Chapitre 2. L’État, garant des solidarités vis-à-vis des générations suivantes
p. 87-111
Texte intégral
1À défaut d’une description plus fine des éléments distinctifs de la famille et des spécificités des relations entre proches, il est temps de revenir à une vision plus saine de l’action publique en envisageant les missions spécifiques dévolues à l’État, en tant que porteur d’un « intérêt général » qui inclut celui de nos successeurs. Deux missions complémentaires lui sont dictées par les irréversibilités temporelles qui pèsent sur les générations futures, empêchées de donner leur avis sur les décisions susceptibles de les concerner mais aussi incapables de compenser après coup un sacrifice consenti en leur faveur : veiller aux intérêts propres de ces générations tout en s’assurant, en même temps, de leur bonne coopération.
L’État garant des intérêts des générations suivantes
2Quels principes doivent guider le choix par l’État du juste héritage pour préserver les intérêts de successeurs ? Deux aspects de la question seront privilégiés.
3D’essence normative sinon philosophique, le premier s’attache à la détermination de l’horizon décisionnel adéquat des gouvernements, au départ à travers le problème de l’actualisation optimale du futur (John Broome, 1994) : l’actualisation vue comme cette procédure spécifique qui permet la prise de décision sur le long terme en rendant commensurable au présent l’avenir tel qu’il est anticipé aujourd’hui (André Masson, 2000). En d’autres termes, l’État doit-il remédier à l’insuffisance supposée de la prévoyance ou de l’altruisme des citoyens vis-à-vis de leurs descendants en accordant un poids plus élevé qu’ils ne le feraient au bien-être des générations futures – et quel poids plus précisément ? On verra que cette manière d’aborder la question doit être abandonnée au profit de l’écriture de contrats intergénérationnels hypothétiques, fonctionnant en réciprocité indirecte.
4Étudié notamment par Serge-Christophe Kolm (1985), le second aspect concerne plutôt un problème d’information et de coordination que l’on rencontre pour tout don collectif, assimilable à un bien public* particulier : hautement valorisé dans les enquêtes d’opinion, l’altruisme des contemporains pour leurs descendants serait en fait bien plus élevé qu’il n’y paraît, mais devrait être activé par l’intervention publique.
Les pièges de l’actualisation du futur
5Le problème de l’actualisation du futur s’intègre dans la question beaucoup plus vaste de l’évaluation des projets. Soit une autorité publique devant décider entre deux options possibles. Dans une perspective utilitariste*, la méthode générale consiste à évaluer toutes les conséquences de chacune d’elles sur le sort des individus présents et à naître – y compris leur nombre ; à mesurer ensuite le bien-être (utilité) de chacun ; puis à comparer les utilités d’individus contemporains ou d’époque différente ; et enfin à les agréger – c’est là qu’intervient l’actualisation par les pondérations retenues pour les générations futures. L’utilitarisme choisira in fine le projet qui maximise cette somme d’utilités…
6À l’évidence, cette méthode se heurte à de formidables problèmes d’information, mais pas seulement. À chaque étape, elle rencontre des difficultés d’ordre conceptuel ou éthique : ainsi, une mesure « objective » du bien-être doit-elle écarter les goûts dispendieux ou répréhensibles (avarice, envie…), mais également tenir compte des talents et aptitudes variables des individus (handicap de naissance, par exemple) ; ou encore, eu égard aux obstacles bien connus que rencontrent la comparaison et l’agrégation des utilités – à la source de multiples avatars de l’utilitarisme −, faut-il rejeter tout concept ou fonction de « bien-être social » au profit d’autres critères éthiques, fondés par exemple sur des droits « légitimement » détenus ou acquis (Kolm, 1987) ? Plus grave encore, l’économiste va être à chaque fois confronté à d’autres disciplines : le démographe sur la taille optimale de la population, le sociologue sur le rôle des interactions sociales, le philosophe sur la question de l’utilité cardinale et de la comparaison des utilités ou sur la responsabilité morale à l’égard des générations futures, etc.
7Pour contourner la difficulté, il existe un raccourci séduisant : l’actualisation au taux d’intérêt. Cette méthode de calcul plus simple et plus sûre s’appuie sur l’information révélée par le marché – la « vérité des prix » en quelque sorte. L’enjeu interdisciplinaire s’énonce alors comme suit : jusqu’où l’économiste peut-il aller de la sorte, sans avoir besoin des autres sciences humaines ?
8L’économiste dispose pour ce faire de la propriété suivante, baptisée RAC, concernant les biens privés, échangeables sur un marché (Broome, 1994) :
Propriété RAC : dans un monde certain, sur des marchés concurrentiels en équilibre et parfaits (sans contrainte d’endettement ou de liquidité), les rapports de prix des biens indiquent, à la marge, leurs valeurs relatives pour tout individu rationnel (à utilité marginale décroissante) ; en particulier, s’agissant d’un même bien à deux périodes différentes, on peut alors utiliser comme taux d’actualisation « le » taux d’intérêt.
9Le raccourci utilisé pour l’évaluation de projets revient donc à une analyse traditionnelle coût/bénéfice, fondée sur le coût d’opportunité : l’actualisation porte seulement sur des biens échangeables, sans que la question de l’actualisation pure, qui porterait directement sur les utilités futures, soit posée. Oublions alors les difficultés techniques (concernant le choix adéquat du taux d’intérêt, par exemple). L’économiste peut poursuivre, seul, dans cette voie tant que les conditions de la propriété énoncée RAC s’appliquent et même, à quelques aménagements près, beaucoup plus loin : l’incertitude crée ainsi des problèmes redoutables (tel le choix du critère à maximiser : espérance de l’utilité ou autre…), mais qui restent circonscrits à la communauté des économistes et peuvent être réglés entre eux tant que les risques concernés sont probabilisables ou maîtrisables.
10Évidemment, des risques plus complexes, de développement ou à très long terme, qui traduisent les limites de nos connaissances actuelles, introduisent un saut qualitatif, obligeant à tenir compte d’un principe de précaution dans la gestion du juste héritage laissé aux successeurs. Mais fidèles en cela à la logique de l’aperçu « tronqué » – simplifié à dessein pour faire passer le message de la portée et des limites de l’altruisme1 −, nous ignorerons ces développements qui sortent clairement du cadre que nous nous sommes fixé.
11Aux réserves précédentes près, retenons donc que l’ouverture à d’autres disciplines ne s’imposerait guère tant que l’on considère, sur des marchés en équilibre, les mêmes individus, prévoyants et rationnels, à la fois financeurs et bénéficiaires des projets envisagés2.
12Au-delà, l’économiste ne peut cependant plus recourir au raccourci offert par les prix du marché et l’actualisation au taux d’intérêt. Les limites, de deux ordres, concernent :
soit la nature des biens concernés, non réductibles à des commodities (1) ;
soit le fait que les bénéficiaires éventuels, à l’instar des générations futures, ne sont pas les financeurs (2).
13Parmi les biens de type 1 figurent déjà les vies humaines et la santé, qui ne sont pas régulées par un marché, du moins un marché en équilibre (Broome, 1994). Mais surtout, deux autres catégories de biens, non reproductibles, soulèvent des enjeux redoutables en matière de croissance économique, posant le problème du développement durable.
14La première concerne les ressources (naturelles) épuisables. Ces dernières renversent partiellement l’injustice chronologique faite aux contemporains, dont les efforts (d’épargne, d’investissement, de recherche…) bénéficient intégralement aux générations futures, plus riches du fait du progrès technique engrangé, sans espoir de retour : les générations présentes, désormais riches en ressources épuisables, vont pouvoir décider d’en consommer une partie, en guise de remboursement anticipé3.
15La seconde catégorie concerne les biens « environnementaux » ou « écologiques » mesurant la qualité de l’environnement (biodiversité, climat, forêts, etc.) : un beau paysage, que détruirait l’implantation d’une autoroute ou d’une piste d’aviation, n’a « pas de prix » au double sens du mot. Roger Guesnerie (2004) distingue ainsi trois types de biens dans les modèles : les biens environnementaux, de quantité finie sur la planète, ont un statut intermédiaire entre les biens privés, « augmentant sans limite si l’on en croit les modèles de croissance endogène », et les ressources non renouvelables, « condamnées à un épuisement progressif ». Envisageant deux biens, l’un privé, l’autre écologique, l’auteur montre sous certaines conditions – bien-être à faible élasticité de substitution entre les deux biens, incertitude forte de l’avenir – que le taux d’actualisation écologique doit être proche de zéro, ce qui réconcilierait le « calcul économique », coutumier de taux d’actualisation élevés (de 4 à 6 %) accordant peu de poids aux générations éloignées, et « l’intuition écologique » à la Hans Jonas (1990), cherchant à préserver l’environnement sur le très long terme : s’il peut paraître inutile d’aider des générations lointaines de toute façon plus riches que nous (en biens privés), l’altruisme intergénérationnel inciterait à leur faire le don (le plus ?) précieux d’un environnement de bonne qualité4.
