut voir des espaces comparables à la pièce 8 de la maison A, dans la pièce 8 de la maison C pourvue également d’un foyer construit et dans la pièce 4 de la maison B qui n’avait pas conservé de traces de foyer mais qui présente des caractères et une situation identiques.

Des maisons originales

17Cherchant à comparer les maisons d’Ambrussum avec des constructions contemporaines ou de peu antérieures, j’ai dû rapidement me résigner à ne disposer que d’une maigre documentation qui ne laissait pas reconnaître ailleurs une architecture de même type, mais qui permettait pourtant de différencier très nettement ces maisons de constructions davantage soumises aux modèles romains (mansiones, villae rusticae, domus). Je m’en suis tenu ici, dans la plupart des cas, à des comparaisons limitées au midi de la Gaule pour prendre en compte d’éventuels particularismes de la région. C’est d’ailleurs par un examen de l’habitat des oppida languedociens aux ier s. av. et ier s. ap. J.‑C. que commencera cette série de comparaisons.

■ Maisons des oppida languedociens

18On connaît mal l’architecture domestique des oppida languedociens dans la seconde moitié du ier s. av. et du ier s. ap. J.‑C. En Languedoc oriental, l’oppidum des Castels à Nages, qui a fait l’objet des fouilles les plus étendues, connaît à partir de 30 av. J.‑C. une désaffection nette et la construction la plus récente qu’on y rencontre, établie vers le milieu du ier s. av. n. è. à proximité immédiate du fanum, a dû tenir compte d’un espace restreint dans une agglomération déjà constituée ; elle reste dans la tradition des maisons protohistoriques à pièces en enfilade (Py 1978 : 90). L’oppidum de l’Ermitage près d’Alès, au contraire, a livré une habitation partiellement reconnue (dont la surface habitée dépasse 70 m2) qui était couverte d’un toit de tuiles et qui comportait une décoration intérieure faite d’enduits peints et d’un sol mosaïqué (Dedet 1981 : 11‑12, 57‑59). La période d’occupation de cette maison située entre 50 et 20 av. n. è. fournit de nouveaux arguments pour placer dans le troisième quart du Ier s. av. n. è. un renouvellement important de certaines techniques de l’architecture domestique dans le midi de la Gaule. Mais qu’en est‑il de l’adoption de plans nouveaux sur les oppida ? Les niveaux de la seconde moitié du ier s. av. n. è. à Vié‑Cioutat (Dedet 1976 : 100‑101, 104‑105) ou au Marduel (Gallia, 37, 1979 : 547 ; 39, 1981 : 522‑524) rendent compte d’un urbanisme toujours inscrit dans la tradition protohistorique malgré des aménagements, dans le dernier cas, en béton de tuileaux. Et à Vié‑Cioutat, la maison la plus vaste (Sabrié 1984), sans doute contemporaine des maisons à cour intérieure d’Ambrussum, se rapproche davantage de l’habitat du quartier bas d’Ambrussum, avec ses cinq pièces aux murs couverts d’enduits peints et aux sol en béton de tuileaux, ouvertes sur un couloir.

19Les maisons à cour intérieure d’Ambrussum apparaissent donc comme tout à fait originales dans le contexte régional. On les comparera cependant à certaines constructions des quartiers hauts de la ville de Nîmes récemment mis au jour non loin du sanctuaire de la Fontaine, dans l’aire de l’agglomération protohistorique. Dans ce quartier en terrasses, en effet, ont été construites au ier s. de n. è., de part et d’autre d’une rue à caniveau central établi sur le rocher, des maisons de conception romaine, vraisemblablement pourvues d’un étage mais caractérisées par l’utilisation de techniques traditionnelles et une surface habitable modeste (Fiches 1982d : 71).

  • 3 Ces détails consignés dans le rapport de l’abbé Sigal (1929) n’ont pas été retenus par J. Jannoray  (...)

20Si l’on étend les comparaisons aux oppida du Languedoc « ibérique », le cas d’Ensérune atteste que des modèles de construction à l’italienne ont été mieux intégrés qu’à Ambrussum, et certainement à une date plus haute. La maison A du quartier ouest y témoigne en effet d’influences romaines précoces (Gallet 1968 ; Vatin 1970). C’est en fait une maison à atrium de type romain (fig. 97a) que C. Goudineau n’hésite pas à reconnaître, malgré sa datation incertaine, comme le plus ancien témoin de l’influence romaine dans l’architecture domestique de la future Narbonnaise (Goudineau 1979 : 193, 237‑238). Le site d’Ensérune a d’ailleurs livré des décors intérieurs du troisième quart du ier s. av. n. è. (Barbet 1968) dans une habitation ouverte sur une cour à silo‑citerne (Insula II, pièces 7 et 15) (Jannoray 1955 : 163‑165, 210). Cette maison de dimensions modestes a été divisée en deux pièces par une cloison en brique crue perpendiculaire au mur de fond ; et c’est lors de cet aménagement, qui a vu aussi la réduction de l’entrée munie alors d’un seuil au‑dessus de trois marches, que la partie ouest du bâtiment a été ornée d’enduits peints ; des piliers semi‑cylindriques, faits de fragments de briques liés au mortier et couverts d’enduits retrouvés dans la couche de destruction, complétaient le décor de la pièce3. Là encore le troisième quart du ier s av. n. è. apparaît comme une période de profondes transformations dans l’aménagement intérieur de l’habitat.

