Entrepreneurs et ouvriers d’industrie à Poona (Maharashtra)
Industrialists and industrial workers in Poona (Maharashtra State)
p. 109-140
Résumé
This paper is based on two periods of field work in Poona, in 1970 and in 1975.
Poona has experienced a great deal of industrial growth since the 1950’s, and offers an opportunity for a study of the formation of entrepreneurial and working classes in an Indian city.
The different firms are classified according to their size-and origin: big firms, – national, international, local or regional; small firms – founded by technicians, traders, or semi-proletarian workers. The history of each type of firm is studied, and the reasons for their location in Poona are examined.
The Poona working class has three main components: people of rural origin, mainly employed in unskilled jobs, whose numerical importance seems to be usually overstated; second-generation urban dwellers, often coming from educated service classes; and members of low status castes, found in certain activities, such as construction or bidi making.
It seems on the whole that neither lack of entrepreneurial spirit nor difficulties of adjustment to industrial work have served as important limiting factors upon industrial growth. The location of firms in Poona is mainly due to the proximity of Bombay, but the existence of an old city with many educational institutions has also been an important factor.
Texte intégral
1La formation de classes d’entrepreneurs et d’ouvriers dans les pays sous-développés en général, et en Inde en particulier a souvent fait l’objet d’affirmations tranchées. On insiste en général sur le fait qu’elle est difficile, et lente. Or, la ville de Poona a connu depuis le début des années 1960 une phase d’industrialisation rapide, qui a profondément modifié le paysage urbain de l’agglomération, surtout dans les zones périphériques. Le recensement de 1971 relève la présence de 105.000 ouvriers d’industrie ("non household manufacturing"), qui représentent 30 % des actifs et un peu moins de 10 % des habitants. Des firmes locales ou régionales, quelques-unes très grandes, la plupart petites ou très petites, sont en partie responsables de cette industrialisation, et, pour l’essentiel, les ouvriers ont été recrutés sur place. C’est dire que, dans cette ville ancienne, capitale administrative et culturelle, on a vu apparaître de nombreux entrepreneurs et se former une masse ouvrière non négligeable. Il était donc intéressant d’étudier l’origine et le comportement de ces catégories sociales, pour apporter à travers une monographie quelques éléments sur les problèmes sociaux posés par l’industrialisation de l’Inde.
2L’enquête avait également pour but de comprendre les raisons de la localisation des industries à Poona, qui représente un cas original en Inde, puisque jusqu’à présent l’industrie du pays était surtout située dans les ports-comptoirs comme Calcutta, Bombay et Madras, et à proximité des sources de matières premières ou d’énergie, comme dans la région industrielle du Bihar. Or, pour expliquer une localisation industrielle, il est normal d’essayer de comprendre les raisons qui ont poussé les entrepreneurs à choisir tel lieu d’implantation plutôt que tel autre.
3L’étude présentée ci-dessous repose d’une part sur l’utilisation des statistiques existantes, (enquêtes du "Planning board" de la Poona Metropolitan Région, de la Maharashtra Chamber of Commerce, et résultats des recensements) et d’autre part sur un travail de terrain, essentiellement des entrevues avec des industriels et des responsables de l’économie locale et régionale. Une cinquantaine d’entrevues ont été conduites. L’échantillon est certes réduit, et il a été constitué de façon assez empirique. Cependant, son étude semble bien permettre de dégager quelques conclusions assez fermes, car les informations données par les personnes interrogées sont très convergentes, et l’on peut penser que la multiplication des enquêtes n’aurait guère apporté de faits nouveaux.
4La classe ouvrière n’est vue qu’à travers les opinions qu’ont à son sujet les entrepreneurs et les dirigeants des écoles d’apprentissage. Les quelques notes que nous lui consacrons sont donc très incomplètes, et sont entachées d’un biais certain. Les résultats obtenus doivent donc être interprétés avec beaucoup de prudence .
5Les entreprises industrielles de Poona se consacrent essentiellement à des activités de deuxième transformation, notamment dans la mécanique, la fabrication de matériel électrique et électronique. Il y a quelques industries chimiques, et très peu de textile. Au total, nous avons donc affaire à une industrie de type moderne.
6Les plus grandes usines sont installées au Nord-Ouest de l’agglomération, le long de la voie ferrée Bombay-Madras. Mais il y a aussi un grand nombre d’ateliers de taille variée, souvent regroupés en zones industrielles systématiquement aménagées par la puissance publique ou des personnes privées, dans une première auréole de banlieue qui entoure la "cité" de Poona, vieille ville très compacte et congestionnée. A l’intérieur de cette dernière, les activités productives de type moderne se développent également. Nous verrons que l’installation dans l’une des trois parties de l’agglomération – axe du Nord Ouest, première couronne, "cité" – pose des problèmes aux entrepreneurs et aux ouvriers, et a des conséquences sur leur comportement.
I – LES ENTREPRENEURS
7C’est sur eux qu’a porté l’essentiel de l’étude par entrevues, puisqu’il nous avait semblé que la connaissance de leurs motivations et de leurs attitudes était un élément essentiel pour comprendre la structure industrielle de Poona : il est normal de s’intéresser aux gens qui prennent des décisions en matière d’utilisation de l’espace lorsqu’on cherche à expliquer celle-ci. Il est évident que le rôle, les possibilités d’action des entrepreneurs dépendent largement de leur puissance, avec toute une gamme qui va de la firme multinationale et de la grande entreprise nationale, publique ou privée, à l’individu isolé, sans grands moyens, malgré son esprit d’initiative. D’autre part, l’origine locale ou non de la firme est importante pour comprendre ses décisions en matière de localisation. La mobilisation du capital des grandes firmes, internationales bien sûr, mais aussi indiennes, échappe largement aux possibilités de l’enquête telle qu’elle a été menée. Par contre, l’entrevue permet de comprendre l’origine du capital et les motivations de l’initiative industrielle des petits et moyens entrepreneurs. Il était donc normal de proposer un classement des types d’entreprises, et de passer en revue les problèmes que posent les différentes catégories.
A) Les firmes multinationales et nationales
8Un rôle d’entraînement est joué par des firmes puissantes, extérieures à la région et même parfois à l’Inde, qui ont établi leur puissance ailleurs avant de venir à Poona, et antérieurement à l’essor industriel de la ville. Leur action est importante pour comprendre le développement de Poona, mais la réciproque n’est pas vraie. Aussi, aucun effort n’a été fait ici pour retracer l’histoire de ces entreprises, et nous nous demanderons surtout quelles sont les raisons qui les ont poussées à s’installer à Poona, et quelle action elles y ont eue.
Chronologiquement, un rôle majeur a été joué par les arsenaux militaires, dont l’implantation date au moins de la deuxième guerre mondiale. Il n’a pas été possible d’enquêter dans ces établissements, car leurs activités sont couvertes par le secret militaire, assez jalousement gardé en Inde. Il est cependant connu que l’installation de grands arsenaux est liée au rôle militaire de la ville, qui a lui-même une origine ancienne. En effet, Poona a été un centre de résistance durable à la conquête britannique, puisqu’elle était la capitale des Mahrattes. Après la conquête, en 1820, les Britanniques installèrent des garnisons importantes pour surveiller la ville et la région, ce qui se traduit encore aujourd’hui par la présence de deux très grands "cantonments" ; celui de Poona à l’est de l’agglomération, et celui de Kirkee à l’ouest. Nous verrons que la présence de ces cantonments pose de graves problèmes à l’aménagement urbain). Il était donc facile à l’armée britannique d’entretenir des forces importantes dans la région, et elle y possédait des terrains étendus. Plus tard, le rôle de capitale d’été de la province de Bombay et le climat agréable de Poona lui valurent d’abriter l’état-major des armées couvrant toute l’Inde du Sud (Southern command). Il est donc très compréhensible qu’on songe à Poona pour y développer des arsenaux, notamment au moment où l’invasion de la Birmanie fit craindre une attaque japonaise contre l’Inde.
