Introduction
p. 121-126
Texte intégral
1L’économie des relations intergénérationnelles, qui a connu un regain d’intérêt avec l’attention légitimement portée à l’avenir des retraites et à la controverse sur leur mode de financement – par répartition ou par capitalisation −, se limite trop souvent à deux acteurs, le marché et l’État, en oubliant la famille. Hors le fait de supposer un degré minimal de générosité parentale, nécessaire pour assurer les investissements requis dans le capital humain des enfants, cette approche réductrice a été dans une large mesure la nôtre jusqu’ici. Le débat soulevé par la comptabilité générationnelle*1, par exemple, s’inscrit étroitement dans ce cadre en négligeant l’incidence des transferts intergénérationnels privés.
2Il devrait pourtant être clair que les échanges ascendants ou descendants entre générations ne peuvent être correctement appréhendés sans prendre en considération les relations spécifiques au sein de la famille, ou plutôt des familles : les flux intrafamiliaux s’organisent, en effet, de manière fort différente selon les moyens disponibles, le nombre et les préférences des générations contemporaines (voir Luc Arrondel et André Masson, 1999).
La pauvreté théorique des modèles standard d’échange ou d’altruisme
3Dans ce domaine, l’économiste se heurte cependant à une certaine pauvreté conceptuelle des modèles théoriques. La majorité d’entre eux se focalise encore sur les déterminants des transferts descendants, humains (éducation) ou surtout matériels (aides, donations ou héritage), consentis par les parents à leurs enfants, en ne faisant intervenir comme variables explicatives, qui plus est, que les caractéristiques de ces deux générations. Et les motivations d’ordre familial retenues pour ces transferts s’ordonnent, en substance, autour de la dichotomie entre altruisme et échange, dont elles proposent différentes variantes2.
4L’altruisme* parental est introduit essentiellement sous deux formes. Dans la première, beckerienne*, la fonction d’utilité des parents ne dépend pas que de leur consommation mais incorpore aussi, avec un poids variable selon leur degré d’altruisme, le niveau de bien-être de leurs enfants. Nous avons vu que ce modèle permet d’expliquer les investissements élevés consentis pour l’éducation des enfants et conduit à une extension naturelle de l’horizon décisionnel au-delà de sa propre existence. Sa variante dynastique* – où le patriarche enjoint à ses enfants de reproduire les mêmes comportements à l’égard de leurs propres enfants, et ainsi de suite −, propose cependant une vision des relations familiales par trop consensuelle et soulève moult paradoxes. Le fait qu’un descendant possède une multiplicité d’ascendants (de générations différentes au sein d’une même lignée, ou contemporains par l’alliance et la fratrie) crée ainsi un double problème : d’une part, l’action compensatrice des transferts altruistes s’étendrait au réseau interfamilial très large des individus reliés par un descendant commun, si bien que toute politique de redistribution serait neutralisée, ou presque, au niveau de l’ensemble de la société (voir chapitre 1) ; d’autre part, le fait que la consommation d’un descendant commun soit un bien collectif entre ces ascendants multiplierait les tentations de faire cavalier seul – free riding – en comptant sur les transferts effectués par les autres (voir chapitre 2).
5L’autre forme d’altruisme, qualifiée parfois de paternaliste, est celle de la joie de donner* à ses enfants : outre de leur propre consommation, les parents retirent satisfaction du montant global (après impôt ?) des sommes léguées aux enfants, mais ne s’interrogent pas plus avant sur les désirs ou les besoins de leur progéniture ; l’équivalent, dans le domaine de l’aide aux pauvres, de cette « joie de donner » correspond à la figure bien connue de la dame patronnesse qui ne prête de l’importance qu’à son don personnel, sans se préoccuper de l’attitude des autres contributeurs éventuels (Laurent Cordonnier, 1993). Dans un cas comme dans l’autre, une telle motivation permet certes, contrairement à l’altruisme beckerien, d’échapper au problème de coordination posé par le financement des biens collectifs – soit la consommation des générations futures ou des pauvres. Mais, dans le cadre des relations familiales, elle apparaît largement ad hoc ; surtout, elle perd les propriétés les plus intéressantes de l’altruisme beckerien.
