Introduction
p. 283-289
Texte intégral
1Les analyses concurrentielles des rapports entre générations (imbriquées) que nous venons de présenter1 nous ont montré que les lignes de partage ne concernaient pas seulement l’opposition entre le marché et l’État social, mais faisaient intervenir une troisième instance : la famille, caractérisée par son lien de filiation.
2Dès que l’on s’intéresse à la dimension intergénérationnelle de l’État providence se pose certes la question de l’interprétation des transferts publics entre les âges contemporains. Faut-il analyser ces transferts en termes de conflit sociopolitique, dont les aînés de nos sociétés vieillissantes sortiraient vainqueurs – au grand dam des partisans de l’équité générationnelle*2, favorables à une réduction des dépenses publiques ? Ou bien en termes de contrat social implicite visant à une coopération mutuellement avantageuse – comme le prétendent les avocats des solidarités entre générations* ? Kotlikoff, néolibéral partisan du marché, appartient au premier camp, tandis que Becker, en théoricien du capital humain et de l’altruisme, rejoint le second, défenseur de l’intervention publique. Les choses se compliquent, toutefois, du fait que les deux points de vue traversent l’échiquier politique : le prix Nobel de Chicago n’est pas subitement devenu « de gauche », favorable à une intervention massive de l’État en faveur des pauvres ; à l’inverse, certains sociaux-démocrates classés à gauche, tel Esping-Andersen, s’inquiètent des effets pervers du vieillissement si les aînés poussent par leur vote à une augmentation des dépenses sociales en leur faveur.
3Mais surtout, la controverse entre Kohli et Esping-Andersen sur l’opportunité des retours familiaux* fait émerger une autre ligne de fracture que celle, traditionnelle, entre partisans de l’intervention publique et défenseurs de l’initiative privée : le diagnostic porté sur les politiques de redistribution entre générations dépend encore des hypothèses relatives aux interactions entre transferts sociaux et familiaux. Pour les libéraux* et les sociaux-démocrates*, la famille et l’État auraient des fonctions substituts, les premiers cherchant à promouvoir les solidarités familiales pour réduire les dépenses publiques, les seconds s’efforçant au contraire de remplacer la famille par l’État ; alors que le schéma générationnel beckerien repose, comme l’approche conservatrice* de Kohli, sur une complémentarité multiforme entre famille et État qui débouche sur une division des tâches, la famille (altruiste) s’occupant d’abord de la formation des plus jeunes, et l’État des besoins des plus âgés.
4De fait, nous avons vu que le nœud des oppositions en matière de relations entre générations porte précisément sur la conception et le rôle de la famille-lignée et que ce thème est sans doute le plus propice aux préjugés, aux positions doctrinaires, voire aux dérapages idéologiques.
5Ces rappels confortent la trilogie de pensées ou de visions du social que nous avons proposées au début de ce livre. Dites libérale ou du libre agent*, conservatrice ou multisolidaire*, sociale-démocrate ou de l’égalité citoyenne*, ces dernières adoptent des positions polaires quant aux vices et vertus prêtés aux transferts publics et privés entre générations et peuvent être ainsi utilisées comme une grille d’interprétation des discours actuels sur la protection sociale. On vérifie qu’elles se définissent d’abord par l’agencement et la hiérarchisation des trois piliers pourvoyeurs de bien-être dans la question traitant des justes transferts selon l’âge, ou plus précisément du sort des inactifs, jeunes et âgés : comment ces trois piliers que sont le marché, la famille et l’État, doivent-ils se répartir – et sous quelle forme (transferts monétaires ou services) – le financement des besoins associés aux deux périodes de dépendance économique, soit la jeunesse et la vieillesse3 ?
6L’enjeu porte in fine sur la conception sociopolitique de l’État providence. Le fait que trois approches soient en concurrence complique singulièrement l’analyse et explique notamment certaines confusions, tant nous sommes habitués à procéder par oppositions binaires4. C’est un peu comme dans la partie de football à trois équipes imaginée naguère, sous forme de canular, par le Collège de pataphysique, où deux camps ennemis étaient amenés à nouer des coalitions éphémères et instables sur le dos du troisième. Ici, comme on vient encore de le voir, deux paradigmes peuvent présenter des points de convergence importants par rapport au troisième, ou rejeter pareillement certains postulats de ce dernier.
7Énoncé de manière abrupte, le message que cherche à délivrer cette quatrième partie est alors le suivant : pourvu que l’on se place à un niveau suffisamment abstrait, en analysant les discours sur le réel plutôt que la diversité du réel lui-même, et que l’on privilégie tant soit peu la dimension intergénérationnelle, la partie se joue bien entre trois approches possibles – les trois pensées définies à partir des trois piliers – mais trois seulement. Autrement dit, la trilogie proposée présenterait pour l’usage indiqué un caractère canonique.
