1 [NdT. : Traduction partielle de Emirbayer Mustafa & Ann Mische (1998), « What is Agency ? », American Journal of Sociology, 103 (4), p. 962-1023.]
2 Ce texte a bénéficié de nombreuses collaborations. Des versions antérieures en ont été présentées au Lazarsfeld Center for the Social Sciences de l’Université de Columbia, à l’Atelier sur la politique, le pouvoir et la protestation de l’Université de New York, au colloque sur la culture et la politique de la New School for Social Research, à la rencontre annuelle de l’American Sociological Association à Los Angeles et à divers séminaires de la New School for Social Research et de l’université de Princeton. Nous tenons à remercier les participants à ces forums pour leurs nombreux et féconds commentaires. Nous adressons aussi notre gratitude à Jeffrey Alexander, Bernard Barber, Richard Bernstein, Mary Blair-Loy, David Gibson, Jeff Goodwin, Michael Hanagan, Hans Joas, Michele Lamont, Edward Lehman, Calvin Morrill, Michael Mulhaus, Shepley Orr, Mimi Sheller, Charles Tilly, Diane Vaughan, Loïc Wacquant et Harrison White, pour leurs nombreux éclairages, critiques et suggestions.
3 Il faut reconnaître que de nombreux théoriciens du choix rationnel ont fait d’importantes avancées dans la prise en compte des contingences et des incertitudes liées à la prise de décision (March & Simon, 1958 ; March & Olsen, 1976 ; March, 1978), ainsi que dans l’exploration du rôle des valeurs, des normes et d’autres éléments « culturels » dans celle-ci (Elster, 1989 ; Hechter, 1992, 1994 ; voir également les essais de Cook & Levi, 1990). Cependant, nous maintenons que même ces versions plus sophistiquées des théories de l’acteur rationnel restent fondées sur des présupposés qui les empêchent de théoriser de manière adéquate la construction interprétative et intersubjective des choix en considérant les points de vue temporels d’acteurs ancrés dans des contextes.
4 Nous ne nous intéresserons pas ici au rapport de Mead à la théorie évolutionniste fonctionnaliste, ni à son débat en métaphysique avec les théoriciens de la temporalité. Bien qu’il développe ses théories à travers une comparaison avec des processus physiques et biologiques plus généraux (c’est-à-dire non humains) et que l’on ait pu lui reprocher de s’être éloigné de la théorie de l’action pour se rapprocher de la métaphysique (Joas, 1985), il livre aussi le socle philosophique d’une compréhension temporelle et relationnelle du développement intersubjectif de capacités agentiques, ce qui est d’une importance capitale pour une théorie de l’action. Pour une discussion connexe, voir également l’ouvrage de Mead (1938), The Philosophy of the Act.
5 Pour Joas, l’action n’est pas simplement conditionnée par la situation car, de façon plus essentielle, « la situation est constitutive de l’action », à laquelle elle ne fournit pas seulement des « moyens » et des « conditions » pour des fins préétablies, mais aussi les modèles de réponse habituels et structurants, qui deviennent le point de départ de l’engagement réfléchi et créatif des acteurs dans leurs environnements en mouvement (Joas, 1996, p. 160 ; l’auteur souligne).
6 Bien que cet article vise principalement les différentes dimensions analytiques de l’agentivité, plutôt que les contextes structurels de l’action, notre effort pour décomposer ces derniers s’inscrit dans le prolongement de travaux antérieurs (Emirbayer & Goodwin, 1996) – ainsi que Sorokin (1947), Parsons & Shils (1951) et, en particulier, Alexander (1988b). Pour nous, le contexte culturel englobe les modèles, les structures et les productions symboliques (par exemple, les discours, les récits et les idiomes culturels) qui contraignent et permettent l’action en structurant les engagements normatifs des acteurs et leur compréhension de leur monde et des possibilités qui s’y offrent à eux. Le contexte socio-structurel englobe les liens sociaux en forme de réseaux (Emirbayer & Goodwin, 1994), qui constituent les cadres interpersonnels, inter-organisationnels ou transnationaux de l’action. Enfin, le contexte socio-psychologique comprend les structures psychiques qui limitent et permettent l’action en canalisant les flux et les investissements de l’énergie émotionnelle des acteurs, en incluant les structures les plus pérennes organisant dans la durée l’attachement et la solidarité émotionnelle. Ces catégories intriquées (mais analytiquement autonomes) recoupent les secteurs institutionnels fondamentaux de la vie sociale moderne : l’État administratif-bureaucratique, l’économie capitaliste et la société civile (Emirbayer & Sheller, 1996).
7 On retrouve cet usage dans la discussion par Patterson (1991) du trio harmonique de la liberté.
8 Nous laissons de côté, pour l’instant, la difficulté supplémentaire tenant au fait que les acteurs sont toujours pris simultanément dans des contextes temporels et relationnels nombreux et variés, et peuvent donc, par exemple, manifester une orientation projective dans l’un, tout en déployant une orientation itérative dans un autre. Nous revenons sur cette question dans la dernière partie de cet article.
9 Pour ne pas plonger dans le cauchemar analytique de « sous-sous-tonalités » dans les « sous-tonalités », nous tenons à souligner que l’idée d’un accord musical interne est un dispositif heuristique permettant d’analyser les variations et les changements dans la composition des orientations de l’agentivité ; évidemment, les acteurs, pris eux-mêmes dans le flux temporel, ne se livrent pas à cette dissection de l’expérience. Il faut également noter que ce que nous appelons les structures d’accord ne sont pas nécessairement harmonieuses ; les sous-tonalités peuvent être dissonantes entre elles, et sources de tensions internes, pouvant appeler les orientations temporelles à se recomposer.