16Restreignons-nous désormais au cas d’un seul bien privé pour nous focaliser sur les limites (2) à l’actualisation au taux d’intérêt dues au fait que les bénéficiaires ne sont pas les financeurs. Le problème sous-jacent concerne les absents lors de la prise de décision, qui peuvent être classés en deux catégories : les « moi futurs » des individus et les générations (jeunes et) futures. Ces absents risquent d’être réduits à la portion congrue – tarde venientibus ossa, « ceux qui viennent tard à table ne trouveront que les os » −, dans le premier cas en raison de « l’impatience » (déficit volitif) ou de l’imprévoyance (déficit cognitif) des agents, dans le second en raison de leur égoïsme ou de leur altruisme limité à l’égard de leurs successeurs.
17À vrai dire, l’enjeu reste limité dans le cas des « moi futurs » des agents : il s’agit de savoir si des individus, disposant des contrats à terme offerts par le marché, sont véritablement « responsables » d’eux-mêmes, et dans quelles conditions on peut refuser qu’ils sacrifient (par myopie ou par manque de contrôle de soi) leur intérêt propre à terme pour un profit immédiat.
18Le marché ne peut rien, en revanche, pour les sujets à naître, qu’il semble difficile de rendre responsables des mauvais choix de leurs aînés. Aussi, l’actualisation des biens futurs au taux d’intérêt apparaît-elle surtout contestable pour des projets qui concernent le très long terme : il s’agit alors, sans possibilité de raccourci, de décider directement des « droits » à accorder aux générations futures. Dans une perspective utilitariste, où l’on maximise une fonction additive des utilités de chaque génération, et plus généralement pour toute fonction sociale de bien-être, ce choix se ramène à celui du taux d’escompte social appliqué au bien-être des générations futures : fonction inverse du degré d’altruisme intergénérationnel, ce taux d’actualisation « pure » devrait par ailleurs augmenter avec la croissance économique anticipée, qui incite les générations actuelles à faire moins d’effort pour les suivantes ; à l’inverse, il devrait diminuer avec le degré d’incertitude de l’avenir – c’est du moins ce que dicte un simple comportement de prudence si l’on veut préserver les intérêts des générations futures en cas d’aléa majeur5.
19Cette procédure simple conduit cependant à une impasse. Supposons que l’on adopte un taux d’escompte annuel constant (actualisation « exponentielle »). Si ce taux est strictement positif, l’intérêt des générations éloignées est carrément sacrifié : avec un taux de 3,5 % l’an, une perte de bien-être dans 200 ans – soit la période de recyclage des émissions actuelles de gaz carbonique, responsables de l’effet de serre – ne compte ainsi que pour le millième d’une perte équivalente aujourd’hui. Si ce taux est nul (pas d’actualisation), c’est au contraire les contemporains qui risquent d’être spoliés : tout gain minimal mais qui serait reçu par une infinité de générations futures – fussent-elles déjà plus riches – pourrait « compenser » une perte de bien-être importante pour les générations actuelles.
20Les modèles de croissance optimale se retrouvent confrontés à ce dilemme lorsqu’ils tentent de déterminer le juste principe d’épargne pour les successeurs. Dans le cas le plus simple (absence de progrès technique, population constante), Frank Ramsey (1928) a préconisé une application stricte du critère de Bentham qui donne le même poids à chaque individu – taux d’actualisation nul : l’économie converge alors vers un état stationnaire, appelé règle d’or*, où chaque génération a le même niveau de bien-être, le plus élevé que l’on puisse atteindre de manière permanente ; mais si le stock de capital initial est inférieur à celui de la règle d’or, un nombre fini de générations seront lésées pendant la période transitoire, consommant moins que celles de l’état stationnaire pour assurer l’effort d’épargne nécessaire. Avec un taux d’actualisation positif (le planificateur a une préférence pure pour le présent), l’économie suit encore un sentier de croissance efficace mais converge vers un autre état stationnaire, appelé « règle d’or modifiée », où toutes les générations ont un même niveau de consommation inférieur à celui de la règle d’or ; toutefois, pour un même niveau de capital initial que précédemment, les générations qui supportent le poids de la transition seront moins défavorisées que dans le cas de la règle d’or. Comment trancher entre les deux options ? Le choix du taux d’actualisation est arbitraire car l’économiste ne dispose pas, en matière d’équité générationnelle*, de « méta-critère » qui mette en balance l’inconvénient d’une transition moins favorable (… sur plusieurs siècles ?) avec l’avantage d’un état de long terme plus désirable (Schubert, 1997).
21On croit percevoir une solution, dans un cas comme dans l’autre : intuitivement, le taux d’escompte annuel qui correspondrait le mieux à nos préoccupations morales serait décroissant selon la distance temporelle, élevé au départ – on préfère ainsi sauver une vie aujourd’hui que dans 50 ans – mais beaucoup plus faible ensuite, voire quasiment nul au-delà d’un horizon suffisamment long : on ferait par exemple peu de différence entre sauver une vie dans 200 ans ou dans 250 ans. Mais cette actualisation, dite « hyperbolique », conduit à une incohérence temporelle des choix : nos successeurs dans 200 ans ne seront pas d’accord avec les décisions prises pour eux aujourd’hui, puisqu’ils voudront comme nous privilégier leur futur proche, soit sauver une vie en 2209 plutôt qu’en 2259… Or le choix du juste legs aux successeurs doit être fondé sur un principe qui fasse consensus universel, recueille l’assentiment (virtuel) de toutes les générations.
Rawls : de l’altruisme à la réciprocité indirecte (descendante et rétrospective)
22Entre autres motifs, ces avatars expliquent que nombre d’auteurs soient opposés, au plan moral, à l’utilitarisme et à toute procédure simple d’actualisation du bien-être des générations à naître. Derek Parfit (1984), en particulier, suggère de ne pas se satisfaire de cette actualisation commode en spécifiant de manière explicite les impératifs moraux que l’on entend voir respecter : par exemple, combiner le critère utilitariste avec un principe d’égalité pour éviter que les générations actuelles soient sacrifiées.
23Certains philosophes ou économistes, comme John Harsanyi, James Buchanan, John Rawls ou Serge-Christophe Kolm, ont cependant été beaucoup plus loin, en rejetant toute fonction sociale de bien-être – utilitariste ou non : pour inférer les principes de justice générationnelle, ils recourent à l’artifice de contrats sociaux entre générations, qui doivent recueillir l’accord unanime des participants.
24Cette approche contractuelle emprunte, on le sait, la fiction du « choix d’une constitution » adoptée par l’ensemble des agents dans une situation hypothétique où ils seraient libres et mus par leur seul intérêt, mais accepteraient néanmoins de ne pas utiliser à leur profit la connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes ou des autres : la formulation la plus connue en est rawlsienne, les règles communes étant édictées dans la « position originelle », derrière le « voile de l’ignorance ». Son application à un cadre intergénérationnel rencontre cependant nombre de difficultés, dont témoignent les hésitations de Rawls (1987 [1971], 1993) lui-même, confronté au choix du juste principe d’épargne entre des générations supposées non imbriquées.
25Tout d’abord, le « principe de différence » rawlsien – ou critère du maximin −, selon lequel toute redistribution est bienvenue si elle s’effectue au bénéfice du plus défavorisé, ne s’applique pas dans ce contexte intergénérationnel, puisqu’il empêcherait toute croissance, forcément acquise « au détriment » de la génération actuelle, la moins favorisée6.
26Ensuite, le niveau de l’épargne doit être établi, derrière le voile de l’ignorance, par des individus contemporains, et qui se savent tels même s’ils ne connaissent pas les particularités de leur génération d’appartenance – l’impartialité de la solution proposée requiert cette ignorance. Le problème est que ces conscrits, mus par leur seul intérêt, ne vont encore rien laisser dans ces conditions à leurs successeurs, ou trop peu si l’on tenait compte, éventuellement, du chevauchement des générations.
