Le puzzle identitaire communiste. Le cas du Parti Communiste Indien (PCI) et du Parti Communiste Indien-Marxiste (PCI-M)
p. 303-335
Résumés
Le contraste entre les errements stratégiques des pc et leur niveau de représentativité suggère que les deux principaux partis communistes de l’Inde, le pci et le pci-m ont pu malgré tout garder un lien avec la société civile et que dans ce lien résident les nœuds paradoxaux de leur identité et de leur relative efficace politique pendant plusieurs décennies. Trois composantes de cette identité peuvent être prises en compte pour comprendre la place occupée et le rôle joué par les pc dans la vie politique indienne. La première est d’ordre externe : elle concerne la sphère internationale de l’identité communiste. Les deux autres sont d’ordre interne : l’une a trait à la composition sociale des directions et des appareils communistes, majoritairement issue des couches moyennes intellectuelles et urbaines ainsi que des castes supérieures, l’autre à la réalité régionale de la politique du pci-m. Le déficit d’audience que les deux pc accusent depuis la fin des années 1990 semble être lié à la façon dont ces trois composantes de l’identité communiste indienne, fonctionnelles à un moment donné de l’histoire indienne, deviennent aujourd’hui dysfonctionnelles dans le cadre de l’émergence de nouvelles problématiques politiques.
The Intricate Communist Identity Culture. The Cases of the CPI and the CPI(M)
The obvious contrast between the strategic errings of the Indian Communist Parties and the level of their popularity suggests that the two main Communist Parties of India, the cpi and the cpi (m), managed to keep in close contact with the civil society. In this regard, the paradoxical core of their identity and their political effectiveness is revelatory. Three identity components are connected to the Communist Parties’ political part: the first one is external and concerns the international sphere; the second and third ones are internal. They are related to the social composition of the Party leadership and apparatus in terms of class and caste and to the regional field of the cpi (m)’s politics. The decline of the two Communist Parties since the 90s can be related to the fact that the three components which had played a functional role in the country have become dysfunctional within its new political framework and problematics.
Texte intégral
1Évoquant les erreurs commises par son parti au cours de la seconde guerre mondiale, E.M.S. Namboodiripad, l’une des figures historiques du mouvement communiste indien, s’interrogeait ainsi en 1986 : « On peut vraiment se demander comment, avec une telle évidente incompréhension de la politique et un tel mode d’organisation aussi peu communiste, le Parti parvint non seulement à survivre à la furieuse offensive de ses adversaires mais encore à croître [...] » (Namboodiripad 1987 : 99). Certes, ce jugement sans appel concernait l’époque du mouvement « Quit India » lancé en 1942 par le parti du Congrès contre les autorités britanniques. On pourrait cependant en étendre le champ jusqu’à y inclure un pan important de l’histoire du Parti Communiste Indien (pci). Tant il est vrai que celle-ci est jalonnée d’errements reconnus comme tels par les dirigeants concernés. Or ces errements ne sont pas mineurs. Ils dépassent le cadre tactique de la mise en œuvre d’une ligne politique pour concerner sa dimension stratégique ; ils interviennent, de surcroît, à des moments clés de l’évolution politique de l’Inde1. Au moment le plus tendu de son histoire interne, en 1964, le pci en vient même à se scinder en deux organisations concurrentes, le Parti Communiste Indien d’une part qui, reprenant l’intitulé de la « vieille maison », garde son sigle de pci, et le Parti Communiste de l’Inde (marxiste) ou pci-m d’autre part. En 1967, une nouvelle scission affectera le pci-m ; elle engendrera un troisième parti communiste indien, le Parti Communiste de l’Inde (marxiste-léniniste) ou pci-ml. Pour ce dernier, d’obédience maoïste, la lutte armée constitue un moyen légitime d’arriver aux fins recherchées. Nous nous en tiendrons ici aux deux seules grandes composantes parlementaires du mouvement communiste indien, le pci et le pci-m, ce dernier étant devenu aujourd’hui de loin l’organisation la plus représentative du communisme indien. Nonobstant l’importance du pci-m, l’Inde ne compte donc pas moins de trois partis communistes depuis une quarantaine d’années.
2On aurait donc pu penser qu’une histoire aussi troublée ou chaotique aurait à jamais scellé le sort du communisme dans ce pays. Cela n’a pourtant pas été le cas. Malgré ses vicissitudes, le mouvement communiste indien est encore vivace.
3D’un côté, la représentativité électorale des deux partis communistes n’est pas négligeable au niveau national. Après avoir atteint un seuil très faible à l’issue des premières élections législatives de 1952 (3,3 % des voix), le pci frise dès 1957 les 9 % des voix. En 1962, il atteint presque les 10 %. Phénomène notable, la scission de 1964 ne provoque pas d’effondrement : le pourcentage global des voix recueillies par le pci et le pci-m aux élections législatives générales de 1967 (respectivement 5,0 % et 4,4 %) est à la virgule près identique à celui des élections de 1962. Certes, au cours des années 1970, une nouvelle tendance se fait jour : l’audience électorale du pci décroît tandis que grandit celle du pci-m. Mais le score additionné des deux partis ne témoigne pas d’un réel déclin de l’influence communiste par rapport à la période précédente de l’unité en termes électoraux : 9,8 % en 1971, 7,1 % en 1977, 8,7 % en 1980, 8,4 % en 1984, 9,1 % en 1989, 8,7 % en 1991. Ce n’est que depuis les élections de 1996 que le déclin accéléré du pci (1,9 % en 1996, 1,7 % en 1998, 1,5 % en 1999) n’est plus compensé par la tenue relativement meilleure du pci-m quoiqu’elle aussi soit en baisse (6,1 % en 1996, 5,2 % en 1998, 5,4 % en 1999). Le score conjugué des deux partis atteignait encore 8 % en 1996, mais il passe sous la barre des 7 % aux élections de 1998 et de 19992.
4D’un autre côté, les communistes indiens parviennent à jouer un rôle non négligeable dans la vie politique indienne. En 1957, ils accèdent pour la première fois à la direction d’un État, le Kerala. Chassés en 1959 dans des conditions constitutionnelles discutables, ils y reviendront par la suite à maintes reprises, leur force électorale oscillant autour des 30 %. En 1977, ils arrivent au pouvoir au Bengale occidental dont ils ne cessent de diriger le gouvernement depuis cette date, leur audience électorale tournant autour des 40 %. À l’heure actuelle, trois États de l’Inde ont des Chief-Ministers communistes : le Kerala, le Bengale occidental et le Tripura. Au lendemain des élections de 1996, le leader charismatique du Bengale occidental, Jyoti Basu, membre du Bureau politique du pci-m, est sollicité pour devenir le Premier ministre de l’Inde. Seul le refus de la majorité de la direction du pci-m d’accéder à cette demande empêche l’Inde d’avoir un Premier ministre communiste.
