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Sociologie politique de Norbert Elias

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Cédric Moreau de Bellaing
, 
Danny Trom

Présentation

Cédric Moreau de Bellaing et Danny Trom

Texte intégral

1Pourquoi revenir à Norbert Elias, alors que les écrits du sociologue allemand sont largement connus et reconnus, enseignés, appris, commentés, contestés, défendus, et ce, aussi bien en France qu’ailleurs ? Elias occupe une place de choix dans la plupart des manuels de sociologie et de science politique, désormais inscrit au panthéon des sciences sociales, aux côtés d’Émile Durkheim, de Max Weber, de Talcott Parsons ou de Pierre Bourdieu. Une grande partie de son œuvre est traduite en français, y compris les parties longtemps manquantes de Über den Prozeß der Zivilisation, dont l’une des plus importantes est parue récemment (Elias, 2021). Elias a fait aujourd’hui école, la revue Figurations, lieu de production de la sociologie figurationnelle, dans le sillage du concept éliasien de configuration, publie régulièrement des travaux mobilisant et discutant les outils conceptuels éliasiens. Son œuvre a aussi suscité des débats et de vifs échanges sur nombre de ses aspects, impliquant historiens, anthropologues, et sociologues (sur la controverse entre Hans Peter Duerr et les éliasiens, voir Linhardt, 2001 ; sur celle déclenchée par Jack Goody, voir Lafont dans ce volume). Les dissensions internes à la société des éliasiens sont l’ultime indice de l’institutionnalisation de la pensée du sociologue allemand.

2Pourtant, reprendre l’œuvre éliasienne est aujourd’hui une nécessité. Celle-ci tient, indissociablement, à un certain état de la discussion académique au sein des sciences sociales et à un certain état des sociétés politiques dans lesquelles nous vivons. Les deux sont, pour Elias, inextricablement liés. C’est à l’explicitation de ce lien, et à l’exposé de l’utilité, voire de l’urgence, à le repenser sociologiquement, que ce volume est consacré.

Retour à l’évolutionnisme sociologique

3Pour y parvenir, il convient au préalable de soustraire le travail d’Elias aux simplifications dont il est régulièrement l’objet. Trop souvent, l’apport aux sciences sociales du sociologue allemand est résumé, d’une part, dans une approche historique des processus de formation des États (le long terme des processus de monopolisation de la violence), et, d’autre part, à une histoire culturelle des transformations des sensibilités manifestée par un accroissement progressif de la pudeur, de la répulsion face à la violence et du raffinement des comportements individuels. Cette lecture a été facilitée par le découpage en deux parties de Über den Prozeß der Zivilisation lors de sa traduction française, la première abordant la construction des États modernes, la sociogenèse dans les termes éliasiens (La Dynamique de l’Occident, 1975), l’autre décrivant la psychogenèse, les transformations des structures de la personnalité (La Civilisation des mœurs, 1973). Or, sociogenèse et psychogenèse ne peuvent être traitées séparément, puisque les deux processus sont interdépendants. Surtout, la dissociation de ces deux mouvements historiques court le risque d’obérer le caractère fondamentalement relationnel de ce qu’Elias a nommé le processus (au singulier) de civilisation. Elias le signalait avec force : « le problème du processus de civilisation n’est qu’un aspect du problème beaucoup plus général de l’évolution historique » (Elias, 1975, p. 182). C’est effectivement en direction de l’élucidation de ce problème beaucoup plus général de l’évolution historique que l’ensemble de l’œuvre d’Elias est tourné, et c’est vers elle qu’il est impératif de revenir aujourd’hui. Ainsi mesure-t-on combien son œuvre effectue le geste sociologique, dans son intégralité, tel qu’il a été conçu et forgé par les fondateurs de la discipline. C’est aussi à cette seule condition que l’on comprend en quoi la sociologie « quand elle est bien faite » possède un « aspect éminemment pratique » (Elias, 2014, p. 14) ou, pour le dire autrement, qu’elle est nécessairement une sociologie politique.