27Pour résoudre la contradiction, Rawls (1987 [1971], § 25) suggère tout d’abord de transformer ces individus en « chefs de lignée… ayant, au moins, le souci de leurs descendants immédiats ». En tablant ainsi sur un altruisme de type beckerien, il suit de près l’économiste de Chicago : comme ce serait le cas pour les investissements en capital humain consacrés à l’éducation des enfants, un altruisme parental minimal s’avérerait nécessaire pour générer un niveau d’épargne intergénérationnelle suffisant.
28Cette solution conduit cependant à plusieurs conséquences fâcheuses. Elle présente tout d’abord l’inconvénient d’abstraire les relations familiales du domaine de la justice : dans les Principes de la philosophie du droit, Hegel procédait déjà ainsi, au motif que ces relations seraient davantage régies par l’affection que par le droit ! Parrainage (conservateur sinon antiféministe) douteux pour Rawls qui ne paraît pourtant pas partager cette vision unitaire et fusionnelle d’une famille représentée par son « chef ». En outre, au-delà de ce familialisme, le postulat de l’altruisme des contemporains pour leurs successeurs cède beaucoup aux approches libertariennes ou anti-étatistes dont Marglin (1963), notamment, s’est fait l’avocat. Mais surtout, l’invocation de chefs de lignée altruistes apparaît en contradiction flagrante avec ce que Rawls (1987 [1971]) pose avec force dans le reste de son livre : à savoir qu’en matière de règles justes, l’intérêt solidaire (c’est-à-dire dans la position originelle) fait mieux qu’une bienveillance informée.
29Conscient de ces incohérences, Rawls (1993, p. 54-55) propose depuis une formule plus satisfaisante fondée sur un comportement de solidarité transgénérationnelle, soit un mode de coopération entre générations qui s’avère mutuellement profitable si toutes y adhèrent : le choix du principe d’épargne adopté par les contemporains derrière le voile d’ignorance doit être « soumis à la condition qu’ils doivent vouloir que toutes les générations précédentes l’aient suivi » (souligné par l’auteur)… en escomptant que leurs successeurs le suivent également. Dans ces termes même, la solution avancée vise à l’impartialité et repose sur une coopération tacite, mais toujours fragile puisqu’associant, au nom de l’avantage mutuel, des générations non encore nées : son efficacité dépendra in fine de la crédibilité ou de la confiance accordée aux politiques et institutions chargées de la mettre en œuvre, des croyances des agents, etc.7.
30Le principe d’épargne proposé revient en fait au précepte bien connu : « faites pour vos descendants ce que vous auriez aimé que vos prédécesseurs fassent pour vous ». Il cherche à instaurer une chaîne de réciprocité indirecte, descendante et rétrospective, qui remplace avantageusement l’altruisme familial tout en conservant ses implications les mieux venues : l’inscription des choix dans le temps long d’un horizon dynastique ; l’obtention d’une épargne intergénérationnelle (en capital humain et non humain) suffisante, etc.8.
31En même temps, ce type de réciprocité indirecte se caractérise, dans le triptyque des obligations maussiennes, par une obligation finale de rendre : pour bien fonctionner, il suppose donc de la part des contemporains, à défaut d’altruisme, un degré minimal de responsabilité ou de générosité vis-à-vis des générations futures.
Le don collectif aux descendants : volontaire… mais imposé par l’État
32Jusqu’ici, il n’a été question que de la déficience (ou de la perversion) de l’altruisme (familial) pour la descendance, le débat concernant l’opportunité d’un recours aux institutions ou politiques publiques pour y remédier. Plus optimiste sur la nature humaine, la figure de l’altruisme caché ou contrarié permet d’échapper en partie à ce débat : l’intervention de l’État serait cette fois requise pour révéler ou activer la propension des individus à se soucier de leurs successeurs. Fort prisée par certains économistes, elle connaît une variation beckerienne, déjà évoquée : les parents investissent trop peu dans l’éducation de leurs enfants s’ils sont confrontés au dilemme des générations ; en levant la contrainte de liquidité C, les transferts publics en direction des jeunes et des vieux permettent à l’altruisme familial de jouer à plein et aux investissements parentaux d’atteindre un niveau optimal.
33Proposée notamment par Kolm (1985, 2000), une variante, qui s’appuie sur le phénomène du don collectif (ici en faveur des descendants), permet de justifier dans un cadre purement libéral certains types d’impôts et de transferts : bien qu’apparemment forcés par l’autorité publique, ces derniers seraient implicitement volontaires et résulteraient de l’altruisme des individus, trop souvent sous-estimé. L’État devrait intervenir pour des raisons d’information, et plus encore pour un problème de coordination dû au caractère de bien public de l’aide (aux générations futures) : chacun n’est prêt à donner qu’une fraction de l’aide totale, et ne le fera qu’à la condition que les autres donnent aussi – l’entente requise pour ces dons conjoints résultant, chez Kolm, d’un « contrat social libéral ».
34Soit une société de 100 individus supposés altruistes, dans la mesure où chacun désire donner 10 pour une aide globale de 1 000 aux générations futures (option b) plutôt que la situation où personne ne donne (option a). Mais l’altruisme est limité, chacun préférant l’option c : faire « cavalier seul » (free riding) en laissant les autres coopérer entre eux, c’est-à-dire ne rien donner et que l’aide soit de 990 (ou même beaucoup moins). Sans entente forcée, l’aide aux successeurs, unanimement désirée, n’aura pourtant pas lieu, précisément parce qu’elle représente un bien collectif : l’option a, la moins appréciée, prévaudra. Par la fiscalité et les transferts, l’action publique, tout en résolvant les problèmes d’information (sur les autres donneurs, les besoins respectifs des générations futures…), permet de réaliser l’option b. En même temps, chacun préfère l’option c et manifeste l’attitude contradictoire bien connue à l’égard de la fiscalité : « Il proteste à la fois contre l’impôt qu’il paie – sa contribution individuelle −, essaie d’y échapper… et vote pour la réalisation du programme de redistribution : l’altruisme est caché sous l’obligation publique » (Kolm, 1985, souligné par l’auteur).
35L’intervention de l’État apparaît en outre d’autant plus nécessaire qu’il y va de l’intérêt de nos descendants lointains. L’altruisme a en effet tendance à diminuer avec la distance temporelle ou le degré de parenté. Surtout, le fait que les successeurs éloignés aient une multitude d’ascendants susceptibles de contribuer à améliorer leur sort implique que l’aspect bien public des transferts en leur faveur ne concerne plus seulement les hommes d’aujourd’hui mais aussi nombre d’individus encore à naître. Or si l’entente directe, spontanée, entre contemporains est parfois envisageable, celle entre individus d’époques différentes ne l’est guère (Kolm, 2000). De fait, la tentation est forte pour les générations actuelles de faire « cavalier seul » et de s’en remettre aux générations intermédiaires pour consentir les efforts ou sacrifices nécessaires (environnement, ressources épuisables…) en faveur des générations éloignées. La dimension bien public du don se double alors d’un problème d’incohérence temporelle, auquel seul un État hypermétrope peut remédier : si chaque génération adopte successivement la même attitude, trop peu sera entrepris pour sauvegarder le sort des descendants lointains, contrairement à l’objectif commun affiché9…
36Cette analyse du don collectif en faveur des descendants ignore cependant les effets potentiels de l’action publique sur les préférences individuelles. Cette fonction assumée par l’État – réaliser ce que les personnes (ou les générations) veulent sans pouvoir le faire individuellement – n’est-elle pas susceptible d’influencer en retour leurs motivations altruistes à l’égard de leurs successeurs, dans le bon (effet d’entraînement) ou le mauvais sens (effet d’éviction) ? Ce type de question préoccupe de plus en plus les économistes, amenés à reconnaître l’endogénéité des préférences et le rôle des institutions et des politiques dans leur processus de formation (voir Gary Becker, 1996 ; Samuel Bowles, 1998).
L’État garant de la coopération des générations suivantes
37Destinés à pallier l’injustice chronologique, quels principes de juste créance doivent animer les choix des gouvernements en matière de dette publique et de transferts ascendants, telle la retraite par répartition ? L’État aura cette fois à veiller aux intérêts des contemporains et s’assurer dans ce but de la bonne coopération des générations jeunes et futures. Pour bien fonctionner, cette coopération doit reposer sur la confiance placée dans l’État par des concitoyens dotés des « croyances appropriées » pour que les engagements publics pris au nom des successeurs leur apparaissent effectivement… crédibles.