5Le contraste est donc patent entre d’une part l’ampleur des errements stratégiques du mouvement communiste indien et, d’autre part, le niveau de son audience dans le pays, même si celle-ci semble amorcer une tendance à la baisse. C’est de ce paradoxe et de cette évolution que nous partirons ici pour sérier la question de l’identité communiste en Inde, dès lors qu’il nous possible de faire l’hypothèse selon laquelle il est décidément « quelque d’indien » dans la façon de faire et de penser du pci et du pci-m, faute de quoi ces deux partis auraient dû depuis longtemps disparaître. Ce faisant, il convient de distinguer trois composantes essentielles de l’identité communiste en Inde. La première est d’ordre externe : elle concerne la sphère internationale de l’identité communiste. Les deux autres sont d’ordre interne : l’une a trait à la composition sociale des directions communistes, majoritairement issues des couches moyennes intellectuelles et urbaines ainsi que des castes supérieures, l’autre à la réalité régionale, voire régionaliste, de la politique du pci-m. Le déficit d’audience que les deux pci accusent depuis la fin des années 1990 nous semble précisément être lié à la façon dont ces trois composantes de l’identité communiste indienne, fonctionnelles à un moment donné de l’histoire indienne, deviennent dysfonctionnelles dans le cadre de l’émergence de nouvelles problématiques politiques.
La composante identitaire internationale
6La fascination que le modèle de la révolution soviétique a exercée sur les partis communistes du monde est connue. Le phénomène a même conduit des auteurs à analyser certains partis communistes comme de simples greffes du tronc russe3. Le cas indien n’échappe pas à la règle. De prime abord, il semblerait au contraire la souligner. Il s’inscrit cependant dans un contexte spécifique qui permet d’en nuancer sérieusement le principe.
Double naissance : double identité ?
7On notera tout d’abord qu’il existe un débat sur le lieu de naissance du pci. Pour certains, le parti serait né hors de l’Inde, à Tachkent, le 17 octobre 1920, créé par un petit groupe de révolutionnaires indiens séduits par la révolution bolchevique. C’est la thèse que défend sans complexe le pci-m. Pour d’autres, le pci serait né en Inde, le 26 décembre 1925 à la conférence de Kanpur (Uttar Pradesh). C’est la thèse du pci. Sans nier la réalité des réunions pouvant valider l’une ou l’autre de ces deux dates, on pourrait sans doute soutenir cependant que le pci en tant qu’organisation structurée n’existe que depuis décembre 1933, date à laquelle il formule pour la première fois un programme politique (une « plate-forme d’action » ayant été adoptée en 1930), c’est-à-dire un an avant d’être dûment affilié à l’Internationale Communiste (ic). C’est d’ailleurs ce que suggère le Secrétaire du pci-m, Harkishan Singh Surjeet, dans son manuel d’histoire résumée du mouvement communiste indien (Surjeet 1993 : 12). Par-delà son intérêt historique, la controverse sur les origines d’un parti « deux-fois-né » illustre à sa manière la façon différente dont les deux partis communistes indiens d’aujourd’hui abordent la question de la composante internationale de leur identité. Il est en effet piquant de voir que le pci, de loin le Parti Communiste Indien le plus constamment et étroitement lié à Moscou jusqu’à la chute du mur de Berlin, est celui qui, en se faisant nôtre à Kanpur, cherche à « nationaliser » le plus ses racines. Comme si, précisément, il cherchait à masquer l’étroitesse de ses rapports avec le pc d’Union Soviétique (pcus). Le pci-m, en revanche, peu suspect de suivre l’une ou l’autre des deux grandes Mecques historiques du communisme de l’après-seconde guerre mondiale dès lors qu’il n’entretint pendant longtemps aucune relation ni avec Moscou ni avec Pékin, peut revendiquer sans crainte l’internationalisme de sa source en la puisant à Tachkent. Ce faisant, il témoigne sans doute à la fois d’une plus grande honnêteté historique et de plus d’« indianité ».
8En effet, l’internationalisme du mouvement communiste indien, rapporté en l’occurrence à sa réalité politique primordiale, à savoir le soutien à la politique de l’urss, n’est pas, tant s’en faut, l’apanage des communistes. L’Inde, dès la fin du xixe siècle, entretient « l’image d’une Russie amie » (Chatterjee 1974 : 13), forgée en réaction à la domination coloniale britannique. Ses dirigeants nationalistes n’adhèrent pas à la propagande de Londres visant à les convaincre des desseins impérialistes russes. La Révolution de 1917 et la politique extérieure du nouvel État soviétique les confortent dans leur perception. Il est inconcevable, affirme Jawaharlal Nehru en 1929 « que la Russie, du moins dans ses conditions actuelles, et pour longtemps, menace l’Inde » (cité in Stein 1969 : 26). Le futur Premier ministre de l’Inde estime au contraire que Moscou et New Delhi ont tout intérêt à développer de bonnes relations et que « l’Inde n’a aucune raison d’hériter de la longue rivalité anglo-russe » (cité in Chatterjee 1974 : 28). M.K. Gandhi lui-même, dont l’idéologie ne prédispose pas à l’admiration du régime soviétique, déclare en 1921 « qu’il n’a jamais cru en la menace bolchevique » (ibid. : 24). L’ère de la guerre froide instaurée au lendemain de la seconde guerre mondiale ne modifie pas fondamentalement la donne. Même dans les années 1947-1952/3 durant lesquelles Moscou ne perçoit pas l’Inde comme un pays ami, New Delhi ne cesse d’envoyer des signaux en direction du Kremlin destinés à lui rappeler son intérêt pour le développement des relations indo-soviétiques. Celles-ci s’améliorent notablement après le mort de Staline. En 1953-54, alors que l’Inde de Nehru lance son second plan quinquennal, jette les bases de son industrialisation lourde et confère à son secteur public un rôle stratégique dans la défense de son marché intérieur, l’alliance militaire pakistano-américaine incite Moscou et New Delhi à resserrer leur amitié. Les « belles années » de la coopération indo-soviétique commencent. Elles vont à vrai dire se prolonger jusque dans les années 1980, ajoutant au fil des ans à leur dimension économique et diplomatique une facette militaire importante. Même si de nouveaux clivages commerciaux bilatéraux apparaissent au cours des années 1980, l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir relance une dernière fois les relations indo-soviétiques dans le champ de la coopération économique. Dès lors que, comme l’écrit une spécialiste de la politique extérieure de l’Inde, « l’aspect le plus étonnant des relations ‘spéciales’ indo-soviétiques est leur durabilité » (Saxena 1991 : 40), l’aisance avec laquelle les communistes indiens peuvent faire état de leur « Soviet connection » ne saurait donc surprendre. Tous les observateurs notent que la politique extérieure de l’Inde fit l’objet d’un profond consensus national. Les communistes se coulent en fait dans un moule favorable à l’expression de leurs convictions internationales.