4Le « problème général de l’évolution historique » n’est pas un simple appel à l’historicisation par laquelle le sociologue se dégage d’une forme édulcorée de présentisme en montrant que le présent est redevable du passé. Et il ne consiste pas plus à identifier dans la genèse d’une institution, d’une pratique, d’un phénomène, son ultima ratio en cédant, selon la formule de Michel Dobry, à l’« illusion génétique » (Dobry, 2015), comme si les dynamiques historiques n’étaient qu’une reproduction permanente d’un schéma initial. En quoi consiste alors le pressant appel d’Elias à la prise en compte de l’évolution historique s’il ne s’agit ni d’une attente méthodologique d’historicisation, ni d’une enquête sur les causes historiques ? Le sociologue allemand est clair à ce sujet : « je ne pense pas que des théories sociologiques dépourvues de cadre évolutionniste puissent être d’un grand secours pour élucider les problèmes sociologiques soulevés par de tels changements [d’intégration], que ce soit sur le plan théorique ou sur le plan empirique » (Elias, 2003, p. 137). Ce n’est pas tant que « le mort saisit le vif », mais que l’évolution historique implique des transformations qui affectent les sociétés dans une direction déterminée.

5Or l’évolution historique n’est pas réductible à une simple restitution des logiques du passé. Ce que l’œuvre d’Elias met en évidence, c’est que cette évolution, non intentionnelle et sans terme, a bien une orientation, de sorte qu’il convient de disposer d’une théorie sociologique de l’histoire (Lemieux, 2014) capable de restituer la progression des processus d’intégration et de différenciation sociales. L’évolutionnisme n’est alors pas ici un éloge a priori de la modernité, mais une réaction à la crise de l’historicisme qui conçoit l’histoire du monde comme une simple succession de configurations singulières, plus ou moins aléatoires. Prendre la pleine mesure sociologique de l’évolution historique engage alors à reconduire les transformations qui affectent les sociétés, qu’elles soient politiques, économiques, morphologiques ou psychiques, aux processus d’intégration et de différenciation sociales qui les travaillent et dont l’orientation peut être empiriquement identifiée. Ainsi en est-il, dans ce volume, du plaidoyer pour une relance des travaux sociologiques des troubles mentaux résolument ancrés dans l’analyse de l’évolution historique et du rapport interne entre processus d’intégration et de différenciation sociales et structures psychiques de la personnalité proposé par Pierre-Henri Castel à partir du cas de la catégorie d’états-limites. Ces troubles apparaissent, sous ce rapport, moins comme des pathologies d’une hypermodernité égocentrée que comme les effets psychiques des difficultés rencontrées dans l’apprentissage des règles sociales d’autocontrainte typique du processus d’informalisation qui, d’après Cas Wouters, saisit les sociétés occidentales dans la deuxième moitié du xxe siècle. Dans son travail, Wouters a en effet associé les transformations induites par la poursuite des processus d’intégration et de différenciation sociales dans les structures de personnalités, dans les règles sociales auxquelles s’astreignent les groupes sociaux et dans les collectifs politiques (Wouters, 2004, 2007). Ce faisant, il apparaît comme l’un de ceux qui, à l’instar d’Abram de Swaan (de Swaan, 1995), ont situé l’évolution historique au cœur du travail sociologique.

6La sociologie intègre alors l’évolutionnisme assumé d’Elias, discipline dont Elias montre qu’elle fut tiraillée, depuis ses premiers développements, entre deux tendances. La première conçoit sa vocation comme une tâche empirique, arrimée au présent, tandis que la seconde saisit le présent comme la pointe du devenir historique des sociétés. La sociologie se fait ici la chambre d’écho d’une tendance sociale traversant les sociétés de la fin du xixe siècle en prise avec le renforcement de l’individualisme normatif. Elias rapporte cette disjonction dommageable à l’œuvre de Weber où se juxtaposent une sociologie historique ample, capable de dégager des dynamiques sociales globales, et un effort conceptuel pour ancrer la science de la société dans une théorie de l’action capable d’outiller l’enquête empirique. Cette seconde facette, dominante au moment où Elias écrit, en particulier en Amérique du Nord, sacrifie la première, alors que le « présent immédiat », pose Elias, n’est plus qu’une zone tendue entre un long passé et l’avenir. D’où sa réprobation du repli du sociologue dans le présent, repli qui, comme Cyril Lemieux le déplore dans ce volume, se généralise tant la question de l’évolution historique a été écartée dans la sociologie contemporaine. Pourtant, le présent, dans son déroulement, ne doit pas être assigné à son immédiateté mais ressaisi à travers une dynamique, à l’aune de l’évolution historique dont le sociologue doit capter l’orientation.

