Sur la sociogenèse de la sociologie
p. 93-130
Texte intégral
1La sociologie est apparue sous la forme d’une branche reconnaissable du savoir dans la première moitié du xixe siècle1. Elle n’était pas encore, à ce stade précoce, une discipline scientifique à part entière, comme c’est le cas aujourd’hui. On n’étudiait pas la sociologie à l’Université. Ceux qui ont contribué au développement de cette science ne l’ont pas pratiquée par profession. La spécialisation disciplinaire dans les sciences sociales, étroitement liée à l’enseignement universitaire et à la division du travail dans la recherche, n’était pas aussi poussée que maintenant. Les frontières entre les différentes sciences de la société, entre l’économie, la politique, l’histoire ou la sociologie, et entre toutes ces sciences et la philosophie, étaient moins nettement tracées. Mais tenir ces divisions académiques pour plus que des structures contingentes destinées à faciliter l’organisation de l’enseignement et de la recherche, les considérer comme des équivalents conceptuels de divisions qui seraient données dans la société elle-même, empêcherait de comprendre les problèmes posés par l’émergence des sciences sociales – ce constat valant du reste de la même manière pour la plupart des problèmes que soulève la situation actuelle de ces sciences. Adam Smith ne s’est jamais dit « économiste ». Malthus et Marx ne se considéraient pas comme des « sociologues », et le second se serait même fermement défendu d’être appelé ainsi. Lorsque l’on entreprend d’étudier la genèse sociale de la sociologie, il convient ainsi d’éviter de partir du principe qu’il suffise de prêter attention à certains auteurs qui se sont déclarés sociologues ou qui figurent aujourd’hui, selon les critères établis, parmi les pères fondateurs de la discipline.
2Telle qu’elle s’est dessinée dans la première moitié du xixe siècle, la « sociologie » ne s’est nullement réduite à l’œuvre de quelques grands auteurs. Tout comme l’« économie », elle a été l’une des nombreuses manifestations d’une transformation profonde dans la manière d’aborder les problèmes de la société. Cette transformation est caractérisée par le passage d’une approche préscientifique à une approche scientifique. Après quelques prémices dans les sociétés « traditionnelles » de l’Europe prérévolutionnaire, notamment en Angleterre et en France à la fin du xviiie siècle, cette tendance a connu une progression remarquable après la Révolution française. À partir de la première moitié du xixe siècle, elle s’est encore accélérée et tout porte à croire que nous sommes aujourd’hui encore au beau milieu de la mutation qu’elle représente.
3Cet essai porte sur les étapes initiales de cette transformation. Dans le sens étroit, la question qui se pose est de savoir quels sont les traits caractéristiques du changement que ce « passage » d’une approche préscientifique à une approche plus scientifique entraîne dans la manière de réfléchir aux problèmes de la société. Dans un sens plus large, elle est de savoir à quelles transformations spécifiques de l’organisation sociale correspond cette façon nouvelle de penser la société.
4Il existe de nombreux exemples qui pourraient servir à illustrer cette transformation dans l’approche des problèmes de la société. Je prendrai comme point de départ l’un de ces exemples, à savoir le développement du terme « économie » et de ses dérivés. Ce terme nous est aujourd’hui si familier que l’on peut spontanément être amené à supposer qu’il existe depuis toujours. En réalité, il est très récent ; cela fait à peine un peu plus de deux siècles que les êtres humains ont commencé à se représenter distinctement certains aspects de leur monde sous la forme sous laquelle nous nous y rapportons aujourd’hui en parlant de « l’économie (the economy) », de « facteurs économiques (economic factors) » ou de l’« économie (economics) » comme d’une science.
5À l’origine, le terme « économique », comme d’autres notions qui renvoient aujourd’hui à des ensembles intégrés de fonctions interdépendantes, s’appliquait uniquement à certaines activités sociales particulières. On peut le faire remonter à un mot grec2, dont les dérivés sont probablement entrés dans la langue anglaise par l’intermédiaire du français. Il avait alors essentiellement trait à l’organisation du foyer et à la gestion des affaires domestiques. Il était utilisé comme une variante plus savante du terme « ménage (husbandry) » ; encore aujourd’hui, « économiser (to economise) » évoque l’idée de « gérer ses ressources avec poids et mesure (to husband one’s resources) ». En ce temps, le terme se référait uniquement à ces activités spécifiques, à la manière dont les personnes se comportaient et dont on estimait qu’elles devaient se comporter dans le cadre de ces activités. Au xviie et au début du xviiie siècles, les implications normatives du terme ne concernaient pas encore toute la société ; elles étaient réservées pour l’essentiel aux hommes des couches sociales inférieures, celles dans lesquelles il fallait travailler pour gagner sa vie, comme les marchands, tenus de « vivre selon leurs moyens » et dont on attendait qu’ils subordonnent leurs dépenses à leurs revenus et peut-être même qu’ils consomment moins que ce qu’ils gagnent afin de prospérer.
6On présume aujourd’hui souvent qu’il n’y a qu’une seule façon de résoudre cet épineux problème de l’équilibre entre les revenus et les dépenses. Il suffit, pense-t-on, de faire travailler un peu son intelligence pour réaliser qu’il est impossible et donc inopportun de débourser plus que ce que l’on gagne. Cependant, dans ce cas, comme dans bien d’autres, un tel acte de réflexion, qui a l’apparence de relever de la « raison », de la simple « logique », un acte dont tout un chacun devrait se montrer capable indépendamment du stade de développement et de la structure de la société à laquelle il appartient, s’avère, après un examen plus approfondi, comme un acte que les êtres humains n’apprennent à accomplir que lorsque certaines conditions sont réunies. Celles-ci ne sont données qu’à un stade avancé du développement social, qui favorise l’apparition d’un code social spécifique sous l’effet duquel cet acte devient possible. Les évolutions du terme « économique », jusqu’aux significations que nous accordons aujourd’hui à cette notion et à toutes celles qui lui sont liées, sont étroitement corrélées à l’élaboration de ce code social. Tout au long de l’histoire humaine, dans la plupart des sociétés, la majorité de leurs membres se sont généralement abstenus de dépenser plus que ce qu’ils gagnaient, non pas parce qu’ils considéraient qu’une conduite contraire était blâmable, irréfléchie ou ruineuse, mais simplement parce que les ressources dont ils disposaient étaient si insuffisantes que la question ne venait pas à se poser. Un code social exigeant que l’on adapte son train de vie à ses moyens, que l’on ne dépense pas plus et, possiblement, moins que ce que l’on gagne – un éthos qui prescrit comme une vertu sociale le vœu d’équilibrer ses comptes et, si possible, d’économiser une partie de ses revenus pour les réinvestir – est une forme relativement tardive et rare d’éthos social. Celui-ci n’a pu émerger qu’à partir du moment où la société disposait de suffisamment de liquidités pour offrir au plus grand nombre la possibilité d’emprunter et d’investir. Cet éthos social a donc fait son apparition parallèlement à la tentation qu’il était censé contrecarrer. À de très rares exceptions près, tout au long de l’histoire de l’humanité, le code social des riches et des puissants était presque à l’opposé d’un tel code imposant la subordination de la consommation au revenu. En règle générale, leur mode de vie les obligeait à dépenser le plus possible, sans considération de leurs revenus. Les normes de consommation des personnes riches et puissantes étaient déterminées par leur rang social et par le jugement de leurs pairs. S’ils ne satisfaisaient pas à ces attentes, ils subissaient une perte de réputation et de statut. La façon dont ils parvenaient à assumer les dépenses correspondant à leur rang était leur affaire. Aujourd’hui, les formes de consommation ostentatoires sont souvent perçues comme un vice purement individuel. Lorsqu’elles conduisent à plonger toute une famille dans l’endettement, on y voit un signe de stupidité individuelle. Dans une structure sociale et le cadre d’une doctrine qui exigent une sage prévoyance, qui demandent de renoncer aux plaisirs à court terme en vue de récompenses à plus long terme, de tels jugements trouvent peut-être une justification. Mais ils sont tout à fait inadaptés lorsqu’ils sont appliqués à des formations sociales ayant une structure et un code social différents.
7Ce type de code dans lequel la consommation est une fonction du statut social était caractéristique de ce que nous percevons aujourd’hui comme les attitudes « économiques » typiques des classes supérieures des sociétés européennes préindustrielles, « traditionnelles », antérieures à la Révolution française, notamment dans les pays d’Europe continentale comme la France et de manière moins marquée dans les pays maritimes comme la Hollande et l’Angleterre. Dans le monde de ces classes supérieures, de ces gens de qualité obligés de vivre selon les exigences de leur rang et d’adapter leurs habitudes de consommation à leur statut, le mot « économique » et ses dérivés semblent avoir eu une connotation assez péjorative au moins jusqu’à la fin du xviiie siècle. Dans ces couches sociales, il est probable que cette terminologie était associée aux positions sociales inférieures, surtout en France où, dans les hautes sphères de la société, toute forme de proximité avec le commerce et le négoce était taboue. Malgré la présence de ministres qui, à l’instar de Colbert et de certains de ses successeurs, étaient issus des milieux de la bourgeoisie commerçante, le fait de tirer son argent d’activités commerciales, marchandes ou manufacturières, ainsi que les attitudes véhiculées par ces activités, suscitait des sentiments de mépris qui imprégnaient le système de valeurs dominant et les manières de parler jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.
8L’essor du mot « économique » et de ses dérivés, qui sont progressivement passés de la catégorie des termes d’action à celle des termes de fonction, est indissociable de l’ascension des couches sociales dans lesquelles les attitudes consistant à équilibrer les revenus et les dépenses, à vendre à profit ou à épargner pour investir, commençaient, à l’inverse, à être valorisées et promues comme « rationnelles » et « économiques ». L’une des avancées les plus remarquables dans cette direction avait été accomplie plus tôt, dans la France de l’Ancien Régime, alors que la société était encore sous le système « traditionnel », que la montée des classes commerciales et marchandes était encore bloquée et les innovations intellectuelles cantonnées à des personnes s’adressant essentiellement à la petite élite au pouvoir, aux membres de la cour et de la haute administration, tout en étant leurs porte-parole. Une sphère publique aussi restreinte fixe des limites étroites aux innovations intellectuelles.
9Ce premier grand tournant dans l’évolution du terme « économique » vers une signification plus scientifique peut être déterminé avec une certaine précision. Il s’agit non d’une rupture soudaine, d’une « rupture avec le traditionalisme3 », mais, comme dans de nombreux autres cas, d’un mouvement partiel dans une série de percées d’ampleur variable dans la même direction. Regarder ce mouvement de plus près permet de mieux comprendre le changement majeur qui s’est opéré de façon générale dans l’approche de la société et qui s’accomplira pour de bon plus tard, au cours du xixe siècle. Ce premier changement décisif dans la signification du terme « économique » a eu lieu lorsque celui-ci est passé de la sphère de la gestion privée à celle de l’administration publique, lorsqu’il n’a plus seulement désigné la manière dont des particuliers gèrent leur budget, mais a été appliqué à la gestion « budgétaire » d’un pays tout entier. L’expression « économie politique » est devenue le symptôme de cette évolution. C’est un médecin de cour, François Quesnay, et ses disciples qui ont fait entrer le terme « économique » dans cet usage plus large, moins personnel et plus scientifique, et ont ouvert la voie à la définition plus précise qui en sera donnée au début du xixe siècle. Pour autant qu’il est possible de le savoir, ils ont été les premiers à associer les termes « économique » et « science ». Et ils considéraient leurs propres théories comme la concrétisation de cette « science économique4 ». Leurs contemporains les appelaient simplement les « économistes5 ». À la faveur d’un livre paru en 1767 sous le titre Physiocratie, ou Constitution naturelle du gouvernement (Quesnay, 1767), édité à l’initiative de l’un des leurs, Dupont de Nemours, l’ensemble du groupe a progressivement été connu sous le nom de « physiocrates », probablement parce que l’appellation « économistes » avait été entre-temps accolée à d’autres écoles de pensée que les économistes originaux, et qu’une désignation univoque était devenue nécessaire pour les distinguer. Au fil du temps, un néologisme initialement employé par un seul homme et ses disciples pour signaler le caractère spécifique de leur doctrine est ainsi devenu une expression usuelle et un terme familier dans le langage courant, d’abord en France et en Angleterre, puis dans de nombreuses autres langues dans le monde.
