Chapitre 6. Les bons transferts publics de la génération pivot
p. 211-229
Texte intégral
1Pour faire comprendre l’importance que revêtent, dans l’analyse beckerienne de la famille, les legs ou transferts des parents aux enfants – selon qu’ils sont libres ou contraints – il est commode de se référer au modèle archétype du rotten kid – « enfant gâté » ou mieux « ingrat » (Becker, 1991). Supposé le principal apporteur de revenu, un père de famille, patriarche bienveillant mais aussi autoritaire, désire par altruisme réaliser une répartition équilibrée des ressources globales du ménage : par exemple, chacun des deux parents doit en recevoir 30 %, et chacun des deux enfants 20 %. Optimale de son point de vue, cette redistribution est obtenue par des transferts compensatoires, fonction inverse des gains apportés par chacun : tout se passe donc comme s’il y avait mise en commun des ressources, réparties ensuite selon le bon vouloir du chef de famille1.
2Supposé au contraire totalement égoïste, l’enfant gâté ne vise qu’à augmenter la taille des ressources dont il peut disposer, sans s’inquiéter de ce qui revient aux autres membres de la famille. Mais tant que ses revenus propres sont limités, il est incité à œuvrer pour le bien commun, en cherchant à maximiser le montant total des ressources familiales, dont son père lui attribuera de toute façon le cinquième par un transfert approprié. En somme, le père rend l’enfant solidaire malgré lui. Bien sûr, cette coopération n’empêche pas les conflits : les extensions du modèle s’attardent sur les stratagèmes que déploient certains enfants pour attirer ou conserver la manne paternelle (cacher une part de leurs gains, refuser de travailler, se retrouver indigent…), et sur les réponses offertes au père altruiste pour contrôler les agissements filiaux et conserver le « dernier mot ».
3Le problème se corse lorsque les revenus de l’enfant dépassent le cinquième des ressources familiales. Le père devrait alors lui prendre de l’argent pour le redistribuer aux autres membres du ménage, mais l’impossibilité d’un tel transfert négatif le contraint, faute de mieux, à ne plus rien lui verser. L’enfant égoïste devient alors libre de garder ses gains pour lui. Pourquoi consentirait-il néanmoins – dans ce cadre élémentaire – à rester solidaire et à partager les revenus, cette fois à son détriment ? Becker (1993) voit bien pour les parents un moyen, malheureusement coûteux, qui passe par la formation des préférences : transmettre à leur enfant certaines valeurs, lui inculquer un sentiment d’obéissance ou de devoir à leur égard, voire de culpabilité. Mais « ce recours aux normes et à d’autres mécanismes intangibles qui affectent grandement les relations familiales ne fonctionne jamais aussi bien que les transferts parentaux pour relier entre elles les générations » (Becker, 1988, p. 9).
4Soit dit en passant, même s’il doit être pris plus comme une allégorie que comme une description réaliste, le modèle du rotten kid véhicule déjà un paternalisme contraignant : le chef de famille, altruiste, a toujours raison et décide unilatéralement du « bien » de chacun des membres de la famille, utilisant le système de transferts pour les manipuler ; l’enfant, gâté ou ingrat, a toujours tort s’il se révolte, ce qui peut se comprendre s’il a 5 ans, mais beaucoup moins s’il en a 18 ou 25, voire s’il approche la cinquantaine2…
Altruisme parental libre ou contraint et éducation des enfants
5Le schéma intellectuel beckerien replace en fait ce modèle du rotten kid dans une dynamique intergénérationnelle qui incorpore la redistribution publique (ascendante aussi bien que descendante), et reconnaît surtout le fait qu’une part importante des transferts aux jeunes enfants s’effectue sous forme d’investissements dans leur capital humain.
Les spécificités techniques de la production du capital humain
6Supposés constituer à terme la principale source de richesse d’un pays, ces investissements résultent de l’action combinée de l’État et des familles. Ils se heurtent cependant à des contraintes techniques spécifiques. Historiquement, l’éducation des enfants, qui n’a guère enregistré de gains de productivité – contrairement à la plupart des autres activités −, demeure très consommatrice en temps : aussi son coût d’opportunité s’élève-t-il régulièrement avec l’augmentation du taux de salaire réel (notamment féminin), et ce d’autant plus que les besoins de formation s’élèvent avec le progrès technique. L’accélération de ce dernier aurait ainsi conduit les parents – dont l’altruisme par enfant est supposé décroître avec la taille de la fratrie – à faire moins d’enfants mais à les éduquer chacun davantage.
7Si lourds soient-ils, ces investissements éducatifs sont cependant supposés très profitables pour les familles comme pour la société : les parents ont donc intérêt à exploiter au mieux la manne offerte par un accroissement du capital humain de leurs enfants, quitte à répartir ensuite le surplus ainsi constitué entre leur propre consommation et celle de leurs enfants. Mais encore faut-il avoir les moyens de ces investissements et de cette répartition ; c’est là que des legs patrimoniaux « opérationnels » jouent un rôle essentiel.
8Les parents peuvent en effet transférer des ressources à leur progéniture sous deux formes supposées parfaitement substituables, en capital humain ou en patrimoine (physique ou financier) : ils choisissent donc toujours celle qui a la rentabilité marginale la plus élevée pour l’enfant. En première approximation, le taux de rendement (intergénérationnel) des actifs patrimoniaux, r, est constant, indépendant de la taille de la fortune détenue. En revanche, parce que le capital humain est totalement incorporé à l’enfant, le taux de rendement marginal des investissements éducatifs, rh, au départ très élevé (nourriture, entretien en bas âge), décroît sensiblement en fonction des montants investis, jusqu’à s’annuler : à niveau de formation élevé, un diplôme supplémentaire n’augmente guère les capacités de gains.
9Autant que faire se peut, les parents devraient donc investir dans l’éducation de l’enfant jusqu’au seuil de rentabilité du capital humain (dont le taux de rendement rh sera alors égal au taux d’intérêt du marché r), puis, s’ils désirent lui transmettre davantage, effectuer des legs ou transferts matériels. Ce seuil augmenterait avec le niveau des dotations initiales (aptitudes) de l’enfant, aussi bien socioculturelles que génétiques : mêlant l’inné et l’acquis, ces dotations incluent tout ce que l’enfant reçoit automatiquement – sans coût – de la part de ses parents3.
10Dans ce cadre d’analyse élargi aux dépenses d’éducation, on retrouve ainsi les deux régimes de l’altruisme beckerien*, libre et contraint (voir « Le modèle de l’altruisme dynastique (Barro-Becker) : portée et limites », p. 80).