38Si tel est le cas, la redistribution publique a effectivement par rapport au marché l’avantage de réduire l’incertitude ; le mot est entendu ici au sens de Frank Knight, c’est-à-dire concernant aussi bien des aléas non mesurables ou imprévisibles que l’assurance privée ne peut guère couvrir. Les transferts intergénérationnels engendrés par la retraite ou la dette publique permettent une assurance mutuelle, dite « fondamentale » parce qu’elle garantit chaque génération contre les risques survenus antérieurement à son entrée en vie économique et donc inassurables par le marché.
39Mais si la confiance se délite et que la pérennité des systèmes de transferts apparaît de plus en plus remise en question sur le long terme, l’État providence devient au contraire source d’instabilité et créateur d’incertitude (sociopolitique) spécifique. La comptabilité générationnelle* a précisément pour objet d’évaluer le degré de viabilité des politiques de redistribution actuelles qui dépend notamment des promesses de l’État relatives aux « droits acquis » par les contemporains. Encore ne faut-il pas vouloir faire dire plus qu’il ne peut à cet outil purement comptable, dont les résultats apparaissent en outre très sensibles aux conventions de calcul adoptées : comment expliquer autrement que Laurence Kotlikoff et Gary Becker aboutissent à des conclusions opposées, le premier dénonçant l’égoïsme générationnel des aînés et l’autre louant une coopération mutuellement avantageuse entre générations ?
Équilibre à croyances appropriées (réciprocité indirecte ascendante et prospective)
40En matière d’épargne ou de legs, le principe de réciprocité indirecte, descendante et rétrospective proposé par Rawls implique une obligation finale de rendre. Pour les transferts comme la retraite publique, qui remontent les générations et requièrent la coopération de nos successeurs, un autre mode de réciprocité indirecte est à l’œuvre, cette fois ascendante et prospective. Ce dernier se caractérise par une obligation initiale de donner : on cotise pour ses aînés en escomptant recevoir plus tard, en retour, de ses cadets. Le choix du principe de justice rawlsien requiert alors que les contemporains doivent vouloir que les générations postérieures le suivent, de manière à ce que la chaîne générationnelle ne soit pas rompue : en d’autres termes, « faites pour vos prédécesseurs ce que vous aimeriez que vos descendants fassent pour vous ».
41Dans les deux cas, transferts ascendants ou descendants, la solution de justice rawlsienne requiert un minimum de solidarité collective, qui se manifeste par la volonté prêtée aux contemporains de décider ensemble derrière le « voile de l’ignorance ». Mais si l’obligation finale de rendre suppose davantage, à savoir une certaine responsabilité ou générosité à l’égard des générations futures qui transcende l’intérêt personnel, l’obligation initiale de donner qu’implique la juste créance peut, elle, se contenter a priori d’individus égoïstes.
42Le « jeu de pension » de Peter Hammond (1975) formalise assez bien l’idée. Il s’agit d’un jeu dynamique entre générations imbriquées, supposées effectivement égoïstes. Chaque génération n’a tour à tour qu’une fois la main, pendant sa période d’activité où elle doit décider si elle « coopère » ou non, à savoir si elle verse une retraite à la précédente. Chacune a intérêt à coopérer si les autres coopèrent ; mais pourquoi le ferait-elle, puisqu’elle préfère, par égoïsme, la situation où elle ne verse rien à la précédente mais reçoit de la suivante ? On est de nouveau confronté à un problème de bien public. Hammond en donne la solution dans une perspective individualiste : lorsque les menaces sont crédibles, il existe une stratégie d’équilibre induisant la coopération, de type donnant-donnant ou loi du talion, qui prend en première approximation la forme suivante : chaque génération verse une pension à son aînée, si cette dernière a elle-même coopéré, la punit en ne lui versant rien autrement10. Cette coopération conditionnelle conduit à un équilibre mutuellement profitable où aucune menace n’est finalement réalisée ; on verra qu’elle s’apparente davantage au comportement d’un Homo reciprocans* qu’à celui d’un pur Homo œconomicus11.
43L’essentiel est cependant ailleurs, comme le reconnaît l’auteur. La réciprocité indirecte considérée comporte en effet une dimension holiste : chaque génération donne pour que continue le processus institutionnel (le système de retraite) qui lui permettra de recevoir plus tard. La coopération avantageuse correspond ainsi à un schéma inverse de celui du don collectif : les générations égoïstes se comportent comme si elles étaient altruistes. Surtout, « cette coopération prend la forme de croyances appropriées de chaque génération sur les autres joueurs » qui garantissent la crédibilité des menaces jamais exécutées : chaque génération demeure persuadée que la condition nécessaire pour recevoir une pension est, sans échappatoire possible, de verser d’abord à la précédente… et qu’il en est de même pour toutes celles à venir (la condition est également suffisante) ; chacune table sur la pérennité de l’institution, la poursuite indéfinie de la chaîne de réciprocité intergénérationnelle. En d’autres termes, les concitoyens ont confiance dans la solidité des engagements pris par l’État au nom des générations futures – exactement comme ils devaient se fier à la monnaie dans le modèle de Samuelson (1958) sans bien stockable évoqué précédemment12.
44Mais d’où vient cette confiance ? En fait, les croyances appropriées introduites, typiquement autoréalisatrices, n’apparaissent « rationnelles » qu’à la condition de faire intervenir des normes ou institutions collectives : soit la coopération, parce qu’elle a prévalu jusqu’ici, a acquis le statut d’une norme sociale (ou familiale) qui se transmet de génération en génération, par l’exemple ou d’autres mécanismes – tel l’effet de démonstration à la Cox et Stark ; soit il est possible d’imposer à l’avance, d’une manière ou d’une autre, la coopération souhaitée à ses descendants – d’éviter à tout le moins qu’ils fassent défaut ou renégocient à leur avantage le contrat initial qui les a « préengagés » (Laurent Cordonnier, 1993). Autrement dit, pour faire fonctionner cette réciprocité indirecte, ascendante et prospective, l’intérêt seul – même bien compris – ne suffit pas : il doit être combiné soit à un processus d’inculcation de valeurs et de comportements, soit à une obligation institutionnelle contractée ex ante par les générations futures.
Mutualisation intergénérationnelle des risques
45Transposé en avenir incertain, ce mécanisme de réciprocité indirecte, engendré par les redistributions ascendantes comme la dette publique et la retraite par répartition, possède un avantage déterminant par rapport à l’assurance privée, puisqu’il permet de diversifier sur une infinité de générations les aléas ou infortunes subis par l’une d’entre elles – du moins tant que la chaîne de réciprocité résiste à ces « chocs ». En offrant un « actif » indexé sur la croissance future et des jours meilleurs, il réalise en effet une mutualisation intergénérationnelle des risques, aussi bien démographiques (taille ou longévité de la génération), économiques (taux de salaire, taux d’intérêt, crises), qu’historiques (guerres). L’émergence des retraites par répartition aurait répondu à un tel besoin, créé par la crise de 1929 : les générations les plus touchées, en pleine activité à cette époque, auraient largement bénéficié de ces régimes, ayant reçu beaucoup plus qu’elles n’ont cotisé (Roger Gordon et Hal Varian, 1988).
46Inscrite dans le très long terme, cette assurance solidarité apparaît « fondamentale » en ce qu’elle couvre chaque génération contre les risques qui surviennent avant qu’elle ait la possibilité de s’assurer ou même de les connaître – ses « handicaps de naissance » en quelque sorte (voir Kolm, 1985). Elle relève clairement d’une analyse rawlsienne : le contrat est « ratifié » par chaque génération derrière le voile d’ignorance, avant qu’elle ne connaisse ses caractéristiques particulières. Et le principe de coopération impliqué par cette réciprocité indirecte ascendante et prospective s’écrit : « En cas de difficultés, permettez aux générations précédentes – émettre une dette, développer les retraites – ce que vous aimeriez que les générations suivantes vous permettent dans une situation comparable. »
47Consentis à charge de revanche, ces « rétro-transferts13 » offrent contre des risques inassurables par le marché une « flexibilité » nouvelle qui profite, ex ante, à chaque génération, supposée risquophobe14. Le problème est de ne pas en abuser et d’éviter les mesures laxistes, qui conduiraient chaque génération à se défausser sur les suivantes d’une dette toujours plus lourde. De ce point de vue, la fragilité de la chaîne générationnelle, qui repose sur la confiance et les croyances appropriées de chaque génération, constitue en même temps la condition de sa sauvegarde : en dépit de leur poids politique, les vieux ne pourraient exiger trop – sans raison – des actifs, car ces derniers ne voudront plus coopérer s’ils jugent que le risque de défaut des générations suivantes, refusant de payer à leur tour les hausses de cotisation requises, est trop élevé…
La myopie de l’État dénoncée par la comptabilité générationnelle ?