9Les arsenaux, presque tous situés sur le cantonment de Kirkee, ont été en fait les premiers établissements industriels notables de la région. Ils ont formé un premier embryon de main-d’oeuvre qualifiée, ou tout au moins habituée au rythme du travail industriel, dont la présence a pu influencer la décision de firmes installées plus tard, dans les premières années qui suivirent l’indépendance.
10C’est encore une initiative d’état qu’il faut mentionner ensuite avec l’établissement de l’usine de la firme nationale Hindustan antibiotics. Dès l’indépendance, l’Inde décida de mettre sur pieds une firme de fabrication de ces antibiotiques qui venaient d’être découverts. Le choix de Poona pour l’installation de cette usine est couramment expliqué par la proximité de Bombay, l’absence de congestion et la possibilité de trouver un grand terrain à un prix raisonnable, les facilités d’accès. L’usine, très grande, est d’ailleurs construite près de la voie ferrée Bombay Madras, à l’ouest de la ville, au sud du cantonment de Kirkee. La très grande superficie du terrain choisi répond à deux considérations essentielles : d’une part, la fabrication d’antibiotiques ne peut se faire que dans une atmosphère assez propre, et il fallait donc s’assurer que l’on n’aurait pas de voisinage immédiat avec des sources de pollution. D’autre part, Hindustan antibiotics tenait à faire fabriquer sous son contrôle un certain nombre de produits annexes indispensables, comme les flacons de verre, et préférait installer les unités de fabrication tout près de l’usine principale. Dans les réponses à l’enquête, on mentionne également l’intérêt du climat de Poona, qui serait plus favorable que celui de bien des régions de l’Inde au développement des levures et champignons qui jouent un rôle important dans la production.
11L’initiative de Hindustan antibiotics fut suivie assez rapidement de l’installation ou du développement de firmes régionales, sur lesquelles nous reviendrons. Ce n’est qu’un peu plus tard, entre 1950 et 1960, que de nouvelles firmes de première grandeur vinrent s’installer à Poona, venant renforcer un complexe industriel déjà constitué par les arsenaux, les firmes régionales et Hindustan antibiotics .
12Parmi ces firmes, deux réalisent un type intermédiaire entre les firmes régionales et les firmes étrangères à la région. Bharat Forges (forge industrielle de haut niveau technique) et Cooper machines tools appartiennent à des compagnies ou à des groupes dont le champ d’action dépasse largement le cadre régional, mais ont des liens locaux : Cooper a été fondé par un Parsi de Satara, dans le sud du Maharashtra, avant d’être intégré au groupe indien Walchand. Bharat Forges a quelques liens financiers avec une firme régionale, Kirloskar brothers. Leur implantation à Poona est donc en partie liée à des initiatives locales. Il en va tout autrement pour des usines appartenant soit à des grands groupes indiens comme Tata, soit à des compagnies multinationales comme Philips, Sandwik, SKF, etc, ...
13Pour les premières, l’usine Telco est un exemple significatif. La Tata engineering company limited possède à Poona une très grande usine, pour la fabrication d’outils, de moteurs, de véhicules automobiles légers comme les triporteurs. Tata souhaitait rééquilibrer la répartition de ses usines en Inde, et en finir avec leur trop grande concentration dans le nord-est. De plus, les troubles politiques et sociaux de Calcutta et même de Jameshedpur lui fournissaient une raison supplémentaire. Le Maharashtra offrait l’avantage d’être un état industriel, province d’origine des fondateurs de la firme, et politiquement plus modéré que le Bihar ou le Bengale. Mais l’installation tout près de Bombay se heurtait à la réticence du gouvernement de l’état, à la chèreté des terrains, aux exigences de la main-d’oeuvre en matière de salaire. D’où le choix de Poona. La compagnie a acheté un immense terrain sur la zone industrielle de la Maharashtra State industrial corporation, au nord-ouest de l’agglomération. Vers 1970, ce terrain était encore très peu occupé, par une seule usine très moderne. Les dirigeants de la firme se réservaient manifestement la possibilité d’y développer de nouvelles implantations, si la conjoncture économique générale était favorable, et si la situation politique et sociale s’aggravait au nord-est de l’Inde.
14Les firmes multinationales sont bien représentées à Poona par des groupes néerlandais, allemands, suédois, japonais, américains. On sait que les entreprises de. ce type ont eu assez tôt le désir de s’installer en Inde afin de s’y placer sur le marché, bien qu’il fût surtout potentiel au début. Il semble qu’on ait accepté de travailler dans des conditions parfois assez difficiles, afin de précéder les concurrents éventuels de même dimension et de même type. Le gouvernement indien n’encourage pas l’installation d’usine dépendant directement d’un groupe international, puisqu’il cherche à promouvoir une politique de filiales communes. Il accepte cependant de laisser s’installer des établissements dépendant directement d’un groupe étranger dans la mesure où ils fabriquent des produits indispensables au développement industriel et de très haute technicité. C’est ce qui explique qu’à Poona, comme ailleurs, les firmes internationales sont représentées par des usines de très haut niveau technique et aux fabrications très spécialisées.
15Un assez bon exemple est fourni par la compagnie suédoise Sandvik, qui fabrique des outils de précision en acier spécial, destinés à l’usinage de métaux durs. Les dirigeants expliquent leur implantation à Poona par la proximité de Bombay, et la qualité des infrastructures en eau, en électricité et en moyens de transport. Il en va de même pour Vulcan Laval (compresseurs, groupe suédois), et pour S.K.F. (roulements à bille). Cette, dernière firme est arrivée plus récemment, et on affirme que, entre autres raisons, la présence à Poona de deux groupes de même nationalité précédemment arrivés, a été un argument non négligeable.
16Toutes ces firmes ont joué un rôle d’entraînement considérable. Elles ont en effet procédé à la formation de techniciens qui ont parfois ensuite fondé leur propre entreprise, et elles passent des commandes à de nombreux sous-traitants bien que celles dont les fabrications sont les plus complexes, comme les firmes suédoises, soient obligées de faire elle-mêmes leurs pièces, en raison des nécessités impérieuses quant à la qualité. L’indianisation de la maîtrise a été vivement encouragée par le gouvernement, et elle est effective. Sandvik n’a plus que deux dirigeants suédois sur place, et la "colonie suédoise" qui jouxtait l’usine S.K.F. pendant les premières années a maintenant totalement disparu.
17En résumé, quelques points importants se dégagent d’ores et déjà.
Le rôle pionnier a été joué essentiellement par les arsenaux, les firmes régionales, et la compagnie nationale Hindustan antibiotics. Les multinationales sont venues renforcer un complexe industriel déjà naissant.
L’installation à Poona a été largement motivée par la proximité de Bombay, et de son marché pour les biens intermédiaires et l’outillage industriel. L’encouragement donné par le gouvernement central et celui du Maharashtra, notamment par la création des infrastructures, a joué un rôle important,
Les usines de ces groupes importants sont grandes, le niveau technique est élevé, la fabrication est de type vraiment industriel, avec des chaînes de montage, des ateliers bien organisés et modernes.
Tous les établissements sont sur des terrains vastes, situés loin du centre, notamment le long de la voie ferrée vers Bombay. Dans la plupart des cas, un effort important a été fait du point de vue de l’esthétique industrielle, si bien que le paysage créé par ces firmes évoque tout à fait celui des régions les plus récemment industrialisées de l’Europe ou de l’Amérique du Nord.
B) Les firmes régionales
18Ce sont encore souvent des entreprises importantes, bien qu’elles soient variées par leurs dimensions et le degré de technicité atteint. Elles sont nées d’initiatives prises à Poona ou près de Poona, souvent à Bombay, mais aussi dans les villes de l’intérieur du Maharashtra. C’est en ce sens essentiellement qu’elles peuvent être dites "régionales", car leur marché déborde souvent le cadre de l’état, voire celui de l’Inde, (il arrive qu’elles travaillent pour l’exportation).
