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La civilisation des Champs d’Urnes

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Patrice Brun

Les vingt‑cinq dernières années

Texte intégral

Les synthèses à l’échelle de l’Europe

1En 1959 paraissent deux ouvrages monumentaux, l’un de H. Müller‑Karpe sur la période des « Champs d’Urnes », l’autre de G. Kossack sur celle de Hallstatt. Tous deux fixent la périodisation à partir de l’analyse détaillée de cimetières de la zone nord‑alpine, appuyée sur la mise en parallèle avec des documents italiens qui, de proche en proche, permettent de se raccrocher à une chronologie absolue.

◼ H. Müller‑Karpe

2H. Müller‑Karpe assoit la bipartition du Hallstatt A à l’aide des nécropoles du district munichois ; celle‑ci, déjà pressentie, est unanimement acceptée. Il fonde ses trois subdivisions du Hallstatt B redéfini par les travaux de Vogt (Vogt 1942 ; Vogt 1949‑1950), Kimmig et Gersbach (Kimmig et Gersbach 1951) sur la périodisation des cimetières de Kelheim en Bavière et Maria Rast en Slovénie. Ses étapes B1, B2 et B3 ne sont pas reconnues en Allemagne du sud‑ouest et en Suisse. Malgré des faiblesses sur lesquelles on reviendra, cet ouvrage reste une référence essentielle dans le domaine de la typo‑chronologie.

◼ G. Kossack

3Pour G. Kossack également la construction s’articule autour d’un axe Bavière‑Italie, dans le droit fil de l’enseignement de V.G. von Merhart. Il introduit une division bipartite du Hallstatt C à partir de la typologie de la céramique. Ces subdivisions restent inapplicables dans les régions occidentales. Non seulement la céramique y diffère grandement, mais aussi, le faible nombre de tombes à mobilier métallique s’oppose à l’utilisation de sa classification en sept séries, donc à toute comparaison fine d’après la composition. Il reconnaît, dans certains types d’accessoires de harnachement de la période antérieure, une parenté sinon une identité avec ceux de l’étape Hallstatt C, surtout dans la zone occidentale. Ces deux auteurs ne remettent pas en cause l’interprétation traditionnelle.

La pérennité du modèle

◼ La fragilité du modèle

4Malgré l’absence de remise en cause formelle, le modèle du phénomène des « Champs d’Urnes » vacillait toujours plus, à mesure que de nouveaux vestiges étaient exhumés et publiés. L’étude de W. Kimmig, réalisée sur les données disponibles en France, répondait au besoin de conforter ces idées (Kimmig 1951, 1952 et 1954). Il y critiquait lui‑même certaines faiblesses des travaux de P. Bosch‑Gimpera.

5En 1958, ce dernier nuance son schéma initial. Il s’efforce encore de localiser l’origine, en Europe barbare, des peuples connus par les textes d’auteurs antiques. A propos du problème des « Champs d’Urnes », il écrit : « A la transition vers l’âge du Fer la culture des tumulus se transforme en celle des Champs d’Urnes [Urnenfelder]. A cette transformation contribue l’influence de la culture de Lusace […] mais il est impossible de confondre en une seule la culture lusacienne et la culture des urnes proprement dite, et moins encore, comme le fit Childe, englober ces deux jointes avec l’âge du Bronze de Hongrie, malgré la généralisation du rite de l’incinération chez toutes celles‑ci. Avec diverses nuances et avec des transformations partielles des groupes distincts de la culture des urnes, il paraît qu’on peut admettre une continuité ethnique en général, depuis la culture des tumulus jusqu’à celle des urnes. Une fois cristallisée définitivement la culture des urnes au Hallstatt A‑B et atteinte son extension maximale en Catalogne, il faut la reconnaître comme appartenant aux peuples qui s’appelleront historiquement celtes […] depuis […] il n’y eut pas de nouvelle conquête qui puisse être supposée celte » (Bosch‑Gimpera 1958 : 154). Cet auteur cherche à faire correspondre ses interprétations essentielles avec les résultats d’un travail précis de confrontation des chronologies de l’Europe centrale (Milojčić 1950, 1952). Celui‑ci contrariait gravement le trop simpliste modèle, et le maintenir contraignait à la dilution suivante : « Les Celtes aussi paraissent une résultante de la fusion et de l’unification culturelle d’éléments ethniques distincts et très complexes, et il est possible que seulement à partir de la culture des urnes ils puissent s’appeler Celtes ; auparavant ils étaient des Protoceltes à l’état plus ou moins fluide dans lequel se trouve en gestation la future ethnie celtique. Cela paraît être en accord avec les résultats de la linguistique » (Bosch‑Gimpera 1958 : 154). Il est intéressant de constater que, malgré des fondements aussi peu sûrs, on a persisté à le manipuler ; l’utilisation de l’argument d’autorité explique, pour une large part, ce phénomène.