9La question chinoise est, en revanche, plus délicate. L’antagonisme sino-indien latent, puis ouvert et débouchant sur la guerre sino-indienne de 1962, place les communistes indiens dans une situation complexe. Tant que Moscou et Pékin parviennent à aménager leurs contradictions bilatérales dans un climat non conflictuel, la question chinoise est facile à gérer pour les communistes indiens. Leurs yeux sont fondamentalement tournés vers l’urss qui fait figure de Centre du communisme mondial et la Chine apparaît finalement pour eux comme un pays figurant sur l’un des cercles concentriques entourant le Kremlin. Dans une thèse récente consacrée à l’étude de l’impact des influences étrangères sur la stratégie du pci de 1936 à 1964, on découvre ainsi que le pci n’entretenait pas de contact politique direct avec le Parti Communiste Chinois (pcc), que celui-ci ne répondait même pas aux lettres que les dirigeants indiens lui adressaient, et que les relations de ces derniers avec leurs camarades chinois transitèrent par le pcus jusqu’en 1959 (El Alami 2000). Le schisme sino-soviétique de la fin des années 1950 modifie soudain la donne. La tension des relations sino-indiennes qui lui est concomitante place les communistes indiens devant un dilemme. Alors que l’urss de Khrouchtchev décide de privilégier son amitié avec l’Inde de Nehru au détriment de la Chine de Mao, les communistes indiens se voient obligés de choisir, qu’ils le veuillent ou non, entre les deux nouveaux centres du communisme mondial. Choisir en faveur de Moscou constitue évidemment l’option la plus simple : ce sera celle du pci après la scission de 1964. Ce choix correspond à la tradition, il ne met pas le parti en défaut par rapport au consensus national s’exprimant dans le champ de la politique extérieure. En outre, il permet de se couler dans la logique du Rapport Khrouchtchev de 1956, dont l’une des facettes est constituée par la dénonciation du stalinisme abordé sous l’angle du culte de la personnalité, un rapport que le Parti Communiste Chinois, précisément, n’a pas du tout apprécié. En d’autres termes, choisir Moscou contre Pékin a aussi des conséquences dans le domaine de la politique intérieure indienne et implique qu’on jette un regard favorable sur certains aspects de la politique congressiste qui pourront dès lors être qualifiés de progressistes par les communistes. Bref, derrière le dilemme représenté par le schisme sino-soviétique, c’est toute la question d’une certaine analyse de la bourgeoise indienne qui se profile, de sa place et de son rôle dans l’histoire et le développement du pays4. Choisir en faveur de Pékin représente en revanche une option nettement plus risquée et, pour les militants confrontés sur le terrain à la réaction gouvernementale, plus courageuse : ce sera celle du pci-m. En 1964, le pci-m estime que c’est Nehru qui porte fondamentalement la plus lourde part de responsabilité dans la dégradation des rapports sino-indiens. Comme en ce qui concerne le pcI, les implications du choix du pci-m dépassent largement le champ des relations entre New Delhi et Pékin. Le pci-m, comme le pcc, n’apprécie pas la dénonciation « khrouchtchevienne » du stalinisme. Il rejette aussi la notion de coexistence pacifique défendue par les Soviétiques, qu’il analyse comme un abandon de la lutte des classes à l’échelle internationale. Il n’admet pas l’idée que la politique congressiste puisse avoir des aspects progressistes, cette politique servant à ses yeux fondamentalement les intérêts de la grande bourgeoisie indienne5.
La Scission de 1964 : internationalisme et indianité
10La scission du pci de 1964, réalisée dans les conditions historiques et idéologiques ainsi brièvement rappelées, a évidemment contribué à façonner de manière décisive les identités actuelles du pci et du pci-m. Le pci sera à jamais marqué par la vieille « Soviet connection » des origines. Nombreux sont les articles de presse qui se contentent de le qualifier de « pro-soviétique » pour le définir. De fait, jusqu’à l’implosion de l’urss, il constitue l’une des organisations communistes du monde les plus fidèles à la politique soviétique, qu’elle soit successivement brejnévienne ou gorbatchévienne. Sur le plan interne, il est l’un des partis de gauche les plus constamment favorables aux accents, qu’il juge progressistes, de la politique du Congrès. Son soutien à l’État d’urgence proclamé par Indira Gandhi en 1975 lui vaudra même le qualificatif dédaigneux de « queue du Congrès » (tail of the Congress) prononcé à son encontre par ses adversaires de droite et de gauche. Cette stratégie le conduit à privilégier sur le long terme la facette parlementaire de son activité politique dans le cadre des alliances électorales nouées sur le terrain. Le pci dispose en Inde de députés connus et respectés pour la valeur de leurs interventions à l’Assemblée du Peuple (Lok Sabha). Ce n’est pas un hasard, de ce point de vue, si l’un de ses élus et orateurs les plus prestigieux, par ailleurs l’un de ses ex-secrétaires généraux, Indrajit Gupta, devient en 1996 ministre de l’intérieur dans le gouvernement de Front Uni dirigé par le Premier ministre D. Gowda. C’est la première fois (et à ce jour la dernière) qu’un communiste accède à un tel niveau de responsabilité. Mais on peut aussi comprendre que le pci soit l’organisation communiste indienne affectée le plus directement par l’implosion de l’urss.