19Poona a en général été le lieu le plus important où s’est déroulée leur histoire. Il conviendra donc ici, à la différence du cas précédent, de raconter celle de quelques compagnies prises à titre d’exemple, car elle explique le développement de la ville, et fournit des données intéressantes de portée plus générale sur l’essor de l’entreprise industrielle en Inde. Il faut distinguer plusieurs cas.
1) Firmes nées à Poona même et étendues sur place
20C’est par exemple le cas de Swastik rubber products, qui possède trois usines à Poona, avec un total de plus de trois mille ouvriers, fabriquant toute sorte de produits en caoutchouc, depuis la gomme à crayon jusqu’aux chaussures à semelle de caoutchouc ou les bottes, en passant par les gants chirurgicaux, les ballonssonde, les fils isolés, etc...
21Le fondateur est un maître d’école originaire du plateau Mahratte, qui avait commencé par installer à Bombay un petit atelier de fabrication de ces ballons pour enfants que des colporteurs vendent jusque dans les villages isolés avant les fêtes religieuses. Très vite, il vint s’installer à Poona, au moment où la deuxième guerre mondiale lui offrait des possibilités d’expansion, grâce aux commandes de l’armée britannique pour les gants chirurgicaux et les préservatifs. Le climat plus sec de Poona semble lui avoir paru plus faborable au traitement du caoutchouc que celui de Bombay. Dès lors, toute l’expansion de la firme se fit sur place, et Poona reste le lieu d’implantation unique de la firme. Les premiers ateliers furent installés en ville, puis des nouvelles usines furent construites le long de l’axe de la voie ferrée de Bombay, une première à Kirkee (1951), puis une deuxième à Chinchewad (1960 ; et une troisième à Pimpri (1964). Nous trouvons là évidemment un assez bel exemple de l’accumulation primitive dans l’industrie indienne liée à la guerre, aux commandes qu’elle permit, et à l’arrêt des importations en provenance de Grande Bretagne. L’expansion ultérieure fut fondée sur un marché intelligemment prospecté, le crédit bancaire, l’aide des organismes de crédits fédéraux, et l’autofinancement. Swastik a également eu des accords de coopération avec des firmes allemandes, qui ont fourni une aide technique et des machines, notamment pour la fabrication par injection des semelles de sandales en caoutchouc.
22En ce qui concerne les techniques de fabrication, nous trouvons ici un premier exemple des caractères des firmes de type régional, c’est-à-dire une extraordinaire hétérogénéité des procédés. On peut voir dans le même atelier des machines modernes importées d’Allemagne et de longues files d’ouvriers assis sur le sol, montant des bottes de caoutchouc sur des formes en bois. Il a été possible de visiter les usines les plus anciennes à trois reprises, en 1963, 1970 et 1975. Ce caractère d’hétérogénéité se maintient bien que les techniques les moins modernes tendent à reculer. Mais elles sont encore pratiquées dans l’usine la plus récente, à Pimpri, en 1975. Dans certains cas, on explique leur utilisation par des considérations économiques, en l’ occurrence par le rapport entre le coût de la main-d’oeuvre et celui des machines, qui rend avantageux le maintien d’opérations manuelles à basse productivité. Cependant, pour un plus grand nombre d’opérations, la mécanisation plus poussée paraîtrait souhaitable du seul point de vue financier, mais elle est rendue impossible par la difficulté qu’il y a à obtenir des licences d’importations des machines, actuellement non fabriqués en Inde.
2) Firmes nées ailleurs mais précocement et solidement implantées à Poona
23Les villes de l’actuel Maharashtra, même en dehors de Bombay, ont été le lieu de naissance de firmes industrielles qui ont crû lentement dans leur lieu d’origine, et se sont développées surtout après leur transfert à Poona, où elles jouent maintenant un rôle important. Le cas le plus spectaculaire et le plus typique est sans doute celui de la compagnie Kirloskar frères, qui gère actuellement trois usines à Poona (moteurs diesel : Kirloskar oil engines ; compresseurs : Kirloskar pneumatics ; moteurs divers : Kirloskar Cummings). La firme est actuellement le premier employeur privé de l’agglomération.
24Son origine remonte aux dernières années du 19ème siècle, lorsque le fils d’un instituteur de Belgaum, intéressé par la mécanique, fonda un atelier de fabrication de bicyclettes puis de charrues métalliques. Des difficultés locales l’amenèrent en 1910 à transférer son atelier dans les domaines du Rajah du petit état de l’Aundh, au nord de Kolhapur, dans un lieu qui porte son nom – Kirloskarwadi. La croissance de la firme fut lente et resta confinée au même endroit jusqu’à, ici encore, la deuxième guerre mondiale, qui permit une nouvelle phase d’expansion, un début de spécialisation dans l’industrie du moteur diesel, et la fondation d’usines nouvelles. Les premières furent installées dans l’actuel état du Karnataka, dans les deux plus grandes villes, Mysore et Bangalore, en 1941.
25Les capitaux accumulés pendant la guerre et les perspectives offertes par l’indépendance proche permirent d’envisager une nouvelle extension en 1946 avec l’ouverture d’une nouvelle usine de moteurs, et Poona fut choisi pour son installation. Il semble que le choix ait été à l’époque considéré comme une sorte de pari, et se soit fondé sur des considérations de deux ordres : d’une part, Poona était connu par son climat agréable, assez comparable à celui de Bangalore, ce qui permettait d’envisager sans trop de difficulté de faire venir des cadres de cette dernière ville ; d’autre part, la communauté brahmanique instruite résidant sur place devait faciliter le recrutement de la main-d’oeuvre. Le centre principal du groupe fut assez rapidement fixé à Poona, avec l’ouverture de deux nouvelles usines, et l’installation des frères Kirloskar à Poona. Le groupe est composé de plusieurs sociétés, en fait une par usine, dont le capital est assez dispersé . Il . doit son unité à l’action personnelle des fils du fondateur. Le fait qu’ils résident à Poona, où ils sont devenus des personnalités locales .importantes permet de considérer maintenant Kirloskar comme une firme Poonaïte, malgré son implantation non négligeable au Karnataka. D’ailleurs, le vrai lieu de naissance est maintenant au Maharashtra, depuis l’incorporation à cet état de la principauté de l’Aundh.
26Bien que les fabrications soient très différentes, un certain nombre de caractères décrits ci-dessus à propos de Swastik rubber products frappent à la visite des ateliers : le montage à la chaîne coexiste avec celui de gros moteurs fabriqués à la demande en séries très courtes, voire en exemplaires uniques, l’organisation est complexe, pour ne pas dire désordonnée, un espèce de bricolage technique est mis en pratique à côté de procédures vraiment industrielles. Ceci est d’ailleurs surtout vrai pour l’usine la plus ancienne (Kirloskar Oil Engines) ; beaucoup moins à Kirloskar Cummings, où l’on travaille avec une collaboration américaine, et une technologie dont les ingénieurs disent qu’elle retarde d’une dizaine d’année seulement sur celle des usines homologues où ils vont faire des stages aux Etats Unis...
27D’assez nombreuses firmes ont été transférées de Bombay à Poona, toujours avec le désir d’éviter les inconvénients de la congestion du grand centre industriel, et souvent lors d’une phase d’expansion. C’est le cas, par exemple de l’usine de lampes Bijlee. Elle avait été fondée en 1941 à Bombay par un groupe d’entrepreneurs de travaux publics, profitant de l’arrêt des importations de Grande Bretagne. Elle y resta jusqu’en 1966, date à laquelle toute expansion sur le terrain de Bombay devint impossible. Il fut donc vendu, et toutes les fabrications furent transférées à Poona, sur une zone industrielle nouvellement aménagée.
28A une autre échelle (car il s’agit d’un groupe plus important), les usines de scooters Bajaj présentent un cas un peu analogue.