10 Une telle position nous expose à une certaine difficulté : on ne peut pas prendre facilement en compte, dans un tel cadre, les acteurs organisés, tels que les entreprises, les États ou d’autres entités organisationnelles, à moins qu’ils ne se voient eux-mêmes attribuer un statut théorique équivalent à celui des personnes physiques ou des soi (pour des exemples de ce type de raisonnement : Coleman, 1990 ; Luhmann, 1990 ; White, 1992). Bien que nous ne soyons pas, par principe, opposés à une telle démarche, nous n’examinons pas, dans les pages qui suivent, toutes ses nombreuses implications, ni ne nous attaquons systématiquement aux problèmes particuliers de traduction qu’elle entraînerait nécessairement.
11 Remarquons que la perspective de Wiley s’ancre elle-même explicitement dans la tradition pragmatiste (voir également : Wiley, 1994 ; p. 10, 29, 47) ; pour une approche similaire : Taylor (1991), Colapietro (1990), Gergen (1994). D’autres travaux seraient à mener, bien sûr, pour théoriser les entraves systématiques à cette communication ou ce dialogue intrapsychique « libre et ouvert ».
12 Voir, par exemple, la discussion par Camic de W. I. Thomas, Florian Znaniecki, Robert Park et Talcott Parsons, entre autres (Camic, 1986, p. 1072-1075). Camic ajoute que deux phénomènes expliquent historiquement cette tendance : d’une part, l’émergence, à la fin du xixe siècle, de la théorie darwinienne de l’évolution et de la physiologie expérimentale et, d’autre part, l’essor, à la même époque, d’un nouveau domaine de la psychologie au scientisme « militant ». Entre eux, ces développements ont conduit à rabattre l’action habituelle sur les processus comportementaux les plus élémentaires de l’organisme humain, assimilés à ceux des espèces inférieures (ibid., p. 1048-1049).
13 « Pour Saint Thomas d’Aquin, […] un habitus place davantage l’activité d’une personne sous son propre contrôle qu’elle ne le serait autrement. En ce sens, avoir un habitus, c’est être disposé à une activité ou une autre – non pas parce que l’on tend vers cette activité en toute occasion possible, mais parce qu’on la trouve naturelle, facile à gérer, évidente à aborder, et ainsi de suite. » (Davies, 1992 ; p. 225-226 ; l’auteur souligne).
14 Ses postulats ontologiques amènent Giddens à porter un intérêt particulier au concept de routinisation : l’attention au besoin d’une « confiance fondamentale » et d’une « sécurité ontologique » incite les humains à routiniser leurs pratiques et à conférer un ordre et une stabilité à leurs relations, en particulier face à la complexité et à la diversité croissantes de la société moderne (Giddens, 1991 ; pour une perspective similaire : White, 1992).
15 Pour autant, cela n’implique pas que ces auteurs tiennent le changement pour impossible ; l’idée d’une « conscience discursive » chez Giddens et les appels de Bourdieu à une « sociologie réflexive » suggèrent qu’ils croient possible un certain accroissement de la liberté et de la souplesse d’action d’un individu, à mesure qu’il devient plus « conscient » de sa situation. Toutefois, leurs cadres conceptuels ne nous aident pas à analyser cette éventualité, pas plus qu’ils ne nous fournissent d’outils pour l’identifier au cours d’une recherche empirique.
16 Nous devons ici être très précautionneux, pour que ne soit pas mal interprété ce que nous désignons comme l’orientation de l’imagination vers le futur. L’imagination désirante est assurément dirigée vers le passé, aussi bien que vers l’avenir ; la dimension reconstructive de la mémoire a été bien documentée par la recherche dans ce domaine (Hobsbawn & Ranger, 1983 ; Schwartz, 1991 ; Halbwachs, 1992 ; Olick & Levy, 1997 ; Olick, 1997). Mead lui-même souligne ce point en insistant sur le fait que « le passé (ou sa structure signifiante) est aussi hypothétique que le futur » (Mead, 1932, p. 12). Cependant, il relève également que la raison pour laquelle les acteurs s’engagent dans une telle reconstruction imaginative de l’expérience passée est leur confrontation à des situations émergentes appelant de nouveaux horizons futurs ; autrement dit, la reconstruction du passé s’opère en référence (plus ou moins explicite) à des désirs, des préoccupations et des possibilités à venir. Nous pouvons même affirmer plus nettement qu’à mesure que l’action, dans un contexte donné, devient plus réflexive sur elle-même, la dimension du futur y gagne en importance ; cela est implicite, comme le fait remarquer Joas, dans l’accent mis par Mead sur le fait que toute activité autoréflexive, quelle que soit la richesse de son ancrage dans le passé, « se réfère essentiellement à l’avenir […]. Elle se tourne vers les attitudes présentes de l’organisme, formées dans le passé, prend conscience de leur référence implicite à l’avenir et devient ainsi capable de tester expérimentalement, dans le présent, des possibilités alternatives visent l’avenir, puis de construire délibérément le plan de sa propre action. » (Joas, 1985, p. 192).
17 Nous laissons de côté, aux fins du présent texte, la question de savoir comment les différences d’orientation agentique peuvent être mesurée de manière empirique, bien que cela constitue certainement un défi pour la recherche future. Nous nous refusons également à tenir les orientations de l’agentivité pour des « variables », au sens linéaire ou causal du terme (Abbott, 1988), afin de souligner la récursivité et la détermination multiple de tous les processus sociaux.