11Il en va autrement du pci-m. L’image que donnent de lui ses options internationales est nettement plus complexe. Il ne peut être simplement qualifié de pro-soviétique. Non seulement ses positions de 1964 démentiraient une telle assertion, mais encore elles ont conduit le pcus à rompre tout rapport avec lui. La très grande majorité des partis communistes du monde a suivi le « grand frère » soviétique, à l’exception notable des partis communistes cubain, vietnamien et coréen. Par exemple, ce n’est qu’au début des années 1980 que le Parti Communiste Français tisse des liens normaux (échanges de lettres et de délégations, invitations réciproques aux Congrès...) avec le pci-m. Cela ne signifie pas pour autant que le pci-m puisse être défini comme « anti-soviétique ». Au contraire, dès sa création, sa direction souligne sa volonté de nouer des rapports amicaux avec son interlocuteur soviétique. Elle multiplie même les signes de sa « bonne volonté ». Au lendemain de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie (1968), l’organe hebdomadaire du pci-m qui sort un jour avant celui du pci, est fier d’annoncer qu’il est le premier à la soutenir. En 1987, son dirigeant, E.M.S. Namboodiripad, écrit : « Depuis mes années de prison, je n’ai jamais vacillé dans ma conviction selon laquelle les succès de l’Union Soviétique étaient, par là même, ceux des peuples du monde, y compris le nôtre » (Namboodiripad 1987 : 51). Le cas de figure se répète avec le pcc. Après avoir appuyé la scission du pci en 1964, Pékin note rapidement que le pci-m n’est pas maoïste. En 1967, les Chinois incitent alors les « vrais » maoïstes militant au sein du pci-m à créer le pci-ml, le seul pc indien qu’ils reconnaîtront désormais. De ce jour, les rapports entre le pci-m et le pcc seront totalement rompus. Ils ne seront rétablis qu’à la fin des années 1980. De telle sorte que le pci-m n’eut pratiquement aucun rapport officiel avec le monde communiste extérieur durant la première vingtaine d’années de son existence. Ni « pro-soviétique » ni « pro-chinois », le pci-m fit tout simplement figure de parti « pro-indien » et n’eut d’autre alternative que de se développer seul. Acquise au feu du schisme sino-soviétique et de la scission de 1964, l’« indianité » du pci-m constitue ainsi l’un des facteurs de base de son identité de pci-m et l’un des fondements des facettes contradictoires de sa pratique politique en Inde. Certes, le phénomène a des aspects positifs pour le parti : il interdit à ses adversaires de le qualifier facilement de « parti de l’étranger »6, comme cela peut se faire dans d’autres pays ; il contraint le pci-m à chercher des solutions originales aux problèmes qu’il se pose, sans se soucier du regard extérieur. Mais il comporte aussi des aspects négatifs. Tout se passe en effet comme si certains aspects de la réflexion du pci-m s’étaient figés en 1964. Comme si les lourds débats de ces années de fer du communisme international avaient été à jamais intériorisés par le pci-m, ne l’avaient plus jamais quitté, le renvoyaient constamment à un passé révolu et pourtant toujours présent, comme si, en quelque sorte, la vie avait suspendu son cours, ne laissant plus remonter à la surface que les traces fossilisées des convictions anciennes et plus jamais discutées.
12Laissé seul et donc sans concurrence dans l’arène internationale, le pci-m d’aujourd’hui allie d’étranges réalités dans son discours et sa pratique. Alors qu’elle développe une réflexion moderne et originale sur des questions aussi essentielles pour l’Inde que, par exemple, la décentralisation de l’État, la politique du pci-m porte également les stigmates d’« une position doctrinaire d’un autre âge » (Racine 1993 : 230). L’image du stalinisme que le pci-m continue à entretenir est ainsi révélatrice. Staline figure toujours au panthéon des communistes-marxistes. Il n’est pas rare de voir sa photo dans les locaux du parti. Certains dirigeants du parti continuent à soutenir en substance, oralement ou par écrit, que le dictateur soviétique a eu un rôle positif même s’il y a lieu de condamner ses « erreurs » ou ses « déviations ». En revanche, ni Khrouchtchev ni Gorbatchev n’ont leur portrait exhibé sur les murs des salles consacrées aux grandes réunions. Absence évidemment plus révélatrice que celle de Brejnev qui, il est vrai, n’est pas non plus sollicité (mais qui penserait à épingler sur un mur l’effigie de ce gestionnaire de la conservation ?), car elle souligne une volonté : celle de mettre l’accent sur le maintien d’une ligne « pure et dure » dans le champ de la lutte des classes à l’échelle internationale. À titre d’illustration, on citera la galerie des portraits affichés lors du dernier Congrès du pci-m en 1998 : Marx, Engels, Lénine, Castro, Guevara, Mao ; la liste est éclectique, mais les « mous » n’y figurent pas. Le contraste entre, d’une part, l’affirmation de la « pureté » des principes révolutionnaires et, de l’autre, la ligne parlementaire soucieuse du respect des règles de la démocratie électorale mise en œuvre par le pci-m au niveau local et national est ainsi frappant. Cette manière de concevoir les relations internationales, à la fois figée et décalée par rapport à la pratique politique effective, est directement fonction de l’identité internationale du pci-m. Elle n’est pas sans lien avec la sur-représentation des intellectuels urbains dans ses organes de direction.
L’identité intellectuelle et brahmanique
13La sur-représentation des intellectuels à tous les échelons de la direction des deux partis est nette. Le 13e Congrès du pci (Patna, 1986) est illustratif de la composition sociale du parti : sur les 1173 délégués, 614 possèdent un diplôme universitaire, 408 ont fait des études secondaires, 146 des études primaires et 5 sont illettrés (cpi 1986 : 173). Le 15e Congrès de Hyderabad en 1992 est également révélateur du poids de l’intelligentsia au sein de l’appareil, du contraste entre la masse des adhérents et les délégués. Selon la nomenclature du pci, la composition sociale des adhérents est alors la suivante (cpi 1993 : 103) :
Ouvriers industriels : 12,3 % ; paysans pauvres : 26,8 % ; paysans moyens : 6,9 % ; paysans riches : 0,3 % ; ouvriers agricoles : 32,5 % ; classe moyenne : 2,9 % ; étudiants : 1,8 %. Mais celle des délégués au Congrès de Hyderabad est la suivante : classe ouvrière : 15,5 % ; classe moyenne : 35,8 % ; ouvriers agricoles : 4,5 % ; paysans pauvres : 16,7 % ; paysans moyens : 20 % ; paysans riches : 2,4 % ; grands propriétaires fonciers (« landlords ») : 1,2 %.
Le classement des délégués par niveau d’éducation montre le poids des universitaires : illettrés : 2 délégués (0,1 %) ; éducation primaire : 144 délégués (12,5 %) ; éducation secondaire : 376 délégués (32,7 %) ; diplômés de l’Université : 590 délégués (51,3 %) (ibid. : 149).
14La réalité est sensiblement la même pour le pci-m. Citons, par exemple, le Rapport préparatoire au 16e Congrès de Calcutta (1998). Certes, celui-ci se félicite de la nature de la composition sociale des adhérents du parti : « [Nous avons noté que, lors du dernier Congrès de notre parti, dans cinq États principaux, le Bengale occidental, le Kerala, le Tripura, l’Andhra Pradesh et le Tamilnadu, la majorité des membres du Parti appartenait à la classe ouvrière, aux ouvriers agricoles et aux paysans pauvres » (cpi(m) 1998 : 4). Le Rapport souligne même que « lors des deux derniers Congrès, nous avons noté une amélioration dans la composition sociale des membres de ces cinq États qui constituent plus de 80 % de l’effectif total du Parti » (ibid.). Mais il constate : « Cependant, les Rapports des Comités des États (à l’exception de quelques-uns d’entre eux comme celui du Kerala) font clairement apparaître que les cadres issus de ces classes ne sont pas représentés de façon adéquate au sein des Comités intermédiaires des districts et des États. Malgré l’expansion du Parti, les niveaux de direction sont toujours marqués par la prédominance des camarades issus des classes moyennes » (ibid.). Le poids des intellectuels sur le parti apparaît encore plus lourd si l’on prend en compte l’importance des « permanents », les cadres rétribués par l’organisation. En 1998, d’après ses propres chiffres (ibid. : 28 et 79), le cpi-m entretient 3101 permanents au Bengale occidental (pour 224468 adhérents), 5724 au Kerala (pour 268 183 adhérents), 750 au Tamilnadu (pour 73 051 adhérents), 942 en Andhra Pradesh (pour 38958 adhérents) et 367 au Tripura (pour 32 664 adhérents). Rien que dans ces cinq États, leur nombre excède les dix mille. Avec ceux qui travaillent dans le reste du pays et les locaux centraux du parti à New Delhi (1500 environ), le pci-m dispose au total de plus de 12 000 cadres permanents pour un effectif d’adhérents déclarés de 717 645, soit environ un « permanent » pour 60 adhérents. Or, d’après ses propres estimations, « la masse » (the bulk) des permanents recrutés vient des milieux étudiants et de la jeunesse éduquée, qui tiennent en main des positions clés aux différents échelons des comités de parti (ibid. : 4).