7Cette évolution historique générale, Elias la désigne à plusieurs reprises dans son œuvre par le syntagme de « démocratisation fonctionnelle » (Elias, 1991). Cette dernière consiste dans le mouvement de transformations sociales induit par l’accroissement de la division du travail, l’approfondissement des formes de spécialisation au sein des sociétés et l’extension des chaînes d’interdépendances, c’est-à-dire des relations entre personnes, groupes sociaux et unités de survie (de nos jours, les États). Elle peut être décrite comme la combinaison de deux mouvements interdépendants : d’une part, une réduction progressive, sur le temps long, des écarts entre statuts sociaux ; d’autre part, un accroissement continu, quoique heurté, de la différenciation interne aux sociétés. Dans La Dynamique de l’Occident, Elias caractérise ce double mouvement ainsi : « ce qui confère à l’évolution dans les pays d’Occident son caractère propre est le fait qu’à mesure qu’elle progresse, la dépendance de tous vis-à-vis de tous s’égalise » ; « c’est là un des traits distinctifs de la société occidentale qu’au cours de son évolution, le contraste entre la position et le code des comportements des couches supérieures et des couches inférieures va en diminuant. Cette diminution des contrastes dans les sociétés et les individus, cette interprétation, ce curieux mélange de modes de comportements qui répondaient à l’origine à des positions sociales foncièrement différentes sont caractéristiques de l’orientation prise par l’évolution de la société occidentale. » (Elias, 1975, p. 206 et 210). C’est à l’interface de ce double mouvement qu’Elias nous enjoint de porter le travail sociologique, nécessairement évolutionniste.

8Certes, et Cyril Lemieux le montre dans ce volume, certaines formes d’évolutionnisme ont été contestées à raison, geste critique aujourd’hui pleinement intégré. Cyril Lemieux dessine, ici, les contours d’un évolutionnisme proprement sociologique, définitivement débarrassé de ses scories idéologiques, capable d’honorer sa tâche prédictive. Alors que la critique de l’idéologie évolutionniste a un temps contribué à un accroissement de la réflexivité au sein des sciences sociales, le rejet de l’évolutionnisme sociologique freine à présent cette poussée réflexive et empêche de rejoindre par là même l’idéal émancipateur que cette science contient constitutivement, si l’on suit le raisonnement d’Elias (cf. Jean-Philippe Heurtin dans ce volume).

9L’évolutionnisme sociologique d’Elias n’est nullement le synonyme d’une progression inexorable et continue vers le progrès. Florence Delmotte le relève dans sa contribution : l’ensemble des affects, comportements et habitudes saisis par les sciences sociales sous le concept d’identité sont, au premier chef, concernés par la progression de la démocratisation fonctionnelle, aussi bien au niveau des structures de personnalité que des processus d’autodéfinition à l’œuvre dans les groupes sociaux. Que l’évolution historique se poursuive dans une direction particulière n’implique pas que les processus d’identification individuelle et collective tendent mécaniquement vers une pacification des rapports entre individus et entre groupes, ou vers un degré supérieur de synthèse, comme elle le montre à travers le cas de l’intégration européenne. Les transformations de l’équilibre « nous-je » emportées par la démocratisation fonctionnelle, qui consacrent l’importance du deuxième terme du syntagme, peuvent pâtir de ce qu’Elias nomme un effet de retardement, source de nouveaux foyers de conflictualité. De la même manière, l’étude que Michael Dunning consacre aux attentats suicides du 7 juillet 2005 au Royaume-Uni, commis par quatre jeunes de nationalité britannique, montre que l’entrée dans la « carrière » djihadisme-salafi ne saurait se comprendre à partir d’un modèle explicatif de la dislocation totale de l’autocontrainte individuelle, pas plus qu’à travers le schéma d’une radicalisation comme simple transposition, sur le plan religieux, d’un potentiel de radicalité préexistant, mais plutôt comme une réaction au processus d’informalisation qui travaille la société nationale britannique, faite de rejets et d’emprunts.