◼ L’adoption en France

6Il est significatif que J.‑J. Hatt, dans sa « Chronique de Protohistoire », reprenne sans les discuter les thèses de l’école allemande, et plus particulièrement celles de W. Kimmig présentées en français dès le début des années 50. Il présente l’état de « la question des migrations des Champs d’Urnes en France, en Espagne et en Italie », en s’appuyant sur un essai de P. Bosch‑Gimpera dont il critique seulement quelques points de détail. C’est ainsi qu’il reprend l’équation : Bronze moyen des tumulus = Peuple des Tumulus = Protoceltes. Il affirme : « Nous sommes actuellement en droit de penser que c’est au cours de cette phase préliminaire des Champs d’Urnes l’terme proposé par W. Kimmig pour caractériser une période à l’intérieur du Bronze D de P. Reinecke, durant laquelle une culture nouvelle se substituerait à celle des tumulus du Bronze moyen] […] qu’a véritablement commencé la colonisation celtique en France » (Hatt 1955b : 397). Son alignement, sur le fond du problème, avec les chercheurs d’Outre‑Rhin va, dans le même article, jusqu’à accepter l’idée que le Hallstatt A correspond aux débuts de l’âge du Fer. Vaguement conscient cependant des fragilités de la construction, il conclut : « Nous écrivons : les invasions celtiques. Il s’agit d’une approximation. Peut‑être serait‑il préférable de mentionner seulement un peuple des urnes, c’est‑à‑dire un peuple qui entre pour une part importante dans la composition du complexe celtique, mais qui n’a pas été le seul composant de ce peuple, et qui, d’autre part, ne comprenait pas uniquement des Protoceltes » (Hatt 1955b : 400). A ce degré de fluidité, il suffisait de s’interroger sur l’utilité d’une telle problématique ; ce qu’il n’a pas osé faire. C’est l’ensemble des articles de cette chronique qui laisse une impression d’inachèvement, et, par là même, traduit le sous‑développement de la recherche française durant ces années. Le nouveau système proposé était « destiné à prendre la place de celui de Déchelette, reconnu depuis longtemps comme dépassé » (Hatt 1958 : 304) ; mais l’étude détaillée qu’une telle ambition réclamait n’est pas menée. Seule une reprise méthodique du manuel réputé eut permis l’élaboration d’un système adapté à la documentation française. Ce vœu est déclaré par J.‑J. Hatt qui, pourtant, se contente d’une adaptation des chronologies étrangères. Ceci apparaît clairement dans la « Chronique de Protohistoire V » où il se sent contraint de remanier son système après la diffusion du « monument » de H. Müller‑Karpe, modification qu’il intitule : « Exposé critique » dudit « système chronologique » (Hatt 1961). Il s’offusque : « Il semble bien que tout l’éventail des phases typologiques, au lieu d’être déduit des matériaux datés d’Italie méridionale et de Sicile, dérive, en dernière analyse, du premier classement effectué par l’auteur sur les matériaux du musée de Munich. Ce classement a beau être très bien fondé typologiquement, il ne comportait à l’origine aucune donnée précise en chronologie absolue » (Hatt 1961 : 194). Il ajoute : « c’est muni de ce classement que [H. Müller‑Karpe] a passé en revue les musées d’Italie, avec l’idée bien arrêtée de le vérifier et de le confirmer ». D’une part, on discerne mal ce qu’il pourrait y avoir de condamnable à chercher la vérification d’une hypothèse, et, d’autre part, accuser un chercheur d’« une certaine violence et [d’] une déformation systématique apportée aux faits » exige des preuves. Celles‑ci, précisément, ne peuvent résider que dans la procédure d’analyse des cimetières nord‑alpins qui fonde l’établissement des étapes typo‑chronologiques. De façon symptomatique, J.‑J. Hatt clôt sa virulente critique par l’adoption du nouveau système, à deux détails près : il rejette, à la lumière des réactions de spécialistes de l’Allemagne du Sud‑Ouest et de la Suisse, l’étape Hallstatt B2 de H. Müller‑Karpe, et rajeunit d’une cinquantaine d’années chaque étape.