15Cette réalité se répète au niveau des organisations syndicales. En Inde, les syndicats sont conçus par tous les partis politiques, de droite comme de gauche, comme de véritables « courroies de transmission », à la fois vivier potentiel d’adhérents et de cadres et caisse de résonance de la politique du parti auquel ils appartiennent. Chaque grand parti national dispose de « son » syndicat. Les communistes n’échappent pas à la tradition. Ainsi, en milieu ouvrier, le pci-m a « son » citu et le pci « son » aituc. Loin d’être cachée, cette réalité est affirmée. Par exemple, dans chacun des rapports d’organisation présentés devant leurs congrès respectifs, le pci-m comme le pci ajoutent systématiquement, pour rendre compte de leur audience politique, le nombre des adhérents de leurs divers syndicats ouvriers, paysans et étudiants à ceux du parti. La conception est identique en ce qui concerne les « organisations de masse » (jeunesse, femmes...). On retrouve au niveau de l’ensemble de ces organisations la même caractéristique : elles sont dirigées par des intellectuels, souvent de formation universitaire.

Lénine et les révolutionnaires indiens.
Peinture illustrant le site du Parti Communiste Indien (marxiste-léniniste) sur Internet. Est-ce un document retouché ?
16Le phénomène se retrouve dans la composition des deux partis en termes de castes. Tout indique – il n’existe pas encore de données statistiques permettant de l’illustrer – que les directions des partis communistes, à l’échelon des États comme à celui de l’Union, sont massivement investies par des hommes et des femmes issus des hautes castes. À notre connaissance, le Bureau politique du pci-m ne dispose d’aucun membre appartenant aux « castes répertoriées » (scheduled castes) et un membre seulement du Bureau politique du pci est issu de ces castes ; encore n’est-il parvenu à cet échelon qu’en 1992 (après être devenu le responsable de l’Organisation de la Jeunesse en 1985). Ici aussi, le contraste est frappant avec le nombre des adhérents issus des basses castes. Celui-ci, en effet, augmente. D’après les données du pci-m – données qu’il estime « satisfaisantes »–, le pourcentage des membres issus des « castes répertoriées » est passé de 17,8 % à 24,1 % au Bengale occidental et de 16,6 % à 19,9 % en Andhra Pradesh entre 1994 et 1998 (ibid.). On n’en a pas le reflet dans la composition des organismes dirigeants aux différents niveaux du parti.
La figure de l’intellectuel : des cadres individualistes ?
17Les implications de la sur-représentation de l’intelligentsia urbaine et des hautes castes dans les instances dirigeantes et les appareils des deux pc sont évidemment multiples. Leur mode de comportement, lié aux formes de l’hégémonie civile de ces strates en Inde, marque la vie des organisations communistes. Nous en retiendrons ici un trait : le goût pour la controverse et le débat doctrinal. Il altère le respect des règles liées à la discipline du centralisme démocratique, un type de fonctionnement partisan pourtant statutaire et hautement revendiqué par le pci et le pci-m. La liberté de ton et l’individualisme des cadres communistes sont l’un des traits spécifiques du communisme à l’indienne.
18Dès les premiers moments de sa gestation, l’histoire du pci est ainsi marquée par la controverse qui se développe entre l’un de ses fondateurs, M.N. Roy, et Lénine. Le jeune économiste et théoricien bengali M.N. Roy siège alors au 2e Congrès du Komintern (1920). Il n’hésite pas à se heurter publiquement à Lénine sur une question stratégique, à savoir la place et le rôle de la bourgeoisie indienne dans un pays encore colonisé. Dans sa « thèse » sur la question nationale dans les pays colonisés, Lénine, tout en soulignant la nécessité pour les jeunes organisations communistes de développer leur capacité d’autonomie, défend l’idée d’une alliance entre les communistes et les éléments nationalistes bourgeois-démocrates adoptant une position anti-impérialiste. Lénine estime que les bourgeoisies nationales en émergence dans les pays colonisés peuvent jouer un rôle positif et que les révolutionnaires de ces pays auraient intérêt à rechercher systématiquement l’alliance avec leurs organisations représentatives afin de pousser à bout la logique du combat d’émancipation nationale. En ce qui concerne l’Inde, cela revient à demander aux jeunes communistes de ce pays de ne pas considérer le parti du Congrès comme un « ennemi de classe », pour reprendre le vocabulaire de l’époque. C’est cette « thèse » léniniste que M.N. Roy critique frontalement. Selon le délégué indien, le capitalisme indien serait entré dans une phase plus avancée qu’on ne le croit en Europe, de par les effets de la politique impérialiste britannique. Le phénomène placerait le prolétariat indien en « situation d’alternance viable » et engendrerait entre lui et la bourgeoisie indienne une contradiction de type antagonique. Alors que la bourgeoisie nationale indienne masquerait sa domination sur le peuple en agitant le slogan de l’indépendance, le Parti Communiste Indien constituerait la seule force révolutionnaire du pays. Roy propose conséquemment au Komintern d’adopter, sous forme de « thèse supplémentaire », le principe selon lequel l’Internationale Communiste (ic) se devrait d’aider le mouvement communiste à l’exclusion de toute autre force, le pci devant pour sa part se consacrer exclusivement dans son pays à l’organisation de la lutte des classes. M.N. Roy ne parvient pas à faire triompher son point de vue. Il n’en revient pas moins à la charge en 1922 et en 1924 lors des 4e et 5e Congrès de l’ic. Il n’y a pas lieu de revenir ici sur le fond de cette polémique historique que Lénine semble, au demeurant, dominer plus correctement que Roy. Il est à noter qu’il se trouve dès 1920 un intellectuel indien suffisamment confiant en lui-même pour oser contester au nom même de son idéal révolutionnaire l’auteur de la Révolution de 1917, la personnalité communiste la plus prestigieuse de l’époque. Roy est au sein de l’ic de l’époque le seul dans son cas. Peu importe s’il abandonne par la suite sa « thèse » et quitte le Parti Communiste. L’essentiel est ici de noter l’assurance avec laquelle un intellectuel indien peut hausser la voix sans complexe dans un forum d’idées. De ce point de vue, la controverse Lénine/Roy n’est pas oubliée en Inde. Il arrive encore qu’elle soit évoquée au détour de tel article ou de telle discussion, y compris par des politiciens qui n’ont rien à voir avec les pc, mais avec la plupart du temps le sentiment d’une fierté nationale légitime. Le cas de M.N. Roy, pour être isolé, n’en est donc pas moins symptomatique d’une certaine façon de faire.