Aux sources des débats sur l’État providence : trois logiques sociales, et trois seulement ?
8L’histoire de la pensée vient à l’appui de cette thèse en conférant à notre trilogie un fondement plus solide. Ses origines philosophiques les plus évidentes s’inscrivent en effet dans les oppositions entre les grands théoriciens politiques classiques, Locke, Hobbes et Rousseau, oppositions qui préfigurent souvent le triptyque : agents libres/individus multisolidaires/citoyens égaux. La comparaison est d’autant plus parlante que ces philosophies utilisent un cadre méthodologique commun : chacune emprunte à la fiction d’un état de nature pour définir sa conception idéale du contrat social, qui fait de la volonté individuelle la source même des relations au sein de la société civile.
9Nous insisterons tout particulièrement sur les origines plurielles de la pensée multisolidaire, d’Aristote à Léon Bourgeois si l’on peut dire. Au-delà de leur diversité ou même de leurs oppositions (de Hobbes à l’égard d’Aristote par exemple), elles ont en commun de dépasser les oppositions duales entre individu et collectivité globale ou État, liberté et égalité, libéral et social, pour se référer à des notions « d’amitié », de fraternité ou de solidarité qui participent d’une logique identitaire : l’appartenance à différentes « familles », dont la famille de sang, fonde le statut de l’individu (chapitre 9).
10À ce niveau, il faut souligner une convergence de vue notable avec l’approche d’Esping-Andersen. L’auteur danois fait lui aussi reposer sa typologie des modèles sociaux actuels en priorité sur le critère de l’agencement des trois piliers pourvoyeurs de bien-être. Surtout, dès le début de son livre de référence (1999, p. 22), il souligne la pertinence, au plan historique, du recours à des divisions ternaires – dont la définition doit certes être adaptée au contexte – pour mieux comprendre certaines affinités et oppositions entre différentes philosophies du social. Il en va ainsi de la trilogie classique libérale, conservatrice, marxiste : Adam Smith « se lit parfois comme Karl Marx » lorsqu’il dénonce l’État conservateur patriarcal « soutenant des privilèges absolutistes, le mercantilisme protectionniste et une corruption envahissante » ; mais plus tard, les libéraux de l’époque s’élèveront aussi – comme les conservateurs – contre la démocratie et le suffrage universel « susceptibles de politiser la lutte pour la répartition des richesses, de pervertir le marché et d’alimenter les inefficacités ». Parallèlement, chaque école de pensée devra se battre sur deux fronts : les conservateurs défendront un État autoritaire et absolu, à la fois contre les libéraux, en affirmant que cet État génère par la discipline et la loyauté un système de production plus efficace que le marché par la compétition, et contre les dérives marxistes, en assurant qu’il préserve « l’harmonie entre les classes sociales, le bien de l’État, celui de la communauté et celui des individus ».
Un rapport dialectique aux trois mondes d’Esping-Andersen
11Mais au-delà, les projets divergent fondamentalement. Celui d’Esping-Andersen est, on le sait, d’élaborer une trilogie « idéale » (au sens de Max Weber) des régimes d’États providence actuels en Occident, qui serait en outre située géographiquement, avec une dominante libérale dans les pays anglo-saxons, conservatrice ou « familiale-corporatiste » en Europe continentale et du Sud, sociale-démocrate en Europe du Nord.
12Une première différence, non négligeable, vient de ce que notre approche se concentre sur les redistributions publiques et familiales entre les âges ou les générations, et cela au détriment des inégalités sociales ou de genre engendrées par le marché du travail, dont elle escamote le rôle en se polarisant sur le sort des plus jeunes et des plus âgés. Pour réduire cette différence, on tente au début du chapitre 10 d’esquisser une version épurée, projetée sur le plan intergénérationnel, des trois mondes d’Esping-Andersen : laissant peu de place à des éléments pourtant cruciaux de la protection sociale (mode et assiette de financement, méthode de gestion, etc.), elle oppose grossièrement, et sans prétendre à la cohérence, un régime néo-bismarckien de type conservateur en Europe continentale, à deux autres de type beveridgien – un « Beveridge du pauvre », libéral et anglo-saxon, et un « Beveridge du riche », social-démocrate et scandinave.
13Établi en fonction notamment des rôles respectifs dévolus au marché, à la famille et à l’État dans la protection des individus, ce découpage géographique approximatif possède une certaine pertinence à un niveau agrégé et permet de mettre en lumière certaines lignes de convergence entre les trois mondes ainsi « revisités » et notre propre trilogie de pensées du social : à l’aune de critères très synthétiques tels le volume global des transferts sociaux, leurs priorités entre les âges et leur forme (monétaire ou non, etc.), la France apparaît ainsi une nation modérément conservatrice (Esping-Andersen) comme à dominante multisolidaire (selon notre trilogie). Mais nous avons déjà vu pourquoi, dans l’avant-propos de ce livre, le rapprochement ne peut être poussé plus loin : en bref, toute typologie idéale-typique des régimes sociaux européens – à supposer qu’on puisse en élaborer qui soient adaptées – comprendrait forcément plus de trois modèles. Même un choix limité des critères synthétiques précédents fait déjà apparaître les spécificités des pays méditerranéens au sein du monde conservateur (voir tableau 5, p. 335).