6L’autre grand motif de transmission est l’échange*, le plus souvent différé, entre des parents a priori « égoïstes » et leurs enfants. Il s’apparente parfois à une opération de prêt : les parents éduquent l’enfant, ou l’aident au moment de son installation en ménage, à charge pour lui de les rembourser plus tard, lorsqu’ils seront âgés ; l’opération suppose toutefois le préengagement de l’enfant, difficile à faire respecter (dilemme des générations*). À cet égard, un contrat d’assurance où les parents gardent le dernier mot apparaît préférable : les dons déjà transmis et surtout la promesse de l’héritage servent de moyen de paiement anticipé pour le soutien des vieux jours que fournira l’enfant, en cas de besoin.
7Les modèles concernés distinguent deux formes polaires d’échange, moins selon leur objet que selon la nature, plus ou moins chaleureuse, des relations familiales :
l’échange équilibré* : le contrat repose sur une coopération relativement harmonieuse qui s’avère profitable pour les deux parties, enfants et parents ; il confère à la famille un rôle de substitut au marché ou à la solidarité publique, pour le prêt, l’assurance vie ou l’échange différé de services (Laurence Kotlikoff et Avia Spivak, 1981) ;
l’échange stratégique* : dans une famille aux relations beaucoup plus conflictuelles, les parents cherchent au contraire à s’approprier tout le gain de l’échange ; en menaçant de les déshériter, ils jouent leurs enfants les uns contre les autres afin d’extorquer le maximum de chacun d’eux, en termes « d’attention » sur leurs vieux jours (Douglas Bernheim et al., 1985).
8Si l’on excepte le cas à part du legs stratégique, les modèles intergénérationnels familiaux nous laissent donc face à une alternative sommaire : soit la famille beckerienne idyllique, fondée sur la générosité rarement démentie de parents « altruistes » ; soit la famille calque du marché, dont elle imite les contrats d’échange différé sur le long terme3.
9Même du point de vue strictement économique, ces modèles semblent laisser de côté des aspects importants des rapports au sein de la famille. Ils oublient que les mobiles de l’échange y relèvent plutôt, pour parler comme Marcel Mauss (1950, p. 267), d’une « sorte d’hybride entre la prestation purement libre et purement gratuite [altruiste ?] et l’échange purement intéressé de l’utile » (mes italiques). Ils ignorent en général le fait que le lien familial met l’individu en relation tant avec ses parents que ses enfants, ce qui oblige à considérer trois générations à la fois4.
10Enfin, ces modèles escamotent la dimension « holiste » de la famille en tant que groupe ou communauté à taille restreinte, au sein duquel les relations, fortement personnalisées et affectives, s’inscrivent dans la longue durée et sont marquées par une série de contraintes (obligation alimentaire) ou d’interdits (inceste) : la formalisation ne dit rien, notamment, sur les frontières mouvantes de ce groupe – sur la solidité et les limites du réseau de solidarité mobilisable en cas de détresse, par exemple.
De l’altruisme ou de l’échange aux réciprocités indirectes entre générations
11Ce constat négatif et les carences qu’il révèle amènent à se tourner vers l’anthropologie et à analyser les relations familiales en « récupérant » son concept de réciprocité, tel qu’il est développé dans l’œuvre maîtresse de Mauss (1950), l’Essai sur le don, et repris par les commentateurs de cet ouvrage. On s’inscrit donc dans la ligne des économistes, encore peu nombreux – Serge-Christophe Kolm (1984 et 2000), Rachel Kranton (1996), Ernst Fehr et ses collègues de Zurich (Ernst Fehr et Klaus Schmidt, 2006), etc. −, qui se sont intéressés à la notion d’échange réciproque dans cette perspective du don-contre-don.
12Il nous faudra cependant admettre que cet emprunt à l’anthropologie demeure limité, voire biaisé (chapitre 3). Les développements théoriques récents expurgent encore la pratique du don d’à peu près toute trace de violence, de toute volonté d’asservir ou d’humilier le bénéficiaire, du désir irrépressible de force, de prestige ou d’autorité poursuivi à travers ces rivalités exacerbées qui culminent dans les dépenses ostentatoires du potlach. Sans doute peut-on concéder à l’économiste, à sa décharge, qu’il ne s’intéresse le plus souvent qu’aux seuls échanges non agonistiques (c’est-à-dire non antagonistes), mais le souci de préserver la rationalité des choix individuels n’en dénature pas moins les apports les plus originaux des anthropologues. Une approche « anthropo-économique » bâtarde nous suffira néanmoins pour opposer une notion même édulcorée de réciprocités familiales aussi bien à l’échange marchand qu’aux solidarités publiques5.