19L’indiscipline des communistes indiens au sein de leurs organisations respectives appartient au même registre comportemental. Elle apparaît en effet directement liée à l’individualisme avec lequel les intellectuels urbains de haute caste conçoivent leur participation dans les débats et la projection de leurs personnalités propres dans les joutes politiques. Un trait de comportement que le futur dirigeant du pci-m, E.M.S. Namboodiripad, dénonce en ces termes en 1964, au moment de la scission du pci : « Toute la direction du Parti, estime-t-il, à l’échelon central et provincial, est composée d’intellectuels bourgeois déclassés ou d’individus issus des classes foncières ou capitaliste […] Le résultat en est que la direction du Parti a pris le caractère d’un attelage d’intellectuels qui n’en finissent pas d’échanger des arguments... » (Namboodiripad 1964, cité in Graff 1974 : 103). C’est toujours la même réalité que le pci-m fustige en 1998 lors de son Congrès de Calcutta. Le Rapport sur l’Organisation qu’il adopte dénonce « la croissance du factionalisme, du carriérisme, de l’individualisme et l’érosion des principes du centralisme démocratique dans le fonctionnement du Parti »7. Il poursuit : « L’effort pour capturer des positions clés dans les comités du Parti constitue l’un des aspects du factionalisme. La croissance du carriérisme reflète aussi cette tendance. Le 15e Congrès avait déjà noté les problèmes associés au factionalisme et au groupisme et la Résolution avait alors appelé à prendre des mesures strictes contre les éléments se livrant à de telles activités anti-Parti. La rectification requise pour contrôler le factionalisme doit commencer au sommet et dans les Comités dirigeants. » Il est fort à parier que les prochains Congrès reprendront la même antienne.
20Ce type d’attitude comporte à l’évidence des aspects négatifs pour l’activité des partis communistes dont il contredit les principes officiels de fonctionnement interne. En particulier, il n’est pas sans expliquer la tendance des communistes indiens à « sur-idéologiser » leurs différends, ce qui les conduit non seulement à se couper des réalités concrètes du terrain, mais encore à accuser leurs dissensions internes. L’histoire chaotique du parti au lendemain de la seconde guerre mondiale, puis les scissions du pci en 1964 et du pci-m en 1967 en constituent les illustrations. Le bilan rétrospectif dressé dans les années 1990 par l’actuel Secrétaire Général du pci-m est sans appel : « Le résultat de la mise en œuvre de la politique du 2e Congrès (1948) fut notre isolement et même l’interruption de l’activité de l’organisation en différents endroits. Cela entraîna aussi une crise sérieuse au sein du Parti. En deux ans, divers centres [de pouvoir]8 commencèrent à émerger, la discipline se relâcha et un grand débat interne s’instaura » (Surjeet 1993 : 53). E.M.S. Namboodiripad, de son côté, garde le souvenir d’une âpre lutte interne : « L’expression Inner-Party Struggle et son abréviation, ips, devinrent un terme communément utilisé dans les cercles du Parti » (Namboodiripad 1987 : 1256). Le phénomène entrave aussi l’émergence d’un leader charismatique dont l’aura, susceptible de dépasser les frontières de l’implantation locale ou provinciale, lui aurait permis de limiter la portée des clivages internes ou d’imposer vis-à-vis de l’étranger, notamment des « partis frères », l’audience de la politique du parti. Plus encore, la permanence des dissensions internes facilite l’intervention du pc de Grande-Bretagne et du pcus dans la vie interne du pci. Le premier est très tôt chargé de convaincre la direction communiste indienne, au nom de l’Internationale, du bien-fondé des décisions de cette dernière, jouant ainsi durant l’entre-deux-guerres puis dans les premières années de l’Indépendance de l’Inde une sorte de rôle de courroie de transmission entre le pci, l’ic et le Kominform9. Quant au second, les communistes indiens lui demandent parfois eux-mêmes d’exercer le rôle d’arbitre dans les débats qu’ils sont incapables de trancher. En 1951, la direction du pci décide ainsi d’envoyer en secret à Moscou une délégation composée de quatre dirigeants, deux de « droite » et deux de « gauche », pour faciliter la ré-instauration d’un climat consensuel minimum au sein du parti, la caution du « grand frère » soviétique s’avérant indispensable pour ce faire10. Le pcus pèse alors de façon décisive sur la ligne du pci (un document est entériné en ce sens à Moscou par la délégation du pci, la tactical line), en lui demandant de s’engager sur la voie parlementaire. « À cette époque – écrit l’actuel Secrétaire Général du pci-m dans ses ‘Grandes Lignes de l’Histoire du Mouvement Communiste en Inde’ –, le prestige du pcus était très grand au sein du mouvement communiste international et dès lors que notre programme et notre déclaration furent adoptés après discussion avec la direction du pcus dirigé par le camarade [sic] Staline, chacun accepta ces documents. Cela joua un rôle positif dans l’unification du Parti en ce temps-là » (Surjeet 1993 : 53).
21Nonobstant ces entraves à la liberté d’action et la contradiction qu’implique la sur-représentation de l’intelligentsia pour des partis se revendiquant de la classe ouvrière, le phénomène ne constitue pourtant pas un handicap insurmontable durant les premières décennies de l’indépendance. En ce qui nous concerne, nous avons tenté à plusieurs reprises de montrer ailleurs combien l’intellectuel indien, occidentalisé et de haute caste (en général brahmane), loin d’être un personnage déraciné, aliéné au sens étymologique du terme, c’est-à-dire « dénationalisé », fut au contraire placé au cœur des enjeux du mouvement d’indépendance, puis des premières années de l’indépendance (Zins 1998 : 141-161). Son occidentalisation fut fonctionnelle par rapport aux exigences de l’État-nation « Inde » en gestation puis en construction. C’est grâce à elle qu’une « problématique légitime du politique » (Bourdieu 1981 : 9), directement héritée du Siècle des Lumières, permit de jeter les bases parlementaires et laïques de la République indienne moderne, et c’est grâce à ces bases que l’Inde parvint à gérer dans une même dialectique son unité et sa diversité. Nous nous bornerons à souligner ici que, à sa manière et pour la part qui lui revient, l’intellectuel communiste inscrit son action dans ce cadre. Le poids dont il dispose au sein de son mouvement contribue à l’efficace de la problématique politique post-coloniale. La fascination qu’il exerce déteint même sur la conception que les dirigeants communistes se font de leur mode d’intervention intellectuelle dans la lutte politique. Il arrive ainsi que des dirigeants communistes publient leurs commentaires personnels sur tel ou tel aspect de l’histoire de leur pays, faisant quasiment figure de spécialistes. En 1990, alors qu’une série télévisée retraçant la vie de Tippu Sultan (un souverain musulman du Sud de l’Inde mort en 1799 en combattant les Anglais) se voit retirée de l’écran sous la pression des nationalistes hindous, le Secrétaire Général du pci n’hésite pas à prendre sa plume pour situer le rôle et la place de ce monarque dans l’histoire indienne (Rao & Abdullah 1990). Il arriva qu’en Europe des intellectuels communistes aient été priés de se mettre à la remorque du parti pour justifier ses thèses ; en Inde, des dirigeants politiques tentent de se convertir en scientifiques pour propager leur point de vue.
