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La civilisation des Champs d’Urnes

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Patrice Brun

Conclusion

Texte intégral

1Pour la majorité des protohistoriens, l’entité culturelle dite des « Champs d’Urnes » dure depuis le Bronze final I ou Bronze D jusqu’au Hallstatt ancien ou Hallstatt C. Le système chronologique de J.‑J. Hatt s’inspire largement de la chronologie allemande ; aussi repose‑t‑il sur des documents d’affinité orientale. Pendant la période étudiée ici, le Bassin parisien se trouve partagé en deux zones archéologiquement très différentes. La partie est fournit les ensembles les plus nord‑occidentaux de la « culture des Champs d’Urnes ». Cette situation marginale permet l’analyse critique d’un concept flou et d’interprétations « migrationnistes » fragiles.

2Depuis une vingtaine d’années, en France, on s’est le plus souvent contenté de ranger les documents dans les tiroirs préfabriqués du système chronologique en vigueur. Il a semblé plus fructueux de procéder à un classement propre à la documentation régionale, à partir d’une typologie rigoureuse appliquée aux objets associés en ensembles clos. La confrontation de ces résultats de valeur locale avec ceux obtenus alentour est intervenue dans un second temps seulement.

3Une fois le cadre typo‑chronologique bien calé, on a pu tenter une étude de type sociologique, puis avancer des hypothèses d’ordre historico‑culturel.

4Enfin, il est devenu possible de tester le modèle des « Champs d’Urnes » sur des connaissances solides et localement cohérentes.

5Pour plusieurs raisons il a semblé nécessaire de se livrer à une revue assez détaillée de l’évolution de la recherche. D’une part, la problématique centrale exigeait de suivre le concept de « Champs d’Urnes » depuis sa naissance et à travers ses éventuelles modifications de contenu. D’autre part, la puissance d’une telle idée recélait très probablement des implications pour l’organisation des systèmes typo‑chronologiques. Enfin, il n’était pas indifférent de combler un vide dans la littérature archéologique française.

6On a constaté l’abandon hâtif, sans procès sérieux, du système de J. Déchelette. On a senti l’impression d’étroitesse éprouvée par plusieurs auteurs de synthèses régionales, en France, vis‑à‑vis du système chronologique de J.‑J. Hatt. On a souligné la fragilité du modèle diffusionniste d’une « culture des Champs d’Urnes ». Il n’a pas semblé utile de pousser très loin dans la critique des interprétations ethnolinguistiques tant celles‑ci montrent peu de consistance.

7Au stade de l’étude du mobilier archéologique, on disposait de nomenclatures précises et utilisables pour les objets métalliques uniquement. Pour la céramique, il a fallu élaborer une typologie propre. La poterie possède des vertus particulières qui en font un document primordial pour le protohistorien. De plus, elle constitue la plus large part du mobilier des tombes de cette période. Elle n’est toutefois pas d’un abord aisé. Ni fabriquée au tour ni moulée, elle présente des formes et des décors suffisamment variés pour que chaque individu céramique ne soit pas absolument identique à un autre. On a tenté de bâtir un système descriptif à la fois simple et rigoureux.

8L’analyse des associations dans les ensembles clos du Bassin parisien a pu s’effectuer par la mise en œuvre de la méthode bien connue de l’ordonnancement de matrices. Les nécropoles disponibles dans la région regroupent un nombre restreint de sépultures, mais cette difficulté a pu être tournée en réunissant les tombes de zones peu étendues. Dans deux zones, on a pu totaliser une série d’une quarantaine de tombes utilisables : le confluent Yonne‑Seine et les marais de Saint‑Gond. Par chance, les périodisations obtenues dans ces deux zones s’articulaient entre elles pour couvrir toute la période traitée. Le résultat a consisté en une tripartition de cette dernière.