13On explicitera alors les formes de réciprocité les mieux adaptées aux échanges privés entre générations : les réciprocités indirectes* qui génèrent des chaînes indéfinies de transferts de même type, ascendants ou descendants (chapitre 4). L’objectif est de recourir à ces formes d’échange généralisé entre trois générations pour expliquer les motivations et les déterminants des transferts familiaux en suppléant aux lacunes de l’altruisme et de l’échange. Le hiatus vient de ce que les tentatives de modélisation ne vont concerner qu’une famille type trigénérationnelle, réduite à une lignée JAV* – représentation totalement inadéquate pour l’anthropologue. Cette simplification facilite beaucoup, cependant, l’analyse des interactions entre les flux intergénérationnels publics et privés : sur le mode du graphique 1 (p. 109) pour la redistribution publique, le graphique 2 (p. 147) répertorie, à l’aide de « flèches » numérotées, les transferts envisageables au sein d’une famille représentative, dont la configuration JAV est censée se reproduire comme telle indéfiniment. Ce graphique permet d’établir une taxonomie des réciprocités indirectes susceptibles d’être mises en œuvre, synthétisée sur le tableau 3 (p. 151).
14La modélisation économique des réciprocités indirectes demeure encore à l’état embryonnaire. Dans le cadre de la rationalité individualiste et « autocentrée » (self-regarding) de l’Homo œconomicus, des modèles de transfert spécifient déjà des comportements qui relèvent de l’une ou l’autre forme de réciprocité indirecte dégagée par cette taxonomie. L’altruisme dynastique est un cas particulier de réciprocité descendante et prospective. L’effet de démonstration*, où l’aide aux vieux parents, effectuée en présence de ses jeunes enfants, vise à leur inculquer la piété filiale voulue, correspond à une forme ascendante et prospective : la manière dont, âgé, vous serez traité par vos enfants dépendra de l’attitude que vous aurez adoptée envers vos propres géniteurs (« Homo œconomicus et l’hypothèse de stationnarité », p. 153). Les contradictions dont souffrent ces modèles d’équilibre de long terme attestent toutefois les limites d’une logique de choix autonome. De là l’émergence, corroborée par des études expérimentales, d’une rationalité économique plus riche, celle d’un Homo reciprocans* aux préférences « tournées vers autrui » (other-regarding) : dépassant l’alternative entre la poursuite simple de l’intérêt personnel et l’altruisme pur, cette rationalité prend la forme générale, dans des contextes très divers, d’une coopération conditionnelle, du type donnant-donnant entre deux « joueurs » (Ernst Fehr et Simon Gächter, 2000). Le problème est de généraliser ce comportement de réciprocité à des échanges réciproques indirects mobilisant à chaque fois trois agents-générations (« Homo reciprocans et la coopération conditionnelle sur trois générations », p. 160).
15En pratique, quel type de motivations rend le mieux compte des transferts ou rapports familiaux observés entre générations : l’altruisme pour les enfants, l’échange intéressé, ou les réciprocités indirectes ? Sans entrer ici dans la technique et la spécification des tests économétriques associés à chaque modèle de transferts familiaux, on se contentera de quelques réflexions de méthode concernant le champ ou la portée de ces tests, et on présentera brièvement les résultats obtenus à partir de données françaises (et accessoirement américaines) en insistant sur leurs différentes interprétations possibles (chapitre 56).
16Les tests effectués sur les données d’enquêtes menées auprès des ménages révèlent les échecs manifestes et répétés rencontrés par les modèles bigénérationnels d’altruisme ou d’échange : l’inadéquation apparaît la plus flagrante dans le cas des transferts ascendants, versés par les enfants à leurs vieux parents. Ce fiasco empirique des approches traditionnelles milite, là encore, pour le recours aux réciprocités indirectes entre trois générations, en dépit des limites actuelles dont souffre encore leur modélisation7.