3) Firmes locales et régionales récentes et d’importance encore moyenne
29Dans les paragraphes précédents, on a surtout envisagé le cas de firmes régionales d’une certaine importance, et d’implantation assez ancienne. Il existe une catégorie intermédiaire entre elles et les petits entrepreneurs, dont il faut maintenant dire un mot. Ce sont en général des firmes indépendantes, ayant leurs fabrications propres, ce qui les distingue des petites entreprises. Mais leur implantation récente ne leur a pas permis d’atteindre encore la taille des Kirloskar eu Bajaj, si elles peuvent espèrer y parvenir un jour, ce qui n’est pas toujours certain.
30Un exemple intéressant est fourni par l’entreprise Racold, qui fabrique du petit matériel électrique, très varié, destiné directement à la consommation (réfrigérateurs, conditionneurs d’air, chauffe-plats, fers à repasser, etc...) Un Parsi qui avait gagné quelque argent dans le commerce à Aden put racheter entre les deux guerres le plus important des magasins du Cantonment de Poona, fondé par des Britanniques, et actuellement encore bien connu des classes riches de Poona, car l’on y trouve tous les produits de consommation de type "occidental" qu’il est difficile de se procurer ailleurs. Ce magasin vendait du matériel électrique importé, jusqu’à ce que la suppression des licences pour les biens de consommation durable menaçât de lui enlever cette activité. Les dirigeants décidèrent donc de tenter de passer à la fabrication en investissant dans une petite usine les bénéfices du magasin. Nous avons donc ici un premier cas de transfert de capital commercial vers l’industrie et un exemple concret de la politique de "substitution des importations". L’usine, moderne d’aspect, emploie une centaine d’ouvriers. Les dirigeants pratiquent une espèce de bricolage industriel et sont toujours à la recherche d’un produit qu’ils peuvent fabriquer avec les moyens disponibles. Sans guère se soucier de brevets, on achète à l’étranger des appareils électriques que l’on démonte pour chercher à les imiter. Les séries sont toujours courtes, car le marché est extrêmement limité, et la concurrence de fabricants du même genre installés autour de Delhi est très vive...
31On voit que, dans l’ensemble, ces firmes régionales, si variées soient-elles, ont un certain nombre de traits communs.
32– Les fabrications sont autonomes, les entreprises ayant leurs produits propres, vendus localement ou dans toute l’Inde, voire à l’étranger. Mais la technologie et l’organisation du travail sont souvent beaucoup moins proches de celles actuellement pratiquées dans les pays industriels que dans les firmes nationales ou multinationales. L’ingéniosité, l’invention individuelle sont un recours constant.
33– Dans l’historique des entreprises, on retrouve en général les phases majeures de la croissance de l’industrie indienne, avec le rôle des guerres mondiales et bien sûr de la politique d’après l’indépendance. Le capital de départ est souvent faible, mobilisé par un groupe d’individus, voire un isolé, mais on voit aussi se manifester le rôle du capital commercial.
34– L’idéologie des entrepreneurs est aussi assez caractéristique. Beaucoup plus que dans les firmes puissantes, on invoque ici constamment la mission des industriels, qui "doivent" donner du travail, fournir aux besoins des agriculteurs, etc... De plus, le désir de faire quelque chose pour le peuple Mahratte est très souvent évoqué. Ainsi, le paternalisme et le nationalisme indien ou mahratte se combinent dans le discours.
35Il semble bien que les firmes des deux catégories passées en revue ont joué un rôle de base dans la constitution de l’ensemble industriel de Poona, et ont une fonction d’entraînement. Les petits [entrepreneurs, eux-mêmes très variés, ont surtout travaillé dans leur sillage.
C) Les petits entrepreneurs
36Ils forment un groupe assez bien individualisé, dans la mesure où il s’agit de gens qui sont venus à Poona, ou venus à l’industrie à Poona par suite de l’entraînement exercé par les firmes plus importantes. C’est dire qu’ils exercent souvent des activités industrielles au service de l’industrie elle-même, et d’abord de celle de l’agglomération, même s’ils ont ensuite réussi à s’ouvrir un marché plus vaste, à l’échelle de l’Inde, plus rarement à l’exportation vers les pays sous-développés voisins. Il est frappant de voir la très grande fréquence des firmes ou individus qui ont trouvé un "créneau", c’est-à-dire un produit qui devient nécessaire en fonction au développement industriel de la région et du pays, qui relève d’une activité spécialisée, et qui n’était jusque là pas fabriqué en Inde. Certains petits fabricants arrivent même à se trouver pour un temps plus ou moins long en position de quasi monopole.
37Le capital initial, toujours modeste, vient de sources assez variées : commerce, économies réalisées par des fonctionnaires ou des techniciens dans un poste salarié, plus rarement, bénéfices de l’agriculture. Le relais a très souvent été pris par l’action des institutions financières, fondées par le gouvernement du Maharashtra, comme la Maharashtra State Development Corporation, (M.S.D.C.) ou la Maharashtra State Small Scale Industries Corporation (M.S.S.S.I.S.). Le recours au crédit bancaire est assez fréquent, mais il est plus cher, s’il est plus souple.
38Lors des entrevues, on est frappé évidemment par un certain esprit d’entreprise qui semble d’ailleurs caractériser autant l’ensemble de la famille que l’individu lui-même. En effet, l’entrepreneur interrogé fait souvent état de frères en stage à l’étranger, ou ayant monté leur propre affaire, etc... On touche évidemment là à une dimension sociologique, et l’on a immédiatement envie, dans le contexte indien, de savoir si l’appartenance de caste joue on non un rôle important. Après tout, la communauté d’origine a, c’est bien connu, été très importante pour le recrutement des premiers grands entrepreneurs, comme les Parsi de Bombay, les Marwari du Gujrat, etc... A Poona même, il est notoire que les Kirloskar sont des Brahmanes, qui favorisent leur communauté...
39Mais sur ce point les résultats de l’enquête ont été décevants. Les questions sur la caste sont toujours mal ressenties, et l’appartenance priviligiée de tel type d’entrepreneur à telle caste particulière est souvent niée avec énergie, parfois contre toute évidence. Nous avons eu par exemple l’occasion de visiter une tannerie en compagnie de collègues indiens qui nous servaient d’interprètes, car les propriétaires ne parlaient pas l’anglais. Ils nous ont affirmé que ceux-ci n’appartenaient pas à une caste particulièrement basse, alors qu’il est bien connu que le travail du cuir est considéré comme très polluant. Par d’autres sources, nous avons d’ailleurs eu confirmation du fait évident, l’appartenance de ces tanneurs à un groupe de Harijans. A l’autre extrémité de la hiérarchie, mêmes réticences. Les nombreuses imprimeries de Poona sont localisées dans le quartier Brahmane, et l’imprimerie est souvent considérée comme la forme moderne de la copie des manuscrits, activité traditionnelle des Brahmanes. D’ailleurs, de bons connaisseurs de Poona considèrent comme indubitable que les imprimeurs étaient d’abord des Brahmanes. Cependant, lorsque nous avons posé la question de l’appartenance de caste, nous nous sommes trouvés en face de dénégations fermes ("Il n’y a aucun lien entre l’imprimerie et la communauté brahmane"). Devant la multiplication d’attitudes de ce genre, nous avons fini par renoncer à poser trop de questions sur la caste, pour ne pas compromettre la suite de l’entretien.
40Si bien qu’il est impossible de dire si l’esprit d’entreprise est lié à la caste dans notre échantillon de Poona, et c’est fort dommage. Il est possible que l’étude systématique des noms nous permettre ultérieurement de reprendre la question, encore que les changements de nom soient parfois pratiqués par des gens de haute caste qui estiment que leur métier n’est pas en conformité avec leur statut (Indication orale de M. Biardeau).