48Encore faut-il que cette fragilité – qui renvoie à la question de la viabilité à terme des systèmes de redistribution – soit correctement appréciée. Autrement, les politiques publiques perdraient leur vocation assurantielle et deviendraient au contraire source d’instabilité et d’incertitude, voire de réactions incontrôlées des agents, en raison même du risque de faillite attaché à certains régimes de transferts.
49Ayant un temps figuré en appendice des documents officiels du budget fédéral américain, les « comptes par génération » (generational accounting) visent précisément à pointer les perspectives d’avenir à l’aide d’indicateurs de viabilité synthétiques, qui facilitent les comparaisons internationales. Ces indicateurs tirent les implications à terme des politiques de transfert actuelles ou des décisions fiscales présentes du point de vue des générations futures et de la charge qu’elles auront finalement à rembourser ; ils intègrent les promesses de l’État accordées notamment en matière de santé et de retraite pour les plus âgés.
50La dette publique solde le passé, dresse le bilan des politiques antérieures – même si son remboursement pèse sur les finances publiques. Le déficit budgétaire courant n’est qu’un indicateur myope et du coup aisément manipulable. Au-delà de leur « comptabilité de caisse » qui ne repère que les déficits courants, les administrations publiques se doivent d’incorporer leurs engagements financiers à long terme. Une augmentation ou une extension des pensions de retraite n’a ainsi pas d’incidence sur la dette publique ou le déficit budgétaire ; mais il faudra bien, un moment ou un autre, provisionner les ressources qui permettront d’honorer ces nouveaux « droits acquis », ce qui pose le problème de la viabilité des systèmes de transferts.
51Un État hypermétrope doit pouvoir évaluer le véritable coût financier d’une politique fiscale ou sociale ; dans ce but, il considérera l’équilibre budgétaire de long terme, qui intègre aussi bien le remboursement (in fine inéluctable) de la dette publique que le paiement des droits à la retraite acquis – dont l’équivalent patrimonial net (net des cotisations encore à percevoir) correspond, en France, à une dette implicite égale au double au moins du PIB. Cet impératif est pris en compte par la comptabilité générationnelle qui propose une mesure « virtuelle » de la dette globale laissée aux générations futures – théoriquement sur un horizon infini.
52Les versions les plus simples des comptes mesurent (à peu de choses près) la charge, en pourcentage du PIB, que devront payer en sus les générations futures pour rétablir cet équilibre budgétaire à long terme dans le cas où la politique actuelle est maintenue en l’état pour tous les contemporains, des nouveau-nés aux centenaires. L’exercice de calcul est bien virtuel : il ne préjuge pas des évolutions à venir, mais estime la dette globale imputée à nos descendants si l’on ne faisait aucune réforme et que l’on pouvait laisser filer les comptes à loisir pour les contemporains. Ces derniers sont supposés bénéficier toute leur existence du régime actuel selon un scénario d’évolution purement hypothétique, que l’on peut interpréter comme le respect intégral des droits acquis ; et le déséquilibre éventuel qui en résulte à terme pour le budget de l’État sera apuré par les successeurs. Véritable « exercice de pensée » (thought experiment), la méthode se propose ainsi d’évaluer, en fonction des taux d’intérêt et taux de croissance anticipés… jusqu’en l’an 2100 ou plus, l’effort demandé aux générations futures pour honorer les engagements pris en leur nom (Laurence Kotlikoff, 1992).
53Plus précisément, les comptes calculent, pour chaque cohorte de naissance, le bilan actualisé des prestations reçues et des cotisations versées au cours du cycle de vie (éducation, santé, chômage, famille, retraite, etc.) et comparent les évaluations obtenues pour les cohortes vivantes, à barèmes de redistribution inchangés, et pour les cohortes futures, qui doivent éponger le déséquilibre générationnel éventuellement créé. Si la politique de transfert actuelle est trop généreuse pour les contemporains, elle ne pourra être poursuivie en l’état pour les successeurs ; moins elle est viable à terme, et plus le déséquilibre générationnel – la véritable dette globale laissée potentiellement aux successeurs – sera important15.
54Point n’est besoin ici de rentrer dans les détails techniques d’une méthode de calcul lourde et complexe. Retenons seulement qu’elle s’est révélée, à l’expérience, d’une grande fragilité. Les résultats obtenus apparaissent trop dépendants des aspects purement conjoncturels de la situation étudiée – c’est le défaut de toute mesure tendancielle si elle est mal calée. Ils sont par ailleurs très sensibles à toute une série de facteurs : le choix, en partie arbitraire, des projections démographiques et, surtout, des valeurs attribuées aux taux d’intérêt et de progrès technique ; le traitement réservé aux dépenses publiques non affectées (à une génération ou à une autre), concernant aussi bien le trafic routier que les investissements structurels pour la recherche ou l’environnement ; les conventions de calcul concernant, en particulier, la traduction dans les comptes de l’hypothèse d’un « maintien » de la politique de transferts actuelle pour les contemporains, etc.16.
55Le dernier point – que signifie, précisément, l’évaluation de bilans de la redistribution publique « à politique inchangée » ? – illustre à lui seul les avatars auxquels ont été exposées les différentes moutures des comptes. Dans la plupart des variantes, les transferts et cotisations, par tête et par âge, de l’année de référence sont en effet projetés tels quels, simplement augmentés du taux de progrès technique (exogène). Si elle a le mérite de la simplicité, cette solution est peu satisfaisante sur deux plans.
56Tout d’abord, plutôt que de procéder à une simple extrapolation des montants prélevés ou versés par tête et par âge, il faudrait carrément simuler par un modèle les traits stylisés et les barèmes de la législation courante.
57Mais surtout, la convention adoptée suppose implicitement que les pensions, par exemple, incorporent intégralement le progrès technique, scénario « à prestations définies » particulièrement favorable à des retraités dont le poids croît par ailleurs avec le vieillissement démographique. La conséquence perverse est que, dans la plupart des comptes, une plus forte croissance économique anticipée augmente le déséquilibre générationnel (puisqu’elle renchérit d’autant les droits acquis par des générations retraitées dont le poids démographique s’accroît), alors que l’intuition, ici bonne conseillère, penserait le contraire : l’effort de remboursement à fournir devrait être moindre, en proportion de leurs ressources, pour des générations futures plus riches17 !
58Reste que cet « exercice de pensée » qu’est la comptabilité générationnelle demeure un guide précieux pour la politique gouvernementale tant qu’elle vise à fournir des indicateurs de la viabilité sur le long terme de cette dernière. Il faut cependant reconnaître que la pluralité des indicateurs proposés complique sérieusement la tâche, notamment pour les comparaisons internationales. Tiré d’Arnaud Dellis (2002), le tableau 1 confronte pour l’année 1997 et pour douze pays européens la « véritable » dette globale à la dette publique « standard », rapportées chacune au PIB national. Pour faire court, la dette globale correspond au paiement net total qu’il faudrait imposer aux générations futures pour rétablir l’équilibre budgétaire intertemporel de long terme18.
Tableau 1. Dette publique et indicateur de viabilité (en 1997)
Pays | Dette publique (en % du PIB) | Indicateur de viabilité « véritable dette publique » (en % du PIB national) |
Allemagne | 61,3 | 136,0 |
Autriche | 66,1 | 192,5 |
Belgique | 122,1 | 18,8 |
Danemark | 65,1 | 71,2 |
Espagne | 68,8 | 151,9 |
Finlande | 55,8 | 253,2 |
France | 58,0 | 136,0 |
Irlande | 66,3 | - 4,3 |
Italie | 121,6 | 107,3 |
Pays-Bas | 72,1 | 75,9 |
Royaume-Uni | 53,4 | 184,8 |
Suède | 76,6 | 236,5 |
Source : Dellis (2002).
59Les résultats montrent que l’effort contributif supplémentaire exigé des générations futures (françaises ou étrangères) pourrait être très (trop ?) important. Critère de Maastricht oblige, on observe que les valeurs de la dette publique officielle sont beaucoup plus regroupées, juste en dessous ou au-dessus de la valeur cible de 60 % du PIB, sauf pour l’Italie et la Belgique où la dette dépasse le montant du PIB. Mais surtout, les classements des pays européens, selon l’importance de la dette publique et selon la mesure de viabilité, sont plutôt inverses : la Belgique a ainsi la dette publique la plus élevée en termes relatifs, mais le déséquilibre générationnel le plus faible après l’Irlande, alors que la Finlande et le Royaume-Uni ont les dettes les plus faibles mais parmi les plus mauvais indicateurs de viabilité.