17Compte tenu de cette imprécision des prédictions théoriques, les tests des différents modes de réciprocité indirecte, menés essentiellement sur données françaises, s’avèrent positifs, au moins dans la mesure où l’existence, la forme et les montants des transferts familiaux ne dépendent pas seulement des caractéristiques des deux générations directement concernées, mais font intervenir de manière significative l’existence éventuelle, les caractéristiques et/ou les comportements, passés ou anticipés, d’une troisième, antérieure ou postérieure. Les effets estimés apparaissent cependant d’importance et de significativité variables selon le mode de réciprocité considéré. En outre, les tests ne permettent pas toujours de trancher entre l’approche individualiste standard de l’Homo œconomicus – rationalité limitée, information imparfaite, processus d’imitation, formation des préférences – et l’approche holiste de l’Homo reciprocans* – prégnance de normes de réciprocité, valeurs familiales, etc.
18Au total, ces résultats favorables aux réciprocités indirectes, comme les échecs rencontrés par l’échange bilatéral ou l’altruisme parental, nous amèneront à repenser les effets d’interaction entre transferts publics et transferts privés, et à reprendre la discussion, amorcée dans le cadre de l’équivalence ricardienne*, sur l’efficacité attendue des politiques de redistribution entre générations.
Notes de bas de page
1 Les mots suivis d’un astérisque sont définis dans le glossaire, p. 427.
2 Rappelons que les modèles retiennent aussi des motivations de transmission extrafamiliales. Le legs accidentel* résulte ainsi de la nécessité de se prémunir contre l’incertitude de la durée de vie en présence de marchés du capital et de la rente viagère imparfaits : il aurait été consommé en cas de vie plus longue. Le legs capitaliste* concerne à l’inverse les fortunes dont l’échelle est telle qu’elles ne pourraient être consommées en une seule vie : elles ont leur existence propre, qui échappe en partie à leur détenteur ou à sa famille, et relèvent souvent d’une logique d’entreprise ou de pouvoir économique, comme dans le cas de Howard Hughes, mort à la tête d’un vaste empire financier sans héritier direct (Masson et Pestieau, 1997 ; Arrondel et Masson, 2006).
3 Cette pauvreté des modèles intergénérationnels surprendra d’autant plus que l’économie (beckerienne) de la famille s’est largement développée, appliquant le calcul rationnel et l’évaluation subjective des bénéfices et des coûts à un large éventail d’activités et de relations « non marchandes » : fécondité, éducation, choix du conjoint, divorce, offre de travail de la femme, spécialisation des tâches et production domestique, processus de décision collective entre mari et femme, etc. Mais elle ne dispose pas du cadre théorique unifié qui lui permettrait d’analyser à la fois les relations intra et intergénérationnelles, ces dernières étant donc un peu escamotées.
4 Parmi les rares modèles de transferts familiaux qui considèrent simultanément les relations de la génération pivot tant avec ses parents qu’avec ses enfants, voir Helmuth Cremer et al. (1992), et surtout le modèle de constitutions familiales de Alessandro Cigno (2000).
5 Voir le tableau 2 (p. 139).
6 Pour une analyse de cette littérature empirique en Europe et aux États-Unis, voir Arrondel et Masson (2001 et 2006).
7 Le passage à un cadre d’analyse trigénérationnel soulève cependant une difficulté au plan empirique : l’analyse des transferts inter vivos doit privilégier les données relatives à la configuration familiale JNA’V* à trois générations adultes et s’appuyer ainsi sur une représentation des flux intergénérationnels, représentée sur le graphique 3 (p. 174), plus complexe que celle du graphique 2 (p. 147) pour une configuration JAV.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les chemins de la mobilité
Migrants de Tunisie et marché du travail parisien depuis 1956
Anne-Sophie Bruno
2010
Un sociologue de métier
Le travail de Jean-Claude Chamboredon
Jacques Revel, Jean-Louis Fabiani et Stéphane Beaud (dir.)
2025
Monarchies du Maghreb
L'État au Maroc et en Tunisie sous protectorat (1881-1956)
Antoine Perrier
2023