10Ce tournant dans l’usage d’un vocable destiné à jouer un rôle toujours plus important dans le lexique des siècles suivants donne une indication sur la façon dont évoluent les structures de la pensée relative à la société. Examiner attentivement la genèse de certaines notions peut se révéler d’une grande utilité : les mots évoluant dans leur signification et des termes nouveaux étant introduits sous l’effet du changement social, cette démarche contribue à en établir le diagnostic sociologique. Il est souvent difficile de déterminer à quel degré les idées exprimées dans le livre d’un auteur éminent sont représentatives d’un public plus large. Une histoire des idées compilée à partir des livres de quelques auteurs soigneusement choisis est comparable à la vue que l’on a à bord d’un avion qui survole une chaîne de montagnes : on ne voit que les sommets, le reste est caché par les nuages. Lorsqu’un mot reçoit une nouvelle signification de la part de quelques individus et qu’il entre dans le langage public d’une société – lorsqu’il y entre non seulement comme une mode passagère, mais devient une caractéristique langagière permanente et donne lieu à d’autres développements dans la même direction –, il est à parier que la nouvelle nuance de sens acquise par le mot est plus qu’une lubie personnelle ou l’intuition isolée d’un individu singulier et génial. On peut être sûr que ce mot répond aux préoccupations d’un ample public en quête d’outils intellectuels pour surmonter les nouveaux problèmes qui se présentent à l’horizon de la pensée. Le problème est alors le suivant : une fois qu’une idée a trouvé sa demeure dans un mot particulier et s’est fermement ancrée dans la langue, on a tendance à le considérer comme acquis ; avec le temps, notre faculté à percevoir les différentes nuances de sens présentes dans l’utilisation de ce même mot à un stade antérieur du développement conceptuel s’amenuise. Retracer le développement d’un concept peut sembler une occupation curieuse pour un sociologue. Et pourtant, il s’agit d’une tâche éminemment sociologique. Elle correspond à une approche qui se rend sensible à la façon dont les problèmes de la pensée et du savoir évoluent et qui, comme telle, fait partie intégrante d’une théorie de la connaissance dans laquelle les traditions sociologiques et philosophiques ne sont plus disjointes.
11La fortune du terme « économique » en offre un exemple. Les physiocrates ont été parmi les premiers à aller au-delà de l’affirmation générale selon laquelle la société est régie, au même titre que la nature, par des lois immanentes qui ne peuvent être ignorées sans causer de grands dégâts : ils ont entrepris de le démontrer à l’aide de méthodes empiriques. L’innovation ne résidait pas tant dans le fait de se représenter la société sous l’aspect de « lois », en considérant les forces autorégulatrices qui agissent en elle. Cette idée avait déjà servi auparavant de fondement à de nombreuses doctrines philosophiques. Elle prenait le plus souvent la forme d’une croyance en la nature comme force régulatrice de la société. La nature, tel était le cœur de ces raisonnements, offrirait aux gens une vie plus heureuse et plus harmonieuse à condition d’être laissée à elle-même et de ne pas subir les interventions artificielles de gouvernements insuffisamment éclairés. L’œuvre de Rousseau cristallise de manière paradigmatique le sentiment modelé par cette idée qui traverse de nombreux écrits et débats dans la société du xviiie siècle. Mais comme bien d’autres idées philosophiques de cette époque, ce sentiment a revêtu la forme d’un credo social. On y croyait ou non, mais on ne le considérait pas comme une théorie scientifique susceptible de vérification empirique. Ce credo social a exercé une profonde influence sur les physiocrates ainsi que sur Adam Smith. Les premiers tout comme le second croyaient que la nature, si on laissait ses « lois » prévaloir sans entraves dans la société, assurerait automatiquement le bonheur et la prospérité de l’humanité. Toutefois, avec les physiocrates et Adam Smith, la confiance dans les bienfaits de la nature en tant que force autorégulatrice de la société a été plus nettement qu’auparavant mise en rapport avec des preuves empiriques. C’est par le recours à des techniques d’observation que les physiocrates d’abord, puis Adam Smith et d’autres ont cherché à mettre en évidence ces « lois », ces forces autorégulatrices à l’œuvre dans la société.
12La plupart des données empiriques sur lesquelles ces auteurs se sont appuyés étaient disponibles avant eux. Dans les milieux de l’artisanat et de la fabrique, les avantages pratiques de la division du travail étaient connus bien avant que ce terme ne soit utilisé pour désigner un mécanisme social autorégulateur ; on trouve ainsi l’exemple de la fabrication des épingles développé par Adam Smith dans des écrits abondamment diffusés en France dès la première moitié du xviiie siècle. L’appel à des mesures pratiques pour garantir la libre concurrence a été exprimé bien avant que la « libre concurrence » ne devienne la pièce maîtresse de la théorie « économique ». Les auteurs mercantilistes ont recueilli et commencé à articuler conceptuellement une bonne partie des connaissances sur les mécanismes d’autorégulation que nous qualifions aujourd’hui d’« économiques ».
13Les innovations intellectuelles des physiocrates, tout comme celles d’Adam Smith, se présentent donc dans une large mesure comme de brillantes entreprises de synthèse. Ces savants ont associé des observations empiriques à des énoncés qui relevaient auparavant du credo philosophique. Quesnay, un homme qui avait une formation de médecin et était doté de l’esprit d’un scientifique, a croisé ses croyances dans les effets bénéfiques des lois naturelles dans la société avec les matériaux « économiques » à sa disposition. Une idée ayant initialement la fonction d’une religion sociale, une fois enrichie par un fonds de données empiriques, s’est transformée en une idée ayant la fonction d’une hypothèse scientifique. C’est en ce sens que les physiocrates ont marqué une percée en direction d’une approche plus scientifique. Le fait qu’ils aient réussi à démontrer qu’il était possible de révéler les mécanismes d’autorégulation – les « lois naturelles » de la société – au moyen de preuves factuelles, a probablement contribué davantage à la diffusion du terme « économique » dans le sens que ces auteurs lui ont donné que le contenu effectif de leurs théories, qui n’ont en revanche guère eu de retombées sur le développement ultérieur de la pensée économique. Les économistes et sociologues classiques, certains plus et d’autres moins, ont poussé bien plus loin ces efforts pour fonder les idées sur une base empirique. Néanmoins, leurs démarches ont gardé ce double caractère, à mi-chemin entre religion sociale et hypothèse scientifique.
14D’un côté des concepts philosophiques de grande portée, élaborés par des auteurs souvent sans expérience directe des problèmes pratiques et, de l’autre, une somme de connaissances sur des réalités sociales tangibles, accumulée par des administrateurs ou des marchands : l’interdépendance et la coalescence croissantes entre ces deux lignes, jusqu’alors faiblement intégrées dans les usages, donnent à l’exemple des physiocrates toute sa signification. Quesnay et ses épigones ont probablement été les premiers à développer des instruments propres à permettre non seulement de reconnaître les sujets du roi comme les membres d’une société, mais encore à scruter et à mesurer des aspects spécifiques de ce qui constitue dorénavant le plan de la réalité sociale. Tout comme les travaux de Harvey sur la circulation du sang dans le corps humain ont représenté une avancée aussi bien en matière d’observation que de conceptualisation, et ont ainsi pu être à l’origine de nouvelles recherches dans lesquelles l’organisme était considéré de la même manière à la fois comme une unité de synthèse théorique et comme un objet d’examen empirique, les travaux des physiocrates ont conduit à des modèles qui se distinguent par le concept qui en fournissait le pivot : celui du revenu annuel mesuré à l’échelle d’un pays entier. Leurs théories avaient pour ambition de montrer comment ce revenu circulait entre les trois groupes principaux qu’ils distinguaient dans la société et qui étaient en quelque sorte les précurseurs agraires des classes industrielles de Marx. Ils ont fait découvrir comment le revenu national se reproduisait. Ils ont explicitement souligné l’importance de formuler des hypothèses pour déterminer quelles variations dans la répartition du revenu total d’un pays sont nuisibles à une société et lesquelles lui sont bénéfiques. En somme, de concert, ils ont identifié des formes sociales sous leurs rapports fonctionnels qui, comme les processus de la nature, sont hautement autorégulateurs et suivent leurs propres « lois ». Et bien que Quesnay et ses disciples aient continué de considérer ces lois comme des lois de la nature, ils insistaient sur le fait que, contrairement aux lois à la formulation desquelles aboutit la démarche philosophique, elles ne sont pas établies de manière déductive, par la simple réflexion. Selon eux, les lois de la science économique, à l’image de celles découvertes par la science naturelle, étaient susceptibles d’être mises en évidence par le recours à des preuves factuelles. C’est bien dès lors au croisement d’une ligne philosophique et d’une ligne observationnelle qu’est née cette approche plus scientifique des problèmes sociaux.
15Les premiers pas sur la voie de cette nouvelle approche ont eu lieu dans le contexte d’une société autocratique et encore largement préindustrielle. Le germe de l’innovation y était donc déjà présent. Cependant, la différence entre les conditions dans lesquelles celui-ci s’est manifesté dans ces sociétés traditionnelles et celles dans lesquelles il a fini par déboucher plus tard sur une démarche scientifique mieux maîtrisée révèle une partie des blocages auxquels ces premières tentatives se sont heurtées.
16Il était encore extrêmement difficile, dans les sociétés de l’Europe préindustrielle, d’imaginer que l’industrie puisse produire plus de richesses que l’agriculture, la sylviculture et l’exploitation minière – plus que la « bonne terre ». Même Adam Smith, pourtant fort de son expérience acquise en Écosse et en Angleterre, évoquait les « avantages […] que possède la terre sur toute autre production utile », ce qui lui valut d’être contesté plus tard par Ricardo6. Dans les sociétés préindustrielles d’aujourd’hui, on est à même de penser différemment parce que les exemples de richesses générées par l’industrie ne manquent pas et que l’intuition théorique correspondante est déjà bien installée. Mais au xviiie siècle, il était beaucoup plus difficile d’envisager toutes les potentialités de l’industrie mécanisée. Pour beaucoup de gens, la connotation émotionnelle très positive du mot « nature » a probablement encore ajouté à la valeur que l’on attachait à la terre comme source de richesse. C’était certainement le cas des physiocrates. Leur aversion pour la politique de Colbert, qui encourageait l’industrie et le commerce, ainsi que le système des valeurs traditionnelles en cours dans les classes supérieures françaises, qui tenaient en piètre estime les personnes exerçant les professions liées à ces activités, participe sans doute à expliquer le rôle attribué à ces dernières dans le schéma théorique des physiocrates. Dans leurs modèles, ces groupes professionnels étaient présentés comme des « classes stériles » : avec des arguments finement ciselés, ils s’échinaient à montrer que seules les classes qui cultivaient le sol contribuaient effectivement à la prospérité du pays.
17Qui plus est, leur pensée présumait l’existence d’un pays, d’un royaume, d’un État, d’une nation, mais pas encore celle d’une « société » ou d’une « économie » qui en serait distincte. Malgré leur zèle réformateur, Quesnay et ses disciples, comme la plupart des premiers partisans d’une politique éclairée, aspiraient à parfaire l’ordre existant, et non à le détruire.