41Certains indices semblent pourtant indiquer que si la caste a joué et joue encore un rôle important, son influence se réduit actuellement. Ainsi, l’industrie du moteur à Kolhapur, où nous avons également enquêté, a été fondée par les membres d’une caste paysanne bien précise, mais elle a ensuite largement débordé sur une population beaucoup plus vaste. Il semble aussi que l’imprimerie de Poona a bien été à l’origine entre les mains des brahmanes, mais qu’elle est maintenant le fait de groupes beaucoup plus variés.
1) Les techniciens travaillant dans des crénaux demandant un niveau technique élevé
42Les entrevues mettent sauvent en présence d’un homme jeune, bien habillé, parlant un bon anglais, qui a reçu une formation assez complète. Il a commencé par travailler comme ingénieur ou comme technicien salarié, puis a découvert qu’il y avait une place à prendre sur le marché par la fabrication d’un produit rare et cher, et a décidé de monter sa propre affaire.
43Pour cela, il a emprunté du capital, mobilisé ses économies et celles de membres de sa famille. Celle-ci est assez rarement rurale, et notre entrepreneur appartient au moins à une seconde génération urbaine dans la grande majorité des cas. Le gouvernement indien et celui du Maharashtra ont des projets particuliers pour l’aide à ces candidats aux affaires. On leur loue des locaux et des terrains à assez bas prix, on leur fournit des crédits garantis par leur seule capacité technique. Mais les endettements sont cependant lourds, d’autant plus qu’il faut malgré tout avoir recours au crédit bancaire, car celui fourni par les Etats est parfois insuffisant, toujours obtenu après des démarches longues et lourdes. La plupart des gens interrogés disent que pendant les premières années leurs revenus nets ont été inférieurs à ceux que leur procuraient auparavant leurs salaires, mais ils considèrent généralement qu’ils ont fait au total une bonne opération financière. Cette biographie-type est l’une de celles qui reviennent le plus souvent dans les enquêtes sur les petites entreprises. On l’illustrera cependant par un seul exemple.
44M. Ramakrishnari préside aux destinées d’une petite firme au nom assez emphatique de LETRETEK. C’est un ingénieur, fils de fonctionnaire, qui a fait ses études à Poona et a été ensuite embauché dans une entreprise de la ville, qu’il n’a pas voulu nommer. Pour le compte de sa compagnie, qui avait des collaborations aux Etats-Unis, il a fait plusieurs stages dans ce pays, et y a complété sa formation. Il a constaté que l’Inde ne fabriquait pas de machines de contrôle à distance (par exemple de la température ou de la pression dans un four, etc...), ni de tables de télécommande, et a décidé de se mettre à son compte pour en produire. En 1970, il a prospecté le marché, obtenu des commandes et, ce qui est le plus important sans doute, des avances sur ces commandes. Il les a complétées avec des crédits bancaires, car il trouvait les formalités à accomplir pour obtenir l’aide des corporations publiques de financement trop compliquées et lentes. Il a commencé par travailler seul, dans des conditions assez difficiles d’abord, puis il a réussi à obtenir de nouvelles commandes, toujours avec de nouvelles avances, et travaille maintenant (été 75) avec 15 ouvriers qualifiés et 4 ingénieurs.
45L’atelier est dans une zone industrielle, où Mr Ramakrishnan a pu s’installer dans de bonnes conditions financières, car son père a été sinistré lors des inondations de 1961, (consécutives à la rupture d’un barrage). Il a renoncé à toute compensation pour sa maison détruite, mais a obtenu pour son fils la concession à des conditions très avantageuses d’un atelier tout construit. Comme toutes les unités du même genre, un grand soin est apporté à l’aménagement d’un local pas tellement bien adapté par ailleurs, les différents types d’opérations sont soigneusement séparés, on reçoit la clientèle dans un bureau moderne, etc... Rien ici de l’aimable désordre que l’on trouvera chez beaucoup de petits entrepreneurs à moindre formation technique et à ambitions plus réduites... Car Mr Ramakrishnan est ambitieux. Il veut étendre ses opérations, diversifier sa clientèle, et cherche pour cela une collaboration étrangère : non pas qu’il ait tellement besoin d’aide technique – car il est confiant dans ses propres capacités – ou de financement, mais il veut un produit qui ait un nom connu, et dont la qualité soit garantie par une étiquette prestigieuse, donc étrangère...
46Comme beaucoup d’entrepreneurs de ce type, M. Ramakrishnan s’est installé à Poona parce qu’il y est né, a pu y faire ses études, y trouver un emploi correspondant à sa qualification, puis les infrastructures nécessaires à ses fabrications.
47On voit qu’on retrouve ici les facteurs de localisation de base : le rôle de Poona comme centre d’éducation bien établi, et la dynamique de croissance d’un complexe industriel en formation.
2) Les commerçants passés à la fabrication
48Deuxième scénario très classique chez les petits entrepreneurs : un commerçant importateur est obligé de passer à la fabrication en raison de la politique du gouvernement de limitation des importations. C’est, si l’on veut, l’écho au niveau des petits entrepreneurs de la substitution des importations, dont nous avons déjà mentionné l’effet sur des firmes plus importantes.
49Par exemple, Hirelkar Precision Works est une fabrique de montres, actuellement gérée par un homme jeune, dont le père avait commencé à importer des montres après avoir été salarié dans une firme commerciale de Bombay. Devant la difficulté d’importer de la marchandise, père et fils décident en 1959 de passer à la fabrication. Ils montent leur premier atelier à Bombay en 1963, puis en ouvrent un second à Poona en 1968, car toute extension sur place à Bombay serait trop chère, et on a bien décidé de concentrer peu à peu les opérations à Poona, au fur et à mesure qu’on arrivera à y former de la main-d’oeuvre qualifiée. Actuellement, l’atelier emploie 4 ingénieurs et 30 ouvriers et fabrique du matériel de mesure du temps, moins des montres que des appareillages pour l’industrie d’ailleurs. Le niveau technique est moins élevé que chez LETRETEK, par exemple, mais il est de bon niveau tout de même. L’usinage des pièces est fait sur des machines suisses, dont certaines automatiques.
50Nous avons ici affaire à une opération qui n’est pas purement financière, puisqu’on a utilisé les capitaux accumulés dans le commerce pour produire un matériel avec lequel on avait une certaine familiarité technique. Mais, il arrive que les opérations faites par des commerçants aient pour seul motif la recherche d’un réinvestissement rentable conduisant à un passage à l’activité industrielle modeste.
51Ainsi la firme Brite Electroplaters a été fondée par un commerçant en cuir de Poona, qui avait quelques disponibilités et décida de fonder un atelier d’étamage électrolytique, simplement parce qu’il y avait un marché de sous-traitance en raison des besoins des grandes firmes en la matière. Un premier atelier fut installé en ville en 1960, puis on se déplaça vers une zone industrielle périphérique en 1969. La fabrication demande peu d’initiative, car il s’agit d’un travail, assez routinier. Le commerçant propriétaire intervient très peu dans la marche de l’atelier, qui est dirigé par un Bachelor of science, à la tête de 35 ouvriers. Les machines sont modernes, mais il n’y a ni études, ni même tellement de prospection commerciale, puisque la firme Bajaj est un client régulier de cette activité de sous-traitance. Le propriétaire est plus un rentier industriel qu’un entrepreneur, et il y a loin de lui aux techniciens comme M. Ramakrishnan...
3) Les semi-prolétaires
52Entre les grandes usines des quartiers périphériques, mais surtout dans le vieux Poona, et jamais sur les zones modernes, on peut voir des ateliers souvent logés dans des bâtiments branlants, où le bois et la tôle rouillée sont les matériaux dominants. Ce sont les propriétés de ces entrepreneurs que nous appelerons des semi-prolétaires, puisque, s’ils possèdent quelques moyens de production, ils travaillent de leurs mains et sont économiquement et socialement dominés de façon complète et efficace. Ils se distinguent des artisans traditionnels par le caractère et les techniques de leurs fabrications. Il s’agit généralement d’ouvriers qui ont mobilisé quelques économies et des crédits modestes et chers pour acheter une ou deux machines, avec lesquelles ils se livrent à des activités de sous-traitance pour le compte des grandes firmes qui les ont parfois employés naguère.
