Jeux d’Éros : enjeux et pistes historiographiques
Eros at Play: Issues and Historiographical Tracks
p. 7-12
Texte intégral
1La force de l’amour, personnifiée par Éros, est irrésistible pour les mortels. Doux-amer, Éros peut séduire et ravir, mais aussi torturer et détruire1. Une des expressions métaphoriques de sa puissance ambiguë est l’activité ludique qui sert de fil rouge aux sept contributions de ce dossier2. Le croisement d’approches littéraires, philologiques et iconographiques fait apparaître la cohérence remarquable des déclinaisons de la dimension performative du jeune dieu qui gouverne le sentiment amoureux dans les images et les textes en Grèce et à Rome.
2Le « jouer », παίζειν en grec, ludere, iocare en latin, s’inscrit dans un réseau sémantique spécifique dont Éros est l’une des clefs. La figure d’un Éros immature, téméraire, taquin, voire cruel et imprévisible, personnifie en Grèce ancienne les rapports intimes qui unissent d’une part l’enfance au jeu, à l’éducation, y compris à l’apprentissage de la maîtrise de soi et à la formation de liens sociaux3, d’autre part à la sphère des émotions éveillant le plaisir et par là, un pouvoir séducteur4. Les travaux fondateurs de Claude Calame ont analysé les différentes facettes en grec, le « jouer » aux activités qui fédèrent une communauté, notamment les pratiques rythmées, musicales, poétiques et dansées des poèmes méliques5. Le jeune âge d’Éros incarne aussi l’impulsivité et l’irrationalité apparente des sentiments : « Éros l’insensé », comme l’est un nēpios qui ne maîtrise pas encore la parole, flirte et « joue comme un enfant » selon Anacréon6, comme s’il était insensible aux enjeux de ses actes : « Encore aux bras de sa mère, jouant de bon matin aux osselets, Éros, ce bambin, a joué ma vie », dit Méléagre7.
3Éros enfant est un dieu qui ne craint pas l’affrontement. Ses jeux mettent en œuvre la dimension agonistique de la relation amoureuse. Il est souvent un joueur de balle dont le lancer constitue une invite érotique, comme dans la fameuse image de l’Éros au ballon chez Anacréon :
Lançant à nouveau vers moi sa balle pourpre,
Éros aux cheveux d’or m’appelle à jouer
avec une fille aux sandales chamarrées8.
4Son autre jeu favori est le jeu d’astragales. Chez Anacréon, la violence de l’expérience érotique, qui peut faire perdre la raison, est comparée à la passion qui s’empare du joueur d’osselets. Le désir de vaincre peut s’allier à une forme de consultation oraculaire : « Les osselets d’Éros sont folies et désordres9. »
5La métaphore ludique, synonyme d’agentivité et de gestion de l’indéterminé10, peut aussi se décliner sans l’intervention d’Éros, mais d’autres divinités comme Athéna qui dévie la chute d’une balle dans le chant VI de l’Odyssée11. David Bouvier montre comment le jeu de balle construit chez Homère un parcours qui mène de la chorégraphie rythmée, par le lancer de Nausicaa et de ses suivantes, à la chute de la balle dans l’eau. Le mouvement tournoyant de la balle évoque la fascination et la perte de contrôle causée par le surgissement du sentiment amoureux. Aux cris des jeunes filles, Ulysse se réveille.
6Les ambivalences de l’expérience érotique se retrouvent dans la littérature latine et s’y déclinent avec différents accents selon les genres littéraires. Giulia Sissa explore comment, chez les poètes élégiaques, la passion et la compétition peuvent se transformer en souffrance maladive. L’aimé.e « se joue de » l’amant.e sans craindre d’user de ruse et de tromperie. La puérilité d’Éros est associée à la frivolité, la cruauté, voire l’irrationalité. La dimension civilisatrice du jeu et de l’amour se révèle toutefois chez Ovide (les Amours, l’Art d’aimer), où l’amour est aux mains d’un enfant d’âge tendre, aetas mollis, et le goût du jeu associé à la complicité de partenaires égaux, comme dans tout jeu qui demande une forme de réciprocité et le respect de règles communes. Ce discours trouve une correspondance dans les représentations de couples en train de s’adonner à un jeu de plateau sur une série de monuments funéraires du Haut-Empire, présentés par Véronique Dasen et Nicolas Mathieu. Comme dans l’Art d’aimer d’Ovide, le jeu des latroncules y devient une métaphore visuelle de l’amour en tant que conquête et de la séduction comme « jeu » stratégique. Sur l’urne en marbre de Margaris, l’esclave de Marcus Allius Herma, le dynamisme d’une relation fondée sur le plaisir partagé est mis en scène. La scène de jeu apporte aussi un éclairage différent sur une façon de penser la part active de la femme qui contraste avec la différence de statuts transmise par l’inscription. L’espace liminaire qui caractérise la pratique ludique crée aussi un entre-deux où interagissent monde des vivants et monde des morts, avec peut-être l’espoir que cette complicité ne cesse pas avec la mort.