60Comment expliquer cette corrélation négative ? Apparemment, un état de crise des finances publiques, comme c’était le cas en Belgique, semble le moteur le plus puissant pour que les réformes en faveur de politiques « plus restrictives », devenues inéluctables, soient effectivement entreprises19. À l’inverse, un budget relativement sain, du point de vue officiel de la dette publique, pourrait inciter à un certain laxisme, détecté par l’indicateur de viabilité, mais qui n’apparaîtra au grand jour que plus tard…
La viabilité n’est pas l’équité – ni un réquisit pour l’optimalité
61Au-delà de leur fiabilité, ces résultats des comptes soulèvent toutefois une autre question, concernant la possibilité de les interpréter en terme d’(in)équité entre contemporains et successeurs. C’est bien ce que propose l’auteur des comptes lui-même, Kotlikoff (1992), lorsqu’il s’effraie des conséquences du vieillissement de la population et dénonce l’égoïsme ou l’irresponsabilité des plus vieux : « Les générations âgées ont trop consommé et trop peu cotisé. » Est-il possible de conclure ainsi, au seul vu des déséquilibres générationnels mesurés par les comptes, que la politique menée hypothèque le sort de nos successeurs ? La réponse apparaît clairement négative pour deux raisons essentielles :
d’une part (1), les résultats d’une approche purement comptable des transferts, fondée sur un exercice de pensée et libellée en termes de coût financier pour le gouvernement, ne peuvent aisément se traduire en termes d’implications concrètes d’une politique donnée, ni de comparaisons effectives d’utilité entre les individus ou de bien-être entre les générations (Peter Diamond, 1996) : il n’existe pas de passage simple entre les deux approches, et on ne peut, comme le suggère Kotlikoff, se placer des deux points de vue à la fois, en proposant une mesure de la viabilité des politiques qui serait, en même temps, un indicateur d’équité générationnelle ;
d’autre part (2), les comptes mesurent le montant de la créance imposée aux générations futures, mais ignorent l’héritage positif qui leur est laissé en ne prenant pas en compte, notamment, les services futurs que l’on peut attendre des dépenses publiques non affectées à une génération ou une autre : infrastructures, écoles, défense, recherche et autres investissements publics, dont seul le coût de financement est imputé dans les bilans par cohorte.
621. La comptabilité générationnelle s’écrit du point de vue du gouvernement qui veut s’assurer que la poursuite de sa politique – les engagements pris vis-à‑vis des actifs d’aujourd’hui – ne met pas en péril l’équilibre budgétaire à long terme sur un plan purement financier. Dans un but opératoire, elle peut donc s’arrêter à de simples extrapolations et à la valeur monétaire des transferts. Mais il en va tout autrement lorsque l’objectif, beaucoup plus ambitieux, est d’apprécier les conséquences des politiques suivies en termes d’équité générationnelle : ce dernier nécessite l’élaboration d’un modèle d’équilibre général qui tienne compte des comportements et réactions des agents et introduise un bouclage macroéconomique afin de dessiner des scénarios d’évolution réalistes, ou au moins plausibles (Masson, 2002a).
63Surtout, les mesures d’équité supposeraient que l’analyse soit menée du point de vue de l’utilité du consommateur-épargnant, en intégrant donc les contributions des transferts publics et sociaux au bien-être des différentes générations, qui concernent notamment :
leur vocation assurantielle élargie : les transferts offrent une couverture pour les risques individuels de long terme (invalidité, obsolescence des capacités professionnelles, etc.), mais aussi pour les risques collectifs, affectant l’ensemble d’une génération ; ils permettent en outre de pallier les erreurs de prévision, de calcul ou de choix des agents ;
les gains de bien-être dus aux progrès de la santé ou même de l’éducation ;
la levée des contraintes de liquidité par le lissage intertemporel des ressources, ce qui obligerait à faire intervenir l’échéancier des transferts20 ; en particulier, l’assurance santé et les systèmes de retraite par répartition offrent une solution partielle au dilemme des générations, et favorisent la transmission familiale du capital humain, moteur clé du progrès technique et catalyseur de la croissance endogène si l’on en croit l’analyse beckerienne ;
les effets positifs d’interaction entre la redistribution publique et les transferts privés au sein de la famille, le plus souvent favorables aux générations cadettes : la hausse des retraites publiques aurait ainsi déchargé les actifs d’une part importante du soutien à leurs parents âgés, et pourrait également avoir provoqué une augmentation des héritages et donations aux enfants ou petits-enfants.
64Ces divers éléments jouent un rôle décisif lorsque l’on cherche à évaluer les conséquences d’une politique budgétaire donnée sur le sort relatif des différentes générations, présentes et à venir, et à déterminer ainsi les réformes les plus équitables ou les meilleures possibles. Mais l’on sort alors clairement du cadre propre à la comptabilité générationnelle, qui veut seulement apprécier le degré de viabilité à terme des politiques de transfert suivies, et constitue bien l’outil approprié pour cet objectif.
652. Les comptes ne s’intéressent par ailleurs qu’à la « charge » financière (burden) imposée à nos descendants pour rétablir l’équilibre budgétaire à terme, pas à l’héritage dont ils bénéficient. Le biais qui en résulte se manifeste surtout dans le traitement unilatéral des « consommations » publiques, dont on ne sait a priori comment affecter les bénéfices futurs entre les générations. Ce poste, qui regroupe pêle-mêle les dépenses d’infrastructures, pour l’école, la défense, la recherche et autres investissements publics, représente 20 à 30 % du PIB. Seul le coût de financement de ces dépenses est imputé dans les bilans par cohorte : les services futurs que l’on peut en attendre ne sont pas pris en compte, soit qu’il semble difficile de leur faire correspondre un équivalent monétaire (cas de la défense), soit que l’on ne sache assigner ces bénéfices à telle ou telle classe d’âge ou génération.
66Cette convention explique que les bilans par cohorte de la redistribution publique sont le plus souvent négatifs – comme si chacune versait davantage qu’elle ne recevait. Ce déséquilibre étant un pur artefact, on a cherché à l’éliminer en répartissant les dépenses courantes de consommations publiques de façon égale entre les différents âges, comme s’il s’agissait de transferts monétaires. Le procédé a au moins l’avantage de relativiser les conclusions alarmistes de Kotlikoff (1992) en réduisant sensiblement les estimations de la dette globale laissée aux générations futures (voir Bernd Raffelhüschen, 1999).
67Une répartition uniforme des consommations publiques présente néanmoins un caractère arbitraire manifeste, dans la mesure où elle oublie leur nature hétérogène et traite sur le même plan les dépenses courantes (pour le trafic routier) jusqu’aux investissements structurels (pour l’éducation ou l’environnement), comme si ces emplois relevaient toutes du même horizon temporel. Cette assimilation hâtive ne gêne pas trop tant que les comptes se limitent à une mesure de la viabilité ou du déséquilibre générationnel des politiques considérées. Mais elle empêche, là tout particulièrement, d’utiliser leurs résultats comme un critère d’équité générationnelle, ou pire d’optimalité des politiques. On courrait autrement le risque de rejeter nombre de décisions favorables aux générations futures, comme des investissements publics profitables à long terme, dont les services attendus sont largement ignorés alors que la charge de financement imposée aux cohortes futures est dûment répertoriée.
68Ces multiples pièges et difficultés d’interprétation nous obligent, finalement, à préciser davantage ce qui constitue le bon usage de la comptabilité générationnelle. Celle-ci offre à l’évidence un guide précieux pour mettre en évidence, au-delà des déficits courants, les dérapages éventuels qu’engendrerait à terme la poursuite de la politique actuelle. Ne proposant que des mesures de viabilité, elle procède à bon droit à une analyse purement comptable qui se contente d’évaluer, en termes de coût financier pour le gouvernement, les implications d’une politique inchangée pour les contemporains. Mais ce faisant, elle est conduite à escamoter la question du juste héritage : ainsi, certaines contributions des transferts sociaux au bien-être des agents ne sont-elles pas incorporées, et les services futurs, non monétaires, des « consommations » publiques sont-ils ignorés ou traités indistinctement. Ce dernier point est particulièrement important : la comptabilité générationnelle ne renseigne pas sur l’orientation à plus ou moins long terme d’une part importante des dépenses publiques (celles non affectées), c’est-à-dire sur le fait que ces dernières bénéficient davantage aux générations âgées, jeunes ou à venir.