11En général plus aisées, les familles libres, après avoir investi de manière optimale dans leur éducation, effectuent des transferts ou legs patrimoniaux positifs à leurs enfants, de montant décroissant selon les ressources de ces derniers.
12Les familles contraintes, souvent plus modestes, ne laissent rien en donation ou héritage à leurs enfants – hors des legs accidentels* : le montant de leur épargne intergénérationnelle est épuisé alors que le taux de rendement des dépenses d’éducation rh est encore supérieur au taux du marché r. Elles auraient certes intérêt à emprunter sur les ressources futures de l’enfant pour investir davantage dans son capital humain jusqu’au seuil de rentabilité incriminé (rh = r), mais le marché interdit un tel legs négatif, et elles n’ont par ailleurs aucune garantie que leurs enfants les rembourseraient de l’éducation supplémentaire reçue par un soutien accru sur leurs vieux jours. Fonction croissante du différentiel (rh - r), l’opportunité inexploitée pénalise alors tout le monde, limitant à la fois la consommation des parents, les ressources de l’enfant, mais aussi les potentialités de croissance de la société.
Les legs altruistes opérationnels, substituts de marchés financiers parfaits
13Mais on mesure mieux ce que perdent les familles contraintes par la liquidité en faisant voir, a contrario, tout ce que l’altruisme libre permet d’obtenir : dans le schéma beckerien, un système opérationnel de legs ou transferts se révèle en effet une véritable panacée pour les parents, remédiant à tout une série d’imperfections ou d’insuffisances inhérentes aux marchés du crédit et de l’assurance.
14Rappelons qu’en matière de crédit, aucun marché ne peut instaurer ni garantir l’exécution de contrats d’échange entre générations, lorsque l’une des deux parties n’est pas présente « à la signature » (enfant à naître), ou trop jeune (enfant en bas âge) pour être considérée comme autonome et rationnelle : ce qui empêche de laisser une dette privée derrière soi et aboutit à des générations à la fois sous-éduquées puis sous-protégées en fin de vie – conséquences du dilemme des générations. Il en va de même, en matière d’assurance, pour les risques spécifiquement liés aux deux périodes de dépendance économique : celui de longévité, qui a trait à la sécurité des vieux jours, est mal couvert par la rente viagère ou les assurances santé offertes par le marché ; surtout, il n’existe pas de couverture privée pour le risque d’employabilité affectant un jeune « peu doué », auquel il faudrait néanmoins garantir un niveau de vie décent.
15Un altruisme opérationnel permet aux parents de s’affranchir de ces différentes carences du marché :
l’existence de legs positifs constitue la preuve même que la famille a pu tirer parti de toutes les opportunités offertes par les dépenses d’éducation en faveur de ses enfants, sans que les parents aient dû pour cela rogner sur leur propre consommation ;
mieux, les parents parviennent à répartir comme ils le souhaitent le surplus dégagé par leurs investissements en capital humain, en « obligeant au besoin les enfants même égoïstes à leur rembourser [la part souhaitée] des dépenses d’éducation » : pour augmenter leur consommation, il leur suffit en effet de réduire d’autant le montant des legs prévus (Becker et Murphy, 1988, p. 366) ;
de la même manière, la possibilité de prélever une partie de cette cagnotte destinée à être transmise à leurs descendants leur offre, sur les vieux jours, une couverture analogue à une assurance vie contre les risques de longévité (dépendance, santé, invalidité…) : « les enfants participent dans les faits au soutien de leurs parents âgés, bien que ce soutien ne soit pas entièrement volontaire » (Becker et Murphy, 1988, p. 3694) ;
faire des enfants serait devenu, selon certains économistes, une des activités les plus risquées dans la mesure où l’on ne peut connaître à l’avance ni les aptitudes, ni l’avenir professionnel de ces derniers : dans cette optique, les legs peuvent encore servir d’assurance pour des parents altruistes contre le risque d’un niveau de vie trop bas pour un enfant « peu doué » ou « peu chanceux » (son capital humain et ses revenus resteront certes limités mais les parents auront la possibilité de lui garantir, par leurs transferts, un montant de consommation plus en rapport avec le leur5).
16La fin de la citation tirée de Becker et Murphy (19886), à savoir : « sans l’aide gouvernementale, les familles les plus aisées parviennent à des solutions efficaces pour l’éducation des jeunes enfants et le soutien des vieux parents » signifie alors, plus précisément, que les parents utilisent les legs planifiés pour effectuer des choix optimaux en remédiant aux imperfections des marchés du crédit et de l’assurance. Mieux même, selon le principe d’équivalence ricardienne, ces legs compensatoires permettent de neutraliser sans coût toute intervention de l’État, forcément jugée intempestive.
17Optimalité et neutralité, telles sont les deux propriétés cardinales de l’altruisme parental en régime libre : elles sont d’ailleurs la source principale des apories du schéma intergénérationnel beckerien que nous examinons plus loin.
Les transferts publics : une coopération profitable entre générations
18Victimes du dilemme des générations, les familles contraintes perdent en revanche toutes les opportunités précédentes, offertes par des legs positifs : en particulier, les parents sous-investissent dans l’éducation des enfants, mais ne reçoivent, en retour, qu’un soutien insuffisant sur leurs vieux jours. Il y a donc, assurément, place pour une intervention publique (pareto-)efficace, mais comment doit-elle s’exercer ?
Éducation contre soutien des vieux jours : un contrat passé deux fois…
19Si l’on se contente de subventionner l’éducation des enfants par l’impôt (prélevé sur les parents), on court à l’échec : pour retrouver le niveau de consommation désiré, les parents diminueront d’autant leurs efforts d’éducation en comptant sur les investissements de l’État (effet d’éviction) – et l’augmentation du capital humain de l’enfant sera d’autant plus limitée que les dépenses publiques et familiales d’éducation sont supposées complémentaires dans sa production. L’objectif est au contraire d’inciter les parents à investir davantage, par eux-mêmes, dans l’éducation de leur progéniture ; or ils ne le feront qu’à la condition de pouvoir emprunter sur les ressources futures de l’enfant, c’est-à-dire d’avoir la garantie que ce dernier les remboursera en leur fournissant en retour l’aide désirée au cours de leurs vieux jours.