9Après avoir replacé ce cadre dans son contexte spatio‑temporel régional, on s’est livré à une analyse comparative des ensembles ordonnés avec ceux des régions et des pays voisins. On a abouti aux correspondances suivantes : étape 1 = Bronze final I et II a ou Br. D et H a Al ; étape 2 = Bronze final IIb et IIIa ou Hallstatt A2 et B1 ; étape 3 = Bronze final IIIb et Hallstatt ancien ou Hallstatt B3 (ou B2 selon les auteurs) et Hallstatt C. Il est ainsi apparu clairement que les étapes dégagées dans le Bassin parisien non seulement regroupent sans distinction des subdivisions fines des systèmes en vigueur (I‑IIa, IIb‑IIIa et IIIb‑Hallstott ancien), mais aussi placent leurs limites à l’intérieur des subdivisions que la terminologie sous‑entend d’un niveau supérieur, c’est‑à‑dire à l’intérieur du Bronze final II ou Hallstatt A et du Bronze final III ou Hallstatt B ; pire, la coupure entre l’âge du Bronze ou Urnenfelderzeit et l’âge du Fer ou Hallstattzeit (Eisenzeit) apparaît totalement ignorée. Il devenait ainsi indispensable de procéder à une vérification des fondements des systèmes en vigueur.

10J.‑J. Hatt s’étant contenté de transposer presque totalement la périodisation de H. Müller‑Karpe, c’est sur les analyses de nécropoles de ce dernier qu’il fallait se pencher. L’ordonnancement des matrices du savant allemand se révélant peu satisfaisant, on a procédé à un réaménagement. Pour ce qui concerne les sépultures du district de Munich, on obtient comme lui une coupure nette entre le Hallstatt Al et le Hallstatt A2 ; celle‑ci correspond parfaitement à la limite trouvée, dans la zone du confluent Yonne‑Seine, entre la phase 1 et la phase 2. Au contraire, pour la nécropole de Kelheim, les résultats obtenus à partir des types originaux mêmes s’écartent de la périodisation initiale. Seules deux phases, hormis les deux tombes du Hallstatt C, peuvent être nettement mises en évidence. Tout d’abord, la coupure ménagée entre des sépultures attribuées pour les unes au Hallstatt A2 et pour les autres au Hallstatt B1 est douteuse ; mais surtout, les tombes de la phase Hallstatt B2 se rangent de part et d’autre d’une rupture séparant les précédentes de celles du Hallstatt B3. Ceci n’était qu’un premier pas, il semblait intéressant de comprendre pourquoi, avec sa profonde connaissance du mobilier, H. Müller‑Karpe avait ressenti le besoin de créer cette phase intermédiaire. La réponse se trouvait dans l’examen de la statigraphie horizontale. De façon frappante, les sépultures attribuées par lui au Hallstatt B2 s’alignent sur une bande de terrain limitrophe aux deux groupes de tombes.

11On a interprété son Hallstatt B2 comme la réunion d’ensembles de transition et il devenait ainsi moins surprenant de constater l’absence de cette étape en Allemagne du Sud‑Ouest notamment. Ce point était très important pour la suite du raisonnement, car il confirmait des caractéristiques observées dans la zone des marais de Saint‑Gond. Une rupture se produit clairement entre l’étape 2 et l’étape 3 (entre le Bronze final IIIa et le Bronze final IIIb), mais elle apparaît comme une transformation interne des sociétés et donc ne se réalise pas du jour au lendemain. En Suisse, un système différent a été élaboré par E. Vogt, M. Primas et U. Ruoff. Il ressort clairement dans le découpage en chapitres de Ur‑und Frühgeschichtliche Archäologie der Schweiz de 1971. M. Primas est l’auteur de l’article qui couvre le Bronze final jusqu’au Hallstatt Al inclus ; il s’agit du Bronze final 1 et 2 du système. U Ruoff traite du Bronze final 3 et 4, soit le Bronze final évolué (entwickelte), c’est‑à‑dire le Hallstatt A2 et le Hallstatt Bl. Le Hallstatt B3 de H. Müller‑Karpe se trouve rejeté dans le volume sur l’âge du Fer, choix qu’E. Vogt justifie en introduction.

12Ainsi, malgré une certaine pesanteur de la terminologie, les ruptures internes essentielles en Allemagne du sud et en Suisse sont les mêmes que celles qui ont été mises en évidence par la sériation de nécropoles du Bassin parisien.

