Introduction
p. 69-70
Texte intégral
1On prête ici à l’État une fonction proche de celle de dieux grecs bienveillants1 : échappant à la temporalité de la succession des générations, ce dernier est censé se préoccuper de l’avenir de très long terme, délaissé par des citoyens imprévoyants ou égoïstes, et doit résoudre au moindre coût les problèmes d’information et d’incitation que les agents rencontrent sur les marchés. La croissance « optimale » dépend ainsi d’une accumulation du capital (humain et non humain) qui oblige les générations actuelles à sacrifier une part de leurs ressources en faveur des générations futures : l’État hypermétrope doit alors choisir un critère de bien-être social intertemporel qui lui permette de sauvegarder les intérêts des générations futures sans trop léser les générations présentes (voir Katheline Schubert, 1997).
2Écartons d’emblée une première objection. La théorie des choix publics a développé une vision moins idyllique des gouvernements. Ceux-ci mèneraient souvent une gestion à courte vue, électoraliste et laxiste, obnubilée par les échéances quotidiennes et influencée par les groupes de pression. En outre, les changements politiques engendreraient une instabilité chronique de la législation et des programmes. L’État est bien cette bête curieuse – partageant les qualités et les tares des dieux de la mythologie grecque – qui combine de manière étrange des impératifs moraux, culturels ou sociaux, inscrits dans la longue durée, avec des préoccupations immédiates, bassement matérielles ou même inavouables. Le fait d’adopter une perspective normative nous permet cependant de laisser de côté ces questions touchant notamment à l’économie politique et à l’analyse de la bureaucratie.
3Il existe une seconde objection. Au lieu d’être préoccupés par leur seul intérêt, comme dans les modèles du cycle de vie, les agents-citoyens auraient à cœur le sort de leurs successeurs, comme dans les modèles d’altruisme dynastique*2, ce qui rendrait inutile toute intervention publique (chapitre 1). Au-delà des modèles, l’enjeu est clair : faut-il tabler sur le marché en faisant confiance, comme le suggère Stephen Marglin (1963), aux individus et à leur altruisme pour leurs descendants ? Ou doit-on au contraire, comme le pense Arthur Pigou (1932), faire appel à l’État qui aurait vocation à représenter les absents, en l’occurrence les hommes de demain ?
4Dans la suite, nous opterons pour la seconde alternative : l’intervention publique serait légitime pour remédier aux insuffisances tant de l’altruisme que du marché. L’État se voit alors assigner le rôle de garant des solidarités entre générations* d’aujourd’hui et de demain. Cette mission comporte en fait deux volets, à la fois opposés et complémentaires : s’agissant des transferts descendants (éducation, legs), et plus généralement de la question du « juste héritage », l’État doit défendre les intérêts de nos successeurs – et veiller à la bonne coopération des générations présentes ; mais pour ce qui est des transferts ascendants (retraite, santé), qui posent la question de la « juste créance », il doit au contraire s’assurer de la coopération des générations futures – et protéger les intérêts des contemporains.
5Par commodité d’exposition, ces deux fonctions de l’État seront envisagées tour à tour au chapitre 2, le juste héritage tout d’abord, puis la juste créance : à chaque fois, la solution fera appel à un mode de réciprocité indirecte* particulier, échange généralisé entre trois générations en chaîne. Mais cette présentation ne peut faire oublier que ces fonctions, indissociablement liées, doivent être simultanément remplies par l’État, générant des solidarités à double sens entre contemporains et successeurs qui sont envisagées dans la conclusion à cette première partie.
6Une des avancées des modèles à générations imbriquées serait bien de montrer comment les hommes d’aujourd’hui et de demain sont pris dans une dynamique d’endettement croisé et d’obligations réciproques, qui perpétue et renforce leur lien solidaire. Intuitivement, il semble difficile d’espérer la collaboration des générations futures sans œuvrer, en même temps, pour leur intérêt propre ; même un célibataire égoïste aurait intérêt à cotiser pour les crèches et les écoles, s’il veut toucher un jour la retraite versée par les enfants des autres. Certes, les investissements lourds à très long terme, qui bénéficieront d’abord aux générations suivantes, doivent pouvoir être financés par des emprunts publics en partie remboursés par ces dernières. Mais une société laxiste qui laisserait, sous forme de droits à la retraite, une dette trop lourde à ses successeurs verrait fondre la crédibilité des engagements pris en leur nom : en augmentant le risque que ces derniers refusent de payer plus tard les hausses de cotisations requises, elle saperait les fondements des institutions concernées et engendrerait des comportements de précaution excessifs ou des peurs incontrôlées, aux effets dommageables sur la croissance ou le bien-être global.
Notes de bas de page
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