7La mise en image des enjeux métaphoriques de ces activités ludiques est encore relativement peu étudiée. Hormis deux articles fondateurs de Konrad Schauenburg qui dresse un inventaire très utile des représentations de jeux d’Éros adolescents dans la céramique attique et italiote12, et de la monographie d’Elisa Pellegrini13, une série d’articles ponctuels ont éclairé le potentiel du sujet : sur les jeux de filles en âge de se marier, avec ou sans accessoires (balles, toupies, morra, ephedrismos), qui traduisent le désir de les penser actives dans la gestion de leur destin, sur Ganymède, le beau garçon par excellence, dont le corps harmonieux, la séduction irrésistible et la capture mouvementée sont traduits par l’exercice du jeu de cerceau, sur les apprentissages enfantins14. Les débuts de l’iconographie de l’Éros enfant sont encore mal connus. Les vases miniatures de la fin du ive s. - début iiie s. av. J.-C. sont un des espaces figurés où cette transformation s’opère. Le répertoire établi par Gerard van Hoorn en 195115 a fait l’objet de différentes analyses, mais aucune ne s’est intéressée jusqu’ici aux contextes et aux formes de l’émergence d’un Éros au corps potelé16. L’approche novatrice d’Hanna Ammar éclaire l’importance des interactions constantes d’enfants mortels et divins, où Éros accompagne l’acquisition de différents apprentissages, parfois avec un regard décalé et amusé de l’imagier.
8La glyptique, l’étude des pierres gravées, serties et portées en bijou, constitue un autre champ fertile avec une dimension personnelle, biographique, nouvelle dans l’imagerie romaine tardo-républicaine et impériale17. Les thèmes transmis par la littérature élégiaque et épique s’y déploient avec des innovations qui éclairent les nouveaux enjeux d’un Éros dont l’image est cette fois appropriée par la personne qui commande, offre ou porte le bijou. Plusieurs thématiques ne se limitent pas à celle de l’affrontement d’Éros et Ganymède aux osselets18 et font écho au discours contemporain sur les tourments du désir érotique avec une grande créativité. Éros peut être représenté entravé, en équilibre sur un globe, comme sur l’intaille de Xanten, face à un philosophe personnifiant le discours sur la nécessité d’apprendre à dominer sa passion, explique Victoria Räuchle19. Carina Weiss montre comment se décline sa punition, chasseur chassé, humanisé, pris à son propre piège comme dans la poésie hellénistique. Celui qui torture peut aussi devenir compatissant. L’Éros « tireur d’épine » soulage la douleur causée par une blessure sentimentale. L’épine qu’il retire de la patte du lion, incarnant le cœur, est celle de la rose, la fleur d’Éros et d’Aphrodite, inscrite dans un réseau de correspondances divines et astrologiques qu’analyse Fabio Spadini.
9Ce parcours sur les jeux d’Éros n’entend pas être exhaustif. Au contraire, il nous invite à relancer la balle à la recherche de nouveaux échanges :
C’est un joueur de balle, l’Amour que je nourris ;
il te lance, Héliodôra, le cœur qui bondit en mon sein.
Allons, accepte-le comme partenaire20.
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Notes de bas de page
1 Carson [1986] 2014 ; Calame 1996. Sur cette notion de puissance et de contrainte, Faraone 1999 ; Winkler 2005 ; Vitellozzi 2019.
2 Les articles sont issus de la journée d’étude « Éros en jeu, jeux d’Éros » organisée à l’université de Fribourg les 5-6 décembre 2018, ainsi que du travail collectif en cours dans le projet financé par le Conseil européen de la recherche Locus Ludi. The Cultural Fabric of Play and Games in Classical Antiquity (ERC advanced grant 741520 under the research and innovation framework programme Horizon 2020). Nous remercions aussi le programme doctoral CUSO « Études genre » pour son soutien aux doctorants, ainsi que Francesca Prescendi et Hanna Ammar pour leur collaboration à l’organisation de cette journée d’étude.