10Le sens déterminé de l’évolution historique marqué par une égalisation tendancielle des statuts sociaux combiné à une différenciation sociale plus poussée, ne va pas sans heurts. On peut poser, avec Elias, que les catastrophes du xxe siècle sont des régressions, entendues au sens psychanalytique, qui réagissent à la poussée de la démocratisation fonctionnelle. Contre l’hypothèse des processus de décivilisation qui a fait florès dans les rangs éliasiens, Dominique Linhardt montre dans ce volume que ces catastrophes doivent être pensées de l’intérieur même du processus de civilisation, qu’elles sont déterminées par l’état d’avancement de la démocratisation fonctionnelle. Elles n’en sont certes pas la conséquence logique, mais en portent néanmoins les traits distinctifs, ne serait-ce qu’en raison de leur nature réactive. La démocratisation fonctionnelle, selon D. Linhardt, ne s’accroît ni ne reflue : elle ne cesse de progresser et peut susciter, ce faisant, des réactions violentes d’une brutalité parfois inouïe, réactions qui n’en restent pas moins déterminées par la poursuite du processus, hormis les cas exceptionnels d’effondrement complet et définitif.

11La progression de la démocratisation fonctionnelle est le cadre de la formation des sociétés nationales modernes et du type, très spécifique au regard de l’évolution historique, de « nous » et de « je » qui s’y structurent. Elias conçoit invariablement les collectifs politiques comme des unités de survie au sein desquels les individus élaborent une identité en « nous », élaboration relative à l’état de la démocratisation fonctionnelle : « dans toutes les sociétés possibles, les gens qui appartiennent à un groupe pour lequel ils disent “nous” doivent remplir un ensemble déterminé de fonctions élémentaires les uns vis-à-vis des autres, et vis-à-vis du groupe dans sa totalité, s’ils veulent survivre en tant que groupe » (Elias, 2003, p. 137). C’est la forme prise par cet assemblage dans le cadre des nations modernes, et les défis qu’elle pose aux sciences sociales, que Bruno Karsenti aborde dans ce volume. Dans Les Allemands (Elias, 2017), dont nous commençons seulement à mesurer la portée en France, Elias exprime une attente à l’égard de la sociologie : que soient conduites des biographies d’État susceptibles d’appréhender avec justesse l’évolution historique des nations modernes. De sa lecture d’Elias, B. Karsenti tire un plaidoyer pour une sociologie comparée des processus de nationalisation, capable d’appréhender les formes prises par les idéaux du nous, en Europe, c’est-à-dire à l’échelle des États européens et à celle de l’Europe en tant que construction politique de niveau d’intégration supérieure. Ceci suppose de reprendre le cheminement des processus de nationalisation, en renouant avec la conception maussienne de la nation, ce qui conduit B. Karsenti à porter une attention aux processus de politisation des existences dans les nations en cours de fabrication, aux effets de totalisation qu’ils ont engendrés ainsi qu’aux processus d’étatisation par lesquels s’est nouée une relation interne entre social et politique caractéristique des États-nations modernes. Bruno Karsenti livre ainsi une étude de l’évolution de l’équilibre « nous-je » en distinguant les totalités formées par un « nous-tout » et un « nous-tous ». C’est ici que le concept éliasien d’idéal du nous apparaît comme le vecteur idoine pour restituer le lien complexe que dessine la politique moderne.