18L’Ancien Régime, comme toute autre forme d’organisation politique, fixait certaines limites non seulement à ce qu’il était permis d’écrire, mais aussi à ce qu’il était possible de penser. C’est seulement en réalisant combien il était difficile pour des individus appartenant aux échelons supérieurs de la société de dépasser les limites imposées par un système social aussi traditionnel que l’on parvient à apprécier le courage dont ils ont dû faire preuve pour démontrer par le recours à des preuves factuelles que la société obéissait à ses propres lois, indépendantes de celles édictées par ses gouvernants. C’est ici qu’apparaissent les prémices d’un concept de « société » définissant une réalité distincte de celle de l’« État ». L’audace d’une telle conception ne peut être saisie que si, pour sa propre compréhension, on se représente les conséquences sociales concrètes qui en découlent. En ce temps-là, il n’était pas simple de convaincre les hommes au pouvoir dans l’Église et dans l’État que la nature suit ses propres lois, que celles-ci sont indépendantes de toute autorité séculière ou spirituelle et qu’il convient donc de les étudier au moyen de protocoles appropriés avant de pouvoir espérer contrôler les forces qu’elles régissent. Car il s’ensuivait que les spécialistes de l’étude de la nature sont alors en mesure de prétendre à une certaine forme d’autorité et d’exercer ainsi un pouvoir qui va à l’encontre de l’ordre établi. L’idée d’un monde gouverné par des lois naturelles, obéissant à leur seule logique, portait implicitement, sinon explicitement, atteinte aux autorités en place. Ce problème se posait a fortiori pour la conception naissante d’une « société » pensée comme un ordre autonome d’événements, doté de régularités qui lui sont immanentes, de « lois » qui lui sont propres. Suggérer aux rois et aux ministres qui, dans ces sociétés traditionnelles, détenaient un immense pouvoir qu’ils n’étaient pas les législateurs suprêmes du pays, mais qu’avant de prendre des décisions, il leur fallait d’abord étudier les lois inhérentes à la société et prendre conseil auprès de ceux qui en ont la connaissance – dans un État aux mains d’une puissante oligarchie, il était osé d’exprimer cette conviction ou même seulement de la former dans son esprit. On ressent encore la tension engendrée par cette situation lorsque l’on lit, par exemple, les mots par lesquels Dupont de Nemours implore les autorités de prendre en considération la science nouvelle :
Suprêmes administrateurs des peuples, images du souverain des êtres, cette science sublime est faite pour vous. Vous y reconnaîtrez la source de vos droits, la base et l’étendu de votre autorité, qui n’a et ne peut avoir de bornes que celles imposées par Dieu même. Vous y apprendrez à partager, pour ainsi dire, avec lui la douce prérogative de rendre les mortels heureux, en promulguant, en faisant exécuter les lois qu’il a prescrites à la société […]. Vous y découvrirez la chaîne indissoluble avec laquelle il a lié votre puissance et votre richesse à l’observance de ces lois de l’ordre social […]. (Dupont de Nemours, 1767, p. LXXIX‑LXXX, soulignements dans l’original)
19L’attitude que les économistes classiques du début du xixe siècle ont adoptée à l’égard du gouvernement diffère de celle des physiocrates. Cette différence suggère un lien entre les variations dans l’usage du terme « économique » et les changements dans la répartition du pouvoir au sein de la société. Les physiocrates, comme les mercantilistes avant eux, n’avaient pas remis en cause l’idée que la régulation des activités « économiques » relevait, tout comme les autres domaines d’intervention de l’État, de la responsabilité légitime de ceux qui gouvernent le pays. Ils avaient simplement recommandé qu’à l’instar du médecin attentif aux tendances autorégulatrices de l’organisme humain, les responsables de l’administration du pays tiennent compte de la capacité « naturelle » des fonctions sociales à s’autoréguler de façon comparable. Les économistes classiques sont allés plus loin. Ils ont, eux aussi, mis au centre de leurs doctrines les capacités d’autorégulation de certaines fonctions sociales, les présentant comme des lois « économiques ». Mais, de surcroît, ils ont fait valoir que la prospérité de la société serait mieux servie si ces mécanismes d’autorégulation étaient laissés libres de fonctionner à l’écart de toute interférence gouvernementale. Les physiocrates avaient conçu leurs doctrines comme une contribution fondamentale à l’art du gouvernement. Adam Smith avait décrit l’économie politique comme la science des hommes d’État et des législateurs. Désormais, l’économie politique se transformait, pas à pas, en une science économique pure. Ses représentants ont réclamé cette autonomie – parfois relative, parfois complète –, en empruntant deux voies complémentaires, mais également caractéristiques de la conception qu’ils se faisaient de l’économie comme une discipline scientifique à part entière. En premier lieu, ils ont soutenu qu’il existe, dans la société, un ensemble de fonctions et de mécanismes spécifiquement économiques, dont ceux mettant en jeu la libre concurrence entre les marchands, les commerçants et les fabricants fourniraient les exemples les plus significatifs. En second lieu, ils ont revendiqué l’autonomie des théories et des concepts permettant de démontrer comment ces mécanismes économiques fonctionnent et pourquoi ils fonctionnent de telle manière.
20Cette double revendication d’autonomie indique que, par rapport à leurs prédécesseurs dans les sociétés d’ancien régime, la posture adoptée par ces auteurs à l’égard de l’État et des groupes gouvernants a changé dans l’Angleterre du xixe siècle. Or cette évolution de leurs positions et de leurs attitudes dépendait à son tour des changements dans la répartition du pouvoir au sein de la société dans son ensemble. Comparé aux sociétés traditionnelles, le pouvoir des classes moyennes commerciales et industrielles s’était sensiblement accru, non seulement dans leur rapport à des gouvernements en particulier, mais aux gouvernements en général. Déjà par le passé les représentants de ces groupes avaient réclamé avec force que les gouvernements s’abstiennent de s’immiscer dans leurs activités. Ils le font désormais avec une insistance encore accrue. « Laissez-nous faire » était le slogan d’un petit pamphlet publié par un fabricant de coton dans les années 1830 contre les ingérences du gouvernement. Les membres de la bourgeoisie industrielle montante demandaient avant tout plus d’autonomie, plus de liberté pour eux-mêmes. Et ils ont réussi à faire accepter un grand nombre de leurs demandes, si bien qu’en regard de la situation qui prévalait dans les sociétés traditionnelles, l’activité économique se déroulait dorénavant dans une plus grande mesure à l’écart de l’intervention de l’État. Ce constat est révélateur d’un déplacement de la balance des pouvoirs qui comportait de nombreuses facettes. Dans la perspective considérée ici, on observe que de larges pans des classes moyennes sont parvenus à amplifier leur accès au pouvoir et à accroître leur influence sur les gouvernements. À la lecture des livres d’histoire, on retire parfois l’impression que la bourgeoisie et, plus tard, la classe ouvrière ont renforcé leur pouvoir principalement grâce à l’obtention du droit de vote. C’est le contraire qui s’est produit. Elles ont obtenu le droit de vote parce que leur pouvoir, réel ou potentiel, dans la société avait augmenté. Le pouvoir qu’elles ont gagné par le biais du suffrage représentait un mécanisme de rétroaction secondaire : il confortait une montée en puissance dont le principe résidait dans la dépendance croissante des classes précédemment dominantes à l’égard des fonctions sociales assurées d’abord par les catégories moyennes puis par les catégories populaires, et qui se combinait à la pression que, même sans droit de vote, leur nombre et l’accroissement relatif de leur prospérité leur permettaient d’exercer dans les grandes zones urbaines.
21Et à mesure que le potentiel de pouvoir des groupes de la classe moyenne augmentait, à mesure qu’on les laissait conduire leurs affaires sans intervention du gouvernement, il s’imposait à l’évidence que le tissu de leurs activités, l’imbrication des transactions d’achat et de vente, non seulement sur les marchés locaux, mais même sur les marchés nationaux, devenait de plus en plus autorégulé et autonome, suivant pour ainsi dire ses propres lois. Si, jusqu’au seuil du xixe siècle, les fluctuations qui affectaient la vie des gens ordinaires étaient dues, pour l’essentiel, aux lois de la nature, dont dépendaient les bonnes et les mauvaises récoltes, à partir de cette date, la vie des êtres humains a été plus souvent affectée par des fluctuations déterminées par des « lois de la société », par les mécanismes autorégulateurs des cycles économiques, dont il est apparu qu’ils jouissaient d’une grande autonomie, même par rapport aux gouvernements les plus puissants. Le passage d’une balance des pouvoirs très inégale et quasiment unilatérale à une balance des pouvoirs moins inégale, plus hétérogène et plus différenciée n’a certes pas donné aux phénomènes sociaux tels que les marchés nationaux et internationaux ce caractère relativement impersonnel et autorégulateur, mais il a fait ressortir ces tendances et les a rendus nettement plus tangibles.
22La quête de nouvelles façons de penser la société trouve son moteur dans l’expérience de plus en plus marquée que les phénomènes sociaux possèdent une force propre, qu’ils sont, en un sens, semblables à des phénomènes naturels bien que sociaux par leur essence, dépendant de l’action humaine alors même qu’ils sont dotés d’une certaine autonomie par rapport à chaque action individuelle, ce qui rend d’autant plus difficile leur maîtrise par des acteurs humains qui en sont pourtant les agents. En révélant les limites des façons traditionnelles de percevoir les phénomènes sociaux, cette expérience nouvelle a suscité une demande pour des spécialistes capables d’accomplir pour ces phénomènes sociaux ce que les spécialistes des sciences de la nature avaient accompli pour ceux de l’ordre naturel. L’autonomie relative des phénomènes auxquels on a appliqué de plus en plus fréquemment le terme spécial « économique » est venue soutenir la revendication par ces spécialistes de l’autonomie relative des théories et des concepts au moyen desquels ils prétendaient exprimer et expliquer les « lois » auxquelles ces phénomènes répondent. Il a fallu un certain temps pour passer du stade où toute forme de régularité observée était assimilée, dans les façons de dire et de penser, à la « nature » à un autre où le caractère spécifiquement économique de ces phénomènes était reconnu comme tel. Il en a été de même pour passer du stade où les bienfaits de la nature apparaissaient comme la principale source de richesse à un autre où la prospérité des êtres humains était comprise sans équivoque et sans hésitation dans sa causalité sociale. Il en va ainsi de la rente. Alors qu’elle était traditionnellement comprise comme un paiement en échange de l’utilisation de la terre et donc, en ce sens, comme une richesse tirée directement des produits de la nature, elle était désormais considérée sous l’angle du marché. « Ce n’est pas du produit que naît le fermage, écrit Buchanan en 1814, en commentant une observation d’Adam Smith, mais bien du prix auquel le produit est vendu ; et ce prix on l’obtient, non parce que la nature a aidé à la production, mais parce que c’est lui seul qui fait accorder l’offre avec la demande. » (Buchanan cité par Ricardo, 1817, p. 66 [tr. fr. : Ricardo, 1835, p. 81]7). Et Ricardo d’ajouter une observation dont on pourrait penser qu’elle aurait dû être une évidence bien plus tôt, mais qui n’a vraisemblablement pu être faite qu’à partir du moment où certains blocages liés à la croyance traditionnelle en la nature comme principale source de richesse ont été supprimés dans les perceptions : « Et cependant, lorsqu’il y a plus de terrains, qu’ils sont plus fertiles et productifs, ils ne donnent point de fermage. » (ibid., p. 63 [tr. fr. : ibid., p. 75‑76]8). L’autonomie croissante des phénomènes sociaux, tels que les marchés, a trouvé son expression dans une émancipation progressive de la pensée par rapport aux modèles de l’époque antérieure, augmentant ainsi l’autonomie de la réflexion sur ces phénomènes. La nouvelle science économique a commencé à développer ses propres théories en affirmant cette autonomie par rapport aux sciences de la nature qui l’ont précédée.