20L’intervention de l’État lève la contrainte de liquidité en imitant les accords ou contrats intergénérationnels qui prévaudraient sur un marché « idéal », ce qu’exprime clairement le début de la citation de Becker et Murphy (1988) : chaque génération t cotise pour les dépenses publiques d’éducation de la suivante t + 1 ; en contrepartie, elle recevra de t + 1 un soutien social (santé, retraite) sur ses vieux jours. Ces transferts garantis par l’État jouent ainsi le rôle des legs familiaux lorsque l’altruisme est libre, offrant les mêmes possibilités comme substituts aux marchés défaillants de l’assurance ou du crédit.
21Dans ce contrat social de coopération entre générations, la (promesse de la) retraite publique permet ainsi aux familles qui ne le feraient pas autrement de consentir les efforts d’éducation requis pour leurs enfants. Elle offre en effet aux parents un moyen collectif d’être remboursés ultérieurement de leurs dépenses – un retour différé sur investissement en quelque sorte : les « droits » sociaux attribués par ce système reviennent à tirer par avance des traites sur la croissance future générée par des enfants mieux éduqués. Ainsi intéressées aux bénéfices de cette croissance, les familles contribueraient de leur mieux au seul objectif, macroéconomique, qui vaille pour Gary Becker, comme déjà pour Alfred Marshall (1920) : engendrer pour le progrès « une race de producteurs plus efficaces à la génération suivante7 ».
22Au-delà de ces intuitions, indiquons plus précisément comment le schéma intellectuel beckerien obtient que la redistribution publique améliore le bien-être de chaque génération. Dans le cadre d’une configuration instantanée JAV, à trois générations imbriquées, on peut pour cela reprendre la représentation et des notations du graphique 1 (p. 109) : la génération de référence est notée 2 (ses parents sont de la génération 1, ses enfants de la génération 3) ; elle bénéficie enfant des dépenses d’éducation (flux .j) ; puis cotise à l’âge adulte pour l’éducation de la suivante (flux j) et les besoins de la précédente, alors retraitée (flux v) ; et reçoit enfin une couverture retraite/santé sur ces vieux jours (flux v*). Dans cette séquence de prélèvements et de transferts,
(.j ; | j, | v ; | v*) |
+ | - | - | + |
23le modèle beckerien identifie que chaque génération participe deux fois au contrat social où les dépenses d’éducation pour les plus jeunes « s’échangent » contre les dépenses de santé ou de retraite pour les plus âgés :
une première fois comme enfant, avec la génération précédente, soit .jv ;
puis une seconde comme parent, avec la génération suivante, soit jv*8.
24Par hypothèse, le respect du contrat social améliore à chaque fois, en « synchronique », le bien-être combiné des parents et des enfants : il permet en particulier de dégager un surplus de ressources familiales, lié à des dépenses d’éducation accrues. Resterait à savoir comment est réparti ce surplus. Mais en régime permanent, la répétition du contrat sous des clauses identiques implique que ce qui est vrai en synchronique l’est aussi en diachronique : chaque génération, qui contracte tour à tour comme enfant puis comme parent, est gagnante. Autrement dit, le bilan (actualisé) des prélèvements et des transferts opérés par l’État sur l’ensemble de son cycle de vie est positif (et identique) pour chacune d’entre elles.
25Cette vision des transferts publics ne correspond pas au découpage habituel, obtenu aussi bien à partir du point de vue de l’individu sur son cycle de vie que selon une approche trigénérationnelle en termes de réciprocités indirectes. Dans un cas comme dans l’autre, on sépare plutôt les binômes .jj et vv* : le premier, concernant l’éducation, est interprété, respectivement, soit comme un emprunt, soit comme une réciprocité indirecte descendante et rétrospective ; le second, relatif à la retraite, est assimilé soit à une opération d’épargne, soit à une réciprocité indirecte ascendante et prospective9.
26Le schéma beckerien opère un autre découpage, soit l’enchaînement de deux contrats similaires, bigénérationnels, .jv et jv* ; opérant en réciprocité directe, ces contrats lient étroitement les financements des deux périodes de dépendance, éducation et retraite. En contrepartie, la relation entre cotisations et prestations retraite, v et v* (comme entre transferts et prélèvements d’éducation, .j et j), devient en théorie plus lâche : elle dépend de la solidité du lien qui unit les contrats jumeaux .jv et jv*. Or ce lien participe d’un mécanisme implicite de réciprocité (rétrospective) indirecte : la génération 2, actuellement pivot, accepte de respecter, en tant que parent de la génération 3, le même contrat public « éducation contre retraite » dans lequel se sont engagés ses parents de la génération 1 vis-à-vis d’elle-même. Comme pour toute forme de solidarité intergénérationnelle, le schéma beckerien repose donc sur des réciprocités indirectes ; cependant, celles-ci n’engendrent plus la répétition en chaîne d’un même type de transfert, mais cette fois d’un même contrat social d’échange réciproque.
27La structure temporelle de ce contrat public ne facilite d’ailleurs pas le bon exercice de la réciprocité indirecte. Si on pouvait leur demander leur avis, les enfants devraient, en effet, être heureux de participer au contrat : ils ont la garantie de percevoir d’abord, avant de donner ; et surtout, ils reçoivent l’éducation, le bien supposé souverain. En revanche, les parents prennent le risque de donner en premier et de plus, étant déjà éduqués, ils ne sont pas forcément gagnants – financièrement parlant ; évidemment, leur altruisme peut les aider à accepter de bon cœur le contrat. Mais des individus peu altruistes, une fois reçue la manne éducative, pourraient être tentés de revenir sur leurs engagements, surtout s’ils peuvent obtenir par eux-mêmes, sur les marchés (au besoin internationaux), une couverture adéquate des besoins et aléas de leurs vieux jours.
« Uchronie » d’une redistribution publique profitable à chaque génération
28Comment vérifier au plan empirique le bien-fondé de ce schéma reposant sur la répétition d’un même contrat public – éducation vs retraite ? En s’assurant qu’il instaure bien entre générations une coopération mutuellement avantageuse – au lieu qu’il ne reflète une lutte inégale en faveur des aînés, comme le dénoncent les tenants de l’équité générationnelle.