7L’originalité du livre de N.K. Sandars consiste surtout dans la tentative de cerner des groupes culturels à l’intérieur du Bronze final, et de les placer dans une perspective dynamique. L’archéologue britannique distingue deux influences pour expliquer l’évolution des vestiges de France. L’une serait la persistance d’une tradition du Bronze moyen des Tumulus, donc essentiellement endogène ; l’autre conjuguerait deux apports extérieurs : le premier issu des « Champs d’Urnes préliminaires » de W. Kimmig, c’est‑à‑dire le groupe des épingles à tête de pavot, serait encore sensible à la fin de cette période sur le littoral méditerranéen ; le second, venant des groupes Rhin‑Suisse et Main inférieur‑Souabe, se développerait dans la majeure partie du Bassin parisien. Entre ces deux influences, N.K. Sandars reconnaît un groupe mixte, surtout représenté dans le sud de l’Yonne, la vallée du Rhône et le sud‑ouest du pays.

8Son système chronologique est calqué sur celui des pays rhénans (avant H. Müller‑Karpe), notamment pour ce qui concerne la bipartition du Hallstatt B. Pourtant, il est important de souligner que son schéma interprétatif général distingue trois étapes principales (fig. 5).

1

Tumulus de transition
Premiers Champs d’Urnes

Br. C/D

2a

Deuxièmes Champs d’Urnes (venant des groupes du Rhin supérieur et moyen)

Ha. A

b

Troisièmes Champs d’Urnes (continuation des seconds)

Ha. B1

3

Réémergence des tumulus

Ha. B2 et B3/C

● 5. Chronologie selon N.K. Sandars (1957).

◼ La thèse de W. Kimmig

9En 1964 paraît « un essai archéologico‑historique » intitulé « Mouvement des Peuples de la Mer et culture des Champs d’Urnes », sous la signature de W. Kimmig. Il y développe une érudition colossale réunissant, de l’Europe centrale au Moyen Orient, des figurations, des symboles, des types d’épées, sur la base d’analogies parfois peu convaincantes, et surtout en nombre très limité. De la même façon, il s’appuie sur quelques fragments céramiques choisis, en Macédoine, pour leur ressemblance avec des exemplaires de l’entité des « Champs d’Urnes » (présence de cannelures, épaulements, mamelons par exemple), afin d’établir la relation entre l’Europe centrale et la Grèce, après avoir tenté de localiser l’origine des « Peuples de la Mer » en Grèce et au nord‑ouest de l’Asie Mineure. Au passage, il tente de raffermir le modèle du développement des « Champs d’Urnes » en intégrant les travaux les plus récents de G. von Merhart, V. Milojčić et E. Sprockhoff (Sprockhoff 1954). Il formule l’idée d’une « Koine‑Champs d’Urnes » (fig. 6). Le présent sujet n’est pas de discuter ces idées hors du Bassin parisien ; on doit cependant remarquer que le modèle des « Champs d’Urnes », tel qu’il est le plus sérieusement développé, à cette époque, par W. Kimmig, souffre de faiblesses méthodologiques : les analogies sont souvent un peu poussées parce que non systématisées; les documents sont choisis pour appuyer judicieusement l’argumentation, mais isolés de leur contexte; ils sont composés d’éléments dont la circulation peut fort bien s’expliquer par des échanges commerciaux ou intellectuels. Tout cela ne permet pas de prouver un phénomène comparable à celui des installations coloniales grecques autour du Bassin méditerranéen.