97. Maisons à atrium ; (a) Ensérune, (b) Aumes, (c) Glanum.

21La maison à atrium d’Ensérune, malgré son caractère exceptionnel, n’est certainement pas isolée. L’oppidum du Pioch‑Balat à Aumes, dans la vallée de l’Hérault, a livré, en effet, au cours d’une fouille ponctuelle, des structures qui ont été interprétées comme appartenant à un temple (Gondard 1949). Il s’agit en fait d’un stylobate (fig. 97b) qui limite une cour carrée de 5,70 m de côté, donc plus grande que celle d’Ensérune (4,65 m), et qui avait conservé une base de colonne à double tore sur un socle carré de 0,80 à 0,90 m. De tels socles étaient établis dans les angles et au centre de chaque côté, alors qu’à Ensérune il n’y avait que des colonnes d’angles sur des socles de 1 m de côté. Les fouilleurs d’Aumes n’ont effectué que le dégagement de cette structure : de la tranchée pratiquée à l’intérieur, ils ne disent rien et on ne peut savoir s’il y avait là, comme à Ensérune, un impluvium. En revanche, un sondage à l’extérieur leur a livré la trace d’un dallage correspondant au sol des portiques ; ces derniers étaient larges d’au moins 2,50 m, à Ensérune ils atteignaient 3,30 m environ.

22On comparera également cet atrium d’Aumes à celui de la maison XI de Glanum (fig. 97c) de dimensions comparables à celui d’Ensérune, mais qui comporte aussi des colonnes au centre de chaque côté et dont l’un des portiques atteint 3,70 m de largeur (Rolland 1932 ; 1946 : 132‑135).

23Il est donc possible que l’habitat indigène de la région de Narbonne et de Béziers ait pris en compte plus tôt et de façon plus fidèle des schémas de construction romains, alors qu’autour de Nîmes les influences, plus tardives, étaient davantage adaptées aux savoir‑faire locaux. Ce pourrait être une des conséquences du développement inégal des deux Languedoc, à l’époque préromaine, dont les cultures matérielles distinctes sont le reflet, en même temps que des conditions différenciées de l’implantation romaine en Transalpine (Clavel‑Lévêque 1975 ; Dedet 1979 ; Roman 1978).

Mansiones, domus et villae

  • 4 Il est, en effet, qualifié de mutatio et non de mansio dans l’itinéraire de Bordeaux à Jérusalem.
  • 5 Voir, par exemple, le plan des auberges du Petit‑Saint‑Bernard et d’Einod : GRENIER (A.). — Manuel (...)

24Ambrussum ayant joué le rôle de relais sur la voie domitienne, il convient de se demander si ces maisons n’ont pas quelque rapport avec cette fonction, même si l’oppidum constituait plutôt un relais pour les bêtes qu’une station d’étape4. L’identification exacte des bâtiments spécialisés découverts dans les stations routières, et cités par ailleurs dans les textes, reste délicate et l’on connaît mal la structure des relais (Chevallier 1972 : 214‑215). Mais les auberges, ou mansiones, possèdent généralement une grande cour ouverte sur l’extérieur et directement en communication avec la route. En tout cas, les rares plans connus, notamment en Gaule, en Norique et en Bretagne, ne rappellent en rien les maisons d’Ambrussum5. Tout au plus, on pourrait admettre que le long bâtiment qui fait face à la maison A dans le secteur IV, dans la mesure où il s’agit bien d’une écurie, avait un rapport avec le relais. Mais, on le verra plus loin, l’économie de ces maisons est essentiellement celle de maisons villageoises.

25Peut‑on dans ces conditions les rapprocher de villae rusticae ? La comparaison la plus proche, dans le temps et dans l’espace, est fournie par la villa à péristyle correspondant à l’état tardo‑augustéen de la maison au dauphin à Vaison‑la‑Romaine (Goudineau 1979 : 115‑ 129). Certes les parements des murs y présentent un aspect très voisin de ceux d’Ambrussum ; mais le rapprochement s’arrête là. A Vaison, la cour autour de laquelle s’organisent les bâtiments est un véritable péristyle, l’emprise au sol des constructions est trois fois plus importante qu’à Ambrussum et le plan présente une certaine rigueur en raison de l’utilisation d’une métrologie romaine (un actus quadratus). Cette comparaison avec une maison construite probablement à partir de cartons et de plans‑types d’origine italienne, « selon des canons rigides mais imparfaitement mis en oeuvre » (Goudineau 1979 : 242), permet, en tout cas, de relativiser l’importance des maisons d’Ambrussum et les influences romaines dont elles témoignent.