29Becker et Murphy (1988) en apportent une première « preuve », indirecte, en se livrant à une petite réécriture de l’histoire (américaine). Ils font ainsi remarquer que le rapport des dépenses publiques par tête pour les moins de 22 ans (éducation) et les plus de 65 ans (retraite) n’aurait guère varié de 1940 au milieu des années 1980 aux États-Unis, fluctuant autour d’une valeur d’un tiers : de cette croissance parallèle des transferts moyens versés aux plus jeunes et aux plus âgés, ils concluent que le développement considérable de l’État providence au cours de l’après-guerre aurait été le fruit d’une collaboration harmonieuse entre des générations qui auraient toutes souscrites au pacte indiqué, et correspondrait donc à un régime permanent – à ratio (j/v) constant −, appelé normalement à se poursuivre (voir la fin du chapitre 2). Le fait que les transferts ascendants soient négligeables avant 1940, date à laquelle les dépenses d’éducation ont depuis longtemps une importance significative, s’interpréterait alors comme une phase transitoire : les générations qui auraient commencé à payer pour l’éducation de leurs enfants seraient également les premières à avoir touché des retraites significatives.
30Supposons pour l’instant que ce scénario, dessiné à la hache, soit réaliste (la question est envisagée au paragraphe suivant). Ceux qui considèrent la redistribution publique entre les âges comme un butin accaparé par des aînés en surnombre seront loin d’être pour autant désarmés : le fait que chaque année un jeune enfant touche en moyenne trois fois moins qu’un inactif âgé plaide plus en faveur d’une lutte léonine que d’un pacte social entre les âges !
31Becker et Murphy sont conscients de la difficulté. Pour montrer que les chiffres sont trompeurs, ils proposent un exercice de pensée révélateur, en considérant l’économie américaine virtuelle, en état stationnaire, qui serait engendrée par les transferts par tête observés en 1983 : chaque jeune touche 2 500 $ l’an, chaque vieux 8 300 $. Moyennant des hypothèses simplificatrices héroïques (population stationnaire, etc.), le régime permanent obtenu correspond, en très gros, avec nos notations, aux flux suivants de cotisations ou de prestations : .j = j, proportionnel à 2 500 $ ; v = v*, proportionnel à 6 500 $10.
32Pour chaque génération du régime permanent, la redistribution publique opère une séquence de prélèvements et de transferts du type : .jvjv*. Becker et Murphy complètent cette « uchronie » de l’État providence en lui ajoutant un début et une fin éventuelle : une première génération aurait assuré la phase transitoire en payant pour l’éducation de la suivante et en recevant en retour une pension ; une dernière génération éventuelle, avec laquelle s’achèverait le processus de redistribution, bénéficierait des dépenses d’éducation effectuées par la précédente, à laquelle elle verserait en contrepartie une retraite. Autrement dit, la première génération n’est concernée qu’une fois par le contrat public, comme parent, soit jv* ; celles intermédiaires sont concernées deux fois : .jv et jv* ; et la dernière une seule fois, comme enfant, soit .jv.
33Le calcul du bilan actualisé de la redistribution publique accorde en outre une place spécifique aux dépenses publiques reçues avant 22 ans, toutes assimilées à des investissements profitables, incorporés au capital humain du bénéficiaire ; par ailleurs, les rendements de ces investissements, au taux annuel rh, sont supposés perçus sous forme d’une augmentation annuelle constante du revenu d’activité (de 23 à 65 ans). Le bilan « modifié » de l’intervention publique sur le cycle de vie est donc finalement établi à l’âge d’entrée en activité (22 ans) : il intègre les prélèvements et transferts versés ou reçus à partir de cet âge (soit la séquence jvv*), ainsi que les suppléments de revenus procurés pendant la vie active par les investissements antérieurs en capital humain, qui s’élèvent à près de 6 000 $ par année d’activité du fait du choix d’un taux rh élevé. Ces flux doivent être actualisés – en régime stationnaire – à un taux r qui représente le taux d’intérêt approprié du marché11.
34Considérons d’abord la dernière génération. Le bilan n’intègre que les suppléments de revenu d’activité générés par l’éducation reçue (.j) et les cotisations de retraite versées (v). Becker et Murphy obtiennent un montant positif quelle que soit la valeur (positive) attribuée au taux d’intérêt réel r : conformément aux prédictions, le contrat public s’avère favorable pour l’enfant en raison de la manne constituée par les investissements en capital humain.
35La première génération, elle, se contente de cotiser pour l’éducation de la suivante et de recevoir une retraite. Le bilan (jv*) apparaît, comme prévu, moins avantageux. Becker et Murphy estiment le taux de rendement interne de l’opération à moins de 2 % l’an, soit pour les États-Unis un peu plus que la rentabilité moyenne des bons publics de court terme au cours de l’après-guerre (1,8 % en réel), mais sensiblement moins que celle du capital physique (4 % sur la même période). Cette génération « sacrifiée » accepterait néanmoins le contrat public, soit qu’elle ne possède pas l’information ou la capacité rationnelle (la « prévoyance » ou la « patience ») requises pour épargner au mieux par elle-même, soit qu’elle bénéficie indirectement, en raison de son altruisme, du gain en bien-être de ses descendants.
36Pour toute génération intermédiaire, qui contracte à la fois comme enfant puis comme parent, la redistribution publique – associant les deux séquences de flux .jv et jv* – devrait être profitable si chaque contrat public augmente effectivement le bien-être combiné des parents et des enfants. C’est bien ce que l’on observe : la valeur actualisée du bilan prestations/cotisations est de nouveau positive pour toute valeur (positive) du taux d’intérêt. La contribution de l’éducation reçue reste, là encore, déterminante, et son absence explique, a contrario, que le contrat de la première génération (jv*) soit moins avantageux12.
37L’exercice de pensée développé par Becker et Murphy (1988) aboutit ainsi, conformément à leurs présupposés théoriques, à mettre en valeur le rôle bénéfique de la redistribution publique, source d’une coopération mutuellement avantageuse entre générations. Deux facteurs contribuent de manière essentielle à ce résultat : les vertus conférées au capital humain, à travers le taux de rendement élevé (5 % en réel) attribué aux dépenses publiques pour les jeunes ; et l’hypothèse, qui sera contestée par d’autres auteurs, d’un régime permanent ambitieux de la protection sociale, fondé sur un rapport constant entre les dépenses par tête pour les jeunes et les vieux.
38Ce constat favorable s’inscrit en faux contre les sombres prédictions des tenants de l’équité générationnelle, qui déplorent au contraire le sort peu enviable réservé à nos successeurs. L’opposition va d’ailleurs plus loin, puisque le bien-être des générations de la transition fait également l’objet de diagnostics divergents. Les partisans de l’équité dénoncent le « déjeuner gratuit » (free lunch) offert à ces premières générations de retraités, qui ont touché des pensions sans avoir cotisé : ce cadeau initial serait responsable d’une part de nos malheurs actuels. Mais selon Becker et Murphy, les générations de la transition sont aussi les premières à avoir cotisé pour le capital humain de leurs enfants, sans avoir elles-mêmes bénéficié de telles dépenses : c’est pourquoi elles auraient été au total pénalisées, le déjeuner gratuit de la retraite ne compensant qu’en partie l’absence d’éducation reçue.