23Il ressort de ces observations que cette revendication comprend donc au moins trois aspects. D’abord, c’était la revendication de l’autonomie du complexe fonctionnel formant l’objet de la science économique, de son autonomie à l’égard des autres fonctions, objet d’autres disciplines. Ensuite, c’était la revendication de l’autonomie de la science économique, dont ce complexe était l’objet, de son autonomie par rapport aux autres sciences et de l’autonomie de ses théories et méthodes vis-à-vis de celles des autres disciplines. Et enfin, c’était également la revendication de l’autonomie du groupe social spécialisé dans l’exercice de ces fonctions économiques, de son autonomie vis-à-vis des autres groupes sociaux et notamment des gouvernements. Cette avancée vers davantage d’autonomie, que l’on constate ici dans le contexte de l’essor d’une des sciences sociales, est de façon générale l’un des indicateurs du passage d’un mode de pensée pré-scientifique à un mode de pensée plus scientifique tel qu’il se produit dans tous les domaines. Un aspect que l’on rencontre toujours lorsqu’il y a un changement dans cette direction est que l’on prend mieux conscience qu’un certain champ d’événements possède un certain ordre, caractérisé par des régularités dans les relations qui se forment en lui, alors qu’auparavant il était considéré comme une simple portion d’un monde plus vaste. Tant qu’il est perçu de cette manière, cet ordre spécifique échappe à l’entendement humain ; il est éclipsé par les catégories, les évaluations et les habitudes de pensée propres à l’ordre dominant de l’univers dont il est compris comme une partie subordonnée. Mais comme ces catégories, ces évaluations et ces habitudes sont en fait inadaptées à saisir la spécificité de l’ordre qu’il manifeste, il reste souvent dans un état où il semble n’avoir, comme la « nature » autrefois ou comme l’« histoire » aujourd’hui, aucun ordre particulier, ne présenter aucun schéma de relations dont on puisse être certain. Il apparaît comme une collection d’événements aléatoires et mystérieux, sans aucune structure ni régularité dans ce qui les relie. Un phénomène que nous comprenons aujourd’hui comme résultant d’une relation entre des événements de nature physique apparaissait encore essentiellement sous une telle lumière tant que l’on attendait à en trouver une explication en se référant principalement à des forces surnaturelles. Et, encore une fois, c’était également le cas pour le complexe des événements sociaux, tant qu’ils étaient censés être explicables soit dans des termes surnaturels, soit dans des termes venant des sciences de la nature. Dans chaque cas, la prise de conscience qu’une dimension spécifique du monde, un type spécifique d’événements, avait son propre ordre et ses propres régularités, a été l’une des principales caractéristiques de l’apparition et de la constitution d’une spécialisation scientifique visant à découvrir ce plan spécifique de la réalité et à établir les régularités qui le caractérisent.
24Si un ensemble de conditions particulières n’avait pas conféré au champ d’investigation sociologique son objet, le mouvement vers une plus grande autonomie de la sociologie aurait manqué d’élan ou serait resté bloqué. La combinaison des deux éléments – un type d’ordre spécifique et des instruments de recherche adaptés à l’étude de cet ordre – constitue le fondement sur lequel des groupes de spécialistes scientifiques, investis dans l’exploration d’un champ particulier d’événements, peuvent revendiquer une autonomie relative. Si un tel groupe ne parvient pas à démontrer que l’objet de son investigation est défini par un domaine de ce type, manifestant un ordre déterminé, dont l’étude requiert des compétences spéciales, alors sa raison d’être9 en tant que groupe relativement autonome au sein du monde universitaire est menacée. Il arrive qu’un groupe de scientifiques élabore des théories et des conceptions extrêmement pointues et s’y accroche obstinément, non pas tant parce qu’elles seraient d’une particulière utilité pour l’étude d’un certain domaine – le contraire peut même être le cas –, mais parce qu’elles sont tenues pour la marque indiscutable que ces scientifiques et la discipline qu’ils représentent déterminent un groupe clairement distinct et autonome des autres.
25Dans les premières phases du développement de la science économique, cependant, ce problème ne se posait guère. À ce stade, les économistes ne formaient pas encore un groupe professionnel distinct. Le sort de la discipline scientifique naissante dépendait encore directement de celui de certains groupes sociaux au sein de la société. Sa prétention à davantage d’autonomie était étroitement liée à celle des groupes sociaux dont la spécialisation professionnelle était à son tour étroitement liée à la signification du terme « économique ». L’ascension sociale des groupes dont le métier consiste en des activités telles qu’acheter et vendre, payer des salaires et calculer des bénéfices, est allée de pair avec l’essor de spécialistes qui se sont donnés pour mission de découvrir et d’expliquer ce qui se produit dans ce champ d’événements et de construire à cette fin des modèles théoriques établissant les régularités – les « lois » – qui régissent cet ordre de réalité, de la même manière que les spécialistes des sciences de la nature ont construit des théories et formulé des lois concernant l’ordre de la « nature ».
26On mesure d’emblée les difficultés qui surgissent lorsque l’on essaie de comprendre l’essor des sciences sociales dans toute sa complexité comme un problème sociologique. L’objet des sciences de la nature n’a pas changé quand, dans l’histoire humaine, l’accès à la nature est passé d’une forme pré-scientifique à une forme plus scientifique, d’une conception de l’univers moins différenciée, traditionnelle et dominée par la théologie à une autre dans laquelle la « nature » en tant qu’objet des sciences a gagné une plus grande autonomie. Mais lorsque l’accès à la dimension sociale du monde a connu ce même mouvement, l’objet de l’investigation s’est trouvé par là même transformé d’une manière très spécifique. L’évolution de la société a influé sur l’émergence d’une approche plus scientifique de la société dans un double sens : les conditions dans lesquelles évoluent les sujets qui mènent la recherche ont changé en même temps que la structure des objets de leur recherche. Il est utile de signaler quelques-unes des tâches fondamentales auxquelles on est confronté sur ce chemin. Elles sont toujours actuelles. Mais avec le recul, on parvient à les discerner plus facilement ; en en prenant conscience, on comprend mieux les difficultés initiales, ainsi que certaines des difficultés que les sciences sociales rencontrent encore maintenant ; il n’y a aucun mérite particulier à les concevoir aujourd’hui plus clairement que ce n’était possible aux premiers stades.
27Il y avait la tâche consistant à tirer des enseignements des modèles développés par les sciences de la nature apparues antérieurement et, en même temps, à s’en affranchir pour élaborer ses propres théories et méthodes chaque fois que les faits l’exigeaient. Pendant toute une partie du xixe siècle, il allait ainsi de soi que toute régularité récurrente que l’on pensait avoir identifiée par l’observation de la société, dès lors qu’elle apparaissait répondre d’une nécessité, était une « loi » plus ou moins du même type que les « lois » découvertes classiquement dans les sciences de la nature et qu’elle relevait d’une « nécessité mécanique » comparable à celle que ces sciences engageaient dans leurs propres conceptualisations. Dans de nombreux cas, la découverte de telles régularités était systématiquement interprétée comme la preuve que ce que l’on avait découvert était presque littéralement une « loi de la nature ». La place prise par les sciences de la nature, leur autorité et leur prestige grandissants ont encore renforcé cette tendance. Que les représentants des sciences sociales en formation se soient compris de la même manière comme des découvreurs de lois naturelles ou qu’ils se soient contentés d’assimiler la démarche scientifique en général aux procédures particulières employées dans les sciences de la nature, l’émancipation des sciences sociales par rapport à ce modèle dominant s’est avérée dès le départ une entreprise difficile.
28Une autre tâche, qui dans la durée s’est révélée non moins difficile, a été de penser les phénomènes examinés dans des termes moins personnels que ceux généralement en usage dans la société à cette période. Dans tous les domaines d’investigation, ce sont les actions des êtres humains ou surhumains qui constituent le point de départ des réflexions théoriques. Dans l’univers étudié par les sciences de la nature, les catégories d’action avaient été changées en catégories de fonction. Dans le domaine exploré par les sciences sociales, cette transformation n’était pas moins difficile, malgré la préexistence des modèles établis par les sciences du monde naturel et souvent précisément à cause de ces modèles. L’effort de concevoir des phénomènes qui, dans la vie quotidienne, sont perçus de prime abord comme des intentions et des actions individuelles, comme l’expression de configurations humaines et de réseaux de fonctions impersonnelles était tout sauf évident. Il s’est au contraire avéré qu’il était extrêmement difficile de démêler le rapport entre, d’une part, ces configurations, qui suivent généralement un cours et présentent des régularités qui ne sont pas visées par ceux qui les forment, et, d’autre part, les actions et les intentions des individus qui les constituent. Autrement dit, la difficulté était de se représenter la relation entre les actions sociales et les fonctions sociales ; il était malaisé, dans les premières étapes du développement des sciences sociales, d’imaginer et d’exprimer sans ambiguïté que les régularités observées et entendues comme des « lois » sociales ou économiques étaient propres à des configurations humaines et non à des êtres humains individuels.
29Encore une autre tâche était de distinguer dans les recherches entreprises entre ce qui appartient au diagnostic sociologique des interdépendances fonctionnelles dans la formation, la structure et le fonctionnement des sociétés et ce qui relève de l’expression des buts, des croyances, des idéaux et des jugements propres à des groupes particuliers. La difficulté était de séparer clairement, tant dans ses propres travaux que dans ceux des autres, la fonction des énoncés comme instruments et représentations de la recherche scientifique de leur fonction comme armes dans les luttes que se livrent des groupes sociaux qui s’opposent à l’échelle de la société dans son ensemble – en d’autres termes, de faire la part entre leur fonction scientifique et leur fonction idéologique.
30De nombreux exemples illustrent les difficultés posées par ces deux dernières tâches dans la phase initiale du développement de la science économique. L’un des exemples les plus flagrants est l’invention de l’« homo œconomicus » comme hypothèse explicative. Il montre combien il était laborieux de ne pas se représenter des phénomènes comme des propriétés des acteurs individuels alors qu’ils sont des propriétés des configurations qu’ils forment. L’une des questions qui ont le plus occupé les économistes du xixe siècle était l’étude, la caractérisation et l’explication de la régularité des marchés. Les classes moyennes industrielles montantes en Angleterre ont lutté avec succès pour que les marchés soient dégagés de toute ingérence extérieure. Après un long processus de gestation, soutenu par le développement du transport ferroviaire, le commerce d’un nombre croissant de marchandises battait dorénavant son plein sur les marchés nationaux et internationaux. Ces marchés sont l’un des phénomènes marquants de cette période à l’aide duquel il est possible d’expliquer la montée en puissance de l’approche scientifique des problèmes sociaux. Ils illustrent bien le type de faits auquel les sciences sociales s’intéressent. Laissés relativement libres de toute régulation humaine délibérée, ils semblaient posséder leurs propres régularités ; ils étaient ainsi semblables aux phénomènes de la nature : ils étaient autorégulés. Façonnés par main d’homme, ils suivaient pourtant leurs propres lois. On rencontrait là, semblait-il, un enjeu comparable à celui des sciences de la nature : comment rendre compte de ces régularités, comment les expliquer ? Voilà le problème. Sa solution était compliquée par le fait que les gens avaient déjà des idées figées et bien arrêtées sur la façon dont il fallait procéder et que les normes et les idéaux coloraient le choix des éléments jugés pertinents. Voici un exemple :
Avant de commencer les recherches sur les lois de la valeur et du prix, écrivait John Stuart Mill dans ses Principes d’économie politique, je dois […] prévenir le lecteur, une fois pour toutes, que, dans les exemples que je cite, je suppose que les valeurs et les prix sont régis seulement par la concurrence. Ce n’est qu’à cette condition qu’ils peuvent tomber sous une loi susceptible de définition. On doit supposer que les acheteurs tiennent autant au bon marché que les vendeurs à la cherté des marchandises. Aussi les valeurs et les prix auxquels nos conclusions s’appliquent sont des valeurs et des prix de commerce, des prix tels que ceux que l’on cote sur les bulletins de prix courants, des prix de marchés en gros où c’est une affaire de vendre et d’acheter, où les acheteurs cherchent à savoir et savent généralement quel est le prix le plus bas auquel on puisse obtenir un article d’une qualité donnée, où, par conséquent, est appliqué cet axiome qu’il ne peut y avoir, sur le même marché, deux prix pour la même qualité et le même article. Nos propositions seront beaucoup moins applicables aux prix de détail, à ceux que l’on paie dans les boutiques pour des objets de consommation personnelle, car ces objets ont souvent un prix différent selon la boutique où on les vend et quelquefois dans la même boutique […]. Les achats faits pour l’usage personnel ne sont pas toujours faits, même par les hommes d’affaires, conformément aux principes des affaires […]. Soit indolence, soit insouciance, ou parce qu’on trouve beau de payer sans discussion, les trois quarts de ceux qui en ont les moyens paient plus cher qu’il n’est nécessaire les articles de leur consommation personnelle. Les pauvres en font souvent autant, par ignorance et défaut de jugement, faute de temps pour aller aux informations et souvent aussi sous l’empire d’une coercition patente ou déguisée. Pour tous ces motifs, les prix de détail ne subissent pas autant qu’on pourrait le penser l’influence des causes qui fixent les prix dans les achats et ventes en gros. […] Dans tous les raisonnements relatifs aux prix, il faut sous-entendre : « pourvu que le vendeur et l’acheteur défendent leurs intérêts. » Faute de prendre garde à ces distinctions, on a inexactement appliqué parfois les principes abstraits de l’économie politique […]. (Mill, 1857, livre III, chapitre I, paragraphe 5, p. 531-533 [tr. fr : Mill, 1873, p. 507‑509]10)
31En dépit de toutes les proclamations en faveur de la méthode inductive, l’analyse n’était pas encore primairement orientée vers l’étude de la société telle qu’elle était. Elle était dans une large mesure dictée par des idéaux préconçus ; elle visait à exprimer ce que la société devait être. Les idéaux avaient des contenus variés. La « rationalité » des comportements d’achat et de vente en était un : acheter au meilleur marché et vendre au prix le plus élevé étaient des exigences d’un ordre quasiment moral. Bien que cet idéal semblât, comme c’est encore souvent le cas aujourd’hui, n’être que le résultat de la capacité immuable donnée à l’être humain de raisonner, cette attitude et l’éthos qu’elle manifeste sont cependant caractéristiques des classes sociales dont ils reflètent la situation. La façon assez dédaigneuse dont Mill évoque l’attitude des personnes qui ne se conforment pas au code de conduite de l’homme d’affaires lorsqu’elles achètent des marchandises montre qu’il désapprouve leur comportement, même s’il admet que celui-ci dépend également de leur situation sociale et de la constitution du marché sur lequel elles se présentent comme acheteurs.