La figure du brahmane
22Quant au brahmanisme des deux partis, il se coule tout simplement dans la tradition du pays qui supposa longtemps que le brahmane, doté de la connaissance et de la parole, les porte au peuple, lequel les reçoit et les reconnaît comme légitimes. De ce point de vue, l’individualisme exacerbé dont font preuve les communistes indiens devient tout à fait fonctionnel. N’est-il pas, avec son corollaire, le factionalisme, lié à la façon dont la société indienne projette l’image de l’intellectuel ? Combien de travaux ne conduisent-ils pas à souligner l’importance dans l’imaginaire indien du personnage emblématique que constitue le « renonçant », le sannyāsin, l’archétype brahmanique de l’intellectuel, sorte d’intellectuel-mendiant beaucoup plus que figure de saint, établissant entre lui et ses disciples un rapport de connaissance hyper-individualiste ? Or, même si la chose paraît étrange, l’image projetée par le militant communiste (comme celui d’autres partis) peut se rapprocher de ce personnage à la fois réel et mythique. Qu’on relise les quelques autobiographies politiques – l’autobiographie, très pratiquée en Inde, n’étant d’ailleurs pas une forme innocente d’intervention dans le champ politique en termes de projection de l’individualisme11 – que nous ont livrées les dirigeants communistes. Prenons, par exemple, celles de Namboodiripad (How I Became a Communist ; Reminiscences of an Indian Communist). N’y voit-on pas, inextricablement mêlées à la dimension politique de l’action de l’auteur, des références à des moments de vie personnelle parfois très intimes, écrites sur le ton apparemment neutre d’un homme qui n’hésite pas à se livrer pour que d’autres bénéficient de son expérience, sans pour autant se poser lui-même en modèle, ainsi que le ferait un « renonçant » ? De même, la façon dont l’auteur nous dit avoir dédié sa vie à son Parti (il est entièrement pris en charge par le parti, et c’est ce dernier qui hérite de tous les biens qui peuvent lui avoir été transmis lorsqu’il meurt en 1997) n’est pas sans rappeler celle dont le « renonçant » use pour quitter l’univers « mondain » et entrer dans le monde de la Délivrance. La mendicité du sannyāsin, sans laquelle il ne pourrait survivre et déployer son projet, trouve également son pendant dans la manière sans complexe avec laquelle des dizaines de cadres communistes (le phénomène existe pour d’autres partis politiques) mettent à contribution leur famille, de très longues années de leur vie durant, pour accomplir leur militantisme dans le cadre d’une organisation qui ne peut quand même pas tous les rétribuer. Dilip M. Menon, dans une étude récente, soutient même l’idée que l’origine de caste de Namboodiripad (né dans l’une des huit familles de brahmanes du Kerala dotées du privilège de devenir des hymnologues védiques) permit à ce leader d’instrumentaliser le marxisme au profit d’une vision reconstruite de l’histoire ancienne du Kerala visant à contrer l’idéologie dravidienne favorable à la création d’un « pays tamoul » (Dravidanadu) recouvrant tout le Sud de l’Inde, et donc de jouer avec son parti un rôle essentiel dans la création d’un État distinct du Kerala (Menon 1999 : 55-87).
23Tant que l’intellectuel et son icône brahmanique exercent une fonction centrale dans le champ politique, l’origine sociale des dirigeants communistes ne constitue donc pas un problème insurmontable pour les partis communistes. Une évolution commence cependant à se dessiner au cours des années 1970. Elle s’accélère à partir de la fin des années 1980.
Parti communiste et nouveaux mouvements sociaux : le décalage
24La première étape coïncide avec la période de l’État d’urgence (1975-1977). Cette ère de semi-dictature marque un moment très important de l’histoire politique de l’Inde indépendante car elle témoigne d’une crise profonde de l’État, dotée par conséquent de multiples implications12. Pas seulement parce qu’elle scelle le destin du « système congressiste ». Mais encore parce qu’elle signifie que le rôle de l’État dans son aspect global d’agent transformateur de la société commence à s’altérer et à prendre de nouvelles formes. Or ce phénomène conduit à modifier le rôle traditionnel ou classique (disons, depuis la toute fin du xixe siècle) de l’intellectuel urbain dans la vie politique indienne, très lié à la projection d’une certaine image de l’État. Comme l’écrit Rajni Kothari dès 1983, l’État « aperdu son rôle d’agent de transformation ou même de médiateur dans les affaires de la société civile ». Alors que la société rejette diverses formes traditionnelles d’expression politique (y compris, comme le souligne le politologue indien, dans le domaine « ironiquement parlant de la théorie révolutionnaire »), elle voit s’ouvrir des « espaces politiques alternatifs en dehors des champs habituels du Parti et du gouvernement, quoique non extérieurs à l’État, plutôt en tant que nouvelles formes d’organisation et de lutte destinées à rajeunir l’État et à en faire à nouveau un instrument apte à libérer les défavorisés et les opprimés du marasme dans lequel ils sont englués » (Kothari 1983 : 26). De fait, dans la fournaise de l’état d’urgence et de la période historique qu’elle consacre, ce qu’il serait aujourd’hui convenu d’appeler de nouveaux espaces citoyens émergent en Inde dont la conquête constitue désormais l’une des clés de l’hégémonie politique. À partir de la fin des années 1970, des courants non étatiques ou non partisans les investissent peu à peu, mettant au premier rang de leurs préoccupations des notions nouvelles ou posées de façon nouvelle, comme la défense des droits de l’homme, des droits de la femme, de l’écologie. C’est précisément ce phénomène que les pc indiens, et notamment le plus représentatif d’entre eux, le pci-m, ont, singulièrement, beaucoup de difficultés à saisir sur le plan théorique.