69Aussi, de même que l’absence de déficit ne constitue pas un critère de choix premier pour la gestion publique, cette comptabilité ne permet-elle pas d’identifier la politique la plus équitable entre générations – et encore moins de déterminer celle qui serait optimale. Sur un plan théorique, le modèle de Diamond (1965) nous a déjà montré que, même en l’absence d’externalités ou d’imperfections des marchés, la dette publique peut générer une réallocation des ressources profitable à chaque génération. Plus généralement, une croissance déséquilibrée des transferts sociaux peut, si elle s’accompagne de gains de productivité suffisants, améliorer néanmoins le bien-être de ceux qui en supporteront la charge (Diamond, 1996).
70Pour décider ou non d’un investissement profitable à long terme dont le coût élevé oblige à associer à son financement, par l’emprunt public, les générations cadettes et futures, un gouvernement devra ainsi mettre en balance les bénéfices attendus, qu’il devra apprécier indépendamment, avec le problème de son financement que la comptabilité générationnelle permet de traiter.
Comptes divergents : équité (Kotlikoff) vs solidarité (Becker)
71Gary Becker et Laurence Kotlikoff ont des rapports entre générations des vues antagonistes et des lectures de leur histoire sociale opposées. Se rattachant à la pensée multisolidaire*, l’approche beckerienne voit dans la redistribution publique entre générations l’expression d’un contrat social conduisant à une coopération intergénérationnelle mutuellement avantageuse, fondée sur des niveaux optimaux d’investissement dans l’éducation des jeunes enfants et de soutien des aînés, en termes de santé ou de retraite. Partageant un point de vue (néo)libéral*, Kotlikoff s’inquiète, au contraire, de la dérive incontrôlée des transferts sociaux en faveur des aînés dans un contexte de vieillissement démographique ; il dénonce l’importance et la menace de « droits sociaux acquis » par une population croissante de « rentiers » de l’État providence, trop faciles vainqueurs d’une lutte sociopolitique inégale entre les générations.
72Sans préjuger ici du bien-fondé de ces deux positions contraires, ce que nous avons vu de la comptabilité générationnelle va nous permettre de comprendre comment ces dernières aboutissent parallèlement, par les choix méthodologiques qu’elles induisent, à des résultats comptables diamétralement opposés pour les États-Unis.
73Pour Kotlikoff (1992), le bilan de la redistribution publique est négatif pour nos successeurs, qui auront une lourde charge à rembourser pour restaurer l’équilibre budgétaire de long terme. Le pionnier de la méthode des comptes en tire la conclusion, trop hâtive comme nous l’avons vu, que les générations jeunes et futures se retrouvent spoliées par des aînés toujours plus nombreux, prompts à s’approprier, grâce à leur poids électoral, la plus grande part du gâteau public, et enclins à vivre au-dessus de leurs moyens en laissant des ardoises considérables derrière eux.
74Pour Becker et Murphy (1988), qui se livrent à un calcul beaucoup plus rapide, la contribution de la redistribution publique serait au contraire positive pour toutes les générations, actuelles et futures, et tout taux d’actualisation (positif). Pourtant, la méthode simplifiée utilisée par ces auteurs semble bien s’aligner sur les principes des comptes générationnels : approche purement statique et comptable, ignorant les transferts familiaux ; mesure prospective, selon un scénario d’évolution de long terme, des bilans actualisés des prestations reçues et cotisations versées sur le cycle de vie, etc.
75Une représentation simplifiée de la redistribution publique entre trois générations imbriquées, dans le cadre d’un cycle de vie JAV à trois périodes, va nous permettre de mieux comprendre les sources de désaccord entre les deux auteurs. La génération active (d’âge A), en position pivot, finance les deux autres dépendantes : ses jeunes enfants (d’âge J) et ses vieux parents à la retraite (d’âge V). Le graphique 1, où la période figure en abscisse et la génération en ordonnée, représente dans une perspective dynamique les différents transferts en jeu, en notant j les descendants et v les ascendants. La génération actuellement pivot est notée 2 (en position donc A2) ; appartenant à la génération 1, ses parents (V1) étaient en position pivot (soit A1) à la période précédente ; et ses enfants (J3) deviendront eux-mêmes pivots (en A3) à la période suivante.
76Les transferts passés correspondants sont désignés par .j et .v, ceux anticipés par j* et v*. La séquence des cotisations-prestations pour la génération 2 se reconstitue comme suit : celle-ci a bénéficié jeune (en J2) de dépenses d’entretien ou d’éducation (flux .j) ; elle cotise aujourd’hui (en A2) pour ses descendants (flux j) et ses ascendants (flux v) ; et elle s’attend à bénéficier de pensions et de services de santé ou autre (flux v*), lorsqu’elle sera retraitée (d’âge V2). Ce cycle des prélèvements (-) et des transferts (+) se note donc :
(.j | ; | j, | v | ; | v*) |
+ | - | - | + |
77La comptabilité générationnelle comme le calcul rapide de Becker et Murphy se proposent d’en évaluer le bilan actualisé pour différentes générations. Leurs deux points principaux de désaccord concernent : le statut des dépenses publiques versées aux plus jeunes – simple transfert ou investissement profitable en capital humain (1) ; le scénario d’évolution à terme des systèmes de transferts pris pour référence dans les comptes – respect intégral des droits acquis ou ajustement permanent maintenant une parité entre les âges (2).
78Voyons déjà le premier point. Lorsqu’il ne range pas les dépenses d’éducation, inconsidérément, parmi les consommations générales du gouvernement, c’est-à‑dire sans en affecter les bénéfices à quiconque, Kotlikoff les assimile à des transferts reçus en J, comme s’il s’agissait de dépenses d’indemnisation. Il évalue alors le bilan actualisé de la redistribution publique sur l’ensemble JAV du cycle de vie, au taux d’intérêt r du marché21.
Graphique 1. La redistribution publique entre générations imbriquées (configuration JAV)

Âges | J : jeune enfant dépendant |
A : adulte actif | |
V : vieux retraité dépendant | |
Flux | j : descendants (éducation, famille) |
v : ascendants (retraite, santé) |
79Becker considère au contraire ces dépenses d’éducation comme un investissement en capital humain incorporé au bénéficiaire : il fait donc figurer dans les bilans, non les sommes reçues jeune, mais leur « rendement » à terme au taux rh spécifique au capital humain : l’accroissement de la productivité individuelle se traduit par une hausse du salaire répartie à peu près uniformément sur la période d’activité. Comme Becker et Murphy (1988) supposent, un peu rapidement, que toutes les dépenses publiques pour les jeunes participent de cet investissement en capital humain, les bilans actualisés au taux r ne sont plus établis qu’au seuil de la vie active, sur la période adulte AV, mais incorporent les rendements attribués à l’éducation reçue, évalués pour un taux rh supposé élevé, égal à 5 % l’an en réel. Obtenue à partir de prestations reçues très tôt dans le cycle de vie, cette manne pèse lourd dans les bilans actualisés et contribue grandement à les rendre positifs22.
80L’autre élément de divergence (2) concerne le scénario d’évolution utilisé dans les projections pour traduire le maintien d’une politique de transferts inchangée pour les contemporains. Il révèle davantage encore les a priori de chaque auteur.
81Obnubilé par la masse considérable des droits acquis par des greedy geezers23 toujours plus nombreux, Kotlikoff évalue les déséquilibres générationnels en supposant notamment que les transferts par âge et par tête versés aux contemporains augmentent à la vitesse du progrès technique. Il ne s’agit certes que d’un scénario fictif à prestations définies, et dont la réalisation produirait, en raison du vieillissement démographique, des déficits courants totalement irréalistes sur certains régimes sociaux. Pourtant, comme s’il oubliait le caractère virtuel des déséquilibres mesurés, Kotlikoff a souvent tendance à interpréter les résultats des comptes comme un scénario plausible d’apocalypse pour les générations à venir…
82Becker (1988) ne croit pas, lui, à l’existence d’un conflit entre générations pour s’approprier des ressources budgétaires limitées : à ses yeux, la redistribution publique et son histoire résultent d’un contrat de coopération profitable entre générations, qui oblige celle active à consentir des transferts élevés tant à ses parents (santé, retraite) qu’à ses enfants (entretien, éducation). La solidité et la stabilité de ce « contrat » seraient d’ailleurs attestées par le fait que le rapport des dépenses américaines par tête pour les plus âgés – 65 ans et plus – et les plus jeunes – 22 ans et moins – n’a pratiquement pas varié pendant près d’un demi-siècle, de 1940 au milieu des années 1980 : tablant en conséquence sur la pérennité de ce contrat, Becker et Murphy (1988) évaluent les bilans par génération dans le cadre d’un régime permanent qui maintient ce rapport constant (autour d’une valeur de 3).