32Le raisonnement de Mill montre comment l’idéal du « comportement rationnel », conforme à la morale de l’homme d’affaires, se confond avec l’exigence à établir et à décrire des régularités sous une forme aussi proche que possible de celle que l’on peut rencontrer dans les sciences de la nature, soit par l’énoncé de « lois » intemporelles et infrangibles. Pour cette raison, tout en reconnaissant que les régularités observées définissent le fonctionnement des marchés, il était inévitable de faire intervenir dans le raisonnement des éléments qui rapportent ces régularités à des traits généraux du comportement humain. Il était encore trop difficile de concevoir adéquatement des constats auxquels Adam Smith s’était déjà parfois confronté et qui indiquaient que des phénomènes tels que la division du travail ne sont pas apparus parce que quelqu’un en avait eu l’intention. Or, indépendamment de la manière dont les marchés se sont constitués, une fois qu’ils étaient en place, une fois qu’ils avaient l’extension qu’ils ont atteinte au xixe siècle, en particulier dans les pays marchands comme l’Angleterre, ils ont, par leurs régularités, orienté le comportement des individus impliqués dans des directions déterminées. Dans le vide, sans l’existence de ces marchés, le code de conduite caractéristique de leurs participants aurait difficilement pu se maintenir. Et il y a lieu de douter que, si cela avait été le cas, le comportement correspondant ait pu être qualifié de « rationnel ».
33De là découlent les efforts qui ont été fournis depuis le xixe siècle pour expliquer le fonctionnement des marchés en empruntant le sens inverse : postuler un type particulier de comportement individuel et en déduire le fonctionnement des marchés et donc construire des modèles qui, en partant des motivations individuelles, finissent par faire des marchés une sorte de phénomène dérivé. Ces tentatives ne peuvent que conduire à d’étranges contorsions intellectuelles, dont l’idéal-type de l’homo œconomicus est un exemple.
34Le temps n’était pas encore venu où les théories sociales étaient conçues de manière cohérente et consistante comme des théories fonctionnelles. Bien que la science économique ait grandement contribué à la compréhension des rapports et des régularités fonctionnels, elle a formulé ses hypothèses fondamentales sous la forme de théories de l’action et elle s’y est longtemps tenue. Ses modèles élémentaires ont en grande partie été construits comme des modèles de comportements individuels. Dans les faits, les tenants de la science économique la considéraient, ainsi qu’on le fait encore aujourd’hui pour de nombreuses sciences sociales, comme une science des comportements plutôt que comme une science des configurations. La structure de son objet et en particulier le problème de la relation entre l’action individuelle et la fonction sociale, entre les configurations humaines et le comportement des individus qui les constituent, sont restés pratiquement inexplorés. Le point de départ était donné par les modèles d’action et le stade où, dans le cadre d’une théorie générale des faits économiques, ces modèles seraient venus à être clairement compris comme la représentation de rapports fonctionnels n’a jamais été tout à fait atteint. Il y avait de nombreuses raisons de partir des actions des individus. Mais cette tendance a été sensiblement renforcée par le fait que les couches moyennes en ascension ont, dans leurs valeurs et leurs idéaux, mis l’accent sur la libre concurrence entre les individus. L’importance qu’elles y accordaient rendait difficile de reconnaître les fonctions comme telles. Le postulat selon lequel les individus doivent pouvoir se livrer sans entraves au jeu de la libre concurrence a ainsi trouvé une expression supplémentaire dans des modèles théoriques visant à montrer quels bienfaits pour la société dans son ensemble résulteraient nécessairement de la satisfaction des aspirations à cette compétition entre les individus. Parmi les nombreuses tâches auxquelles les sciences sociales naissantes ont dû faire face, l’une des plus difficiles a été celle d’affronter et de soumettre à un examen critique le fait que leurs représentants étaient eux-mêmes socialement engagés et que, pour cette raison, les premiers efforts conceptuels dans ce domaine avaient toujours une double fonction : d’une part, il s’agissait de théories qui prétendaient décrire la structure et le fonctionnement d’une section spécifique du monde humain et qui, en tant que telles, étaient réputées valoir en toute généralité ; d’autre part, ils avaient une fonction idéologique et servaient temporairement d’armes dans les luttes que menaient les groupes sociaux en leur temps.
35Ainsi, le mouvement vers une approche plus scientifique du domaine que nous appelons aujourd’hui l’« économie », tout comme celui du terme « économique » qui a évolué dans la même direction, illustre un changement intervenu à une échelle beaucoup plus ample. Vers la fin du xviiie siècle et le début du xixe siècle, les formes traditionnelles d’organisation sociale, marquées par une forte concentration du pouvoir entre les mains de groupes relativement restreints, et les manières correspondantes de concevoir la société, qui plaçaient l’accent sur les règles légales applicables dans un pays donné et sur la force régulatrice des gouvernements en leur sein, ont tantôt progressivement tantôt plus brusquement cédé la place à de nouvelles formes d’organisation sociale ainsi qu’à des manières nouvelles de réfléchir la société. La répartition du pouvoir est devenue moins inégale qu’elle ne l’était auparavant. En conséquence, certaines sphères de la société, à l’image des marchés, ont été soustraites à la régulation gouvernementale. Elles ont été laissées à elles-mêmes pour trouver leur propre équilibre. Et le problème des forces à l’œuvre dans de telles configurations sociales, que personne ne contrôle, pas même ceux qui les ont conçus et façonnés, a commencé à occuper les esprits. On comprend alors que les êtres humains aient considéré ce dont ils faisaient l’expérience comme si c’était une manifestation de la « nature ». C’était là le seul modèle dont ils disposaient pour appréhender un ensemble intégré de fonctions autorégulées et impersonnelles.
36Un changement dans la même direction, mais dans un domaine un peu différent et plus large, a eu lieu dans le champ auquel nous nous référons aujourd’hui lorsque nous parlons de la « sociologie ». Ce qui a été dit du développement de la science économique, même si son champ d’application est plus limité, peut faciliter et, en quelque sorte, accélérer la tâche à laquelle on est confronté lorsque l’on entreprend de démêler les mêmes problèmes sur cet autre versant de l’avènement des sciences de la société, celui, donc, qui concerne la sociologie au sens strict du terme.
37À première vue, les premiers sociologues différaient beaucoup plus entre eux que les premiers économistes. Beaucoup parmi eux n’entretenaient aucun rapport direct avec les autres. À la différence de la plupart des premiers économistes, du moins des premiers économistes anglais, ils avaient rarement le sentiment d’appartenir à la même lignée et de s’y inscrire comme maîtres, élèves ou adversaires.
38Il y avait pourtant bien un fil qui reliait les premiers sociologues entre eux, mais il était d’un autre ordre. Ils se rattachaient en effet les uns aux autres, parfois jusqu’à présenter des similitudes frappantes dans leurs travaux respectifs. Toutefois, ce n’était pas tant parce qu’ils entretenaient des rapports réciproques, mais plutôt parce qu’ils étaient aux prises avec des problèmes comparables. Cela tenait à certaines similitudes dans ce que l’on peut appeler, au sens le plus large, leur situation, mais aussi aux changements très fondamentaux qui se sont produits dans la structure des sociétés de leur temps et au stade auquel étaient parvenus les modes de pensée et le corpus de connaissance sur la société. Aussi différentes, aussi opposées parfois, que fussent leurs analyses, elles manifestaient sous ces aspects de nombreux points communs. Leurs opinions sociales étaient souvent divergentes. Dans leurs fonctions d’intellectuels, il arrivait qu’ils se retrouvent de part et d’autre des clivages de classe. Pourtant, ils partageaient ce que l’on peut considérer comme une même situation de départ. Les questions centrales auxquelles ils cherchaient à répondre se recoupaient dans une large mesure. Et comme cela est souvent le cas parmi des personnes appartenant à la même époque, à certains égards, leur approche des problèmes était également semblable.
39La plus remarquable parmi ces caractéristiques communes était qu’ils ont tous appréhendé certaines expériences partagées en les subsumant, sur le plan théorique, sous le terme de « société ». Nous accédons aujourd’hui avec peine à la nouveauté que représentait alors ce concept, tant il nous est devenu familier. La signification de ce terme sur laquelle les premiers sociologues s’accordaient tenait centralement au fait que la société se présentait à eux comme une réalité dont le processus et le fonctionnement étaient indépendants de l’action des gouvernements. De manière bien plus réfléchie et explicite que les générations précédentes, ils ont ainsi marqué la distinction entre ce qui relève de la « société » et ce qui revient à l’État. Tout comme les économistes, mais dans un sens beaucoup plus étendu, ils reconnaissaient le caractère autorégulé de ce qu’ils appelaient la « société ». Tous se sont efforcés de découvrir les « lois » de cette société. Non pas les « lois » telles que fixées par les législateurs et appliquées par les représentants de l’État, mais les lois qui en réalité soutiennent toutes les lois édictées par les êtres humains – ces lois qui sont inhérentes à la société au même titre que les lois naturelles le sont à la nature. Montesquieu, en postulant l’existence d’un « esprit des lois », avait déjà tenté de percer à jour ce plan de la réalité qui se tient en arrière-fond des lois établies par les hommes (Montesquieu, 1748-1750). À la lecture de ce grand livre, on mesure combien il était difficile, dans la période pré-révolutionnaire, de pénétrer et de concevoir ce qui se présente aujourd’hui à nous comme les conditions sociales qui sous-tendent les lois et expliquent leurs régularités. Les premiers sociologues, dans le monde qui était le leur, ont eu plus de succès dans leur effort pour atteindre cette strate de la réalité. Ils ont commencé à percevoir ce qu’ils appelaient la « société » comme une partie de l’univers qui avait une certaine autonomie par rapport aux autres, qui présentait ou constituait un ordre sui generis. Et ils ont essayé de restituer cet ordre dans leurs écrits. L’image qu’ils s’en faisaient variait souvent grandement de l’un à l’autre, mais la tâche à laquelle ils se sont attelés était la même. Et tous ont essayé de résoudre le problème en s’inspirant des modèles tirés de la tradition des sciences. Ils ont voulu le faire en suivant une démarche scientifique. Cela signifie qu’ils ont cherché à confirmer les idées générales qu’ils nourrissaient au sujet des régularités qu’ils observaient – les « lois » de la société – au moyen de preuves factuelles. Qu’ils aient ou non approuvé Comte sur d’autres points, les premiers sociologues étaient en ceci unanimes : pour eux, l’étude de la société devait reposer sur une approche « positive ». L’entreprise de connaissance de la société atteignit un stade où il était devenu possible d’étayer les assertions relatives à certaines régularités constatées dans la vie sociale par la référence à des matériaux historiques ou à d’autres types de données. Dans les générations précédentes, les preuves disponibles étaient encore éparses ; leur volume n’a cessé de grandir et dorénavant, stimulé par l’intérêt croissant suscité par cette démarche, il continuait rapidement de croître.