  • 6 A Narbonne, domus du Clos de la Lombarde : Gallia, 36, 1978, pp. 435‑436 ; 37, 1979, pp. 523‑524 ; (...)

26Malgré un souci d’imitation évident, les maisons d’Ambrussum ne procèdent pas de ce monde urbain à la romaine qui se développera à Vaison et dont les villae sont, en quelque sorte, la reproduction à la campagne. On retrouve certes, dans les domus à péristyle récemment mises au jour à Narbonne ou à Nîmes6, le même schéma d’une pièce centrale largement ouverte dans l’axe de la cour ; mais là comme à Vaison, les dimensions et le parti architectural sont tout autres. Le rapprochement le plus significatif concerne en définitive une domus de Glanum (fig. 98) — la maison XII, dite « de Sulla » — qui a conservé, dans l’une de ses pièces, une décoration murale du milieu du ier s. av. n. è. et dont un des murs de l’atrium portait un graffite daté de 32 av. n. è. (Barbet 1974 : 81‑97). Cette maison présente, en effet, sur deux côtés de l’atrium au sol bétonné et vraisemblablement pourvu de portiques, deux séries de trois pièces (Rolland 1946 : 118‑128 ; 1958 : 120‑125). Le plan et l’orientation sont tout à fait comparables à ceux de la maison A d’Ambrussum amputée de sa partie est (couloir, P. 7 et 8). Les deux corps de bâtiments, moins larges qu’à Ambrussum, sont aussi d’inégale largeur et la superficie totale (15 x 16,5 m) est sensiblement la même que celle de la partie correspondante dans la maison A, même si les pièces y sont, pour la plupart, un peu plus petites. Comme à Ambrussum, l’entrée est à l’est, sur la cour qui occupe une surface sensiblement égale (115 m2). La pièce centrale de l’aile nord, qui est aussi pourvue d’une baie sur toute sa largeur, possède un sol en opus tessellatum qui porte le nom de Sulla et une décoration murale. Elle est flanquée de deux petites pièces dont l’une, au sol en opus signinum et aux murs peints, avait une entrée plus large que l’autre au sol bétonné et sans restes de décoration murale. Comme à Ambrussum, la pièce la plus vaste est dans l’angle nord‑ouest. A Glanum, elle possède un sol en béton de tuileaux et a conservé quelques restes d’enduit derrière une porte au seuil sans traces de fermeture. Les deux autre pièces de l’aile ouest sont proportionnellement plus vastes que celles d’Ambrussum ; leur entrée est plus large, notamment celle de la pièce centrale avec une baie de près de 3 m marquée par un seuil à glissière. Pourtant si celle‑ci avait un sol bétonné, l’autre n’avait qu’un sol de terre battue sous des murs couverts d’enduits peints. Ainsi, avec la Maison de Sulla, conçue vers le milieu du ier s. av. n. è., on se trouve devant un modèle possible pour les maisons à cour intérieure d’Ambrussum, en particulier pour la maison A qui complète ce schéma par l’adjonction, à l’est, d’un couloir flanqué de deux pièces.

● 98. La Maison de Sulla à Glanum (en bas) comparée à la maison A d’Ambrussum (en haut).

Processus d’urbanisation et de différenciation sociale

27En étudiant, dans le premier chapitre, les conditions d’implantation des maisons à cour intérieure, j’ai déjà eu l’occasion de souligner combien était mal connue l’architecture domestique de l’oppidum avant notre ère. On a pu cependant fouiller dans le secteur I (Fiches 1976a : 33‑34) une habitation à pièce unique occupée dans la première moitié du iiie s. av. n. è., qui s’inscrit tout à fait dans ce que l’on sait de la maison protohistorique dans la région (Michelozzi 1982 : 41) : limitée par des murs épais de 0,60 m en pierre locale liée à l’argile, elle avait un plan rectangulaire d’une superficie de 40,50 m2; elle présentait un sol de terre battue aménagé sur un hérisson caillouteux ; elle s’ouvrait au sud, à l’extrémité ouest de l’un de ses longs murs, par une porte large de 1,20 m environ. Le seul aménagement intérieur était constitué par une banquette de pierres posée sur le sol, longue de 4 m depuis l’angle nord‑est et disposée à 0,40 m du mur nord sans lui être exactement parallèle (fig. 99). Ainsi, avant même l’aménagement du rempart dans la seconde moitié du iiie s. av. n. è., la colline d’Ambrussum connaissait une première urbanisation grâce à l’adoption de constructions en pierre de plan rectangulaire qui imposaient une certaine régularité dans leur organisation, même s’il est impossible d’affirmer l’existence d’un plan très régulier comme celui qui a été découvert à Nages.

● 99. Secteur I. Constructions de la première moitié du IIIe s. av. n. è., antérieures au rempart (Les hachures marquent la limite de la fouille à ce niveau).