Le schéma explicatif beckerien confronté à l’histoire
39Pour étayer leur point de vue selon lequel la redistribution publique aurait engendré une coopération mutuellement avantageuse entre générations, Becker et Murphy (1988) s’appuient – aussi bien dans le modèle théorique que dans le petit exercice de comptabilité générationnelle – sur une représentation stylisée des conditions d’émergence et du chemin d’évolution actuelle des transferts entre âges opérés par l’État providence. Cette « uchronie » supposée des politiques sociales américaines comporte deux moments clés : la période transitoire des premières générations « sacrifiées » ; puis un régime permanent reposant sur un équilibre des dépenses sociales (par tête) destinées aux plus jeunes et aux plus vieux. Ce scénario est-il plausible ?
La période de transition
40Considérons d’abord la période de transition, qui couvrirait, très approximativement, les générations nées dans la seconde partie du xixe siècle. Si l’on se réfère à la dynamique de la redistribution publique telle qu’elle est dépeinte sur le graphique 1 (p. 109), l’hypothèse beckerienne est que ces générations, en position pivot (âge A), n’auraient pas eu à amorcer la pompe des transferts publics dans les deux sens, pour leurs enfants (flux j) et pour leurs parents (flux v), afin d’assurer le décollage économique souhaité – ce qui aurait représenté un effort considérable et ruineux pendant leur vie active. Elles se seraient contentées de cotiser pour l’éducation de la génération suivante (flux j), ce financement étant encore allégé par l’arbitrage entre la qualité et la quantité de leurs enfants, moins nombreux mais mieux éduqués, à l’origine de la transition démographique ; puis, sans avoir elles-mêmes cotisé pour la retraite, elles auraient récupéré sur leurs vieux jours une part des gains de croissance ainsi engendrés (flux v*), ayant été les premières à toucher des pensions publiques – en compensation de leur effort d’éducation. Le sacrifice consenti aurait été bien moindre et donc plus raisonnable ; la crédibilité du schéma beckerien en sortirait renforcée.
41Cette réécriture du passé est-elle pertinente ? La réponse exigerait des études historiques approfondies et, en particulier, un examen critique des explications économiques récentes concernant l’accélération du progrès technique produit par la révolution industrielle et la transition démographique qui l’a suivie. Une telle entreprise dépasse largement le cadre de cet essai13.
42À défaut, on peut toutefois se rabattre sur l’étude purement empirique et comptable d’Antoine Bommier et al. (2004). Ces auteurs ont évalué les bilans nets (prestations/cotisations) actualisés, relatifs aux dépenses publiques de retraite, santé (medicare) et éducation aux États-Unis pour les générations nées depuis 1850. L’exercice les oblige, pour les générations plus récentes, à des projections pour le xxie siècle. Le scénario de base retient un taux d’actualisation réel de 3 %. Le graphique 4 présente les résultats obtenus.
Graphique 4. Bilans nets actualisés sur le cycle de vie des dépenses publiques d’éducation, de retraite et de santé (États-Unis)

Source : Bommier et al. (2004).
43Si l’on se limite aux transferts ascendants, retraite et santé – courbe en pointillés −, le bilan est négligeable pour les plus anciens (nés avant 1875), positif ensuite pendant un siècle (classes 1875-1975) – avec un gain maximal, en pourcentage des ressources, pour les cohortes de 1890 à 1920 −, avant de devenir de plus en plus négatif pour les plus jeunes aujourd’hui et les générations futures. Ces résultats confirment l’existence du « déjeuner gratuit » dont ont bénéficié les retraités de l’après-guerre, ainsi que les problèmes de viabilité à terme des systèmes de retraite et santé qui laissent de lourdes dettes aux générations cadettes et à venir.
44La courbe « Ensemble » montre que le tableau intergénérationnel se modifie complètement lorsque l’on ajoute les dépenses publiques d’éducation, et se rapproche alors beaucoup du scénario beckerien14. Les premières générations, nées avant 1880, perdent encore davantage que dans ce scénario parce qu’elles sont trop âgées pour avoir bénéficié du développement des retraites. Les suivantes (nées entre 1880 et 1928) ont un bilan positif, maximal (en proportion des ressources du cycle de vie) pour la cohorte de 1914 : elles ont donc reçu davantage en transferts de santé ou retraite qu’elles n’ont payé en éducation. La situation est inverse pour les générations nées entre 1928 et 1947, composées en majorité de jeunes retraités : bien qu’elles bénéficient encore du « déjeuner gratuit », le bilan est légèrement négatif car elles ont dû consentir un effort éducatif sans précédent, notamment pour les baby-boomers. Les générations d’après sont toutes gagnantes jusqu’à celle de 2050, en raison de la manne éducative : en particulier, les cohortes de 1977 à 2002 sont celles qui auraient les gains relatifs (en pourcentage du revenu) les plus importants de toutes celles étudiées. Enfin, pour les générations nées après 2050, le bilan serait de plus en plus négatif en raison des déséquilibres des systèmes de retraite et de santé, mais ces calculs projectifs ne prennent pas en compte les externalités positives de l’éducation sur la croissance, dont on ne connaît pas l’ampleur mais qui pourraient compenser et au-delà la détérioration de la situation de ces générations futures, dans le sens prédit par Becker et Murphy (1988).
45Qu’en est-il de la validité du scénario beckerien pour d’autres pays développés ? Stéphane Zuber et al. (2007) ont proposé une étude similaire à celle de Bommier et al. (2004) dans le cas de la France en ne retenant que les dépenses d’éducation et d’assurance vieillesse pour les générations passées et présentes (graphique 5). Les résultats diffèrent quelque peu du cas américain. Les cohortes nées avant 1930 sont toutes gagnantes à des degrés divers (avec un maximum vers 1910), celles nées après cette date sont toutes perdantes, notamment autour de 1950, la perte relative diminuant toutefois pour les plus jeunes.