40Ainsi donc, à l’image de l’économie, la sociologie a pu tendre au statut de science à partir du moment où un groupe dispersé d’êtres humains a été amené à reconnaître dans la « société » un ordre d’événements relativement autonome. Les membres de ce groupe ont été en mesure d’étayer leurs affirmations par des échanges continus et mutuellement féconds, ainsi que par un processus de vérification croisée entre les conceptions générales élaborées à propos de cet ordre et des observations factuelles réalisées sur des faits particuliers. Mais à la différence des économistes de leur époque, les sociologues étaient moins concernés par des régularités de type statistique, comme les premiers les observaient dans la fluctuation cyclique des prix ou en relation avec d’autres propriétés des marchés. La question qui était la leur était de savoir comment la société évoluait. Ils voyaient dans la société un processus autorégulé, doté de sa propre dynamique, peu ou prou indépendant des intentions à court terme des individus impliqués. Ils s’intéressaient à la façon dont ce processus était orienté dans le temps. Leur problématique commune était le développement à long terme de l’humanité. Ils ont cherché à reconnaître un ordre dans ce développement, à en repérer les étapes et à identifier les forces qui le commandent.
41L’innovation que constituait ce schéma de pensée apparaît plus intelligiblement lorsque l’on remonte plus loin dans le passé et que l’on prend conscience du fait qu’encore au xviiie siècle, la manière d’envisager les problèmes était en général beaucoup plus statique. Ce n’est que vers la fin de ce siècle que l’on voit se dessiner les prémisses d’une approche de l’être humain considéré du point de vue d’une société possédant ses propres régularités. Les physiocrates voyaient ainsi la société comme prise dans une sorte de processus cyclique, s’élevant vers une civilisation supérieure et une vie plus confortable pour retomber ensuite dans la décadence et le déclin. Turgot a repris cette idée en mettant davantage l’accent sur la linéarité du progrès de la société ; à côté de cela, il y eut de nombreuses tentatives plus modestes, mais qui témoignent de la prise de conscience croissante que les événements historiques et sociaux les plus divers s’enchaînent selon un certain ordre. Mais la première grande manifestation de ce nouveau modèle de pensée fut sans aucun doute l’œuvre de Hegel. À refuser sa vision de l’histoire universelle et à n’y voir qu’une métaphysique spéculative, il est facile de passer à côté de l’essentiel : aussi déroutante que soit la réponse qu’il y apporte, le problème qu’il entendait élucider différait radicalement de celui de ses prédécesseurs ; il était en revanche très proche de celui qui occupait la pensée des premiers sociologues, dont l’un, Marx, était l’héritier intellectuel direct de Hegel. Dans l’œuvre de Hegel se trouve cette première grande manifestation d’un raisonnement dans lequel l’accent ne porte plus sur le motif d’une nature et d’une raison immuables, mais sur la trame du changement dans l’histoire et sur l’évolution de l’humanité. Pour quelles raisons les problèmes centraux que les êtres humains s’efforçaient de résoudre ont-ils alors pris une telle tournure ? Sans doute n’est-il pas superflu de remonter encore un peu plus loin afin de placer cette question dans la bonne perspective.
42Aux xviie et xviiie siècles, il paraissait évident que ce soit aux philosophes qu’incombait la tâche d’exprimer au plus haut niveau de généralité des idées séculaires au sujet de la société : la somme des connaissances factuelles disponibles dans la société sur la vie des êtres humains était encore si faible à bien des égards que la seule façon de satisfaire sa curiosité était de réfléchir par soi-même et d’appliquer aux problèmes sociaux qui se posaient ses idées générales sur Dieu et le monde. De nombreux écrits de philosophie sociale élaborés en cette période – celle des Lumières – portaient ainsi la marque de cette définition du rôle social qui, dans une société comme celle du xviiie siècle, revenait aux philosophes. Ces écrits étaient principalement destinés à des personnalités qui appartenaient au gouvernement ou qui étaient susceptibles d’y appartenir un jour. Quels que soient les auteurs, qu’il s’agisse de Hobbes ou de Locke, de Montesquieu ou de Voltaire, leurs réflexions sur la société, au même titre que celles de la plupart de leurs contemporains, s’adressaient, si l’on peut dire, aux membres actuels ou potentiels des gouvernements. Ce sont ces personnalités que l’exercice de la plume avait pour dessein d’influencer. Dans les États absolutistes, et dans une moindre mesure même en Angleterre, ce sont elles dont les volontés et les décisions étaient réputées avoir le plus grand poids sur les questions que nous appelons aujourd’hui sociales. C’est leur attention que l’on entendait retenir, à moins que l’on fût un outsider et que l’on écrivit en rêvant de renverser l’ordre social existant. Les approches dominantes de la société reposaient donc à cette époque sur la croyance tacite que la principale condition pour le bon fonctionnement de la société ou pour son amélioration était que les détenteurs du pouvoir gouvernemental adoptent les idées justes, les bons programmes et les bons objectifs. Pour expliquer ce qui avait lieu dans la société, on cherchait avant tout à comprendre les desseins, les motivations et les intérêts des dirigeants ou au mieux, ceux de quelques factions et coteries de premier plan.
43L’un des facteurs les plus importants dans l’émergence d’une science de la société a été le renforcement de la conscience que ce type d’explication ne suffisait pas. Pendant et après la Révolution française, l’ampleur des bouleversements sociaux a fait apparaître qu’il était impossible de se contenter de les attribuer nommément aux plans et aux visées de tel ou tel personnage historique. Au fil du temps, il est devenu de plus en plus évident que les gouvernements avaient beau faire des plans, formuler des objectifs, prendre des décisions et vouloir ainsi guider le cours des événements, le résultat de leurs actions s’écartait souvent considérablement de ce qu’ils avaient projeté et voulu. Pour la première fois, l’énigme particulière de la société vint ainsi à la conscience de certains : il était certes toujours possible de reconduire tout ce qui se passe à des plans et des visées intentionnelles, mais on observait que l’enchaînement des actions qui en découlent débouchait bien souvent sur des développements qu’aucun des acteurs n’avait prémédités ou seulement entrevus. Dans le passé, il était aisé de se persuader que les rois et les membres des gouvernements, à condition qu’ils soient suffisamment éclairés, étaient en mesure de conduire un pays dans une direction bénéfique pour la société. Même s’ils étaient des tyrans, on pouvait encore se rassurer en pensant qu’au moins il y avait une autorité chargée de la destinée du pays, quelqu’un qui avait élaboré des plans, qui contrôlait le cours des événements et qui avait le pouvoir d’exécuter ses desseins. Quoi qu’il arrivât, il était toujours possible de se dire qu’il y avait quelqu’un aux commandes – pour le meilleur ou pour le pire. Après la Révolution française, cette confiance s’est émoussée. Personne, pas même les rois ou les ministres, ne semblait assez puissant pour orienter le cours de la société ou même pour simplement savoir dans quel sens elle évoluait. Les changements dans la société paraissaient désormais souvent déterminés par des forces anonymes plutôt que par des personnalités identifiables – des forces qui, bien que n’étant pas tout à fait semblables aux forces de la nature, présentaient néanmoins une certaine ressemblance avec ces dernières. On avait l’impression de n’exercer pas plus de contrôle sur elles que sur les rayons du soleil ou sur la tombée de la pluie. Mais elles avaient une physionomie propre et, quelles que soient leurs caractéristiques, il était impossible de les expliquer dans les mêmes termes que ceux utilisés pour rendre compte des actions individuelles.
44Pour peu que l’on fasse l’effort d’en prendre la mesure, on s'aperçoit qu'il s’agit là d’une expérience déterminante qui, à côté de plusieurs autres, a progressivement mené à l’émergence d’une nouvelle science, la sociologie. Jusqu’au xve ou au xvie siècle, on ne voyait pas la nature de la même manière que celle que présuppose le sens que revêt ce mot aujourd’hui. Le terme évoque de nos jours la représentation d’un certain type d’ordre, alors qu’auparavant il se rapportait plutôt à un conglomérat d’êtres variés qui poursuivaient des finalités déterminées et manifestaient les comportements les plus divers. De même, jusqu’à la fin du xviiie siècle, on n’avait pas de la société l’image que nous en avons aujourd’hui. De façon analogue, elle était perçue comme un conglomérat d’êtres humains qui agissent selon certains objectifs et sont motivés par certaines finalités. Parmi eux, les détenteurs du pouvoir de l’État jouissaient d’un statut spécial. À partir du xixe siècle, cette représentation de la société a commencé à être complétée par une autre, dans laquelle elle se révèle comme un ordre plus impersonnel, qui fonctionne selon des modalités qui ne sont pas nécessairement voulues par les individus qu’il englobe. Au fur et à mesure que la vision du monde se modifiait, l’expérience vécue par chacun changeait de façon correspondante. Les êtres humains ont été entraînés dans un maelström de transformations sociales que personne ne semblait avoir délibérément provoquées et qui, en même temps, n’étaient pas totalement anarchiques et désordonnées, qui paraissaient au contraire présenter un certain ordre et suivre une orientation propre. Si l’on ne se contente pas de poser une définition de la société, mais que l’on se focalise plutôt sur le genre d’expériences qui ont présidé à l’apparition d’une science de la société, force est de constater que celle-ci en fait partie : l’expérience selon laquelle, bien que ce soient des êtres humains qui forment les sociétés et les animent par leurs actions et leurs projets, la société paraît souvent suivre son propre cours et, tout en étant entraînée par ceux qui la constituent, les entraîne à son tour. Aux yeux de ses premiers représentants, la nouvelle science sociale avait pour tâche de découvrir et, si possible, d’expliquer cet ordre, ses régularités, ses dynamiques et sa direction, afin de pouvoir mobiliser ses connaissances au service de ses objectifs, tout comme on a mis les progrès de la connaissance dans l’ordre de la nature au service de la réalisation de finalités humaines.