De l’action et à la connaissance

12Mais alors, l’évolutionnisme sociologique d’Elias conduit-il à négliger l’attention que le sociologue doit porter à la description empirique, de l’action dans son déroulement ? Les travaux d’Elias sur la société de cour (Elias, 1985), sur le processus psychogénétique (Elias, 1973), sur les rapports entre établis et outsiders (Elias & Scotson, 1997) ou encore sur les sports et des loisirs (Elias & Dunning, 1994), permettent d’en douter. Plusieurs contributions dans ce volume attestent que la sociologie d’Elias est, fondamentalement, une sociologie de l’action. L’action, l’activité sociale, l’interaction, que l’enquête empirique se donne pour objet, et auquel Max Weber avait consacré ses Soziologische Grundbegriffe, ne prennent leur relief que si la réalité couverte par ces concepts est réinscrite dans la dynamique qui les sous-tend et les oriente. Ici, la conception de l’action qui se rend manifeste dans le travail d’Elias ménage une place à l’indétermination relative dans son accomplissement, consacre le refus du réductionnisme de l’action à une palette limitée de possibilités (intérêts, stratégies, ressources, etc.), et insiste sur son caractère éminemment relationnel et processuel, une action n’étant jamais isolée, mais rapportée à une autre action, voire au tiers en présence duquel ces actions se déroulent (Lemieux, 2009). L’activité sociale, dès lors qu’elle est inscrite dans les processus d’intégration et de différenciation sociales, pointe alors vers les règles sociales internes aux groupes qui, elles-mêmes, procèdent des transformations de l’organisation sociale que ces processus ont impulsées. Ceci permet d’éviter de confondre ce qui doit être expliqué – par exemple les formes de hiérarchisation, l’expression de sentiments de supériorité, des rapports de domination – pour des éléments explicatifs. L’article de Mischa Dekker, qui rapporte les options pédagogiques et normatives d’une association néerlandaise de lutte contre le harcèlement de rue au processus d’informalisation caractéristique des Pays-Bas, montre combien l’expérience vécue des élèves est constituée par les intervenants comme le support privilégié du développement de formes d’autocontrainte. Les correspondances entre ces stratégies pédagogiques et la forme libérale prise, aux Pays-Bas, sous l’effet de processus d’informalisation, a graduellement accentué des modalités de valorisation du ressenti individuel et encouragé la prise en considération de la diversité comme une limite nécessaire à l’action morale. Ce faisant, M. Dekker parvient à rendre compte des raisons d’agir des intervenants de l’association sans les réduire à des logiques d’intérêt ou à de pures constructions idéologiques et en restituant leur sens du point de vue des transformations que les processus d’intégration et de différenciation sociales ont connues ces dernières décennies.

13Dès lors, l’évolutionnisme sociologique se présente comme le support d’un présentisme méthodologique conséquent. Les processus d’intégration et de différenciation ne sont rendus saisissables qu’une fois le travail descriptif de l’action opéré tandis que l’orientation des activités ne peut être pleinement rendue intelligible que rapportée à ces processus. La contribution d’Aleksandr Lutsenko s’efforce, dans cette perspective, de montrer comment la perspective éliasienne éclaire une enquête empirique d’inspiration ethnométhodologique. À partir d’une étude des interviews télévisées de grands dirigeants économiques en Russie, A. Lutsenko dégage un code de comportement qui organise les relations entre le pouvoir d’État et les magnats de l’économie, code qui, à la fois, résulte des rapports de pouvoirs entre groupes et permet aux acteurs, interdépendants, de s’y ménager des marges de manœuvre sans rompre le cadre. Dans le même esprit, sur la base d’une enquête empirique conduite dans une enclave catholique au sein d’un quartier protestant en Irlande du Nord, Théo Leschevin démontre que les obstacles à une paix durable entre catholiques nationalistes et protestants unionistes tiennent moins à la reproduction cyclique des affrontements entre communautés qu’à une double contrainte dans laquelle se trouvent pris les deux groupes sociaux qui se font face. Cette double contrainte tient, d’une part, à l’accroissement des interdépendances professionnelles entre communautés et, d’autre part, à l’aggravation de la distance résidentielle entre elles, les deux mouvements procédant d’un même mouvement de progression d’intégration et de différenciation sociales. Les phases de conflictualisation comme celles de pacification sont ainsi déterminées par la poursuite de la même évolution historique qui combine accroissement de l’interdépendance professionnelle des communautés et persistance de formes de différenciation, et ont progressivement altéré les idées du « nous » de chacune les deux communautés.