● 6. Mouvements de peuples pendant l’époque des « Champs d’Urnes ». a : foyer originel des « Champs d’Urnes » ; : expansion culturelle (Kulturströmungen) ; c : Peuples de la Mer ; d : culture des « Champs d’Urnes » (Ha. A et B) ; e : expansion culturelle (Ha. A et B). D’après Kimmig 1964 : fig. 17 et fig. 19.

Les synthèses régionales

10La multiplication des trouvailles contraint de restreindre l’aire géographique choisie pour les synthèses. De plus, une plus grande attention dévolue à la céramique renforce évidemment ce phénomène.

◼ En Allemagne

11En Allemagne, une série d’ouvrages à vocation régionale traite des étapes Hallstatt A et Hallstatt B. Plusieurs contiennent l’expression « culture des Champs d’Urnes » (Urnenfelderkultur) dans leur titre. Aucun ne remet en cause le concept. Les régions couvertes sont la Hesse centrale et méridionale (Herrmann 1966), la région Sarre‑Moselle (Kolling 1968), la Franconie supérieure et moyenne (Hennig 1970), le Nord‑Wurtemberg (Dehn 1972), la Hesse rhénane (Eggert 1976), la Franconie inférieure (Wilbertz 1982). A l’ouest de la Bavière, tous les auteurs, hormis A. Kolling, soulignent l’inexistence de la phase Hallstatt B2 de H. Müller‑Karpe ; leur phase Hallstatt B2 correspond au Hallstatt B3 de ce dernier. Cette régionalisation s’observe également pour la période suivante : région du Hunsrück‑Eifel (Joachim 1968), Palatinat (Engels 1967), Hesse méridionale (Schumacher 1972), Palatinat bavarois (Torbrügge 1979). Si le modèle des « Champs d’Urnes » n’est pas remis en cause, l’affinement des connaissances conduit, de plus en plus, à un éclatement de cette entité en de multiples groupes et sous‑groupes géographiques définis en fonction de la céramique. Les travaux s’attachent à préciser la typologie et la chronologie, et n’abordent que marginalement le stade de l’interprétation historico‑culturelle. Les études de H. Müller‑Karpe, ou celles conduites sous son égide, illustrent cette tendance. De façon symptomatique, l’expression « période des Champs d’Urnes » (Urnenfelderzeit ) se substitue à celle de «culture des Champs d’Urnes ». Ainsi, dans les Praehistorische Bronzefunde, les objets sont classés selon le cadre présenté figure 7.

Période (Zeit)**

Etape (Stufe)*

Spate Hügelgraberzeit
Frühe Urnenfelderzeit

Wangen
Riegsee
Caka

Br D

Ältere
Urnenfelderzeit

Dietzenbach
Hanau
Velatice

Ha A1

Mittlere
Urnenfelderzeit

Gammertingen
Hanau
Ennsdorf

Ha A2

Jüngere
Urnenfelderzeit

Pfeddersheim
Kelheim
Jenisovice

Ha B1

Späte
Urnenfelderzeit

Ihringen
Wallstadt
Hostomice

Ha B2/3

Ältere
Hallstattzeit

Tannheim
Mindelheim
Hallstatt 126,298

Ha C

● 7. Terminologie en vigueur dans la littérature allemande.
* La liste des noms d’étapes n’est pas limitative.
** Les adjectifs Frühe, Ältere, Mittlere, Jüngere et Späte peuvent
se traduire respectivement par Précoce, Ancien, Moyen, Récent et Tardif.

12Il faut rappeler que l’étape Hallstatt B2 de H. Müller‑Karpe n’est retenue que pour la Bavière méridionale. Cet auteur place ses phases 2, 3 et 4 de Kelheim, la première dans le « Jüngere Urnenfelderzeit », la dernière dans la « Späte Urnenfelderzeit » ; la phase intermédiaire, soit son Hallstatt B2, apparaissant comme une phase de transition entre les deux. De plus, pour l’ensemble de l’Europe, il synchronise la « Späte Urnenfelderzeit » avec une « Frühe Hallstattzeit » (Müller‑Karpe 1974).