28La construction du rempart à tours elliptiques et tour monumentale de sommet, sans doute accompagnée de la réalisation d’un monument en appareil pseudo‑isodome (Fiches 1983a : 83), constitue une étape essentielle dans le processus d’urbanisation que connaît l’agglomération protohistorique d’Ambrussum (Fiches 1979a).

29Une nouvelle étape est marquée par la création de terrasses, datée de la fin du iie s. dans le secteur IV. Mais, comme on l’a vu dans le chapitre premier, l’habitat qui se développe dans ce cadre est fait de bâtiments longs et étroits, séparés par des passages parallèles aux terrasses. Malgré quelques incertitudes, la physionomie du quartier devait donc être proche de ce qui a été observé, pour la même époque, dans plusieurs quartiers de l’oppidum de Nages (Py 1978 : 153‑157).

30C’est certainement vers le milieu ou dans le troisième quart du ier s. av. n. è., selon les données du secteur IV, que la physionomie, sinon le plan de la maison, s’est modifiée, caractérisant ainsi une étape supplémentaire du processus d’urbanisation. C’est alors que se développent les couvertures de tuiles avec utilisation d’antefixes (fig. 30) et que s’étend l’usage de la pierre de taille dans l’architecture domestique. C’est aussi vraisemblablement à cette période que l’urbanisme de l’oppidum se transforme avec la construction d’un bâtiment public en forme de portique derrière l’entrée sud de l’agglomération et le pavage de la voirie principale (Fiches 1980a: 150‑152). Les fouilles conduites dans le quartier bas ont confirmé l’usage d’enduits au mortier lissé dans des pièces occupées dans la seconde moitié du ier s. av. n. è. (Fiches 1981). Enfin deux bases de colonnes se rapportent à une architecture précoce (fig. 100). L’une d’elles, réemployée en bordure de la voie pavée qui constitue l’artère principale de l’agglomération (Bessac 1979 : fig. 9), présente des moulures identiques à celles des bases de Glanum (séries 4 et 5) que C. Goudineau propose de dater de la deuxième moitié du ier s. av. n. è. (Goudineau 1979 : 209‑211). L’autre, du même type, avec deux tores inégaux et qui a conservé la partie du fût intégrée à la base, a été trouvée en réemploi dans le portique de la rue principale du quartier bas, dans son état de la fin du iie s. (Fiches 1981 : fig. 12, 21). Les bases de colonnes retrouvées dans la cour de la maison B témoignent d’une simplification de ce schéma avec un élargissement de la scotie et l’aplatissement des tores différenciés seulement par une rainure alors qu’une partie du fût reste intégrée à la base (Bessac 1979 : fig. 10). La présence de ces colonnes peut témoigner de l’existence de maisons à cour intérieure plus anciennes que celles qui ont été découvertes. Cependant, on doit souligner que ce type d’habitation qui a été reconnu dans deux quartiers différents de l’oppidum n’était pas le seul en usage à cette époque à Ambrussum. Dans le quartier bas, qui n’était certainement pas soumis aux mêmes contraintes d’espace que les quartiers situés dans l’enceinte, existe dès le deuxième tiers du ier s. av. n. è. une sorte de ferme intégrée dans un réseau de voirie (fig. 101, 102) qui occupe une superficie supérieure à celle des maisons à cour intérieure (480 m2 environ). Cette ferme, qui a fait l’objet de recherches précises entre 1979 et 1985, présente à l’époque augustéenne un bâtiment de cinq pièces ouvertes au sud sur une galerie. Parmi ces pièces, au sol en terre battue et aux murs couverts d’un enduit de mortier lissé, aucune ne se distingue par une large baie. Les plus petites (11 à 12 m2) sont au centre ; la plus vaste (31 m2) est à l’est et seule la pièce la plus proche de l’entrée à l’ouest (24 m2) a une porte plus large que les autres (1,72 m au lieu de 1 m à 1,10 m). L’entrée principale est une porte charretière ouverte au sud de la galerie ; elle commande une grande cour limitée à l’est par un bâtiment de communs. Malgré des transformations imposées par les inondations que le quartier subissait régulièrement, ce type de ferme fonctionnait selon un plan identique, alors que dans la ville haute étaient adoptées les maisons à cour intérieure.

● 100. Eléments d’une architecture précoce : (a) chapiteau, (b, c, d) bases de colonnes.

● 101. Maison du quartier bas d’Ambrussum (état de la fin du Ier s. av. n. è.).