45La manière dont les approches des premiers sociologues viennent d’être décrites peut suggérer qu’elles auraient été exclusivement motivées par la poursuite d’objectifs scientifiques et guidées par la seule volonté de découvrir et expliquer ce qui fut et ce qui est. C’était indéniablement un aspect central de leur effort commun. Et en même temps, la plupart des hommes connus pour avoir été des sociologues pionniers partageaient également une autre ambition, plus générale. Chez ces auteurs de renom, comme chez beaucoup d’autres à leur suite, l’intérêt porté aux problèmes de l’évolution sociale dans les recherches sociologiques était étroitement corrélé à la vision qu’ils avaient de l’avenir de l’humanité. Des auteurs avec des idéaux et des conceptions du processus social aussi différents que Comte, Spencer, Marx et Hobhouse, pour n’en citer que quelques-uns, avaient chacun une vision précise de l’avenir de l’humanité, qui représentait à la fois ce qu’il souhaitait que la société soit, ce à quoi il estimait qu’elle devait aspirer du point de vue de sa constitution morale et ce qu’il croyait prophétiquement qu’elle allait réellement devenir. Cette vision, portée par les fins vers lesquelles il fallait tendre, servait de programme d’action, et il ne faisait aucun doute à leurs yeux que ce programme finirait par réussir ; le futur était toujours de leur côté. Bien qu’elle se soit formée dans un contexte défini d’expériences sociales, une fois qu’une telle vision a été coulée dans un moule et durcie comme le noyau d’un système rigide de croyances sociales, elle est généralement apparue à ses partisans comme la vérité ultime, comme un « a priori » emportant si immédiatement la conviction qu’elle semblait précéder toute expérience, comme la part d’une nature commune.
46Dans les travaux sociologiques, ces idéaux, dans leur fonction de credo social, ont été amalgamés à celle d’hypothèses ou de théories : ils ont ainsi conditionné le type des questions posées, des données retenues comme pertinentes et des explications recherchées. Contrairement aux hypothèses et aux théories, ces croyances sociales étaient considérées comme allant quasiment de soi, comme des butées au-delà desquelles il n’y avait rien à chercher. Ils n’étaient pas susceptibles de correction et de révision à la lumière de réexamens et de nouvelles observations ou expériences. Si tous les pères fondateurs de la sociologie se sont attachés à procéder de manière scientifique, les deux fonctions qui se combinaient dans leurs réflexions théoriques y faisaient obstacle. Dans leur fonction de croyances, les grandes orientations de leur pensée échappaient à la relation dialectique, propre à la démarche scientifique, entre théorie générale et enquête empirique. Étant donné qu’elles étaient perçues comme pointant vers des vérités ultimes, elles se fixaient sous la forme de doctrines procurant à ses tenants une profonde satisfaction et gratification émotionnelle.
47La croyance que l’humanité est inéluctablement et inexorablement engagée sur la voie du progrès était une des convictions partagées par la plupart des sociologues du xixe siècle, même s’ils avaient souvent des idées très différentes sur ce qu’il convenait d’entendre par « progrès ». Les uns le voyaient dans le recul de la guerre et de la violence et l’avancée continue vers davantage d’harmonie et de primauté du droit parmi les êtres humains. Les autres insistaient sur l’accroissement de la prospérité grâce aux réformes sociales conduites par l’État. Mais, quel que soit le sens qu’ils ont donné à l’idée de progrès, la structure du processus social telle qu’ils l’ont identifiée et décrite dans leurs œuvres a été profondément modelée par le système de leurs croyances sociales. D’une façon ou d’une autre, le « changement social » a toujours été pour eux synonyme de « changement orienté vers le mieux ». Le développement social était assimilé au « progrès ».
48Tout au long du xixe siècle, on pouvait évidemment aussi entendre un autre chœur. Fondé sur un autre système de valeurs, son credo était à l’opposé du récit du progrès. Il y avait ainsi des sociologues qui pensaient que la majorité des êtres humains était inévitablement et invariablement vouée à vivre dans la misère, et qui ont même entrepris de le démontrer. D’autres étaient convaincus que les masses étaient condamnées à la bêtise et à la sauvagerie et que, pour les contenir, il fallait des groupes dirigeants forts. D’autres encore considéraient que les périodes de paix alternent nécessairement avec les périodes de guerre et de violence et que toute phase d’essor est forcément suivie d’une phase de déclin.
49Même à distance, on perçoit encore les voix des deux chœurs qui se disputent, pour ainsi dire, l’oreille de leurs publics respectifs, les voix de ceux qui promettent un avenir meilleur et de ceux qui, à l’inverse, prisent le présent et le passé et n’attendent rien de l’avenir. Pendant la majeure partie du xixe siècle, les voix de ceux qui croyaient au progrès étaient plus fortes. Puis, vers la fin du siècle, les voix de leurs opposants ont gagné en intensité. Ces derniers ont trouvé un écho grandissant dans la société, jusqu’à ce que, au cours du xxe siècle, le sentiment qu’ils exprimaient de façon plus ou moins articulée ou diffuse se répande et devienne dominant, du moins en ce qui concerne le scepticisme à l’égard du progrès et de la valeur supérieure de l’avenir ainsi que de la primauté qu’ils accordent au présent et au passé.
50On peut dire que l’idée que la société est en évolution a rarement joué un rôle notable parmi les groupes pour lesquels l’avenir ne suscitait aucun sentiment d’espoir. Lorsqu’il était question, au sein de ces groupes, de l’« évolution de la société », l’idée prenait une autre signification et évoquait au mieux des tendances de court terme. Ne plaçant pas de grandes attentes en l’avenir, il était rare dans ce camp de se lancer dans l’élaboration de modèles généraux du devenir de l’humanité. Lorsqu’ils ont tenté de donner une vue d’ensemble de l’histoire humaine, ils l’ont généralement conçue, comme Spengler, Toynbee et Sorokin, selon un schéma cyclique et en fin de compte essentiellement statique. Ils n’échappaient certes pas à l’effort consistant à disposer méthodiquement des matériaux historiques dans un canevas préconçu, conforme à leurs croyances sociales. Mais le motif qu’ils ont décelé dans l’histoire de l’humanité était semblable au mouvement des pales d’un moulin à vent, se répétant sans cesse dans un perpétuel mouvement ascendant et descendant.
51À grands traits, on peut donc dire qu’au xixe et au début du xxe siècles, le désir d’étudier scientifiquement les évolutions sociales de long terme était le plus fort chez ceux qui, dans leurs convictions sociales, attachaient à l’image de l’avenir, comparée à celle du présent et du passé, la plus grande valeur symbolique, comme une lumière éloignée que l’on atteindrait à force de travailler, d’appuyer et de lutter – l’horizon d’une société encore reculé, mais qui rendait digne la vie dans le présent. Les paradigmes du devenir de l’humanité élaborés à cette époque correspondent à ce schéma de valeurs. Par opposition aux conceptions mythiques véhiculées dans les périodes antérieures, les sociologues influents du xixe siècle ont ramené sur terre l’idée que l’histoire suit un chemin. Des hommes comme Comte, Marx et Spencer ont réussi à faire de mieux en mieux coïncider l’idée que l’histoire est un enchaînement structuré et orienté de changements non récurrents avec leur connaissance de plus en plus complète des faits historiques. En même temps, le fait même que l’on puisse discerner, dans le tableau d’une histoire infiniment variable, un ordre, une séquence ou un modèle, était encore fortement imprégné de considérations métaphysiques. En dernier ressort, l’histoire se rapprocherait, directement ou de manière dialectique, toujours plus près du but que l’on lui a assigné ; elle se dirigerait miraculeusement, pour ainsi dire, de son propre chef, vers la réalisation de ses propres idéaux. Ces modèles de l’évolution humaine contenaient donc, implicitement ou explicitement, un présupposé qui n’était ou ne pouvait être étayé par une quelconque preuve factuelle : à moins qu’elle ne s’effondre, la société évoluerait dans le sens souhaité – cette « loi du progrès » exerçant une contrainte comparable à celle des lois de la nature. Ainsi, la conception que l’on avait du passé de l’humanité concordait toujours, en définitive, avec la vision que l’on avait de son avenir. L’examen du passé permettait de renforcer la conviction que l’histoire avait un sens, qu’elle tendait effectivement vers le but auquel on aspirait et vers lequel on estimait devoir tendre. La conclusion que son mouvement dans cette direction suivait réellement la loi d’airain du progrès n’en était, dans cette perspective, que plus prévisible.
52Comme on peut le constater, les idées sur le processus inhérent à l’histoire formaient à ce stade un étrange mélange de mythes et de théories. Le concept de développement, tel qu’il était alors utilisé, constituait un instrument d’analyse et de synthèse scientifique à double tranchant. D’un côté, les credos sociaux et les idées axiomatiques avaient produit, comme c’est toujours le cas chez ceux qui y adhèrent, une forte résistance à accepter les preuves et à écouter les arguments qui ne cadrent pas avec le schéma des attentes qu’ils projetaient sur l’avenir. Mais, d’un autre côté, ces croyances et idéaux sociaux, du moins chez certains de leurs tenants, avaient également aiguisé à un degré assez extraordinaire la faculté de discerner dans l’histoire de l’humanité des faits et des structures pour lesquels il existait, en revanche, des preuves factuelles solides et qui étaient de nature à soutenir leurs visions de l’avenir. Ainsi, on mesure une fois de plus, quoique sous un angle différent, que l’essor des sciences sociales est couplé à une certaine transformation de la société. La plupart de nos contemporains sont tellement habitués à voir les gens nourrir des idéaux sociaux qu’ils ne se demandent plus quelles conditions sociales doivent être réunies pour que cela soit possible et fasse sens. Il est aujourd’hui si commun de s’engager, plus ou moins directement, avec plus ou moins d’intensité, dans les luttes ouvertes ou cachées pour défendre ses convictions ou pourfendre celles des autres, que la question de la fonction sociale que remplissent, comme tels, les systèmes de croyances et les idéaux sociaux ne se pose plus.
53On perçoit mieux le problème si l’on se replace au moment de la naissance de la sociologie. La nouveauté de cette période résidait dans l’émergence d’idéaux sociaux tels que le libéralisme, le conservatisme, le radicalisme, le socialisme ou encore le communisme. Le xixe siècle a ainsi été le premier des grands « ismes ». Les croyances sociales qui ont tant joué dans la façon dont les premiers sociologues ont abordé la société ne se confondaient pas nécessairement avec ces idées nouvelles auxquelles les masses se sont mises à croire. Les premières présentaient généralement un degré d’élaboration nettement supérieur, mais elles étaient néanmoins liées aux secondes sur le plan fonctionnel. L’un des grands moteurs qui ont conduit les sociologues à étudier la société était leur volonté de mettre à profit les connaissances ainsi acquises pour aider à élucider la nature des objectifs, des programmes d’action et des mots d’ordre auxquels les groupes sociaux se ralliaient et pour lesquels ils se mobilisaient dans la compétition qu’ils se livraient à l’échelle de la société. Une motivation majeure pour étudier le développement passé de la société était ainsi de démontrer scientifiquement, avec l’appui de faits probants, que les objectifs que l’on se fixait pour le futur étaient justes. En ce sens, la sociologie est un enfant de l’époque des partis populaires et des mouvements de masse. Sous l’Ancien Régime, les aristocrates s’affrontaient encore au nom de principes philosophiques censés indiquer aux hommes d’État le chemin à suivre. Désormais, le sentiment s’emparait des êtres humains que « l’histoire » et « la société » suivaient leur propre cours ; ce sentiment exigeait que l’on examine ce cours afin de s’assurer qu’il prenait la direction souhaitée et, si tel était le cas, d’en convaincre les autres. On constate à cet égard une nouvelle fois que la transformation fondamentale dans la société, dont l’essor d’une science de la société était le signe, réside dans un changement dans la répartition du pouvoir en son sein. La situation rencontrée au xixe siècle correspondait à la dernière phase d’un processus qui avait débuté bien plus tôt dans le développement des sociétés européennes. On pourrait le définir comme un processus de démocratisation. Ce processus était tout sauf linéaire. Il a connu une succession d’avancées et de reculs. Mais après la Révolution française, il a atteint un stade dans lequel plus aucune partie de la société n’y échappait. On peut le comprendre comme une augmentation du potentiel de pouvoir de couches sociales de plus en plus étendues. Il s’est poursuivi jusqu’au moment où chacune des classes de la société a acquis une force sociale telle que son potentiel de pouvoir ne pouvait plus être négligé et que les autres groupes sociaux devaient en tenir compte dans leurs propres stratégies d’action.