14Que la compréhension de l’action passe par l’évolutionnisme sociologique tient à une position épistémologique qu’Elias, comme Karl Mannheim, dont il fut l’élève et le collaborateur, ont défendue : la sociologie est avant tout une sociologie de la connaissance. Ceci ne signifie nullement que l’approche éliasienne ne vise que le plan restreint de la réalité des processus de production de connaissances, d’informations, ou de circulation, de diffusion, de réception d’idées. L’activité sociale de production collective de connaissances à propos du monde social est au contraire un trait distinctif essentiel de toute société, souligne Elias dans le sillage de ce que Durkheim nommait des pratiques d’idéation collective (Durkheim, 1985) : « Afin de percevoir son rôle fondamental dans les sociétés humaines, il suffit d’imaginer un groupe “sans connaissance” [...] pour reconnaître la fonction sociale essentielle de la connaissance. L’idée d’un tel groupe est bien sûr une pure expérience de pensée, mais elle démontre assez clairement que les groupes humains, qui incontestablement ne peuvent pas survivre sans nourriture ou protection contre la violence physique, ne peuvent pas survivre non plus sans connaissances » (Elias, 2003, p. 140). Il s’ensuit qu’étudier une société, c’est examiner l’ensemble les faits sociaux, les connaissances produites à leur sujet, et les manières de s’y rapporter, qui sont elles-mêmes des faits sociaux. Elias prolonge ici le travail que Mannheim a consacré aux idéologies, prises comme des structures de conscience ancrées dans le monde social, comme des styles de pensée formés dans les rapports entre des groupes sociaux à l’intérieur d’une configuration (Mannheim, 2006).

15L’intérêt du sociologue allemand pour les connaissances et leur évolution historique ressort dans plusieurs de ses ouvrages (Elias 1991, 1998, 2014, 2015, 2016). Pourtant, l’importance de ce qu’Elias nomme dans son œuvre « moyens d’orientation » n’est pas encore relevée à sa juste mesure : l’évolution historique de ces moyens d’orientation, la noogenèse, est d’une importance équivalente, pour Elias, à la sociogenèse et à la psychogenèse (Linhardt & Moreau de Bellaing, 2021 ; Linhardt dans ce volume). Certes, Elias ne l’a pas thématisé explicitement ainsi, mais les indices sont nombreux : « Concernant la distribution du pouvoir dans une société, on peut dire que la monopolisation des instruments de la violence ou des moyens d’orientation, c’est-à-dire de la connaissance et particulièrement des connaissances magico-mythiques, ne joue pas un rôle moins important que la monopolisation des moyens de production » (Elias, 2003, p. 140). Pour Mannheim, l’orientation de l’évolution historique sur le plan idéel est dirigée vers la progression de la distanciation, c’est-à-dire vers le mouvement par lequel les humains se détachent d’une orientation de sens univoque, que celle-ci soit déterminée par la religion ou par la croyance en une répartition naturelle des choses (Mannheim, à paraître). À l’accroissement de la division du travail, à l’extension des chaînes d’interdépendances et aux processus d’intégration et de différenciation sociales qui en résultent, correspond alors un accroissement de la distanciation, à mesure que progresse le processus de démocratisation fonctionnelle.