 102. Maison du quartier bas d’Ambrussum (état de la seconde moitié du Ier s. de n. è.).

31Ainsi, au cours du ier s. av. n. è., de nouvelles conceptions de la maison s’imposent à Ambrussum. Sur l’oppidum lui‑même, les maisons à cour intérieure apparaissent comme l’ultime étape du processus d’urbanisation dont on vient de mettre en évidence quelques jalons. Ce processus, que n’a ni arrêté ni même freiné la conquête romaine, illustre l’évolution de la communauté indigène. L’adoption, à partir du milieu du ier s. av. n. è., de techniques nouvelles et de nouveaux aménagements dans l’architecture domestique témoigne du degré d’acculturation de cette communauté. D’autre part, le passage d’unités d’habitation, réduites encore à environ 40 m2 au début du ier s. av. n. è., à des unités dix fois plus vastes un peu plus d’un siècle plus tard traduit un processus de concentration foncière. Celui‑ci est peut‑être encore plus fort que ne le laisse supposer un tel écart, si l’on tient compte des dépendances que la maison A contrôlait sur une superficie supérieure à la sienne (400 m2). Cette évolution foncière a dû accompagner un accroissement des écarts sociaux au sein de la communauté indigène. Les causes en remontent sans doute à la conquête romaine qui stoppa les possibilités de reproduction intégrale de la communauté. Dans cette optique, l’abandon des maisons à cour intérieure de la colline d’Ambrussum au début du iie s. peut marquer l’éclatement de cette communauté, Toutefois, le déplacement définitif de l’habitat dans le quartier bas remanié à cette époque pourrait être aussi l’indice d’une adaptation nouvelle.

32Mais les maisons à cour intérieure témoignent en elles‑mêmes du fort peuplement et de la hiérarchie qui caractérisaient alors la communauté d’Ambrussum. En effet, pour l’anthropologue A. Rapoport : « on trouve les maisons à patio […] dans des cultures qui sont à la fois surpeuplées et hiérarchiques et la primauté de telles maisons dans toutes leurs manifestations […] (Chine, Grèce, Rome, Islam, Indes, Amérique latine) […] peut être due à un besoin semblable. Leur principe est le même et leur forme ne change pas pendant de longues périodes et sur de grandes régions. On a besoin de se retirer tout en restant sur le territoire familier du groupe familial ou du clan — et la séparation des domaines permet d’obtenir cela. Dans les cultures qui ne possèdent pas de hiérarchie de l’encombrement, on ne trouve pas ce type de développement » (Rapoport 1972 : 113).

  • 7 IV, 1, 12. Sur ce texte et ceux de Pline et César relatifs à la région, voir C. Goudineau (Goudinea (...)

33A propos du surpeuplement, revient à l’esprit le témoignage de Strabon qui notait déjà « la population remarquablement nombreuse » habitant les « komai » tributaires de Nîmes7. Ambrussum était sans doute au rang de ces communautés dans lesquelles l’adoption de la maison à cour intérieure n’a pas été seulement celle d’un modèle importé et adapté, mais correspondait à la fois à une occupation plus rationnelle de l’espace et à une hiérarchisation sociale plus poussée (Fiches 1982c). En étudiant plus haut l’organisation de la maison j’ai fait une place à part à la pièce 8 dans la maison A. Lieu de vie permanent reproduisant l’espace de la maison protohistorique, cette pièce, située à proximité de l’entrée, apparaît réservée à des dépendants alors que les propriétaires vivaient autour de la cour.

Des maisons villageoises gallo‑romaines

34Les maisons à cour intérieure d’Ambrussum se situent donc au terme d’un processus d’urbanisation propre à l’oppidum et qui reflète l’évolution d’une communauté indigène confrontée à des problèmes de surpeuplement et de hiérarchisation. Elles sont aussi des réalisations originales qui rendent compte de solutions propres mises en œuvres par cette communauté ouverte aux influences romaines ; leur architecture se différencie nettement de constructions antérieures plus conformes aux modèles romains, comme la maison à atrium du quartier ouest d’Ensérune ou la villa à péristyle de Vaison‑la‑Romaine. C’est donc sans perdre de vue cette limite qu’il convient d’envisager maintenant l’économie de ces maisons et d’esquisser quelques traits de la mentalité de leurs occupants.

■ Économie

35Les documents archéologiques susceptibles d’apporter des renseignements sur l’économie de la maison sont peu nombreux et souvent d’interprétation délicate. Ils ne se différencient guère, en tout cas, de ceux qui caractérisent déjà la période précédente.

  • 8 Sur cette étiquette, voir supra, p. 105, no 70. A propos de la mention aminneum, qui n’est pas rare (...)

36Il en est ainsi des meules rondes en basalte, et sans doute aussi des dolia, en rapport avec des cultures céréalières. Le seul témoin à rapporter à la viticulture est cette étiquette en plomb d’interprétation délicate, mais qu’il faut mettre davantage en rapport avec le commerce plutôt qu’avec une production locale (fig. 87) ; en effet, des raisins y sont mentionnés sans équivoque dès le premier mot (uvas) alors que le dernier mot de la première ligne (amini ou amine) peut désigner le cépage le plus fameux dans le monde romain (aminnea vitis) 8. L’ensemble du mobilier métallique en revanche, et l’outillage en particulier, donne l’image d’une maison rurale proche de l’entité protohistorique qu’elle prolonge assez fidèlement. L’étude de la faune de la maison A, qu’on trouvera développée ci‑après par P. Columeau, marque également une certaine stabilité dans la place de l’élevage par rapport à la chasse et dans la consommation des différentes espèces élevées. Les habitants de la maison sont des consommateurs de viande de bœuf pour plus de la moitié de leur alimentation carnée et des consommateurs de porc pour un quart. C’était déjà le cas aux iiie et iie s. av. n. è. S’il y a eu des changements dans ce domaine, ils sont surtout sensibles au ier s av. J.‑C. où progresse nettement l’élevage des ovins et des caprins, sans qu’on puisse valablement expliquer pour l’instant ce phénomène,

37Lié à l’élevage ovin, l’artisanat textile dont témoignent seuls quelques pesons en terre cuite devait trouver sa place dans la maison comme aux siècles précédents.