◼ En Suisse

13Le rôle d’E. Vogt, dans l’élaboration des systèmes chronologiques, a déjà été évoqué (cf. p. 14). L’essentiel des idées qui sont mises en forme, au début des années 70, par lui et ses étudiants, étaient évoquées vingt ans plus tôt dans un article par lequel il répondait, entre autres, aux propositions de G. Childe et C. Hawkes (remplacement de la terminologie Hallstatt A et B par Bronze E et F, afin d’insister sur le contraste entre l’âge du Bronze et l’âge du Fer). Il est intéressant de reprendre un paragraphe du résumé en français de cet article : « En face de ces théories nouvelles, le point de vue de l’auteur est le suivant : ces transformations n’améliorent nullement l’expression des rapports complexes entre les diverses civilisations de la fin de l’âge du Bronze. Quand bien même une nouvelle chronologie devrait être établie, elle devrait être instituée sur des bases différentes. On pourra démontrer par certains exemples que le passage du Bronze final (Hallstatt B) au début du premier âge du Fer en Suisse et dans les pays voisins ne constitue nullement une coupure, comme le nouveau schéma des archéologues anglais tendrait à le faire croire. Au contraire, d’importantes nouveautés du premier âge du Fer trouvent leur origine dans la civilisation de Hallstatt B. On pourra faire état, lors de l’apparition du nouveau métal, du décor côtelé des bronzes dans les palafittes, des anneaux de jambe, de la céramique, enfin, du rite de l’incinération sous tumulus » (Vogt 1949‑1950). Ainsi, la dernière étape des palafittes est considérée davantage comme un début qu’une fin, ce qui conduit à un système différent dans la terminologie (Vogt 1971b).

14Un peu plus tard, U. Ruoff expose cette thèse en détail, et tente d’appuyer ses étapes sur quelques stratigraphies d’habitats de la région de Zurich (Ruoff 1974).

15Une telle nomenclature ne fait pas l’unanimité en Suisse. V. Rychner, dans une monographie sur le Bronze final à Auvernier, utilise la chronologie de Reinecke modifiée par Müller‑Karpe (Rychner 1979).

16Analysant le mobilier palafittique, V. Rychner traite des étapes Hallstatt A2 et Hallstatt B1 avec minutie, car là réside une difficulté typologique, il constate, tout d’abord, deux choses : d’une part, la céramique à cannelures et godrons n’apparaît pas dans les palafittes (horizon de Binningen) ; d’autre part, à l’autre extrémité de la durée de vie de ces habitats de bord de lac, les vestiges de son Hallstatt B2 possèdent une nette individualité typologique. En revanche, la vaste entreprise de comparaison qu’il mène à travers les ensembles clos du groupe Rhin‑Suisse, jusqu’au bassin de Neuwied, pour trouver des fondements solides à une partition entre le Hallstatt A2 et le Hallstatt Bl, échoue. Classiquement, on attribue à cette dernière étape le fameux « style riche », soit un type de décor globalement plus complexe et plus envahissant que celui de l’étape chronologique antérieure; examinant les ensembles clos renfermant céramique et métal, il écrit à propos d’une tombe, à Pfeddersheim (Richter 1970 : pl. 91 A ; Eggert 1976 : pl. 30), qu’elle est « […] une des seules que nous connaissions […] et qu’elle […] constitue précisément un complexe que le typologiste préférerait ignorer » (Rychner 1979 : 51), en raison de l’association de bronzes plutôt typiques du Hallstatt B1 et d’une céramique qui seule serait en bonne partie attribuée au Hallstatt A2. On aurait souhaité une explication plus poussée de ce qui l’a empêché de suivre les propositions d’E. Vogt pour la nomenclature, notamment pour l’ultime étape du Hallstatt B.