13Ces résultats venaient confirmer les comparaisons effectuées pour classer en trois subdivisions les principaux autres ensembles de la région étudiée : sépultures plus ou moins isolées, habitats donnant des informations sur l’emprise spatiale des groupes qui commençaient de se faire jour, dépôts enfin, sous l’angle chronologique, mais aussi comme réceptacles de deux productions d’origine très différente.

14Il convient de souligner trois conclusions de cette entreprise :

  • un horizon de dépôts se situe à la transition entre les étapes 1 et 2 (Cannes‑Ecluse I, Villethierry, etc.) ;

  • les dépôts mixtes (recèlant produits « occidentaux » et « orientaux ») montrent que la tripartition chronologique découverte se prête aussi très bien à une périodisation des groupes métalliques de la façade atlantique;

  • des indices d’évolution typologique sont sensibles à l’intérieur des étapes nettement individualisées, toutefois, et plus particulièrement pour la coupure Bronze‑Fer, il serait arbitraire, dans l’état actuel des connaissances, de tracer des subdivisions claires.

15A la suite de cette longue étude chronologique qui s’imposait pour rendre les divers éléments comparables, l’étude historico‑culturelle a débuté par la définition de groupes culturels. L’étape 1 n’est connue, de façon satisfaisante, que dans le sud‑est du Bassin parisien. Dans cette zone qui se limite au sud de la moyenne vallée de la Marne, on répertorie un groupe très homogène de vestiges. Ceux‑ci entretiennent des liens étroits avec une vaste zone nord‑alpine et se situent, spatialement et typologiquement, dans le prolongement du Bronze moyen du faciès de Haguenau. Quelques particularismes locaux de cette aile extrême‑occidentale d’une culture continentale probablement abusivement tronçonnée (certains types d’épingles, et la céramique très fréquemment ornée de cannelures légères verticales) ont permis de proposer l’appellation de « groupe de Marolles‑sur‑Seine » (pl.66).

16Avec l’étape 2, on assiste à l’apparition d’un horizon céramique très différent et totalement nouveau dans la région. Il s’agit d’un groupe culturel parfaitement défini par W. Kimmig (1940 à 1982) que l’on suit pour le nommer « groupe Rhin‑Suisse‑France orientale » (pl. 67). Il recouvre toute l’aire du groupe de Marolles‑sur‑Seine, mais aussi une zone septentrionale qui touche une portion sud‑est de la Belgique, la Famenne, et semble ne pas dépasser, à l’ouest, la vallée de l’Oise. Il n’est pas possible, avec la documentation disponible, de pratiquer des subdivisions à l’intérieur de cette étape et notamment d’en identifier rigoureusement deux qui correspondraient au Bronze final IIb, ou Hallstatt A2, et au Bronze final IIIa, ou Hallstatt Bl.

17L’étape 3 se caractérise par un changement important de la morphologie de la céramique (pl. 68‑70). De plus, avec cette dernière se déclenche un morcellement en faciès locaux qui brise l’extraordinaire homogénéité dont fait preuve antérieurement le groupe Rhin‑Suisse‑France orientale.

18Dans la zone sud‑est du Bassin parisien, à peu près la même que celle qu’occupait le groupe de Marolles‑sur‑Seine durant l’étape 1, on reconnaît un groupe apparenté étroitement au faciès de Gündlingen‑Ossingen‑Singen (pl. 68). Le mobilier de la zone des marais de Saint‑Gond présente d’étroites analogies avec celui‑ci, cependant des caractères propres se décèlent qui trouvent des comparaisons au nord‑est ; en Sarre et jusque dans le bassin de Neuwied. Il est difficile de savoir s’il s’agit d’un groupe culturel en tant que tel, ou simplement d’une zone frontière où convergent des influences méridionales et celles de groupes septentrionaux (pl. 69).

19Au nord, et, semble‑t‑il, dès la latitude de la basse vallée de l’Aisne, des vestiges encore rares s’apparentent étroitement à des ensembles de l’Argonne, de l’ouest du Luxembourg et du sud‑est de la Belgique. On complète ainsi la cartographie d’un groupe diversement dénommé ; son centre de gravité semble bien se situer dans le massif des Ardennes et l’on propose de lui affecter le nom de « groupe des Ardennes » (pl. 70).

