Préface
p. 7-9
Texte intégral
1Dans le monde de la recherche en sciences sociales, en France et hors de France, Clemens Heller (1917-2002) a tenu pendant quatre décennies une place insolite, irremplaçable, à laquelle, pourtant, rien ne l’avait préparé. Fils de l’éditeur Hugo Heller, il grandit à Vienne, au milieu d’intellectuels, d’artistes, gens de théâtre et musiciens qui fréquentent la maison de ses parents, grands organisateurs de concerts. En 1938, après l’Anschluss, il part via Zurich aux États-Unis. Il s’inscrit d’abord au Collège d’Oberlin, poursuit ses études dans d’autres universités et finalement à Harvard. Il y prend la nationalité américaine qu’il gardera jusqu’au terme de sa vie. Après des études d’histoire, il fait, au lendemain de la guerre, le choix qui allait orienter toute sa vie, de se consacrer à la reconstruction de la vie intellectuelle dans une Europe divisée, appauvrie et coupée du monde. Cette reconstruction passe à ses yeux par une politique ambitieuse de circulation et de confrontation des idées et des hommes entre les deux rives de l’Atlantique. Sa première entreprise sera la création, à Salzbourg, du Seminar in American Studies, lieu de rencontre et de discussion entre chercheurs des deux continents. Dans ce volume, Joachim Nettelbeck en retrace à la fois la réussite improbable et les difficiles débuts, qui amèneront Clemens Heller à quitter en 1948 les États-Unis pour s’installer à Paris. Il y fait la rencontre décisive de Fernand Braudel et Lucien Febvre, qui l’associent au développement de la VIe section de l’EPHE (la future EHESS) créée par eux et Charles Morazé en 1947.
2À l’intérieur de la VIe section, Clemens Heller aide Braudel à créer et développer, sous le nom d’Aires culturelles, une nouvelle division, qu’il dirigera jusqu’en 1973, qui reprend, en l’adaptant, le modèle américain des area studies. Aux côtés de Fernand Braudel, il va être, pendant cette même décennie 1960, l’un des artisans les plus actifs de la création de la Maison des sciences de l’homme, cette nouvelle institution qui devait réunir dans un même lieu, autour d’instruments de travail communs – à commencer par une bibliothèque qui sera la création personnelle de Clemens Heller et l’objet de tous ses soins –, les chercheurs et centres de recherche en sciences humaines et sociales de différentes institutions françaises, toutes disciplines confondues, autour de différentes régions du monde. Il en assure la direction jusqu’à la retraite que la maladie lui impose en 1992, d’abord comme Administrateur adjoint, puis, après la mort de Fernand Braudel en novembre 1985, comme Administrateur. Il en organise alors le développement autour de deux grandes orientations principales : la constitution de groupes et de réseaux expérimentaux, travaillant à tester des hypothèses nouvelles, et l’internationalisation de la recherche en sciences sociales, qui a radicalement transformé le fonctionnement de ces disciplines au cours des dernières décennies. La construction, autour du rapprochement franco-allemand et de la formation de l’Union Européenne, d’une plate-forme européenne de coopération permanente, et le lancement de programmes volontaristes en direction de l’Inde, du Brésil, de l’URSS et de la Chine, contribuent à faire de Paris, pendant ces années décisives, l’un des pôles principaux de cette nouvelle dynamique de la recherche. La naissance de la Maison Suger (imaginée en 1985 et réalisée en 1990), au cœur du Quartier Latin, rendue possible par l’offre généreuse d’Hélène Ahrweiler, alors recteur de l’Académie de Paris, en sera le symbole : car la construction de cette résidence, qui permet à une trentaine de chercheurs étrangers de faire à Paris de longs séjours de travail et de coopérer avec leurs homologues français sera financée pour l’essentiel par une longue série, inaugurée par la Fondation Volkswagen, de dons extérieurs accordés sans aucune condition ni réserve.
3Le nom de Clemens Heller est ainsi étroitement associé à de grandes réalisations en faveur des sciences sociales et humaines dans la deuxième moitié du xxe siècle. Ce créateur d’institutions, de programmes et d’initiatives œuvrait d’abord et surtout au plus près de la recherche en action : auprès des chercheurs et groupes de recherche. C’est pourquoi Clemens Heller, comme l’a dit Wolf Lepenies, « will remain, for innumerable scholars from many countries and disciplines, one of the most impressive administrators on the European scene »1.
4Dans cette perspective, c’est l’expression d’une reconnaissance toute particulière que la première initiative d’hommage international à Clemens Heller, à l’occasion du centenaire de sa naissance, ait été prise en dehors des frontières françaises, dans une grande capitale européenne, à Berlin. Au mois de mai 2017, un colloque en souvenir de Clemens Heller a eu lieu à l’université Humboldt et au Wissenschaftskolleg de Berlin. Organisé par Joachim Nettelbeck sous le titre Clemens Heller, der intellektuelle Entrepreneur, il a réuni des chercheurs et des administrateurs de recherche de plusieurs pays. Le présent volume reprend une partie des communications présentées à Berlin. Elles ont été revues et augmentées par leurs auteurs pour ce livre publié à l’occasion d’une manifestation en souvenir de Clemens Heller, organisée sous les auspices de la FMSH à la Maison Suger à la fin de l’année 2017. Les contributions de Patrick Fridenson, Ioana Popa et Immanuel Wallerstein ont été rédigées spécialement pour ce volume.2 Traduite en français, la conférence inaugurale du colloque berlinois, donnée par Wolf Lepenies le soir du 5 mai 2017 au Tieranatomisches Theater de l’université Humboldt, construit à la fin du xviiie siècle, est placée en début d’ouvrage. Son titre « Une personnalité, c’est une institution à elle seule ». Souvenirs à propos de Clemens Heller, souligne une dimension centrale de Clemens Heller : l’imbrication du personnel et de l’institutionnel. Que le plan du présent volume se présente en deux parties distinctes, d’abord des contributions plus personnelles et ensuite des études plus analytiques de l’action de Clemens Heller, n’est pas pour indiquer qu’il faille séparer ces deux aspects, bien au au contraire.
Notes de bas de page
1 Wolf Lepenies, « Happy, chez Heller ». Times Higher Education, 21 avril 1995. https://www.timeshighereducation.com/news/happy-chez-heller/97374.article
2 Les contributions de Wolf Lepenies et de Joachim Nettelbeck sont publiées parallèlement dans leur version allemande originale dans la Zeitschrift für Ideengeschichte, 4/XI, 2017.
Auteurs
Directeur d’études à l’EHESS. Ancien administrateur de la Fondation Maison des sciences de l’homme.
Directeur de recherche émérite au CNRS (Centre de recherches historiques EHESS/CNRS). Adjoint à l’administrateur de la Fondation Maison des sciences de l’homme de 1998 à 2008.
Sekretär du Wissenschaftskolleg zu Berlin (1981-2012), boursier du Center for European Studies, Harvard University, et des Archives de la Rockefeller Foundation (automne 2015).
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