14Autrement dit, prendre directement pour objet la diversité des régimes de protection sociale existant en Europe, fussent-ils stylisés, ferait perdre toute valeur intrinsèque à notre approche, fondée sur le seul critère de l’agencement des trois piliers pourvoyeurs de bien-être. Si l’on veut que notre trilogie, parcimonieuse et cohérente, demeure efficace, il ne suffit pas de restreindre son champ d’application (à la dimension intergénérationnelle de l’État providence et aux redistributions centrées sur les inactifs jeunes ou âgés) ; il faut encore la situer à un niveau plus abstrait. Elle ne servira alors qu’à interpréter les discours sur le social ou à opposer des philosophies générales de l’action sociopolitique5.
15Dans cette perspective, il nous faudra tout d’abord rappeler ou expliciter les postulats de base et les implications spécifiques de chaque pensée, glanées au fil de l’exposé (voir le tableau 6, p. 343). Il sera ensuite possible de proposer, à partir de ces critères, une lecture « symptomale » des textes (pour reprendre l’expression d’Althusser), qui tente de déceler de manière artisanale, à travers différents indices ou symptômes, la pensée à laquelle pourrait se rattacher l’auteur concerné (chapitres 10 et 11).
16Le travail mené, qui s’apparente à celui qui a été effectué pour le schéma intergénérationnel beckerien, n’a pas d’autre ambition. Il ne s’agit pas de remplir les cases d’un tableau synoptique avec les noms d’économistes, de sociologues ou de chercheurs d’autres disciplines6. L’appartenance à un paradigme ne détermine en rien ou presque la sensibilité politique, les options méthodologiques ou la position relative au statut de la femme ou au féminisme. Elle permet seulement de repérer des éléments de convergence significatifs et parfois surprenants entre différents auteurs : par exemple, entre le schéma intergénérationnel de Becker et tout un courant de sociologues de la famille et du vieillissement (Kohli, Attias-Donfut, Segalen, etc.) qui se révèlent adeptes de la même pensée multisolidaire du social, bien qu’ils aient autrement tendance à rejeter en bloc une approche beckerienne de la famille jugée par trop simpliste ou économiciste7. Pour autant, il serait absurde d’en conclure que ces sociologues « font du Becker » à leur insu ; mais la pensée multisolidaire a des implications logiques qui pourraient gêner certains d’entre eux, comme lorsqu’elle prône des retours familiaux pourtant inégalitaires ou accorde la priorité aux dépenses sociales pour les plus âgés, alors qu’ils sont souvent mieux lotis – aujourd’hui – que les jeunes générations.
17Retour dialectique, cette lecture symptomale des auteurs gagnera souvent à s’appuyer sur la présentation faite antérieurement des trois mondes « revisités » d’Esping-Andersen : celle-ci nous fournira en effet des munitions précieuses en suggérant de nouveaux critères d’identification des discours sur le social. Car si notre grille d’interprétation se réfère à des visions globales antagonistes de l’individu et du monde, ces discours, eux, s’inspirent de l’air du temps et reflètent les luttes et enjeux du moment, matière dont on peut tirer une série d’indices – d’autant plus révélateurs qu’ils s’avèrent concordants – en faveur de l’appartenance à tel ou tel paradigme. Or le sociologue danois est sans doute l’auteur qui a le mieux saisi ces correspondances, approximatives et mouvantes, entre a priori métaphysiques et prises de position pratiques, même si, précisément, il a eu trop tendance à les hypostasier en les assimilant à des isomorphismes stricts.
18Prenons un exemple pour mieux nous faire comprendre. Notre trilogie abstraite n’a, au plus, que des implications géographiques très limitées. Comment alors interpréter le discours d’un analyste qui déplorerait régulièrement les blocages du « modèle social » français tout en vantant à l’envi les mérites du modèle danois ? On le rattachera a priori au paradigme de l’égalité citoyenne, puisque l’invocation du paradis social-démocrate qu’est le Danemark est un leitmotiv de nombre de ses partisans ; mais on le fera avec d’autant plus d’assurance s’il s’avère que le discours dénonce par ailleurs les méfaits de solidarités familiales étouffantes, favorisant la reproduction des inégalités8.