20En Picardie, plus à l’ouest, le site d’habitat de Choisy‑au‑Bac a livré une abondante céramique qui s’échelonnerait, en strates, du Bronze final IIIb au Hallstatt moyen. Avant une publication complète, il demeure difficile de savoir si ce corpus s’assimile au groupe des Ardennes, s’il participe du groupe des Flandres reconnu par S. J. De Laet et M. Desittere, ou bien s’il constitue le premier témoignage solide d’un groupe particulier du nord‑ouest du Bassin parisien.

21Au chapitre des groupes culturels, il convient d’insister sur la meilleure adéquation de la tripartition obtenue dans ce travail pour la périodisation des groupes occidentaux dont on connaît principalement les dépôts métalliques.

22On a interprété le groupe de Marolles‑sur‑Seine comme un prolongement culturel du Bronze moyen des Tumulus orientaux. On sait depuis longtemps que ce groupe correspond à l’horizon de Rixheim‑Stockheim. La synchronisation de ce dernier avec l’horizon occidental de Rosnoën‑Saint‑Just‑en‑Chaussée ‑ Taunton‑Union Workhouse ne fait aucun doute, et celui‑ci trouve également des prémices dans les dépôts de la fin du Bronze moyen : Villers‑sur‑Authie, Acton Park... La reconnaissance d’un horizon de dépôts du type de Cannes‑Ecluse I, à la période charnière des groupes de Marolles‑sur‑Seine et Rhin‑Suisse‑France orientale, clairement signifiée par la présence de couteaux à dos décoré, confère un terminus à cette tradition métallique. C’est dans ces dépôts qu’apparaissent les premiers types d’une nouvelle catégorie de dépôts « atlantiques », ceux de l’horizon de Saint‑Brieuc‑des‑lffs — Caix — Wilburton. Quelques dépôts, comme ceux de Noyal en Bretagne ou de Pontpoint dans l’Oise, assurent la transition avec l’horizon des dépôts des épées en langue de carpe pour lesquels de nombreuses associations en dépôts mixtes prouvent la contemporanéité avec l’étape de Wallstadt. On connaît bien maintenant la survivance dans le premier âge du Fer de cet horizon occidental, grâce surtout aux haches à douille armoricaines. On comprend mieux ainsi les flottements que ne manquait pas d’engendrer l’utilisation d’un découpage chronologique en Bronze final I, II, et III, selon le système de J.‑J. Hatt.

23Essayant de dégager des éléments permettant de mettre en lumière la structure sociale de ces groupes, on s’est heurté aux habituels handicaps qui tiennent à la nature normalement lacunaire de la documentation archéologique, aggravés par la fréquence de la pratique de l’incinération des défunts pendant la période étudiée. Néanmoins, on a interprété les communautés humaines du groupe de Marolles‑sur‑Seine comme des sociétés hiérarchisées, au moins économiquement ; des familles constituent probablement une catégorie sociale privilégiée et ces privilèges sont transmis héréditairement ; conformément aux a priori, les attributs guerriers se révèlent plutôt réservés aux hommes.

24Pour le groupe Rhin‑Suisse‑France orientale, l’analyse ne parvient pas à déterminer des différences sexuelles ; on a déduit que les sépultures témoignent de communautés parmi lesquelles existe une hiérarchisation économique et qu’un statut favorisé était probablement transmissible aux enfants.

25Les groupes de l’étape 3 se révèlent difficiles à appréhender socialement. Le groupe méridional semble assez proche à cet égard du groupe de Marolles‑sur‑Seine. Les observations effectuées sur les sépultures des marais de Saint‑Gond restent extrêmement hypothétiques ; il faut espérer que, dans un proche avenir, de nouveaux documents viennent combler cette lacune.

26Une grande sobriété s’observe dans les tombes du groupe des Ardennes ; l’armement et les pièces de harnachement équestre semblent plutôt être l’apanage de rares individus, probablement des hommes.