3 Dasen, Vespa 2020.
4 Kidd 2019 et 2021.
5 Calame 1996 et 2021. Voir aussi Bierl 2021.
6 Alcman fr. 58 Page-Davies = 147 Calame : « Ce n’est pas Aphrodite, mais Éros l’insensé qui joue comme un enfant voletant sur la corolle des fleurs – ne va pas me les toucher ! – du souchet » (Ἀφροδίτα μὲν οὐκ ἔστι, μάργος δ' Ἔρως οἷα <παῑς> παίσδει, ἅκρ ' έπ' ἄνθη καβαίνων, ἃ μή μοι θίγηις, τῶ κυπαιρίσκω) (trad. C. Calame).
7 Anthologie Palatine XII, 47 (Méléagre) : Ματρὸς ἔτ΄ ἐν κόλποισιν ὁ νήπιος ὀρθρινὰ παίζων/ ἀστραγάλοις τοὐμὸν πνεῦμ΄ ἐκύβευσεν Ἔρως (trad. R. Aubreton, F. Buffière, J. Irigoin, CUF, 1994). Voir aussi Anthologie Palatine XII, 46 (Asclepiades) : « Je n’ai pas vingt-deux ans et je suis las de vivre. Amours, pourquoi ces tortures ? Pourquoi me consumer ? Dites, s’il m’arrive malheur, qu’allez-vous faire ? Bien sûr, Amours, tout comme avant, en inconscients, vous jouerez aux osselets » ; Pretagostini 1990 ; Pfeijffer 2000 ; Calame 2005, p. 35-36 (Οὐκεἴμ’ οὐδ’ ἐτέων δύο κ' εἴκοσι καὶ κοπιῶ ζῶν. Ὤρωτες, τί κακὸν τοῦτο; τί με φλέγετε; ἢν γὰρ ἐγώ τι πάθω, τί ποιήσετε; δῆλον, Ἔρωτες, ὡς τὸ πάρος παίξεσθ’ ἄφρονες ἀστραγάλοις).
8 Anacréon fr. 358 Page (trad. C. Calame) : σφαίρῃ δηὖτέ με πορφυρέῃ βάλλων χρυσοκόμης Ἔρως, νήνι ποικιλοσαμβάλῳ συμπαίζειν προκαλεῖται.
9 Anacréon, fr. 398 Page : ἀστραγάλαι δ’ Ἔρωτός εἰσιν μανίαι τε ϰαὶ ϰυδοιμοί.
10 Hamayon 2012.
11 Odyssée VI, passim.
12 Schauenburg 1976a et 1976b. Voir aussi Greifenhagen 1957.
13 Pellegrini 2009 ; Gutzwiller 2010 et 2019.
14 Dasen 2016, 2018, 2019 (p. 14-15 et 24-25) et 2020 ; Ammar 2020. Voir aussi Hermary et al. 1986, n os 748-778 (cerceau, combat de coqs, balle, ephedrismos, autres jeux) ; Blanc, Gury 1986, nos 230-274 (activités gymniques et ludiques, notamment nos 254-266 : course à pied, ephedrismos, cerceau, « roue pleine », disque, osselets, balle, « plan incliné »).
15 Van Hoorn 1951.
16 Sur l’émergence du type putto à l’époque hellénistique, Hermary et al. 1986, p. 937-938.
17 Dasen, Spadini 2020 et 2021.
18 Apollonios de Rhodes, Argonautiques III, 117-136. Sur ce thème dans l’iconographie, Blanc, Gury 1986, nos 254-266 (course, ephedrismos, cerceau, roue pleine, disque, osselets, balle, « plan incliné »).
19 Sur ce motif comme métaphore de l’amour pensé comme domination amoureuse, servitium amoris, voir aussi George 2003.
20 Anthologie Palatine V, 214 (trad. P. Waltz et J. Guillon, CUF, 1928) : Σφαιριστὰν τὸν Ἔρωτα τρέφω· σοὶ δ’, Ἡλιοδώρα, βάλλει τὰν ἐν ἐμοὶ παλλομέναν κραδίαν.ἀλλ’ ἄγε συμπαίκταν δέξαι Πόθον·
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