54La répartition relative du pouvoir entre les différentes couches de la société variait elle-même fortement d’une société à l’autre. C’était également le cas des institutions politiques qui, in nuce, encadraient et canalisaient les rapports de pouvoir au sein de la société. Mais l’orientation générale du changement était la même dans tous les pays qui ont « rompu avec la tradition11 ». En aucun cas, il ne convient d’y voir un simple effet mécanique des avancées de l’industrialisation. La démocratisation et l’industrialisation sont des phénomènes qui se sont entremêlés de manière assez complexe, comme les fils d’une transformation globale de la société. L’essentiel réside dans le constat d’une transformation qui a pour principe de niveler les différences de pouvoir entre les différentes parties d’une société et qui a pour effet que les formes auparavant relativement unilatérales de commandement cèdent le pas à des formes de contrôle plus multilatéral et réciproque. Cet accroissement dans le développement des sociétés européennes du pouvoir social de larges masses de la population, qui étaient jadis pratiquement impuissantes, se manifestait à travers la montée des mécontentements, les menaces de violence et les soulèvements, qui forçaient les groupes dirigeants à prendre des mesures lorsque les canaux institutionnels permettant de recueillir les protestations faisaient défaut. La population pouvait faire entendre sa voix, par exemple par son comportement électoral ou par l’organisation de grèves, ou encore à travers les actions des partis et des mouvements de masse en défense de leurs convictions sociales. Mais, quelle que soit la forme donnée aux revendications, au cours de cette transformation, il est devenu de moins en moins possible de continuer à réellement gouverner un pays sans tenir compte de la différence des intérêts entre les groupes qui forment la société. Par le passé, le pouvoir effectif était concentré au sommet de la société, dans un petit nombre de groupes relativement restreints, dont les membres étaient connus en personne. Dorénavant, avec la progression de la spécialisation fonctionnelle et le renforcement des interdépendances entre toutes les activités sociales, le pouvoir était réparti entre des groupes de plus en plus nombreux, si bien qu’aucune classe sociale n’était plus le simple objet passif du pouvoir exercé par d’autres et n’avait son mot à dire lors de la prise de décisions. Tel est, pourrait-on dire, l’aspect fondamental de la transformation de la société qui a donné naissance aux sciences sociales. Dans une société où les mécanismes de contrôle réciproque se multiplient, le cours réel des événements ne peut plus être expliqué en se référant à certains individus particuliers.
55Ce n’est pas grâce à l’introduction des urnes que la répartition du pouvoir est devenue plus égalitaire. Les sociétés ont souvent évolué selon des lignes qui ne répondaient pas aux intentions de leurs membres. C’est pourquoi la société avait tendance, comme c’était également le cas à une échelle plus réduite des marchés, à apparaître aux individus qui la formaient comme un élément extérieur à eux, comme une force propre, face aux manifestations de laquelle on est aussi démuni que face à celles de la nature. C’était, pourrait-on dire, l’une des expériences les plus cruciales parmi celles avec lesquelles les premiers sociologues ont eu à se débattre. Il nous est aisé, aujourd’hui, de l’exprimer dans des termes simples. Sur le moment, cette expérience était bien plus délicate à appréhender. Il était difficile de penser et de traduire dans un langage compréhensible par tous que ce qui était observé comme des propriétés de configurations collectives ne pouvait être inféré en commençant par arrêter le regard sur chacun des individus, pris un par un, qui les composent. La sociologie comme science des configurations prenait son essor, mais les prérequis de cette démarche restaient encore obscurs. Nonobstant les difficultés qu’ils rencontraient, les premiers sociologues ont néanmoins beaucoup fait pour éclairer la constitution et la spécificité des sociétés, pour embrasser le développement des configurations qu’elles forment et pour sonder les rapports fonctionnels à travers lesquels les êtres humains cultivent leurs liens. Dans ce contexte, les sociologues ont eu un rôle d’explorateurs, menant des observations dans un territoire encore largement inconnu. Ils ont fait de la société en tant que telle l’objet de leurs investigations. Ils ont cherché à déterminer la structure et les étapes de son développement. Pour mener leurs investigations, ils ont élaboré de nouveaux concepts aptes à saisir la dimension impersonnelle de leur objet. Ou bien encore, ils ont redéfini, dans une certaine mesure, des concepts plus anciens en les débarrassant des significations qui convenaient mieux lorsque les êtres humains pouvaient être encore plus facilement considérés comme des individus séparés. Ils ont parlé de « lois de l’évolution sociale », de « forces sociales » ou de « rapports de production ». Dans l’ensemble, en comparaison avec les économistes, les sociologues avaient plus nettement conscience que la société était un ordre spécifique d’événements et leur ambition était de clarifier les conceptions relatives à cet ordre. Ils étaient également plus conscients de la dynamique des configurations, du fait que celles-ci tendent généralement dans une direction déterminée. Cependant, il n’était pas rare qu’ils butent sur un problème en particulier, celui du lien entre ce qui relève des propriétés des configurations et ce qui tient aux caractéristiques des individus qui les forment. C’est là, il est vrai, un problème central de la sociologie, qu’ils étaient à peine en mesure de percevoir et certainement loin de résoudre. La préoccupation des sociologues se fixait en priorité sur la tâche d’établir le cours probable des événements sociaux, sur la question de la direction de l’évolution sociale. Leur problème était de savoir où nous allions en tant que sociétés.
56Cependant, les premiers sociologues n’étaient pas seulement des observateurs ; ils étaient aussi des participants. Ils tenaient à ce que la société évolue dans une certaine direction plutôt que dans une autre. Ainsi, lorsqu’ils étudiaient le passé, lorsqu’ils étudiaient l’« histoire », ils procédaient à l’image des prêtres romains scrutant les livres sibyllins ou les entrailles d’animaux sacrés : en ayant déjà pris leur décision. Ils regardaient dans le passé pour faire des prophéties, alors même qu’ils savaient à l’avance à quoi ressemblerait l’avenir. Dans leur rôle d’observateurs et de chercheurs, ils étaient tout à fait capables d’aborder avec une certaine distance les phénomènes résultant de la répartition plus égalitaire du pouvoir et de l’autonomie accrue des évolutions sociales par rapport aux volitions des individus et des groupes. Dans leur rôle de participants, la répartition plus égalitaire, plus multilatérale et plus réciproque du pouvoir dans les sociétés qui étaient les leurs les a affectés d’une manière toute différente. Le fait nouveau, qui était un symptôme de la distribution plus égalitaire du pouvoir, était que des couches sociales de plus en plus larges se ralliaient à des programmes visant à indexer l’organisation de la société à certains idéaux et à certaines croyances sociales. Ce fait a été un des plus puissants stimulants de l’étude de la société et de l’essor de la sociologie. Les premiers sociologues étaient tous profondément engagés dans les conflits entre les différents systèmes de croyances sociales. Et ce qu’ils percevaient ou ne percevaient pas de la société et de son évolution était conditionné par les besoins de leur propre camp dans ces luttes. En étudiant la société, ils ont contribué, plus ou moins consciemment, à forger des armes intellectuelles engagées dans ces conflits qui voyaient s’affronter différents idéaux et systèmes de valeurs et qui faisaient rage dans la société. Ce n’est pas par hasard que leurs conceptions avaient une fonction double, à la fois théories sociologiques et expressions d’un système rigide de croyances sociales. Cela ne tenait pas simplement aux particularités dans les traits de caractère de ces sociologues. C’était une contrepartie de la tâche devant laquelle ils ont été mis. Dans des sociétés devenant de plus en plus polycratiques, c’était le reflet d’un double rôle, celui de l’observateur distancié et celui du participant engagé.
Addendum
57Comme on le constate, cet essai s’attache à retracer la sociogenèse de la sociologie en observant qu’il est revenu à cette discipline scientifique d’élaborer une théorie générale de la société. La perspective adoptée est possiblement source de confusion dans la mesure où les sociologues, de nos jours, se contentent généralement de ne faire remonter leur ascendance intellectuelle qu’à des auteurs qui se sont eux-mêmes explicitement qualifiés comme tels. Or cette convention, qui continue de prédominer dans les enseignements et les manuels, tire sa justification de raisons plus historiques que sociologiques. Elle est descriptive plutôt qu’explicative. Elle s’effondre dès lors que l’on compte parmi les ancêtres de la sociologie non seulement Comte et Durkheim, mais que l’on y inclut également Marx, alors que ce dernier se serait emporté contre quiconque le qualifiait de sociologue, car cela aurait signifié pour lui qu’il était « un disciple de Comte ». Pourtant, Marx ne saurait être ignoré ; que l’on partage ou non ses idéaux, il a apporté une contribution majeure sur la voie d'une théorie générale de la société.
58En d’autres termes, on ne peut expliquer l’émergence de la sociologie comme une science dont les représentants ont, entre autres fonctions, la tâche d’élaborer une théorie centrale, empiriquement vérifiable, de la société en ne consacrant son attention qu’à ces hommes de génie qui ont donné à la science de la société son appellation et l’ont imposé. Lorsque l’on veut adopter une approche sociologique de la genèse de la sociologie, c’est à cette question qu’il convient de répondre : quel est le développement des sociétés humaines qui a rendu possible la reconnaissance des structures involontaires qui sous-tendent et résultent de l’immense entrelacs que forme la variété des activités humaines, et qui permet l’élaboration de modèles théoriques contrôlables de ces structures, de ces configurations et des transformations, elles-mêmes structurées, qu’elles connaissent ? Les physiocrates ont été l’un des premiers groupes, peut-être même le premier groupe jamais constitué, qui a non seulement élaboré une théorie centrale de la société sur la base d’un vaste matériel empirique, mais qui en a aussi tiré des conclusions pour la pratique sociale. Ils ont expérimenté plusieurs dénominations pour le groupe qu’ils formaient et donc également pour la théorie de la société à laquelle ils travaillaient de concert. Mais, quel que soit le nom qu’ils se sont donné, des hommes comme Adam Smith, qui ne s’est jamais qualifié d’économiste, les physiocrates, qui l’ont fait à un certain moment, Malthus et d’autres qui ne sont pas même mentionnés ici méritent certainement d’être considérés comme des sociologues avant la lettre12.
59Traduit de l’anglais par Dominique Linhardt.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 [NdT. : Traduction de « On the Sociogenesis of Sociology », Sociologisch Tijdschrift, 11 (1), mai 1984, p. 14-52. Le titre dans la publication originale est suivi d’un appel de note de bas de page qui apporte les précisions suivantes, rédigées en néerlandais : « La première version de cet article a été écrite, sous un autre titre, pour une communication au cinquième congrès mondial de sociologie qui s’est tenu à Washington en septembre 1962. Il est publié ici pour la première fois dans une version légèrement modifiée. » Le texte présente des marques d’oralité, que cette traduction ne cherche ni à souligner ni à dissimuler.]
2 [NdT. : Oikonomia.]
3 [NdT. : Elias se réfère par cette expression au titre de la session du cinquième congrès mondial de sociologie en septembre 1962 à Washington dont il était le rapporteur et dans le cadre de laquelle la première version de cet article a été élaborée : « The Break with Traditionalism/Rupture avec le traditionalisme » (Elias, 1964).]
4 [NdT. : En français dans le texte.]
5 [NdT. : En français dans le texte.]
6 [NdT. : « Rien n’est plus commun que d’entendre parler des avantages que possède la terre sur toute autre production utile, et cela, par le surplus qu’on en retire sous la forme de fermage. » (Ricardo, 1817, p. 62-63 [tr. fr. : Ricardo, 1835, p. 74‑75]). Référence donnée dans l’édition allemande de l’article dans les Gesammelte Schriften (Elias, 2006, p. 462‑463).]
7 [NdT. : Référence donnée dans l’édition allemande de l’article dans les Gesammelte Schriften (ibid., p. 469).]
8 [NdT. : Référence donnée dans l’édition allemande de l’article dans les Gesammelte Schriften (ibid.).]
9 [NdT. : En français dans le texte.]
10 [NdT. : Les coupes sont de Norbert Elias.]
11 [NdT. : voir note 3.]
12 [NdT. : En français dans le texte.]
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