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Les Monts d’Aubrac au Moyen Âge

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Laurent Fau

Préface

Michel Colardelle

Texte intégral

1Le nom de l’Aubrac sonne, pour tous ceux qui s’intéressent aux sciences humaines, comme le signal d’une expérience exceptionnelle, celle de la plus magistrale des grandes enquêtes « ethnographiques » pluridisciplinaires conduites sur le territoire national au xxe siècle sous les auspices du CNRS (« recherche coopérative sur programme », RCP). Georges-Henri Rivière, l’initiateur du musée national des Arts et Traditions populaires qui en conserve les fruits, a coordonné là, entre 1963 et 1966, une recherche portant sur la plupart des aspects possibles de la connaissance monographique d’une petite région choisie pour ses traits particuliers et, pensait-on, reflétant mieux que d’autres une situation révolue. La géographie, en premier lieu, faisait de ce plateau méridional du Massif central un espace à part, en marge des principaux pôles de peuplement, dont le relief et le climat semblaient avoir conditionné le développement d’une fonction d’estive dans une économie dominée par le pastoralisme de transhumance, à telle enseigne qu’une race particulière de bovidés en portait le nom. Les terroirs y présentaient une organisation originale, avec d’un côté de vastes « montagnes » d’embouche parsemées de « burons », habitats saisonniers des bergers, de l’autre de maigres villages quasi-autarciques dont l’économie agropastorale moins spécialisée bénéficiait, en même temps que de terroirs plus fertiles, d’importants communaux. Surtout, le rôle fondateur des abbayes de Bonneval et plus encore d’Aubrac apparaissait comme évident dans ce devenir dont le dernier état faisait l’objet de l’attention des ethnographes.

2Il manquait à la « RCP Aubrac », qui ne pouvait s’appuyer pour les données historiques que sur des travaux antérieurs, à base uniquement archivistique, la dimension essentielle qu’est, surtout s’agissant d’un territoire rural, le temps long. L’hypothèse initiale semblait devoir s’imposer, sinon d’une immuabilité absolue des paysages et des traditions, du moins d’une grande permanence, à partir de la mise en place d’un cadre socio-économique qui ne pouvait, en conjuguant les présupposés classiques dus à la prévalence abusive des informations textuelles et la notoriété de la Domerie d’Aubrac, qu’être d’initiative monastique. Certes, les observations extrêmement fines réalisées sur le terrain par l’équipe de Rivière et publiées dans les sept beaux volumes édités par le CNRS entre 1970 et 1986 n’en sont pas affectées ; et d’ailleurs elles ont avec profit servi de base à l’énoncé des problématiques de la recherche dont les résultats sont ici synthétisés. Mais on comprend que les interprétations auxquelles a conduit une étude aussi exhaustive ne pouvaient qu’être puissamment influencées par la connaissance des conditions d’émergence et, le cas échéant, d’évolution au fil du temps des formes sociales et culturelles qui caractérisaient l’Aubrac au moment de « la fin des paysans ».

3C’est à la tâche d’établir plus solidement les fondements historiques de ce présent aujourd’hui à son tour révolu (la genèse d’un monde agropastoral, comme l’indique le sous-titre) que se sont attelés, avec une efficacité impressionnante, les membres de l’équipe du « projet collectif de recherche » (PCR), forme moderne de la RCP, dont les résultats sont publiés ici. C’est, encore une fois, la pluridisciplinarité qui permet un examen précis de l’histoire de l’environnement, de l’interaction entre milieux et société, qui comble au moins partiellement les lacunes des textes. La pluriannualité de la recherche, elle, donne le temps nécessaire à la confrontation des points de vue, à la mise en évidence des contradictions, à la vérification, à l’élaboration de propositions synthétiques portant sur les faits constatés, mais aussi sur les systèmes qu’ils représentent partiellement et dont ils dépendent. La définition enfin, pour une monographie, sinon de la fameuse « unité pertinente » que la complexité des organisations sociales, surtout si l’on prétend les suivre au rythme du temps long, rend utopique, du moins d’un cadre territorial cohérent par rapport à l’objectif recherché et aux caractéristiques – plus ou moins grande rapidité de mise en œuvre, portée chronologique et spatiale des hypothèses etc. – des sciences auxquelles il est fait recours, est essentielle ; il est d’ailleurs ici, de façon raisonnable, plus réduit que celui de la RCP.