53Voici par exemple une baraque assez branlante de Mangalwar Peth, dans la vieille ville. Au dessus de la porte, le nom de l’entreprise est bien emphatique : "Meena Engineering Works". Le patron est venu de Belgaum, et a travaillé comme tourneur chez Cooper, avant de devenir pendant quelques temps instructeur à l’Engineering College. En 1963, il a mis en commun ses économies avec celles de ses frères, tous ouvriers, pour acheter 5 tours, dont la valeur actuelle est de 5 000 roupies. Pendant quelques temps, l’atelier a travaillé surtout pour Kirloskar et Raj Balladur, la seule grande entreprise textile de Poona, qui commande des pièces de machines. Mais le marché de Kirloskar a été perdu officiellement parce que la qualité du travail était insuffisante ; mais lors de l’entrevue, il nous a été affirmé que la vraie raison est le refus opposé aux demandes financières excessives de l’inspecteur envoyé par Kirloskar. Cette perte de marché a été une catastrophe et l’entreprise vit maintenant très difficilement, après avoir perdu 80 % de son chiffre d’affaires. On continue à usiner des engrenages de machines textiles de Raj Bahadur et à entretenir celles de toutes sortes de petits établissements de la vieille ville. Les cinq propriétaires travaillent eux-mêmes, avec un seul salarié, formé sur place. Les perspectives semblent assez sombres...
54Evidemment, il y a ici un cas d’espèces, mais les petits ateliers de sous-traitance sont tous très affectés par les fluctuations de la production des grandes firmes, qui font peser sur eux tous les aléas de la conjoncture suivant une procédure assez classique en matière de sous-traitance.
D) L’évolution des fabricants traditionnels
55Parmi les premiers employeurs de la vieille ville, nous trouvons des firmes financièrement puissantes, qui pratiquent des activités d’origine très ancienne, avec des techniques franchement non industrielles, dont la tradition remonte très loin dans le passé de l’Inde et de Poona. Il s’agit avant tout de la fabrication de Bidis, ces odorantes cigarettes indiennes avec leurs quelques grammes de tabac enveloppés dans une feuille de "tendu" maintenue par une fine cordelette nouée.
56La compagnie Thakur Sandekar and Cc a été fondée il y a plus de trente ans par un routeur de bidis qui s’est mis à son compte, actuellement un grand vieillard qui a laissé la gestion à ses fils, mais qui est encore présent sur les lieux. On emploie 13 000 personnes, dans les Etats de l’Andhra et du Maharashtra, dont 1 700 à Poona. Le contraste est frappant entre une gestion moderne et les procédés archaïques de fabrication. Les bureaux évoquent le 20ème siècle : les fils du fondateur ont une bonne formation commerciale, acquise dans des écoles, ils sont à l’aise avec des notions de "marketing" et organisent avec beaucoup d’efficacité les circuits complexes nécessités par la fabrication des bidis : collecte des feuilles de tendu, achat et conditionnement du tabac, organisation de la vente. Il existe tout un réseau de relations publiques, la publicité est de style très moderne, et l’on débouche maintenant de plus en plus sur des marchés nouveaux, comme celui des classes aisées indiennes, longtemps réticentes vis-à-vis du bidi, trop rural, et celui des pays industriels où la jeunesse affectionné ce produit traditionnel de l’Inde, parmi d’autres.
57Mais la visite des ateliers fait plonger en plein 19ème siècle évoquant les romans de Dickens. Une grande partie du roulage des bidis se fait à domicile, mais on peut tout de même voir au siège de la firme de longues théories de femmes assises en tailleur par terre, roulant des cigarettes avec une dextérité remarquable, souvent avec un bébé sur les bras, et surveillant d’autres enfants plus grands qui jouent entre les rangées de travailleuses. Un vieux four sert à sécher les bidis, dont l’empaquetage est fait par des hommes, sans le secours d’aucune machine. Les salaires sont parmi les plus bas que nous ayons notés, bien qu’ils aient été réglementés récemment, au grand regret du patron d’ailleurs. Le choix de ces procédés traditionnels n’est pas entièrement libre. Il semble bien qu’économiquement une certaine mécanisation serait souhaitée, mais elle est interdite par le gouvernement central, qui, on le sait, protège certaines activités à très basse productivité, afin de maintenir des emplois.
58L’imprimerie constitue un cas assez comparable, puisqu’il s’agit d’une activité traditionnelle à Poona, dont l’importance est liée à la tradition brahmanique et aux activités culturelles de la ville. Certaines, évidemment, sont restées artisanales, mais quelques-unes ont pris de l’ampleur et ont atteint un stade quasi industriel. Voici par exemple Kulpana Mudkanalaya, dans une maison réaménagée de Sadshiv Peth, dans le quartier brahmane de la vieille ville. Quarante ouvriers y travaillent à l’impression de livres, principalement en Mahratte, pour le compte d’éditeurs de Poona, notamment le school board. Toutes les étapes de la fabrication du livre sont réalisées sur place, y compris le brochage et l’impression de la couverture. La composition est entièrement manuelle, mais il y a des presses électriques assez grandes pour l’impression. Le propriétaire semble avoir toujours été imprimeur, mais il vient de fonder sa propre affaire, après avoir mis fin à une ancienne association .
59Nous avions deux buts principaux en procédant à cette longue étude des entrepreneurs : apporter quelques faits pour servir à la compréhension des mécanismes de formation d’une classe d’entrepreneurs industriels, et tenter de comprendre les décisions qui ont amené à la localisation d’activités industrielles à Poona, donc à la naissance d’un complexe industriel non négligeable à l’échelle de l’Inde.
60Du premier point de vue, il semble que le fait majeur soit la très grande complexité de la classe dirigeante industrielle, ou plutôt des sous-classes dirigeantes. La vraie puissance capitaliste est entre les mains de firmes étrangères ou de grandes compagnies indiennes dont la puissance s’est forgée au cours d’une histoire qui couvre au moins un demi-siècle. Même les grandes firmes régionales comme Swasticou Kirloskar sont anciennes et leur avance ne semble pas devoir être rattrapée, La promotion sociale par l’industrie, dans un cadre pourtant propice à la formation d’une classe capitaliste, connaît donc des limites. Cependant, surtout dans la bourgoisie de fonction intellectuelle et parmi les commerçants, l’industrialisation a permis une assez grande mobilité sociale, une croissance parfois spectaculaire des revenus, des niveaux de vie, et du pouvoir de décision, même si l’accès au rôle dirigeant à l’échelle nationale reste interdit, au moins aux nouveaux entrepreneurs de la de la première génération. Les interventions du capital d’origine agricole semblent rares, de même que l’évolution des artisans traditionnels. Mais on peut tout de même dire aussi que l’absence d’une classe d’entrepreneurs potentiels, souvent donnée comme un des facteurs du "sous-développement" n’est pas frappante à Poona, puiqu’il existe au moins deux catégories sociales qui fournissent des dirigeants d’entreprise ne manquant ni de savoir-faire ni d’initiative. Il serait intéressant de savoir si ces catégories, définies à la fois par des critères sociaux et culturels, étaient particulièrement bien représentées à Poona...
61D’un deuxième point de vue proprement géographique, celui de l’explication d’une localisation, on retrouve le même clivage, comme on pouvait s’y attendre. Ce sont en effet les grandes firmes qui ont pris les décisions majeures, et ont entraîné celle des autres. Le premier facteur de localisation auquel elles ont été sensibles en s’installant à Poona a évidemment été la proximité de Bombay, dont la congestion gêne la croissance sur place. On trouve donc ici un effet de proximité – peut-on dire d’interaction spatiale – tout à fait classique en géographie industrielle, les modèles les plus classiques se trouvant vérifiés par notre approche reposant sur l’ entrevue .