27L’étude structurale globale met en évidence la rupture profonde de l’évolution que représente le groupe Rhin‑Suisse‑France orientale. Rite et structures funéraires confirment l’important changement qu’illustrait la typologie de la céramique et, dans une moindre mesure, du métal. On observe aussi que tous les éléments structuraux, considérés comme caractéristiques du Hallstatt ancien, sont présents au Bronze final IIIb, ce qui renforce le doute introduit par l’analyse typologique du mobilier pour ce qui concerne la réalité de la rupture communément repérée entre les âges du Bronze et du Fer.

28Les hypothèses formulables, pour rendre compte des phénomènes constatés, ne peuvent toujours être prouvées. On pense que pour le groupe de Marolles‑sur‑Seine, toutes les caractéristiques sont explicables par un développement endogène, à partir de la mise en place d’un faciès culturel apparenté à celui qui se trouve largement représenté dans les cimetières tumulaires de la forêt de Haguenau. C’est pendant le Bronze moyen qu’un changement important intervient dans le Bassin parisien : une influence orientale se substitue, dans le sud‑est de la région, à un horizon d’affinité probablement nord‑occidentale.

29Ayant écarté une explication en termes de diffusions commerciales, il restait, pour interpréter le phénomène particulier de l’apparition du groupe Rhin‑Suisse‑France orientale, les deux hypothèses classiques opposées : migration ou conversion. Les arguments avancés accréditent tantôt l’une, tantôt l’autre, et l’on doit se contenter d’une agaçante indécision.

30Il n’est pas nécessaire de faire intervenir des apports humains pour expliquer le passage à l’étape 3. Typologie et données des stratigraphies horizontales se conjuguent pour indiquer une mutation interne des sociétés. Cette mutation ressort clairement des éléments structuraux ; multiplication des monuments funéraires, apparition de dépôts métalliques à la composition abondante et variée, déclenchement d’un morcellement culturel annoncent nombre de caractères du Hallstatt ancien. S’ajoutent à cela le début de la généralisation d’une métallurgie du fer qui n’était attestée auparavant qu’à l’état de prototypes trop ponctuels pour être signifiants et la présence courante de pièces de harnachement équestre dans les dépôts, ce qui prouve l’adoption, largement répandue à partir du début de l’étape 3, de l’usage du cheval monté ou attelé pour des activités de prestige. Ainsi, l’hypothèse d’une « arrivée de guerriers hallstattiens à la longue épée de fer » n’est pas nécessaire.

31Dès lors, on avait tout loisir pour tester l’hypothèse des « Champs d’Urnes ». Au vu de ce qui précède, pour ce qui a trait au groupe de Marolles‑sur‑Seine, l’idée d’une « infiltration de groupes préliminaires des Champs d’Urnes » s’avère inopérante. Elle repose essentiellement sur l’adoption de la pratique funéraire de l’incinération ; or des cas d’utilisation d’un tel rite sont connus dans le Bronze moyen des Tumulus orientaux et, dans la majeure partie de l’Europe occidentale, on incinère les défunts au moins depuis le début de l’âge du Bronze.

32L’hypothèse des « Champs d’Urnes » semble plus pertinente pour expliquer l’apparition du groupe Rhin‑Suisse‑France orientale. Toutefois, les travaux de synthèse consacrés à cette question n’emportent pas la conviction. Sans s’éloigner trop du présent sujet, on peut remarquer l’absence d’un examen approfondi du problème selon d’autres hypothèses, par exemple, en testant la question sous la forme de relations d’échanges à longue distance, ou d’une communauté idéologique dont l’ancienneté remonterait à une époque antérieure. Pour en revenir au Bassin parisien, l’alternative, comme on l’a signalé plus haut, s’inscrit uniquement dans le cadre du groupe Rhin‑Suisse‑France orientale. On constate que la question de sa genèse n’est pas tranchée et certains auteurs, dont W. Kimmig, ont évoqué, pour la Suisse, la présence de possibles prémices dans une céramique locale plus ancienne.

33Pour ce dernier point, comme pour l’ensemble des éléments étudiés ici, l’hypothèse des « Champs d’Urnes », non seulement, se montre peu pertinente, mais aussi et surtout, se révèle nuisible aux progrès de la connaissance. Ce n’est pas un hasard si les modifications apportées au système de P. Reinecke ont immédiatement suivi la formulation et l’adoption du modèle des « Champs d’Urnes » en 1927‑1928. Les diverses coupures ménagées peu à peu par les chercheurs pour affiner la chronologie ne sont pas fondamentalement remises en cause par les résultats obtenus, encore que certaines mériteraient une justification plus solide ; c’est la hiérarchisation de la terminologie qui s’avère erronée.