38Ainsi, la maison à cour intérieure ne laisse paraître dans son mobilier aucune élévation du niveau technique par rapport à la période précédente. Mais si continuité il y a, c’est celle d’une communauté indigène qui n’a pas été éliminée mais qui tente de se reproduire. Les sociétés antiques voient, en effet, l’essentiel de leurs forces productives se traduire en forces de travail. Les premières peuvent donc être modifiées suivant les formes et le degré d’exploitation que revêtent les secondes ; c’est dire que la modification des rapports sociaux de production est essentielle.

  • 9 Sur la définition de cette exploitation paysanne (« peasant economy »), voir M. Corbier (Corbier 19 (...)

39Il n’est pas possible d’affirmer qu’un changement dans l’organisation de l’habitat traduit automatiquement l’existence de rapports sociaux d’une nature différente de ceux qui fonctionnaient auparavant. Mais l’apparition des maisons à cour intérieure à Ambrussum est la marque d’une hiérarchisation plus poussée ; elle traduit au moins que les rapports sociaux qui fondaient la communauté indigène sont exacerbés. Si l’on compare en outre la physionomie de l’oppidum de Nages aux iiie et iie s. av. n. è. et celle d’Ambrussum au ier s. de n. è., on peut y voir deux phases d’une évolution liée au rapport avec la terre et le territoire. A Nages, ressort le cadre communautaire du quartier, marqué par la répartition régulière de petites unités d’habitation et dominé par une autorité capable de concevoir et de décider construction et transformations. A Ambrussum, la maison apparaît comme un tout complexe dans lequel les pièces utilitaires et les dépendances ont une grande part. On avancera que l’unité productive qui fonctionnait naguère au niveau de l’ensemble de la communauté fonctionne désormais au niveau de la maison au sein du village. Une telle unité ne correspondait pas à une grande exploitation. Il suffit en effet de rappeler qu’elle est trois fois moins grande que la villa rustica de Vaison pour situer à la fois la richesse de ses propriétaires et leurs possibilités d’exploitation. A l’inverse, on est obligé d’exclure une exploitation paysanne tournée vers l’autoconsommation9, si l’on tient compte de la hiérarchie traduite par le plan de la maison. En outre, la situation d’Ambrussum sur la voie domitienne était favorable à une ouverture vers le marché extérieur — ne serait‑ce que celui de la ville voisine de Nîmes — qui prédisposait au développement d’un type moyen d’exploitation.

40Proto‑cité indigène avant la conquête romaine, Ambrussum se trouve placé, après l’organisation de la province, dans la mouvance de Nîmes qui s’affirme comme une ville quarante fois plus vaste que l’oppidum. Dans ce contexte, où sont modifiés les rapports avec le territoire et plus globalement le mode de production, Ambrussum apparaît désormais comme un village. Ses maisons villageoises se distinguent des maisons paysannes par la place prépondérante qu’y tiennent les pièces de séjour et de communication. Si elles prennent des allures de domus urbaines, rappelant notamment des constructions de Glanum, elles restent rustiques dans leurs aménagements et modestes par leur superficie.

■ Traits de mentalité

  • 10 On notera, à propos de ce texte, qu’Ambrussum n’a pas encore livré d’inscription lapidaire, contrai (...)

41L’acculturation dont témoignent les maisons à cour intérieure d’Ambrussum se manifeste dans le mélange de technologies et d’aménagements indigènes et romains, comme on l’a vu plus haut. Mais elle touche aussi aux mentalités autant qu’on puisse en juger à partir de documents trop rares. Ainsi, l’étiquette en plomb découverte dans la pièce 7 de la maison A (fig. 87) traduit au moins une compréhension du latin de la part des occupants10, et le stylet en os de la pièce 8 (fig. 87) ainsi que le stylet métallique découvert dans la cour (fig. 34, no 4) permettent de les voir familiers d’un système de comptabilité sinon de l’écriture. En tout cas, ils avaient adopté le système pondéral romain comme en témoigne le triens découvert dans la pièce 4 (supra, p. 105, no 72). Mais ce sont surtout aux pratiques religieuses que se rapportent les indices recueillis.