◼ Au Bénélux

17Dans cette zone nord‑occidentale de l’Europe, on rencontre des difficultés particulières. Dans la majeure partie du Bénélux, la période du Bronze final ne succède pas à la culture des Tumulus orientaux. On y distingue, durant le Bronze moyen, la succession des cultures de Hilversum et de Drakenstein, pour lesquelles une parenté a été reconnue avec les cultures de l’Angleterre, dont la plus ancienne et la mieux connue est celle du Wessex. Une caractéristique de cet ensemble — le rite de l’incinération, souvent en urne et sous tumulus — est une source d’ambiguïté pour l’identification d’une « culture des Champs d’Urnes ». Dès 1948, M. E. Mariën mettait l’accent sur cette source de confusion ; il insistait sur la nécessaire prééminence de la céramique pour l’identification d’une culture archéologique. Pour lui, les groupes Rhin‑Suisse et Main inférieur‑Souabe constituaient les seuls groupes « classiques » des « Champs d’Urnes » ; plus au nord‑ouest, il voyait des groupes mixtes.

18On doit une synthèse sur cette question à M. Desittere qui conserve l’étiquette « civilisation des Champs d’Urnes » (Urnenveldenkultuur) (Desittere 1968). Cependant, il conçoit pour celle‑ci, dans la région du Rhin inférieur, une évolution bien à elle ; il écrit par exemple : « Il serait étrange que l’influence du groupe Drakenstein‑Laren sur ce que nous avons défini comme étant la céramique rugueuse des Champs d’Urnes [Grobkeramik] ait été limitée à la seule décoration » (Desittere 1974 : 107). Cet auteur étudie d’abord les ensembles clos du bassin de Neuwied pour périodiser ceux du Bénélux méridional, puis il délimite des groupes locaux sur la base de la céramique essentiellement. Il distingue : un groupe nord‑occidental (Noordwestelijke groep) ; un groupe des Flandres (Vlaamse groep) ; un groupe de Belgique centrale et méridionale (Urnenveldenkultuur in Midden‑ en Zuid‑Belgie).

19Les deux derniers occupent une position voisine du Bassin parisien, aussi est‑il important de s’y attarder. S. J. De Laet reprend le schéma de M. Desittere en y apportant, toutefois, quelques modifications. Il subdivise le dernier groupe en un groupe de moyenne Belgique et un groupe de Famenne ; il propose aussi, pour le début de l’âge du Fer, les groupes suivants : un groupe du sud‑Namurois (Zuiden der provincie Namen) ; un groupe de Flandre méridionale (Zuid‑Vlaamse) ; un groupe du sud‑Luxembourg (Zuid‑Luxemburg) (De Laet 1974).

20Le groupe de Famenne est appelé « groupe des Champs d’Urnes de Haute‑Belgique » par M.E. Mariën, qui en considère la céramique comme « beaucoup plus apparentée à celle des Champs d’Urnes "classiques" que la poterie de quelque autre site belge de cette période, quelques éléments isolés exceptés » (Mariën 1973 : 272).

21Pour ces auteurs, une interrogation revient toujours, que l’on peut résumer ainsi : quels rapports ces groupes entretiennent‑ils avec le nord de la France, et quel rôle joue le Bassin parisien dans le phénomène « Champs d’Urnes » ?

◼ En France

22Une tradition des synthèses régionales s’est, en France aussi, imposée durant ces vingt‑cinq dernières années. J.‑P. Millotte inaugure, en quelque sorte, le cycle de ces travaux, universitaires pour la plupart. Paraissent successivement deux inventaires, l’un sur le Jura et les plaines de la Saône, l’autre sur la Lorraine, pour l’ensemble des âges des Métaux (Millotte 1963, 1965).