46Les plus âgés auraient donc bénéficié en France d’un « déjeuner gratuit ». Mais le scénario beckerien garderait, en substance, une part importante de vérité : alors qu’ils ne tiennent pas compte du rendement social de l’éducation, les gains et pertes indiqués seraient en effet relativement limités du fait d’une certaine complémentarité entre transferts ascendants et descendants, d’une coordination chronologique au moins partielle des politiques d’éducation et de retraite : les retraites rembourseraient les générations qui ont donné beaucoup en éducation ; à l’inverse, l’éducation reçue rendrait plus tolérable les ponctions pour la retraite des aînés.
Un scénario d’évolution fondé sur une croissance équilibrée des dépenses entre les âges
47Cette coordination donnerait un certain crédit au scénario optimiste de Becker et Murphy (1988), fondé sur un développement parallèle, en dépit du vieillissement démographique, des dépenses unitaires pour les jeunes et les vieux – autrement dit sur la constance du rapport j/v : caractérisant l’évolution des transferts publics (américains) au cours de l’après-guerre, et appelé de surcroît à se poursuivre dans l’avenir, ce régime permanent serait une version stylisée, certes très fruste et oublieuse des décalages temporels, de la complémentarité observée entre éducation et retraite. La critique de cette interprétation doit alors être menée tant du point de vue théorique qu’empirique.
Graphique 5. Bilans nets actualisés sur le cycle de vie des dépenses publiques d’éducation et de retraite (France)

Source : Zuber et al. (2007)
48Au plan théorique, le petit exercice comptable auquel se livrent Becker et Murphy pêche sur deux points essentiels : il suppose une population stationnaire et ne s’interroge pas sur la valeur optimale du ratio incriminé j/v qui maximiserait le surplus dégagé par les générations « intermédiaires » du régime permanent. L’étude de Boldrin et Montes (2005), qui propose en fait une formalisation plus rigoureuse de l’argument beckerien, répond au second point : la valeur optimale du ratio j/v qui permettrait, en l’absence de marchés de crédit adaptés aux investissements éducatifs, de reproduire l’allocation efficace obtenue avec des marchés complets, serait telle que les taux de rendement implicite des opérations « d’emprunt » .jv et de « prêt » jv* soient tous deux égaux au taux d’intérêt privé r. Les estimations de Boldrin et Montes montreraient que la situation espagnole est proche de ce cas idéal15, à un bémol près : les deux auteurs reconnaissent que leur modèle et leurs calculs sont fondés sur l’hypothèse d’une population stationnaire et ne peuvent traiter les conséquences économiques du vieillissement démographique…
49Ces difficultés techniques renvoient en fait à un enjeu majeur : les solutions qui, selon la reconstitution beckerienne, ont été utilisées avec succès par le passé, se sont appuyées sur un degré de liberté démographique (arbitrage qualité-quantité des enfants) et des solidarités compensatrices (éducation contre retraite). Or ces facteurs semblent plus difficiles à mobiliser ou à mettre en œuvre aujourd’hui dans un pays développé, à fécondité déjà limitée et à cotisations sociales élevées, qui se retrouve confronté à une évolution « défavorable » comme l’allongement inattendu de la durée de vie – rançon même du progrès qu’il faut continuer à assurer.
50Plus prosaïquement, qu’en est-il de l’évolution empirique du ratio des dépenses unitaires pour les jeunes et les vieux ? Selon Becker et Murphy (1988), ce rapport serait resté approximativement constant, autour d’une valeur de 0,3, entre 1940 et 1983 aux États-Unis ; ce constat a déjà le mérite de relativiser, pour la période passée, les interprétations trop rapides en termes de lutte entre générations. Le problème est de savoir si cette croissance parallèle des transferts publics par tête s’est poursuivie depuis le milieu des années 1980. Certaines études américaines, elles-mêmes contestées depuis, voudraient prouver le contraire : selon Casey Mulligan et Xavier Sala-i-Martin (1999), les dépenses unitaires pour les plus de 65 ans auraient connu une évolution très rapide (pour devenir deux fois et demi plus importantes en 1996 qu’en 1983 !), si bien que le rapport incriminé serait passé de 0,3 à moins de 0,2 en 1996. La France pourrait avoir connu des évolutions différentes. Selon les données partielles (hors santé) de Zuber et al. (2007), le rapport incriminé aurait plutôt diminué par le passé avant d’augmenter, en faveur des jeunes, sur les vingt dernières années ; de fait, au cours de la période 1986-1996, les dépenses d’éducation ont cru en masse plus vite (5,6 % l’an, en nominal) que celles de retraite et de santé (moins de 5 % par an16).
51À l’évidence, le diagnostic, pour être établi précisément, demande des données fines concernant l’évolution sur une longue période des transferts unitaires reçus, selon l’âge et par poste. Portant sur le Québec, l’étude de Gauthier (2007) – l’une des seules à réunir ces informations – s’avère particulièrement instructive en permettant de mieux apprécier la portée et les limites sociopolitiques de l’hypothèse beckerienne. Le Québec a connu, au cours des années 1990, des réformes importantes qui ont souvent été dénoncées comme un véritable « démantèlement » de l’État providence. Or les dépenses sociales par Québécois ont seulement diminué de 1 % (en dollars constants) entre 1991 et 1998 et les profils des transferts unitaires selon l’âge sont presque confondus entre les deux dates. La levée de boucliers contre les réformes provient de ce qu’elles ont porté un coup d’arrêt radical à l’envolée impressionnante (en termes réels), depuis au moins 1960, des dépenses sociales par tête, tout particulièrement pour les plus âgés. Dans ce contexte de stagnation du volume des dépenses sociales, le scénario avancé par Becker et Murphy (1988) d’une constance des priorités selon l’âge n’est plus spécialement optimiste ou réjouissant.
L’enjeu lié à la vocation (historique) des systèmes de retraite publics
52Au-delà de la querelle sur les chiffres ou la mesure des évolutions historiques, l’hypothèse beckerienne sur le lien entre éducation et retraite soulève, cependant, des questions plus profondes. S’agissant de l’éducation, le diagnostic relatif aux vertus privées et publiques des investissements en capital humain est plus ou moins partagé par les différents protagonistes : après tout, des auteurs aussi différents que Becker et Esping-Andersen – qui privilégie les dépenses « actives » pour les enfants – s’accordent relativement sur ce point. En revanche, les avis divergent quant à la vocation première assignée à la retraite par répartition, et il s’avère instructif de situer la position beckerienne au sein de l’éventail des solutions proposées : qu’elles soient ou non contradictoires avec le modèle de Becker et Murphy, elles s’accompagnent souvent d’une « réécriture » parallèle de l’histoire sociale.