34Aux différences près de l’interprétation du début du premier âge du Fer, les systèmes des fondateurs O. Montelius, P. Reinecke et J. Déchelette reflètent beaucoup mieux l’évolution typologique et structurale que le système progressivement modifié, puis fixé par H. Müller‑Karpe et adapté à la France par J.‑J. Hatt. L’unification d’une longue période sous le label « Champs d’Urnes » a conduit à des gauchissements successifs ignorant les ruptures majeures. Celles‑ci se trouvent placées ainsi à l’intérieur du Bronze final II ou Hallstatt A et à l’intérieur du Bronze final III ou Hallstatt B. Il faut remarquer la perspicacité d’E. Vogt qui a proposé une nomenclature beaucoup plus neutre s’affranchissant de ces contradictions.

35Au moins pour la France, les divers travaux évoqués dans un précédent chapitre (p. 19) et ceux, plus récents, de P. Pétrequin et H. Richard en Franche‑Comté (1983) correspondent parfaitement aux conclusions développées ici.

36En raison de la rareté des documents qui laissent envisager un important phénomène se produisant pendant le Bronze moyen, il faut se contenter provisoirement de maintenir le début du Bronze final là où il se trouve fixé par J.‑J. Hatt. On propose de nommer l’étape 1, Bronze final 1, et l’étape 2, Bronze final 2, chacune pouvant être subdivisée en a, b, etc., en fonction des résultats obtenus. L’utilisation de chiffres arabes devrait suffire pour lever toute ambiguïté avec le système de J.‑J. Hatt. Cette terminologie correspond très bien à ce qu’écrivait H. Zumstein (1964‑1965) pour le Haut‑Rhin, dans son commentaire sur l’horizon de Mels‑Rixheim‑Binningen d’une part, pour la phase de Lingolsheim d’autre part. Il s’agit aussi des phases anciennes et moyennes définies par A. Bocquet, à la suite d’une étude de synthèse sur les Alpes françaises (1969) et d’une analyse des dépôts de bronze des Alpes du nord (1976). Cela cadre bien, à l’ouest avec l’horizon métallique de Rosnoën — Saint‑Just‑en‑Chaussée — Taunton‑Union Workhouse pour la première, et à celui de Saint‑Brieuc‑des‑lffs — Caix — Wilburton pour la seconde.

37On propose enfin, comme l’ont fait E. Vogt, M. Primas et U. Ruoff, de décrocher le Bronze final IIIb, ou Hallstatt B3, du Bronze final pour l’inclure dans le premier âge du Fer. C’est l’horizon d’Ensisheim — Gündlingen de H. Zumstein, la phase récente du Bronze final alpin d’A. Bocquet et l’horizon des dépôts d’épées en langue de carpe et de haches à douille armoricaines de la zone atlantique.

38On s’aperçoit ainsi que la pertinence de cette terminologie excède largement le seul Bassin parisien et trouve une résonnance pour l’ensemble de la France au moins. Dans la région méditerranéenne, le fait que le Bronze final IIIb constitue plus un début qu’une fin a été aperçu par J. Guilaine (1972); c’est la phase I de l’important ensemble de Mailhac qui se poursuit ensuite dans le premier âge du Fer et qui tranche nettement avec ce qui le précède. Cette proposition possède aussi l’avantage d’éviter de tronçonner à l’intérieur de l’horizon des dépôts launaciens. La même évidence transparaît dans les considérations de J.‑P. Mohen (1981) sur le statut de sa « phase 0 ».