23L’étude remarquable de H. Zumstein sur le département du Haut‑Rhin n’a probablement pas rencontré une reconnaissance suffisante. Non seulement il démontre une profonde connaissance de la recherche allemande et suisse, mais, surtout, il exploite un système typo‑chronologique dont la clarté et la pertinence tranchent sur les productions archéologiques contemporaines en France. Il discute la chronologie propre aux « Champs d’Urnes » élaborée par W. Kimmig ; il considère que l’équation C.U. I = Br.f. I et IIa correspond mieux à la réalité car : « [...] le faciès céramique correspondant aux bronzes de type Mels se retrouve sans grands changements avec ceux de type Binningen. La céramique de faciès C.U. Il est postérieure à Binningen » (Zumstein 1964‑1965 : 39). Pour la suite du Bronze final, il convient de reproduire son argumentation en entier : « Nous considérons que le Ha B1 de Müller‑Karpe et Gersbach ne saurait, en Alsace, être séparé de la phase précédente du Ha A2. Sinon il faudrait partager les tombes de Lingolsheim et de Wingersheim (Bas‑Rhin) entre le Ha A final et le B débutant. Vu l’homogénéité de ces nécropoles, cela paraît absurde. De même, en Franche‑Comté, la céramique de Courchapon à riche décor incisé, que Gersbach mettrait dans son Ha B1, est bien placée par Kimmig dans son C.U. Il (Kimmig 19541. D’autre part, on ne voit pas pourquoi les céramiques du C.U. III ne débuteraient qu’à la deuxième sous‑phase du Hallstatt B. Notre Bronze final IIb correspond au Hallstatt A2‑B1 de la chronologie Müller‑Karpe et Gersbach et notre Bronze final III à leur Hallstatt B2‑B3. Dans le Bronze final III, nous ne pouvons à l’heure actuelle distinguer des sous‑phases avec les trouvailles du Haut‑Rhin » (Zumstein 1964‑1965 : 39‑40).

24Pour la zone alpine, A. Bocquet propose une chronologie tripartite (Bocquet 1976) :

25— Br. f. I‑IIa  — phase ancienne du Bronze final alpin

26— Br. f. IIb‑IIIa  — phase moyenne

27— Br. f. IIIb‑Ha anc.  — phase récente

28Dans son article sur « Les dépôts et la chronologie du Bronze final dans les Alpes du nord », un tableau traduit clairement les détails (fig. 8). Dans ce tableau, les étapes de Müller‑Karpe et celles de Hatt sont présentées de façon décalée; ce fait apparaît souvent depuis que le Français a refusé les datations absolues du premier, décalant d’une cinquantaine d’années le début de chaque étape. Procéder ainsi ne produit que confusion entre typologie ou chronologie relative et chronologie absolue.

● 8. Tableau synthétique d’A. Bocquet. Chronologie des dépôts, des stations lacustres et du dépôt de Larnaud au Bronze final.

29Le Languedoc a fait l’objet de deux études ; la partie orientale est couverte par J.‑L. Roudil, et l’ouest par J. Guilaine (Roudil 1972 ; Guilaine 1972). Le schéma chronologique auquel aboutit ce dernier n’est pas indifférent (fig. 9).

C.U. I

Br. f. 1 ou Br. récent : groupes indigènes de tradition Bronze moyen (pas de trace d’un groupe
C.U. original nettement constitué, mais apparition d’objets importés).

C.U. II

Br. f. II : groupe troglodytique à céramique lustrée et cannelée = période 1 de Louis et
Taffanel.

C.U. III

Br. f. IIIa : évolution sur place du groupe précédent.
Br. f. Illb : Mailhac 1.

C.U. IV

Ha. I (C) : Grand Bassin I (Mailhac) et tumuli.

● 9. Tableau chronologique selon J. Guilaine.

30Cet auteur établit nettement un distinguo entre les deux subdivisions du Br. f. III, la seconde étant représentée par la première nécropole de l’important ensemble mailhacien.

31Plusieurs autres synthèses régionales rendent publique, de manière très utile, une documentation dispersée ou inédite: pour la région de Paris (Mohen 1977), pour les âges du Fer dans le Berry (Willaume 1978), pour les âges du Fer dans une zone centrée sur la Haute‑Marne (Lepage 1980), pour les âges du Fer en Aquitaine (Mohen 1980), pour l’âge du Bronze dans le Bassin parisien (Gaucher 1981), pour le premier âge du Fer dans la même région (Freidin 1982), pour le nord‑ouest de la France (Blanchet 1984). Il faut revenir sur deux des travaux cités, parce qu’ils revêtent des originalités.