53Les économistes ont attribué bien des missions aux systèmes de retraite. Certaines analyses privilégient la dimension du cycle de vie : l’interprétation standard conférera à la retraite publique une fonction tutélaire contre la myopie, l’impatience ou l’irrationalité des agents, ainsi « forcés » pour leur bien à épargner pour leurs vieux jours – c’est l’État paternaliste, sinon Léviathan. Une autre approche assimilera la retraite à un salaire différé, et considérera plus largement la protection sociale comme un dispositif assurantiel adossé au contrat salarial : l’objectif serait de garantir la continuité temporelle du revenu au cours de l’existence contre des aléas souvent inassurables par le privé. La référence au salaire et à l’assurance sociale de type « bismarckien » emprunte à l’histoire du salariat et s’appuie sur la dualité du marché du travail, divisé en travailleurs permanents, demandeurs de retraite et travailleurs sous contrat, cible de l’assurance chômage (Anthony Atkinson, 1991).
54Qu’elles recourent ou non au concept d’électeur médian, d’autres approches considèrent la retraite, et plus généralement l’assurance sociale, comme le produit de coalitions politiques diverses ou comme le jeu de groupes de pression liés notamment à l’âge ; elles sont alors conduites à accorder une importance particulière aux conditions historiques d’émergence et d’extension de la retraite. Un cas emblématique est l’ouvrage du sociologue Gosta Esping-Andersen (1999), qui interprète la diversité des systèmes de retraite nationaux comme le résultat de compromis variables, selon les époques ou les pays, entre classes ouvrières et classes moyennes. Une vision tant soit peu caricaturale de son analyse opposera le régime néo-bismarckien de l’Europe continentale aux régimes néo-beveridgiens, où la retraite publique est perçue comme un programme de redistribution sociale, et tout particulièrement d’assistance aux plus démunis ; le débat concerne alors la taille de ce filet de sécurité, faible dans les pays anglo-saxons, élevée dans les pays scandinaves.
55Guido Tabellini (1991) s’intéresse plus précisément à la stabilité du système par répartition qu’il fait reposer sur la constitution de coalitions hétéroclites entre les « jeunes pauvres » et une grande part des « vieux », lorsque deux conditions sont remplies : le système doit être suffisamment redistributif (essentiellement des jeunes riches vers les vieux pauvres), et garantir en même temps aux jeunes pauvres un niveau de vie au moins égal à celui des vieux pauvres. Mulligan et Sala-i-Martin (1999) proposent une autre théorie qui met au cœur des régimes par répartition les incitations institutionnelles et fiscales à la sortie d’activité et à la retraite anticipée qu’ils comportent – ce pourquoi de tels systèmes seraient justement qualifiés de pay‑as-you-go. Ces incitations offriraient aux aînés la possibilité de former un groupe de pression particulièrement efficace, en raison du temps disponible et de l’homogénéité des objectifs politiques poursuivis : les retraités utiliseraient l’essentiel de leur énergie à la réalisation d’« un seul but » (single minded), soit extraire davantage de transferts du reste de la population. Pour étayer leur hypothèse d’incitation à la sortie d’activité, les deux auteurs analysent dans le détail les revendications des syndicats dans l’entre-deux-guerres, les tentatives de capitalisation avortées, etc.
56D’autres approches voient plutôt la retraite de manière positive, comme un système avantageux de coopération intergénérationnelle dû en particulier au partage des risques. Apparentée alors à une forme de dette publique, la retraite permettrait de pallier les imperfections du marché du crédit en empruntant, au besoin, sur les ressources des générations suivantes. Le rapprochement avec la dette publique et le rôle prépondérant accordé à la mutualisation intergénérationnelle des risques conduisent ainsi à lier l’émergence des retraites américaines à la crise de 1929 : il s’agissait alors de compenser, après coup, les générations qui en ont été les principales victimes (Roger Gordon et Hal Varian, 1988).
57Si elle ne constitue pas une liste exhaustive des interprétations proposées dans la littérature économique, la sélection précédente en apparaît représentative sur un point essentiel : la plupart d’entre elles tentent d’attribuer une logique autonome à l’émergence historique des régimes de retraite. Au-delà des éléments de convergence avec tel ou tel de ces points de vue, l’originalité de l’approche de Becker et Murphy (1988) et de leurs successeurs réside, au contraire, dans le lien étroit et redoublé établi entre dépenses d’éducation et de retraite. Le régime permanent de leur modèle traduit l’existence d’une coopération équilibrée entre générations, où dépenses d’éducation et de retraite apparaissent complémentaires de multiples manières. Ce n’est pas seulement que la redistribution publique instaure des contrats d’échange intergénérationnel où, d’un côté, les cotisations versées pour la retraite constituent la contrepartie de l’éducation préalablement reçue et, de l’autre, les pensions de retraite perçues apparaissent la contrepartie des impôts et prélèvements affectés à l’éducation des jeunes. Le lien apparaît encore plus fort, surtout chez Rangel (2003) ou Boldrin et Montes (2005) : si l’on veut éviter de trop tabler sur l’altruisme parental, parfois aléatoire, il faut faire comprendre que des investissements généreux – publics mais aussi privés – dans le capital humain de la génération suivante sont la condition requise pour bénéficier d’une couverture retraite adéquate.
58De fait, les critiques du modèle beckerien et de ses extensions se sont concentrées sur l’hypothèse d’une coopération profitable entre générations ou, plus précisément, sur le scénario d’une croissance équilibrée des transferts publics pour les jeunes et pour les vieux. Elles s’accordent surtout sur le caractère soi-disant obsolète du modèle : les bienfaits qu’aurait engendrés, notamment pour les aînés démunis d’antan, le développement de l’État providence (dans la ligne du contrat social beckerien) appartiendraient au passé.
59S’inquiétant du vieillissement de la population et de la dérive incontrôlée des transferts sociaux à destination des plus âgés, les néolibéraux, en particulier, dénoncent les méfaits de la lutte sociopolitique, toujours plus inégale, entre les générations, dont l’inflation et le déséquilibre actuels des retraites ne seraient que la manifestation la plus évidente : les aînés accapareraient une part croissante du gâteau au détriment des dépenses pour les jeunes.