83Ce scénario optimiste, qui parie sur une croissance parallèle indéfinie des dépenses unitaires pour les plus jeunes et les plus âgés, diffère donc sensiblement de l’hypothèse de transferts indexés sur le progrès technique pour les contemporains : en général, il suppose des ajustements continuels des systèmes de transferts en faveur des nouvelles générations (voir chapitre 6). Si ce scénario prévaut, les déséquilibres générationnels que dénonce Kotlikoff, certes élevés mais virtuels, vont assurément avoir tendance à disparaître ; et les vertus quasi miraculeuses attribuées aux investissements en capital humain conduiront effectivement à un bilan de la redistribution positif pour chaque cohorte.
84Chaque position comporte, on le voit, sa part d’arbitraire et la « vérité » se situent sans doute quelque part entre les deux. Mais au-delà de ces difficultés techniques, l’enjeu soulevé par les comptes est d’importance : il oppose une préoccupation d’équité générationnelle, où chaque génération doit préserver ses intérêts propres face aux interventions intempestives et aux dérives de l’État providence, à une vue plus favorable de la redistribution publique comme contrat de solidarité entre générations censé profiter à chacune.
85Équité vs solidarité : vieux débat qui prend seulement un tour nouveau lorsqu’il concerne les générations ; mais là encore, il s’agit bien de réconcilier les deux points de vue ou, mieux, d’en proposer un dépassement satisfaisant.
Notes de bas de page
1 Voir « Trois aperçus apodictiques du lien intergénérationnel », p. 35.
2 Reposant sur des comparaisons ordinales, la propriété RAC ne vaut en effet que pour les valeurs marginales accordées à des biens par un même individu : elle ne dit rien sur les utilités marginales d’individus différents.
3 Sur les modèles de croissance avec ressources épuisables (règle d’Hotelling, etc.), voir Schubert (1997).
4 L’idée intuitive serait d’éviter que nos successeurs se retrouvent très riches mais réfugiés dans un coin reculé de la planète dans un environnement dégradé.
5 Cette question du taux d’actualisation pure ou du degré d’altruisme intergénérationnel conduisant à la meilleure allocation possible entre générations se pose, que l’altruisme en question soit celui des agents contemporains ou de l’État planificateur bienveillant : elle est en théorie orthogonale au débat Marglin-Pigou abordé plus haut.
6 Voir Rawls (1971, § 44) : « On voit pourquoi le critère du maximin ne s’applique pas au problème de l’épargne. Les générations suivantes n’ont aucun moyen d’améliorer la situation de la première génération, la moins favorisée. Le critère est inapplicable et semblerait conduire, au mieux, à une absence totale d’épargne ». Citant ce passage, Robert Solow (1974) montre qu’en cas de progrès technique, le critère rawlsien conduirait même à une épargne nette négative : les contemporains consommeraient du capital en comptant sur le progrès technique pour maintenir un niveau de production constant.
7 Il n’est pas étonnant que les critiques de Rawls dénoncent souvent le caractère trop abstrait des « personnes » en position originelle – traitées même de « zombies » par Kolm (1985).
8 Avec d’autres, Partha Dasgupta (1994) reproche toutefois à cette solution rawlsienne l’optique unilatéralement rétrospective de la réciprocité indirecte introduite : le capital hérité des générations précédentes étant une donnée, comment appliquer un principe d’épargne qui semble reposer sur un vœu pieux ?
9 Un tel comportement apparaît monnaie courante, la confiance dans le progrès constituant un bon alibi pour laisser aux générations suivantes le soin de s’occuper de l’avenir plus lointain. Confrontés au choix (fictif) entre différents programmes antipollution de même coût (élevé) qui permettraient de sauver des vies humaines, le premier dès demain mais avec une efficacité décroissante et limitée à 50 ans, le dernier avec une efficacité permanente mais ne débutant qu’au bout de 100 ans, une majorité de Français choisirait le premier ; et si on demande à ces Français, préoccupés par les échéances immédiates, si leur choix s’explique par le fait qu’ils pensent « que dans l’intervalle, grâce au progrès, on aura trouvé de nouvelles solutions », 96 % répondent par l’affirmative… (voir Arrondel et al., 2002).
10 En fait, la règle de comportement, qui est fonction de l’histoire du jeu, est plus complexe (voir chapitre 4, « Homo œconomicus et l’hypothèse de stationnarité », p. 153).
11 Voir chapitre 4, « Homo reciprocans et la coopération conditionnelle sur trois générations », p. 160.
12 Rappelons le talon d’Achille de ces réciprocités indirectes : l’anticipation, par la génération actuelle, du refus de participer d’une seule génération future suffit, en théorie, à arrêter la chaîne de coopération.
13 Voir Kolm (1985), qui parle également de « rétrodons », effectués par pur altruisme pour les ascendants.
14 Notion formalisée notamment par David Kreps (1979), la flexibilité, appliquée ici aux politiques publiques, caractérise des stratégies de long terme, occasionnellement révisables, qui préservent l’avenir en maintenant suffisamment ouvert l’éventail des choix possibles : il s’agit de prévoir à l’avance comment réagir aux inévitables erreurs de prévision en minimisant des coûts d’irréversibilité considérables, induits par la forte inertie des systèmes sociaux et les effets à longue portée des engagements de l’État (voir Denis Kessler et André Masson, 1995).
15 Axés sur la mesure de la viabilité de la politique budgétaire, les comptes ne retiennent qu’un agent représentatif pour chaque cohorte (ou au plus deux, selon le sexe) et ne s’intéressent qu’à la redistribution publique, quitte à ignorer l’incidence des transferts publics sur les transferts privés au sein des familles.
16 Voir Pierre Malgrange et André Masson (2002) et André Masson (2002a et 2007b) pour une analyse critique détaillée de la méthode et de ses résultats.
17 Dans un pamphlet qui a connu un fort succès médiatique, Laurence Kotlikoff et Scott Burns (2004) affirment ainsi que « le progrès technique accroît les dépenses publiques d’un montant bien supérieur à l’augmentation des recettes » : c’est certainement le cas si les retraités bénéficient intégralement du progrès technique et voient leurs pensions augmenter plus vite que les salaires nets de cotisations sociales – ce que supposent implicitement leurs comptes générationnels. Le diable est dans les détails…
18 Ce concept élargit à l’ensemble des droits sociaux acquis par les contemporains la notion d’équivalent patrimonial net des droits à la retraite : voir Dellis (2002).
19 La comptabilité générationnelle suppose cependant, souvent à tort, que les mesures « restrictives » prises dans l’urgence pour assainir les finances publiques vont perdurer. En outre, elle ne renseigne pas sur la cible de ces restrictions parmi les contemporains : dans le cas de la Belgique, ces dernières ont surtout visé les générations plus jeunes, les aînées étant relativement épargnées…
20 En ne retenant que le bilan actualisé par cohorte des prestations et cotisations publiques, les comptes font l’impasse sur ces effets d’échéancier des transferts, comme si les marchés du capital étaient parfaits.
21 Le fait d’affecter les dépenses d’éducation à leurs bénéficiaires, élèves ou étudiants, améliore déjà les bilans actualisés par cohorte, qui deviennent même positifs dans certains pays (voir Auerbach et al., 1999).
22 Le calcul de Becker et Murphy repose en fait sur une structure plus complexe que JAV, à quatre générations imbriquées dont trois adultes (dite JNA’V*), et sur diverses conventions qui biaisent systématiquement les comptes en faveur d’une valeur positive des bilans par génération : dépenses d’éducation reçues supposées constantes selon l’âge (un bébé coûte pourtant moins cher qu’un étudiant) ; échéancier déséquilibré des prélèvements sur les actifs, qui ne paient jeunes que pour l’éducation de leurs cadets, avant de cotiser, plus lourdement, pour la retraite de leurs aînés, etc. Sur les motivations, les effets et la critique de ces conventions, voir Masson (2002a et 2007b).
23 Greedy geezers : vieux schnocks avares.
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Les chemins de la mobilité
Migrants de Tunisie et marché du travail parisien depuis 1956
Anne-Sophie Bruno
2010