39Plus largement, un tel schéma trouve aussi de puissantes justifications. On sait qu’il fonctionne bien pour la Suisse où il a été initié. On constate que l’interprétation de la phase Hallstatt B2 de H. Müller‑Karpe comme un simple horizon de transition permet de considérer la majeure partie des ensembles qu’il y classe comme appartenant à l’étape suivante, et, ainsi, son énorme travail confère la possibilité de synchroniser les étapes I, II, et III de Tarquinia, Este et Bologne avec l’étape 3, donc avec le début de l’âge du Fer. De cette manière, on obtiendrait un système dont la cohérence aurait une valeur générale (fig. 45). Provisoirement, on a fixé comme terme pour l’étape 3 la fin du Hallstatt C de la périodisation allemande. Les ensembles clos publiés se prêtent mal à la détermination précise de cette limite. Il est certain qu’avec l’étape Hallstatt D1 se produit un nouveau changement socio‑économique dans la zone nord‑alpine ; toutefois, en France, si les entités culturelles de Vix et des Jogasses sont assez bien connues, les modalités de leur apparition restent très floues ; la définition vague du Hallstatt moyen de la chronologie française y contribue sans doute. Peut‑être la mutation s’effectue‑t‑elle avec un certain retard dans le sud‑est du Bassin parisien, ainsi que le suggère G. Wamser (1975) ?

● 45. Tableau des systèmes chronologiques.

40La tripartition, Bronze final 1, Bronze final 2 et premier âge du Fer, proposée ici, est provisoire ; il s’agit d’un moyen terme destiné à provoquer la réflexion. Il convient dorénavant, afin de dépasser un déterminisme technologique simplificateur, de viser une terminologie qui traduise des formes d’organisation socio‑économiques. Un tel projet peut paraître prématuré. C’est pourtant ce vers quoi il faudrait tendre. L’école historique française a brillamment montré la voie, créant des concepts comme ceux de « féodalité » ou de « despotisme éclairé » par exemple, qui ont fait preuve de leur puissante valeur heuristique.

41Une démarche de cet ordre nécessite de penser globalement, ce qui ne signifie pas, bien entendu, qu’elle gomme les nuances spatiales et chronologiques. Des phénomènes de « périphérisation », aux marges et dans des secteurs écartés des voies de communication, sont manifestes. En ces lieux, les changements se produisent fort logiquement de façon amortie ; un défaut de recul suffisant peut conduire à oblitérer l’essentiel.

42Aussi, est‑il intéressant d’évoquer la notion de « bel âge du Bronze », parce qu’elle exprime une vision contradictoire par rapport à celle qui est développée dans ce travail. Elle se fonde surtout sur ces bronzes de style riche qui témoignent d’une parfaite maîtrise artisanale. L’abondante série des Palafittes et les gros dépôts du ixe siècle, à la fois très fournis et très variés en types associés, suggèrent de considérer cette étape comme un apogée de l’âge du Bronze. Or, malgré l’intensité des recherches dont ont bénéficié les lacs suisses, il reste que ces habitats représentent un cas tout à fait particulier, qui fonctionne selon un schéma propre, dangereux à extrapoler ; non seulement tous ces lacs ne connaissent pas une désertion synchrone, mais encore on méconnaît trop l’habitat contemporain et postérieur de terre ferme, le plus courant de très loin. Les dépôts, par contre, s’opposent plus sérieusement à l’idée selon laquelle, dès le Bronze final IIIb de J.‑J. Hatt, se mettent en place des structures nouvelles d’organisation, allant dans le sens d’une hiérarchisation sociale plus forte, au sein de communautés culturelles qui se resserrent et s’autonomisent. Toutefois, et à titre d’hypothèse restant à valider, il n’est pas exclu que ces riches dépôts résultent, paradoxalement, d’un appauvrissement en matières premières ; appauvrissement dû à une désorganisation des circuits d’échanges, consécutive à la mutation sociale traduite par les sépultures. Dans cette hypothèse, il est compréhensible que l’on récupère le plus possible pour la refonte.

43Deux ruptures typologiques principales apparaissent nettement. Elles rythment la tripartition fondamentale de la période étudiée. Cette tripartition possède une validité qui excède largement la région parisienne (Kimmig 1982). Au moins dans le Bassin parisien, l’hypothèse de migrations d’un peuple des « Champs d’Urnes » est inutile.

44Nemours, décembre 1984

Table des illustrations

Légende ● 45. Tableau des systèmes chronologiques.
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© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1986

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