■ Rites de protection de la maison

42La fouille de la pièce 8 de la maison A a révélé dans l’angle nord‑est, sous le sol, un dépôt à caractère votif (fig. 103 et 104) sous la forme d’une urne en céramique grise à points de chaux dont le contenu était couvert par un fond de vase en céramique sableuse gris clair, retaillé. Sous celui‑ci, se trouvaient le squelette d’un serpent (probablement une vipère, selon P. Columeau) et un clou en fer. De tels dépôts ont été découverts dans l’habitat de Nages de la seconde moitié du ier s. av. n. è. (Py 1978 : 328). L’urne y était placée dans un caisson de pierre et couverte par une lauze ; elle contenait, dans un cas, les restes d’un volatile, et dans l’autre, la partie médiane d’une couleuvre. Un ex‑voto propitiatoire de ce type avec un oiseau a également été signalé sous le sol d’une case du ier s. av. n. è., à Ensérune (Py 1978 : 328, note 29). C’est encore à une ambiance indigène que renvoie le dépôt d’Ambrussum plus récent que les autres. Il a d’ailleurs été placé dans l’angle d’une pièce dont j’ai déjà souligné qu’elle reconstituait, à l’intérieur de la maison, l’espace et les aménagements de l’habitation protohistorique.

● 103. Maison A. Dépôt propitiatoire in situ, dans un angle de la pièce 8.

104. Le mobilier du dépôt propitiatoire de la pièce 8.

  • 11 Il s’agit d’un as d’Agrippa et d’un as de Claude I (Fiches 1976a : 119, no 47, 48). Sur les luck co (...)

43Le dépôt de monnaies trouvé sous le foyer de la maison C renvoie également à un rite de protection ; il est comparable aux luck coins placées dans les cavités d’emplanture de certains navires antiques. Mais il n’a pas pour l’instant de précédent dans l’habitat indigène11. Le choix de monnaies impériales et la comparaison avec un usage maritime laissent plutôt supposer une coutume étrangère au substrat local.

■ Les divinités de la maison

  • 12 Il convient de rappeler ici la découverte d’une Vénus en terre cuite sous la maison A (fig. 35, 1 )

44Le mobilier de la maison A a livré deux figurines de divinités en bronze (fig. 105) : une applique de coffre, faite d’un buste de Diane, découverte dans la pièce 8 et un fragment de statuette correspondant au maillet de Sucellus, dans la pièce 512. Pour la première (Feugère 1982), qui est vraisemblablement de fabrication locale, on ne peut être sûr que les occupants de la pièce aient reconnu en elle la divinité gréco‑romaine, mais que des indigènes aient éprouvé le besoin d’ajouter à leur coffre une dimension décorative par un buste en bronze dénote une importante évolution de leur mentalité.

● 105. Buste de Diane et maillet de Sucellus en bronze, découverts dans la maison A.

cliché Chéné, C.N.R.S., C.C.J.

45Quant à la seconde, elle évoque une grande divinité celtique, le dieu au maillet, « le seul dieu gaulois qui ait été réellement figuré en une série comparable à celle des grands dieux romains (...) Sucellus était à la fois dieu du ciel, dieu de la prospérité, dieu de la guerre, dieu infernal ; il serait encore l’équivalent du Dis Pater romain, proche du Charon étrusque aussi, et dieu astral » (Boucher 1976a : 164).

■ Un lieu de culte proche de la maison A

46A l’extérieur de la maison A, le long de la façade ouest, on a découvert un petit autel votif en pierre de Lens (fig. 106) tout à fait comparable à la série mise au jour, quelques dizaines de mètres plus loin, dans l’éboulis de la tour 18 du rempart. Ce dépôt d’objets votifs, qui comportait aussi des gobelets carénés et des petites ollae, a été rejeté à la fin du règne de Tibère (Fiches 1978b), c’est‑à‑dire vers l’époque où a été construite la maison à cour intérieure. Il a pu être mis en relation avec d’autres dépôts de même type découverts sur l’oppidum de Nages et contre l’enceinte augustéenne de Nîmes, tous trois en rapport avec des cultes de hauteur liés à une fortification encore utilisée ou abandonnée. Il est malheureusement difficile de saisir à Ambrussum le rapport exact qui pouvait exister entre un tel lieu de culte et l’habitat domestique.

● 106. Autel votif en pierre des Lens recueilli à l’ouest de la maison A (éch. 1 :3).

Notes

1 Ainsi en Camargue, malgré l’existence d’immenses troupeaux ovins dès le xvie s., on n’a construit de bergeries qu’au xviiie s. Cf. : DUCLOS (J.‑C). — A propos des bergeries de Camargue. Courrier du parc naturel régional de Camargue, mars 1976, no 7, pp. 10‑19 et notamment pp. 11‑13. Suivant les normes indiquées là (3 bêtes au m2), le bâtiment d’Ambrussum aurait pu accueillir jusqu’à 240 brebis.

2 Par comparaison, voir, par exemple, la cuisine de la villa de Settefinestre occupée aussi par un foyer central mais dont la superficie n’atteint pas 10 m2, Cf. Esclaves et maîtres en Etrurie romaine, pl. 38.

3 Ces détails consignés dans le rapport de l’abbé Sigal (1929) n’ont pas été retenus par J. Jannoray ; A. Barbet les a ainsi ignorés en décrivant les enduits.