16Ce processus noogénétique d’intensification de la distanciation a pris, avec l’accroissement de la division du travail et l’extension des chaînes d’interdépendances au xixe siècle, une tournure particulière. Il s’est traduit, pour Mannheim, par la diffusion progressive dans les sociétés modernes d’une attitude consistant à rapporter des phénomènes réputés isolés, personnels ou naturels à des « structures d’expérience » rapportables à des groupes sociaux (Mannheim, à paraître ; voir aussi Karsenti & Lemieux, 2017). Cette attitude peut être dite sociologique car elle se spécifie par une nouvelle manière de se rapporter aux groupes d’appartenance. Or, affirme Mannheim, son apparition dans les sociétés précède la naissance de la discipline correspondante ; sa propagation au sein des pratiques sociales des sociétés modernes a conduit à l’émergence de la discipline sociologique. Et c’est ce qui fait de la sociologie la science sociale de son temps par excellence. Elle rend explicite, au niveau scientifique, la normativité inhérente aux pratiques des sociétés modernes. Dans « Sociogenèse de la sociologie » traduit dans ce volume, les connaissances, qu’Elias va jusqu’à nommer « conscience », sont toujours soumises à des déterminations socio-historiques, ce qui implique que la production des savoirs scientifiques et l’expérience sociale des individus sur leur propre évolution historique sont solidaires (Heurtin, dans ce volume).

17Emportées par un processus de transformation ininterrompues, les sociétés nationales ont généré des savoirs destinés à maîtriser les problèmes qui y surgissent continûment. Procédant elle-même de cette évolution et des problèmes qu’elle génère, la sociologie a donc pour vocation de ressaisir le mouvement réflexif des sociétés modernes. Est-ce dire alors que la sociologie éliasienne ne vaut que pour les sociétés modernes, nationales ? Les lois générales qui gouvernent la dynamique des assemblements humains, Elias n’hésite pas à les qualifier d’« universelles », plus précisément de « concrètement universelle ». Elles ne sont pas postulées par une philosophie de l’histoire mais empiriquement repérables à l’intérieur de processus de transformation des configurations sociales. La contribution d’Anne Lafont s’affronte à ce difficile problème, en montrant combien La contribution d’Anne Lafont s’affronte à ce difficile problème, en montrant combien, à la suite du séjour qu’Elias effectue au Ghana en 1963-1964, l’art africain a agi sur le sociologue à la manière d’une pierre d’achoppement et un test de l’universalité du processus de civilisation et de l’orientation normative qu’il charrie. Elias, montre A. Lafont, en fait un enjeu de la communication interculturelle, dont la possibilité même est, elle aussi, dépendante de la poursuite du processus de civilisation.

18Le processus de scientificisation de la sociologie qu’Elias estime encore peu avancé, est une tâche infinie. Elle requiert de toujours mieux distinguer la « fonction scientifique » et la « fonction idéologique » de la connaissance sociale. Cet effort requiert à l’évidence de troquer l’engagement militant pour une distanciation critique portée au degré de généralité requis par l’élargissement des configurations, ce dont atteste la trajectoire d’Elias qui substitue moins la sociologie à la politique qu’il ne dégage la politique ajustée à sa vision sociologique (Trom, 2016 et Trom dans ce volume). Comme le remarque Cyril Lemieux dans ce volume, la neutralité axiologique bien comprise, ne signifie aucunement « absence de valeur impliquée dans le fait même de pratiquer la sociologie ». La vision d’Elias, tout au contraire, est entièrement traversée d’un souci politique qui doit prendre appui sur une pratique de la sociologie, qui assume le processus de démocratisation fonctionnelle. Une politique qui, pour Elias, se ressaisit au plan de la normativité inhérente aux pratiques sociales à un stade particulier de la progression de la démocratisation fonctionnelle (Karsenti & Lemieux, 2017). Alors, la sociologie se fait à la fois l’écho et le vecteur d’analyse de la dynamique moderne. Expression académique de la poussée de distanciation qui se manifeste dans les sociétés modernes qui lui ont donné naissance, elle a vocation à la recueillir, à l’orienter et à la porter à un plus haut degré de synthèse. Elias lui assigne, comme Mannheim avant lui, une tâche considérable : soutenir et renforcer le type de distanciation qui permet aux collectifs politiques des sociétés modernes de résister aux régressions idéologiques qui assombrissent le processus de civilisation. Cette mission est de part en part politique. La sociologie se fait alors sociologie politique de la modernité.

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© Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2022

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