Le paradigme multisolidaire : imaginer ses dépassements possibles
19Lorsque l’on analyse les discours sur le social ou que l’on considère les voies de réforme de l’État providence qui sont proposées, force est cependant de constater que les positions occupées par les trois pensées ne sont pas symétriques. Au sein de ce triptyque théorique, les paradigmes du libre agent et de l’égalité citoyenne occupent des places assurées : ils monopolisent la plupart des débats actuels autour des oppositions entre liberté et égalité, individu (ou individualisme) et État (ou sens de l’intérêt général), recours au marché ou redistribution ; en même temps, ils partageraient nombre d’éléments communs – une origine beveridgienne, une priorité accordée aux individus (agents économiques ou citoyens) plutôt qu’à des collectifs (familiaux ou professionnels), une volonté de réorienter les transferts sociaux vers les plus jeunes, etc. – au point que certains croient pouvoir déceler, entre ces deux pensées pourtant culturellement éloignées, une ligne de continuité même ténue qui autoriserait des synthèses « sociales-libérales » à géométrie variable, selon les poids relatifs accordés aux objectifs de liberté et d’égalité. Dans ce jeu bien huilé, la pensée multisolidaire, dont on aura souligné les origines disparates, pâtit d’un isolement relatif et apparaît plutôt comme un empêcheur de tourner en rond : souvent taxée d’archaïque ou de partisane du statu quo, sa position demeure problématique même si la crise financière et économique actuelle pourrait changer la donne.
20C’est pourquoi le dernier chapitre s’attachera à dégager les perspectives d’évolution théoriques de cette pensée. Cet exposé a déjà montré que les apories des modèles proposés par Marshall et Becker tiennent précisément à l’hypothèse de l’altruisme parental et qu’elles peuvent être levées à condition de rendre compte de la sollicitude parentale par des réciprocités indirectes*. Mais le schéma intergénérationnel ainsi modifié portera encore la marque d’une tradition familiale-paternaliste, invitant à une coopération pacifiée et sans heurt : dans ce monde harmonieux, les réciprocités indirectes familiales recoupent et renforcent celles garanties par les transferts sociaux ; chaque génération est invitée à son tour à donner généreusement, par la famille ou l’État, tant à la précédente qu’à la suivante, car elle a déjà reçu – l’éducation – de la première et elle recevra – le soutien des vieux jours – de la seconde (graphique 9, p. 381). Comment dépasser ce modèle, qui véhicule encore un message trop consensuel, en incorporant des éléments des deux autres paradigmes ? Le chapitre 12 propose une extension naturelle. Le modèle ne prendrait tout son sens qu’à la condition d’identifier les enjeux cachés qu’il recèle, de mettre en lumière les conflits latents entre les âges qu’il est susceptible d’engendrer : tensions créées par l’allongement de l’espérance de vie et le vieillissement de la population ; problèmes liés à la détermination sociale des différentes périodes du cycle de vie – âge légal de la retraite, mais aussi âge d’entrée en activité –, etc.
21En mêlant ainsi les présupposés – apparemment contradictoires – des deux autres approches à ceux de la philosophie multisolidaire, il s’agit bien de tirer les leçons de l’ambivalence* des transferts, publics comme privés, de montrer comment coopération et lutte entre générations y sont liées de manière indissociable, même si l’on peut espérer que la première prenne le pas sur la seconde…
Notes de bas de page
1 Voir notamment le chapitre 8 et la conclusion de la troisième partie.
2 Les mots suivis d’un astérisque sont définis dans le glossaire, p. 427.
3 Voir « Justes transferts entre classes d’âge contemporaines », p. 32 et « Trois pensées antagonistes du social », p. 54.
4 Les débats sur les retraites opposent ainsi, trop rapidement, la répartition à la capitalisation, prestations contributives (bismarckiennes) et uniformes (beveridgiennes), systèmes à cotisations et à prestations définies, etc.
5 À cet égard, nous rappellerons que son élaboration a été au départ motivée par les surprises ou les incompréhensions suscitées par la lecture et la fréquentation d’économistes, notamment Becker, et de spécialistes d’autres sciences humaines ou sociales.
6 Parler de grille d’analyse donne peut-être trop l’idée d’une classification systématique. Les trois pensées du social ne fourniraient qu’une clé d’interprétation au sein d’un trousseau qui seul rendrait intelligible la démarche d’un auteur, mais une clé que ne posséderaient pas toujours des analyses critiques beaucoup plus fouillées.
7 Voir chapitre 11, « Une défense des solidarités (publiques et familiales) entre générations », p. 367.
8 En même temps, cette assignation ne constitue en rien un jugement de valeur, ni sur le paradigme en question, ni sur le bien-fondé des arguments avancés par cet analyste qui peut, en l’occurrence, se montrer aussi bien un piètre connaisseur qu’un expert avisé des modèles français et danois…
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