4 Il est, en effet, qualifié de mutatio et non de mansio dans l’itinéraire de Bordeaux à Jérusalem.

5 Voir, par exemple, le plan des auberges du Petit‑Saint‑Bernard et d’Einod : GRENIER (A.). — Manuel d’archéologie gallo‑romaine, II, 1. L’Archéologie du sol. Les routes. Paris, 1934, pp. 208‑212 ; celui de la station de Pouillé‑Thézée : CHEVALLIER (R.). — Gallio Lugdunensis In : Aufstieg und Niedergang der römischen Welt. Geschichte und Kultur Poms im Spiegel der Neueren Forschung. Il, 3, Berlin ‑ New‑York, 1975, p. 980 , fig. 45 ; et celui de l’auberge du fort de Benwell sur le mur d’Hadrien: BIRLEY (E.). — Research on Hadrian’s Wall. Kendal, 1961, p. 165, fig. 26.

6 A Narbonne, domus du Clos de la Lombarde : Gallia, 36, 1978, pp. 435‑436 ; 37, 1979, pp. 523‑524 ; 39, 1981, pp. 503‑ 504. Pour Nîmes, voir Fiches (Fiches 1982d : 71) (maison de la rue Poldo d’Albenas notamment).

7 IV, 1, 12. Sur ce texte et ceux de Pline et César relatifs à la région, voir C. Goudineau (Goudineau 1976 : 105‑114).

8 Sur cette étiquette, voir supra, p. 105, no 70. A propos de la mention aminneum, qui n’est pas rare sur les amphores gauloises, voir : LIOU (B.), MARICHAL (R.). — Les Inscriptions peintes sur amphores de l’anse Saint‑Gervais. Archaeonautica, 2, 1978, pp. 145 et sq.

9 Sur la définition de cette exploitation paysanne (« peasant economy »), voir M. Corbier (Corbier 1979 : 24‑25).

10 On notera, à propos de ce texte, qu’Ambrussum n’a pas encore livré d’inscription lapidaire, contrairement à d’autres agglomérations de la cité de Nîmes. Seule, l’inscription CI.L., XII, 4169, trouvée à Villetelle en 1773, peut provenir d’une des nécropoles du village. Il s’agit d’une stèle à sommet cintré qui porte dans un cartouche le nom de deux citoyens : C. STATIVS/ CANTABER/ L. STATIVS NOVELLVS.

11 Il s’agit d’un as d’Agrippa et d’un as de Claude I (Fiches 1976a : 119, no 47, 48). Sur les luck coins à valeur votive, voir notamment : CHEVALIER (Y.). — La Cavité d’emplanture avec monnaie de l’épave antique de l’anse Gerbal à Port‑Vendres. R.A.N., I, 1968, pp. 263‑269 (avec bibliographie). Depuis cette étude, de telles monnaies ont été trouvées sur des épaves du ier s. av. n. è. Cf. : TCHERNIA (A.), POMEY (P.), HESNARD (A.). — L’Épave romaine de la Madrague de Giens (Var). 34e suppl. à Gallia, Paris, 1978, p. 16 ; CHARLIN (G.), GASSEND (J.‑M.), LEQUEMENT (R.). — L’Épave antique de la baie de Cavalière (Le Lavandou, Var). Archaeonoutica, 2, 1978, pp. 45 et 74.

12 Il convient de rappeler ici la découverte d’une Vénus en terre cuite sous la maison A (fig. 35, 1 ).

Table des illustrations

Légende 97. Maisons à atrium ; (a) Ensérune, (b) Aumes, (c) Glanum.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/32113/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 90k
Légende ● 98. La Maison de Sulla à Glanum (en bas) comparée à la maison A d’Ambrussum (en haut).
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/32113/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 61k
Légende ● 99. Secteur I. Constructions de la première moitié du IIIe s. av. n. è., antérieures au rempart (Les hachures marquent la limite de la fouille à ce niveau).
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/32113/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 41k
Légende ● 100. Eléments d’une architecture précoce : (a) chapiteau, (b, c, d) bases de colonnes.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/32113/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 19k
Légende ● 101. Maison du quartier bas d’Ambrussum (état de la fin du Ier s. av. n. è.).
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/32113/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 69k
Légende  102. Maison du quartier bas d’Ambrussum (état de la seconde moitié du Ier s. de n. è.).
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/32113/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 52k
Légende ● 103. Maison A. Dépôt propitiatoire in situ, dans un angle de la pièce 8.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/32113/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 73k
Légende 104. Le mobilier du dépôt propitiatoire de la pièce 8.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/32113/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 20k
Légende ● 105. Buste de Diane et maillet de Sucellus en bronze, découverts dans la maison A.
Crédits cliché Chéné, C.N.R.S., C.C.J.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/32113/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 36k
Légende ● 106. Autel votif en pierre des Lens recueilli à l’ouest de la maison A (éch. 1 :3).
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/32113/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 16k

© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1986

Licence OpenEdition Books

Lire

Open access

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search