60À l’instar de Becker, certains sociaux-démocrates comme Esping-Andersen (2002, p. 10) réfutent certes ce point de vue. Le bien-être des retraités actuels serait moins le résultat attendu d’un lobbying efficace que le fruit des circonstances historiques (croissance de l’après-guerre). Mais surtout, jeunes et vieux ne se retrouveraient pas en compétition pour l’attribution de la manne budgétaire, tout au contraire : la preuve en serait que les taux de pauvreté chez les plus jeunes et les plus âgés sont simultanément parmi les plus bas dans les pays nordiques et en Belgique (Esping-Andersen, 2002, p. 51). La critique d’Esping-Andersen porte ailleurs, sur l’évolution des risques sociaux qui frapperaient aujourd’hui moins les retraités – dont le revenu dépasserait en moyenne la consommation – que les travailleurs non qualifiés, les jeunes pauvres, et des familles plus instables. Si tel est le cas, l’hypothèse d’une croissance équilibrée des dépenses par tête pour les jeunes et les vieux apparaît à la fois inadaptée et peu souhaitable dans le contexte actuel : trop axée sur la protection des retraités, elle n’engendrerait plus une coopération mutuellement avantageuse entre les générations. Au contraire, les priorités des États providence devraient être réorientées vers l’enfance, la jeunesse en phase d’insertion, les familles récemment constituées, etc.
61Nous reviendrons plus loin sur ces critiques externes adressées au schéma beckerien et notamment à sa vision des retraites publiques. Mais nous insisterons auparavant sur son défaut de cohérence interne qui concerne, là encore, le niveau optimal des pensions prédit par le modèle.
Notes de bas de page
1 La plupart des études ou enquêtes procèdent bien ainsi, en identifiant le ménage par les caractéristiques individuelles (âge, CSP, diplôme) de son « chef » présumé, auquel on attribue l’ensemble des ressources apportées par les différents membres du ménage (pour une critique de cette approche, voir François Bourguignon et Pierre-André Chiappori, 1992).
2 Les politiques de redistribution qu’un tel modèle, pris à la lettre, conduirait à recommander, ressortiraient d’ailleurs à la conception la plus « familiale-corporatiste » de l’État providence. Privilégier l’aide publique aux enfants et aux jeunes mères, comme le recommandent certains programmes sociaux-démocrates, serait à proscrire : cela reviendrait à augmenter la probabilité que les transferts effectués par le père soient contraints, et donc à saper son autorité bienfaitrice…
3 Le fait que le capital humain (1) soit incorporé à l’individu, dont les capacités mentales et physiques sont limitées, et (2) que son accumulation requiert du temps, explique que les investissements éducatifs aient une rentabilité marginale décroissante selon le montant déjà investi et soient effectués tôt dans le cycle de vie : la période de rendement des sommes engagées diminue avec la durée de vie (active) restante et leur coût d’opportunité, mesuré par les salaires auxquels on a dû renoncer, augmente avec le stock de capital accumulé, c’est-à-dire le niveau d’éducation atteint (Becker, 1991).
4 Il s’ensuit qu’une fortune transmissible importante diminue sensiblement les besoins d’aide requis de la part des enfants. L’observation va dans ce sens : plutôt qu’un bas revenu, un faible patrimoine augmente sensiblement la probabilité d’être aidé en fin de vie par ses enfants (voir « Des résultats favorables aux réciprocités indirectes », p. 184).
5 Le patrimoine de parents aisés peut effectivement servir de « tampon » (buffer) pour éviter une trop forte baisse de niveau de vie entre les parents et leur enfant (André Masson et Pierre Pestieau, 1997, p. 78-79).
6 Citation reproduite dans l’introduction à cette troisième partie.
7 Par parenthèses, l’analyse repose sur l’hypothèse implicite que les parents contraints ne peuvent s’occuper efficacement, eux-mêmes, du financement des besoins de leurs vieux jours, du fait des insuffisances des marchés ou d’une rationalité trop limitée – ce qui légitime le rôle tutélaire de l’État providence. Le développement des plans d’assurance vie et de retraite privés ou la multiplication des programmes d’éducation financière à l’épargne constituent donc une menace pour la solidarité publique entre générations, supposée pourtant favoriser les investissements dans le capital humain des enfants (voir Rangel, 2003).
8 La contrainte d’endettement auquel remédie le contrat public prend dans chaque cas une forme particulière : le jeune enfant dépendant ne peut ni s’engager à rembourser ses parents, ni emprunter sur ses ressources futures ; les parents n’ont pas la possibilité de laisser un legs négatif (une dette privée) à leurs enfants.
9 Voir la conclusion de la première partie, p. 113.
10 6 500 $ : soit l’espérance de 8 300 $ à l’entrée de la vie active, compte tenu de la probabilité d’atteindre la retraite – voir Masson (2002a) pour les détails.
11 Voir « L’État garant de la coopération des générations suivantes », p. 96. Les estimations économétriques américaines de « l’équation de revenu » (qui relie le taux de salaire au nombre d’années d’études et à d’autres facteurs) conduisent à retenir un taux rh d’au moins 5 % l’an.
12 Je passe ici sur les erreurs ou approximations qui entachent le calcul effectué (Masson, 2002a). L’échéancier des cotisations et des prestations est systématiquement biaisé en faveur d’un bilan actualisé positif et ignore le progrès technique (taux g) qui pourrait conduire à un taux d’actualisation (r - g) négatif. Les politiques de transfert sont supposées sans effet sur la fécondité ni même sur les transferts privés (pas d’effet d’éviction). Surtout, le calcul, effectué pour une population stationnaire escamote le problème du vieillissement.
13 On observe un regain d’attention des économistes pour ces questions historiques : effets positifs (spécialisation) ou négatifs (malthusiens) de la croissance démographique sur le progrès technique ; liens réciproques entre éducation et gains de productivité ; passage de l’enfant-bâton de vieillesse à l’enfant-investissement (affectif ou éducatif) ; modalités de l’arbitrage qualité-quantité des parents vis-à-vis de leurs enfants, etc. : voir Gary Becker et al. (1990), Gary Becker et al. (2000), Oded Galor et David Weil (2000), Elise Brezis (2001).
14 Le calcul utilise pourtant le même taux d’actualisation (3 %) pour ces dépenses d’éducation, comme si les investissements humains étaient à leur niveau optimal, ayant alors un rendement égal à celui des actifs. En fait, ces investissements ont probablement une rentabilité supérieure et génèrent en plus des externalités positives (en termes de croissance endogène), ce qui rapprocherait encore les résultats obtenus du scénario beckerien.
15 Les situations française et américaine sont en revanche sensiblement éloignées de cet optimum parétien qui conduit à des bilans actualisés des transferts et prélèvements sociaux nuls pour les différentes générations.
16 Mes propres estimations (voir Masson, 1999).
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