4On ne sera pas étonné de vérifier, en Aubrac, les déclinaisons locales de tendances lourdes de l’histoire médiévale, certaines classiques comme l’effet puissant de la crise des xive et xve siècles sur l’évolution du peuplement et l’organisation des terroirs, d’autres dont l’importance relative et surtout les causes sont vivement débattues à la mesure des conséquences théoriques que les interprétations sont susceptibles d’entraîner, comme la rapidité, autour de l’an Mil, de la mise en place du maillage paroissial et du cadre seigneurial en même temps que s’opèrent les plus extensifs défrichements à s’être produits depuis le Néolithique moyen-final et l’âge du Bronze final-début Hallstatt, évidemment liés à la création d’habitats plus ou moins sédentaires. D’autres aspects sont plus spécifiques, et justifient, s’il en était besoin, les efforts accomplis. Ainsi, il est rare en France, au contraire des Îles Britanniques et de l’Europe septentrionale, que soient conservées des traces interprétables de parcellaires fossiles et surtout d’habitats abandonnés, surtout si ceux-ci n’avaient été que temporaires. C’est le cas ici, et la méthode choisie, celle d’une prospection extensive accompagnée de sondages ponctuels et d’une démarche intensive dans une petite région représentative - la montagne des Inguilhens - convenait parfaitement à cette opportunité.

5Mais c’est surtout sur la question de la genèse de l’agropastoralisme moderne que l’étude apporte des connaissances essentielles. La fameuse culture rurale, observée par les ethnologues de manière résiduelle dans les années soixante, s’avère moins ancienne qu’on ne le croyait (elle n’a commencé à émerger qu’au xiiie siècle) et surtout, succédant au mouvement de conquête agraire que nous venons d’évoquer, et qui avait entraîné la construction de plusieurs habitats permanents – dont certains d’une relative richesse –, elle ne semble pas procéder des causes « environnementales » (pauvreté des terroirs, sévérité des conditions climatiques) qui paraissaient jusqu’ici aller de soi. Certes, le recul de cette forme banale d’occupation du sol dans une finalité d’autosuffisance, démontrée par les sciences paléoenvironnementales dont l’arsenal est ici utilisé avec pertinence, ne peut encore être expliqué de manière irrécusable. L’essor des seigneuries ecclésiastiques, comme les textes le laissaient entendre, est sûrement essentiel pour expliquer cette évolution ; mais on observe un net décalage entre lui et la fondation de l’hôpital d’Aubrac, et surtout on assiste à une succession de transformations dans les types d’exploitation du sol - la transhumance ovine d’abord, puis l’apport de plus en plus fort de bovins (à partir du milieu du xiiie siècle), l’arrivée de techniques fromagères depuis le Cantal (seconde moitié du xve siècle), le tout accompagné de modifications fondamentales dans les types de paysages et les modes de gestion du sol et de ses revenus (location d’estives, péages, dégradation des pratiques communautaires). Dès lors s’explique mieux la dualité des cultures agropastorales observées par les ethnologues, dans la mesure où il apparaît finalement que les régions d’habitat groupé sont celles où l’emprise seigneuriale laïque a résisté aux tentatives d’accaparement monastique ; cette situation, qui n’est pas sans évoquer celle d’autres grands monastères qui se sont efforcés avec succès de remplacer à leur entour des exploitations paysannes intensives par des systèmes extensifs, en éloignant les villages, est bien connue – je pense évidemment à la Grande Chartreuse, qui a, comme la Domerie, été à l’initiative d’activités proto-industrielles.

6Le présent rapport articule des phases que l’on ne faisait qu’entrevoir lorsqu’elles ne restaient pas tout à fait dans l’ombre, et propose des hypothèses sur les variations ou au contraire les permanences des formes d’occupation du sol, d’architecture et finalement de société ; les études publiées, menées sur des sites plus étroits mais précisément choisis en fonction d’une problématique élaborée, renforcent l’intérêt de conclusions dont la portée dépasse à l’évidence le seul Aubrac, et dont l’effort méthodologique servira certainement à beaucoup. Ce travail exemplaire renouvelle l’intérêt pour les monographies régionales qui semblent être aujourd’hui l’œuvre d’équipes d’archéologues et d’historiens associés à des spécialistes du paléoenvironnement, alors que les ethnologues qui en ont pourtant été les initiateurs s’en sont détournés.

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