62Cependant, on peut remarquer qu’il existait d’autres lieux possibles pour l’installation d’industries, plus proches de Bombay, dont Poona est tout de même distant de 190 km, et situé au delà des Ghâtes, dont le franchissement n’est pas facile. Les grandes firmes semblent avoir été sensibles à l’avantage offert par la présence d’une ville, où il était possible de trouver une main d’oeuvre scolarisée, et une réponse aux incitations du type de celle que nous avons trouvée en décrivant, justement, les petits entrepreneurs. Enfin, il faut tout de même noter que le climat "agréable" de Poona est souvent invoqué. Aussi bien est-ce lui qui avait amené les Britanniques à en faire une capitale d’été, et le siège d’un état-major puis d’arsenaux, comme il a été dit ci-dessus.
II – QUELQUES DONNEES SUR LES OUVRIERS DE POONA
63L’étude n’a porté que très indirectement sur les ouvriers malgré l’intérêt de la question. La formation d’une classe ouvrière est évidemment un élément important pour la compréhension du processus d’industrialisation, mais nous ne l’avons pas étudiée très longuement en raison de difficultés techniques, et parce qu’elle a fait l’objet de l’étude un peu ancienne mais très intéressante de Lambert, qui a bénéficié d’ailleurs de moyens supérieurs aux nôtres. Les quelques remarques ci-dessous sont fondées sur les opinions exprimées par les entrepreneurs sur leurs ouvriers, et aussi sur des dépouillements systématiques des fichiers d’inscriptions de quatre écoles techniques, où les ouvriers sont formés. Nous nous sommes intéressés tout particulièrement à l’arrière-plan familial des élèves et apprentis, afin de voir de quelles catégories sociales ils viennent.
A) Variétés des types et des origines
64La formation du groupe ouvrier de Poona n’est pas simple. Comme on pourrait s’y attendre, les diverses tâches du travail en usine sont exercées par des gens qui ont des formations et des origines sociales très variées.
1) Les groupes bien définis par l’appartenance de caste
65On sait que les varna et les jati indiennes ont parmi d’autres caractères, celui d’être des groupes de spécialisation professionnelle. Il est donc assez naturel que certaines activités, même industrielles, soient influencées par l’appartenance de caste. Malheureusement, il nous a été possible de reconnaître seulement les influences particulièrement nettes et simples, pour des raisons semblables à celles évoquées ci-dessus à propos des entrepreneurs.
66Ce sont surtout les activités traditionnelles passées au stade industriel, installées dans la vieille ville, qui ont des ouvriers de ce genre. Ainsi, les rouleuses de Bidis sont recrutées dans la jati des Padamshali : c’est une ancienne sous-caste de tisserands du Telengana, . ruinés par la concurrence des textiles industriels et reconvertis dans la fabrication des Bidis, en même temps qu’ils émigraient hors de leur province d’origine. Ils constituent donc à Poona un groupe bien tranché, coupé du reste de la population par leur langue, puisqu’ils parlent surtout le Telugu. (Les contre-maîtres sont en général des Padamshali qui ont appris assez de Mahratte pour assurer des communications suffisantes à l’intérieur de l’entreprise.) Mais les Padamshali semblent très concentrés dans certains quartiers de l’est de la vieille ville de Poona.
67D’une façon un peu comparable, le travail du bois, pratiqué par une quarantaine de petites entreprises groupées en coopérative et installées dans le New Timber Market (sud est de la cité) est entre les mains des Patels du Saurashtra (province du Gujarat). Mais ici, il s’agit d’une jati qui a fait du travail du bois sa spécialisation traditionnelle et émigre dans toute l’Inde pour l’exercer .
68Il est assez frappant que les deux groupes de caste les mieux typés du point de vue de l’emploi sont étrangers à Poona et même au Maharashtra. Un troisième cas du même genre existe d’ailleurs, celui des ouvriers du bâtiment, qui viennent souvent du Konkan ou encore du Telengana. Il semble bien que les jati du Maharashtra se soient réservé en fait les occupations plus nobles et mieux rémunérées des activités vraiment industrielles.
2) Les ouvriers non qualifiés d’origine villageoise
69Lors des entrevues, beaucoup de responsables, ceux surtout des usines de l’axe industriel Nord Ouest, signalent que la main-d’oeuvre non qualifiée est recrutée dans les villages environnants où elle continue de résider. Le recoupement par les données du recensement montre que leur nombre total ne doit guère être supérieur à 6 ou 7 000, ce qui n’est certes pas négligeable, mais ne constitue pas un groupe majoritaire, loin de là, comme le feraient attendre les déclarations recueillies. Il y a là un exemple de vision déformée de la part des personnes interrogées, qui semble refleter l’existence d’un stéréotype discutable.
70Les familles sont généralement nombreuses dans les villages autour de Poona, et la famille élargie ("joint family") encore très vivante. Ces familles gardent de la terre, et le salaire industriel vient lui apporter un supplément de revenus. Dans la plupart des cas, il semble que les ressources ainsi procurées servent essentiellement à assurer la survie de familles pauvres. Mais on signale également que quelques agriculteurs riches orientent un ou deux fils vers l’industrie, et utilisent les ressources monétaires que cela leur procure pour procéder à des investissements sur l’exploitation familiale.
3) Les ouvriers qualifiés
71Les entrevues indiquent assez nettement que les ouvriers qualifiés sont souvent formés sur le tas, à la suite d’un apprentissage de 4 ou 5 ans suivi par des jeunes gens recrutés vers la fin de leurs études secondaires, c’est-à-dire autour de 16 ou 17 ans. (L’école secondaire se termine à cet âge en Inde, où le système anglo-saxon de "collèges" est pratiqué). Comme les écoles secondaires sont surtout situées en ville et particulièrement nombreuses à Poona, c’est là déjà une indication de l’origine urbaine des ouvriers qualifiés. Pour préciser un peu les choses, nous avons relevé la profession du père de 234 élèves de trois écoles d’apprentissage, celles des usines Kirloskar Oil Engines et Telco, et d’un collège technique missionnaire, (St Joseph Technical school). Evidemment, cet échantillon est réduit et passablement biaisé, puisque la plus grande partie des ouvriers, surtout ceux des petites entreprises, ne passent pas par des écoles. Le résultat de ce comptage fournit cependant quelques indications intéressantes. (Voir le tableau)
Profession du père pour 234 élèves d’écoles d’apprentissage (Pourcentages)
Usines d’armement | 5, 1 |
Ouvriers et cheminots | 16, 2 |
Employés, instituteurs, etc | 27, 7 |
Travail non qualifié exercé en ville | 10, 7 |
Artisans | 10, 5 |
Agriculteurs | 11,1 |
Divers | 18, 7 |
72Plusieurs faits se dégagent assez nettement de ce tableau :
73L’importance de la résidence urbaine du père. Certes les agriculteurs forment un groupe non négligeable, mais totalement hors de proportion avec l’importance de la population agricole de l’Inde. Par contre, on trouve une part analogue de jeune gens issus de milieux très modestes, (fils de coolies, conducteurs de Tonga, etc...) mais qui appartiennent à une deuxième génération urbaine.
74Le flux important en provenance de ce qu’on peut appeler les classes moyennes non manuelles, employés, instituteurs, petits cadres, etc... Ces classes ont évidemment la possibilité de faire donner une instruction de base à leurs enfants. Mais ce qui est plus intéressant, c’est qu’ils ont assez souvent le désir d’en faire des ouvriers qualifiés, désir qui est la conséquence des rapports de statuts entre les emplois tertiaires modestes et le travail industriel. Les tâches administratives ou enseignantes sont mal rémunérées, les salaires des ouvriers paraissent convenables par contraste, et la sécurité d’emploi supérieure. Ceci est d’autant plus remarquable que le travail manuel est assez mal considéré dans beaucoup de jati traditionnellement instruites. Il semble bien que l’attrait des avantages socio-économiques du métier d’ouvrier amène beaucoup de parents et de jeunes gens à faire passer au second plan les inconvénients qu’il pourrait présenter du point de vue du "statut" traditionnel et du prestige, si fortement valorisé en Inde.