32G. Gaucher brasse une énorme quantité d’informations. Pour l’essentiel, l’analyse se fonde sur le mobilier métallique. Il a le mérite de tenter de dépasser le stade intuitif pour sa typologie. Au terme de son classement automatique, il propose quatre cultures qui occupent une période allant de la fin du Bronze moyen à la fin du Bronze final : culture de Chéry, culture de Saint‑Gervais, culture de Longueville, culture du Plainseau. Il admet la contemporanéité de certaines d’entre elles (fig. 10).

● 10. Système chronologique de G. Gaucher (1978 : fig. 196).

33Ce travail semble n’avoir pas convaincu les spécialistes.

34J.‑P. Mohen, lui aussi, utilise l’outil informatique. Il essaie de classer la céramique des nécropoles d’Aquitaine par une analyse des correspondances. Mais ce n’est pas là que réside l’originalité réelle de l’étude ; un tel recours permet surtout de gagner du temps. La nouveauté tient à la critique formulée à propos des « Champs d’Urnes » : « Deux essais récents […] dont le but était de systématiser dans l’optique "Champs d’Urnes" la Protohistoire de la France méridionale, ont montré combien cette optique est maintenant insuffisante pour rendre compte de notre connaissance archéologique » (Mohen 1980 : 10‑11). Il distingue un domaine des « groupes classiques » de la fin de l’âge du Bronze, comprenant d’un côté les villages lacustres de Suisse et de Savoie, et de l’autre les groupes atlantiques, et un domaine des « groupes périphériques ». Les divers groupes sont classés selon une séquence chronologique de six phases. L’auteur précise : « […] la première n’est qu’une phase zéro qui correspond à la fin de l’âge du Bronze, mais intéressante à signaler car cette phase présente une ou plusieurs relations avec l’âge du Fer (continuité d’utilisation de rites funéraires ou de nécropoles, permanence de formes métalliques, évolution directe de formes céramiques) » (Mohen 1980 : 111‑112). Pour le problème du passage de l’âge du Bronze à l’âge du Fer, qui intéresse très directement le présent travail, son interprétation est la suivante : « […] les récentes découvertes permettent de tirer quatre conclusions :

  • la présence du fer est attestée dès la fin de l’âge du Bronze ; la pratique de la métallurgie du fer a sans doute été diffusée par acculturation dès ce moment là ;

  • l’âge du Fer et l’ensemble de ses manifestations culturelles semblent s’être imposés à la suite d’une véritable mutation, c’est‑à‑dire avec des formes d’évolution précipitée ou des formes nouvelles;

  • des groupes nouveaux ou peu représentés jusqu’alors, ou groupes périphériques comme les groupes pyrénéens,le groupe garonnais ou le groupe quercynois vont progressivement s’imposer et provoquer le passage généralisé à l’âge du Fer ;

  • d’un point de vue chronologique, bien que certains dépôts de bronzes semblent avoir été abandonnés encore au début de l’âge du Fer, il apparaît que l’âge du Fer a succédé à l’âge du Bronze dans un laps de temps assez court, de l’ordre d’un siècle au plus, et que les manifestations d’une coexistence de l’un et de l’autre sont réduites mais semblent être attestées pourtant dans la période I » (Mohen 1980 : 165).

Table des illustrations

Légende ● 6. Mouvements de peuples pendant l’époque des « Champs d’Urnes ». a : foyer originel des « Champs d’Urnes » ; : expansion culturelle (Kulturströmungen) ; c : Peuples de la Mer ; d : culture des « Champs d’Urnes » (Ha. A et B) ; e : expansion culturelle (Ha. A et B). D’après Kimmig 1964 : fig. 17 et fig. 19.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/31970/img-1.jpg
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Légende ● 8. Tableau synthétique d’A. Bocquet. Chronologie des dépôts, des stations lacustres et du dépôt de Larnaud au Bronze final.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/31970/img-2.jpg
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Légende ● 10. Système chronologique de G. Gaucher (1978 : fig. 196).
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/31970/img-3.jpg
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© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1986

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