75Près du cinquième des jeunes ouvriers recrutés dans les années 70 sont eux-mêmes enfants d’ouvriers ou de cheminots ; l’industrialisation commençante des années 40 ou 50 à Poona a eu des effets d’entraînement dans le recrutement des travailleurs comme dans les rapports entre firmes. Le phénomène classique de croissance cumulative est aussi sensible sur le plan de la main-d’oeuvre.
4) Les spécialistes importés
76L’étude des cas précédents montre que la formation des ouvriers est une oeuvre d’assez longue haleine, puisqu’il faut environ trois, quatre, voir cinq ans pour qu’un jeune, même issu d’un milieu urbain, atteigne un plein rendement. Certaines firmes n’ont pu attendre aussi longtemps, et ont dû avoir recours à l’immigration de spécialistes déjà formés pour commencer leur fabrication. On les a en général fait venir de centres industriels plus anciens : Bajaj a recruté des régleurs à Bombay, et Bharat Forges des ouvriers de Bangalore pour l’usinage des matrices de forge, travail délicat puisqu’il est très précis et doit se faire sur des métaux très durs. Ce dernier cas est d’ailleurs particulièrement intéressant, puisque les spécialistes de Bangalore, de langue Kannara (très différente du Mahratte) et mieux payés que les ouvriers d’origine locale, formaient dans l’usine un groupe mal intégré et jalousé. Le problème était vers 1970 particulièrement grave, car la formation de spécialistes d’origine locale venait d’être achevée, et l’harmonisation de leurs salaires avec celle des gens de Bangalore posait de graves problèmes à la direction ; elle ne pouvait diminuer les salaires des seconds ni ne voulait augmenter ceux des premiers, et la tension était vive dans l’entreprise lors de l’enquête.
77Au total, les chefs d’entreprise de Poona, ne semblent pas avoir de difficulté majeure pour recruter leurs ouvriers et assurer une production suffisamment continue et de qualité convenable. Cependant, surtout pour les ouvriers non qualifiés encore largement en contact avec le monde rural, le taux d’absentéisme est important. (On cite rarement des chiffres inférieurs à 5 %, et le taux peut monter jusqu’à plus de 15 %). Les petites entreprises de la vieille ville semblent se résigner aux absences fréquentes, et ne prennent guère de dispositions pour en réduire le nombre. Il est vrai aussi qu’elles travaillent plus souvent que les autres avec une main-d’oeuvre urbaine, plus régulière. Les grandes usines de la périphérie et de l’axe nord-ouest sont, elles, menacées au maximum. Les moins modernisées acceptent la situation, tandis que celles qui disposent d’une grande puissance financière et ont besoin d’assurer un travail régulier à cause de l’importance du capital investi luttent contre l’absentéisme par un système de primes très complexe. C’est le cas, par exemple, pour les usines des compagnies suédoises. Il est vrai que ce sont elles qui paient les meilleurs salaires de la région.
78Enfin, cette main-d’oeuvre est considérée généralement comme assez "sage". Les chefs d’entreprise qui signalent des grèves récentes sont rares, et tous s’accordent à considérer que, de leur point de vue, le climat social est bien meilleur qu’à Bombay et surtout que dans le Nord Est de l’Inde. Nous avons d’ailleurs vu que le transfert des activités du groupe Tata vers Poona était largement lié à la faiblesse de la tradition syndicale dans cette ville.
79On peut se demander dans quelle mesure ce caractère des ouvriers de Poona est lié à un certain nombre de phénomènes qui tiennent à l’histoire de l’industrialisation et – ce qui est moins banal – à la structure géographique de l’agglomération.
B) Le faible pouvoir de négociation des ouvriers de Poona
80Les ouvriers de Poona semblent en position de faiblesse d’ensemble en face des entrepreneurs. Nous venons de signaler le nombre réduit des actions collectives. De plus, il leur est difficile de négocier individuellement et de jouer sur la concurrence entre les entreprises. Les plus grandes, et particulièrement un certain nombre de multinationales paient des salaires nettement plus élevés les autres. On peut donc se demander comment les petites firmes arrivent à garder leur main-d’oeuvre compte tenu de l’attrait des hauts salaires de leurs concurrentes plus puissantes. Nous avons posé la question aux responsables, et leurs réponses permettent de dégager trois points principaux.
81Tout d’abord, et c’est de loin le point le plus important, l’offre de travail est très supérieure à la demande. Très souvent on a de 20 à 50 candidats pour une place chez les "meilleurs" employeurs. On comprend donc facilement que les ouvriers ne peuvent guère menacer un patron de le quitter ou même faire grève, s’il paie des salaires faibles. Cette supériorité de l’offre à la demande se rencontre dès le stade de la formation. A l’Industrial Training Institute, Collège Technique de l’Etat de Maharashtra, 1700 candidats pour 80 places en première année (une pour 21), et les proportions sont du même ordre de grandeur pour les écoles d’apprentissage des usines.
82En second lieu, comme beaucoup d’ouvriers sont formés sur le tas, ils n’ont pas une qualification générale suffisante pour changer facilement de type de travail, même quand ils ont acquis une bonne formation pour celui qu’ils font quotidiennement.
83Enfin, les usines qui paient le mieux sont situées très loin du centre de l’agglomération, (à plus de 15km pour certaines). Or, les transports sont difficiles, les trains et les autobus rares et surchargés, les routes encombrées. Les logements restant encore très concentrés dans la vieille cité, les ouvriers hésitent avant de solliciter un emploi mieux rémunéré très loin du centre. Les petites unités de production de la vieille ville et de sa périphérie jouissent donc d’une véritable rente de situation géographique, dont les entrepreneurs sont très conscients. Ils évoquent souvent la proximité de la ville comme l’une des raisons pour lesquelles ils peuvent garder leur main-d’oeuvre, malgré la médiocrité des salaires offerts.
84Cette enquête rapide semble montrer avant tout qu’il n’y a pas eu de difficulté majeure pour recruter dans une ville indienne traditionnelle les petits entrepreneurs et les ouvriers dont les grandes firmes avaient besoin pour compléter et appuyer leurs activités. Le manque de capital et de marchés semble bien plus important pour expliquer les limites du développement industriel que l’insuffisance souvent invoquée d’esprit d’entreprise et de savoir faire.
85La société Maharatte a également permis l’éclosion de quelques grands entrepreneurs, qui n’appartiennent pas aux minorités bien typées, comme les Parsis ou les Marwaris qui ont joué un rôle majeur dans l’industrialisation en Inde, et à Bombay en particulier.
86Il reste cependant que l’essentiel de l’initiative qui a conduit à l’implantation des industries d’entraînement est venue d’ailleurs, de grandes firmes de Bombay, du gouvernement fédéral, et des compagnies étrangères multinationales. Mais le rôle de centres de décisions situés hors des zones de production ne peut guère être considéré comme une spécificité indienne...
87L’industrialisation de Poona s’explique évidemment par des traits spécifiques de la ville et de ses habitants, notamment par la tradition culturelle. Mais la proximité de Bombay a sans doute joué un rôle plus important encore. Si l’on ajoute que beaucoup de villes indiennes qui avaient atteint un seuil de population élevé en raison de leurs activités administratives, politiques et commerciales "traditionnelles" connaissent actuellement une industrialisation importante, on peut dire que les régularités classiques en matière de géographie industrielle se retrouvent en Inde aussi. En dépit de l’originalité de la société et des traditions culturelles indiennes, le rôle des proximités et des masses critiques de population est très net, comme dans le reste du monde.
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