25Comment le pci-m, en effet, pourrait-il lui aussi investir les nouvelles arènes politico-idéologiques de l’Inde de l’après-état d’urgence sans modifier sa vision traditionnelle de l’État et de la démocratie ? Au fond, pour lui, la conquête de l’État constitue toujours l’objet ultime. La dictature du prolétariat qu’il conserve comme dogme représente très classiquement le moyen de renverser les fonctions de l’État en faveur des couches et classes exploitées. Mais quid de cette stratégie si une partie de plus en plus grande de la politique se passe hors de la sphère étatique, dans la société elle-même ? Et comment en fonder une nouvelle si la démocratie politique et parlementaire de l’Inde n’est conçue par le parti que comme un vecteur de renforcement du parti qui, une fois arrivé au pouvoir, s’empressera d’en changer les règles en sa faveur ? En d’autres termes, comment, pour un pc, penser la révolution sans penser la démocratie sous toutes ses formes, et ce, dans les conditions concrètes de l’Inde ? Certes, on objectera que le pci-m dénonça avec force l’état d’urgence et on notera que son décrochage électoral par rapport à celui du pci, qui soutint quant à lui l’état d’urgence, date des élections de 1977. Ce qui d’ailleurs tend à confirmer l’idée selon laquelle la démocratie est, décidément, une question politique majeure pour l’Inde. Mais quelle réalité recouvre exactement le soutien donné par le pci-m au mouvement de Jaya Prakash Narayan précédant l’état d’urgence et à la coalition dirigée par le parti Janata ayant provoqué la défaite historique du Congrès en 1997 ? Comment peut-on croire que la décision du pci-m obéit à une logique démocratique structurelle ou de type stratégique dès lors que le parti continue de célébrer le rôle du « camarade Staline » ? N’est-elle pas, au contraire, fondée sur des considérations tactiques et électorales se coulant en outre aisément dans le moule de la traditionnelle politique anti-congressiste de l’aile gauche du vieux pci unifié, reprise à son compte par le pci-m ? Rien, en vérité, dans l’expression officielle de la ligne politique du pci-m ne permet de douter de la véracité de ces mots que rapporte Olle Törnquist et qui, écrit-il, lui ont été confiés par un dirigeant du pci-m expliquant l’opposition de son parti au régime de l’état d’urgence : « Il s’est agi d’une tactique à court terme pour soutenir la démocratie parlementaire. Nous étions affaiblis et nous en avions besoin. Un gouvernement qui ne nous soit pas systématiquement hostile pendant quelques années nous permettrait alors de nous développer. À présent, nous sommes devenus prisonniers de cette tactique » (Törnquist 1991 : 63). Pour s’en tenir à cette citation, ne serait-ce pas plutôt le pci-m qui reste « prisonnier » d’anciens schémas et ne serait-ce pas parce qu’il continue à penser et agir dans cette « prison de longue durée »13 que le pci-m ne se montre plus apte à mobiliser, comme par le passé, le soutien d’une fraction de la communauté intellectuelle de l’Inde ? Le dernier rapport en date du parti sur la circulation de ses publications centrales et sur l’organisation de ses écoles internes de formation est de ce point de vue éloquent. Les ventes des deux hebdomadaires centraux, People’s Democracy et Lok Lehar déclinent. Sauf au Tamilnadu et en Orissa, l’audience du premier décroît dans tous les États, notamment au Bengale occidental et au Kerala. Il en va de même du second, sauf au Bihar et à Delhi (cpi(m) 1998 : 8). La revue théorique du parti, The Marxist, doit interrompre sa circulation pendant deux ans, de juin 1996 à juin 1998. Quant aux écoles centrales, le pci-m déclare en octobre 1998 ne pas avoir pu les tenir depuis 1995, une seule école de quatre jours ayant été organisée en hindi pour les cadres de la Jeunesse Étudiante des États de langue hindi en juin 1995 (ibid. : 11). La direction du parti attribue ces défaillances aux lacunes de son travail organisationnel. Il est permis, toutefois, de douter de la valeur de cette simple explication, tant il est vrai que le pci-m donne lui-même de son activité intellectuelle une image appauvrissante : les quatre seules initiatives lancées par le parti de 1995 à 1998 et rangées au titre de son « travail idéologique » dans le rapport sur l’organisation présenté devant le 16e Congrès de Calcutta consistent en quatre appels destinés à commémorer le 50e anniversaire de la défaite du fascisme, le 125e anniversaire de la naissance de Lénine, le centenaire de la mort de Engels et le 150e anniversaire du Manifeste communiste (ibid. : 7). Quelle que soit leur fonction pédagogique, on voit mal comment de telles célébrations pourraient conduire à répondre aux besoins intellectuels de l’Inde et se révéler fascinantes pour son intelligentsia d’aujourd’hui.
Caste et classe : la nécessité d’une révolution culturelle interne au parti
26La deuxième étape commence au cours de la décennie 1980. Comme on sait, l’Inde, surtout du Nord, connaît de très grands bouleversements politiques en terme de castes. La montée en puissance des basses castes et des castes intermédiaires, ainsi que la politique des quotas initiée en 1990 sur la base des conclusions de la Commission Mandal, engendra une vive instrumentalisation de la caste à des fins politiques. De nouvelles élites rurales issues de ces strates s’emparent aujourd’hui des leviers de commande. Alors que le paradigme brahmanique du système des castes implose, la caste, loin de perdre de son efficace, devient un puissant vecteur du processus de politisation pour la couche la plus pauvre et, aussi, majoritaire de la population (Jaffrelot 1998 : 193-234). Or force est de constater que les pc de l’Inde ont pris un retard considérable sur la question des castes. D’un côté, la dimension « lutte des classes » leur a toujours paru englober celle des antagonismes de castes, jugés par ailleurs avec un relatif désintérêt et une certaine gêne dans la grande tradition moderniste inspirée du Siècle des Lumières dont le marxisme est l’un des vecteurs. De l’autre, le poids décisif des élites communistes issues des hautes castes ne pouvait pas constituer un facteur positif susceptible d’inciter le parti à prêter une oreille attentive aux nouvelles sollicitations des basses castes et des dalits. C’est seulement depuis le milieu des années 1990 que le pci-m, pressé par les succès électoraux des nouveaux partis de castes, commence à appréhender le facteur caste dans sa réalité concrète. Analysant le résultat des élections législatives de 1996, particulièrement mauvais pour le parti dans la Hindi Belt, sa direction écrit : « La mobilisation des castes arriérées et des dalits sur le mot d’ordre de la justice sociale et la revendication des plus basses castes présentent en vérité un aspect démocratique au sens où les castes socialement opprimées sont en train de revendiquer leurs droits et exigent une participation équitable dans la prise de décision politique. »14 Le fait que les membres des basses castes expriment leurs revendications selon leur réalité de caste ne constitue donc plus pour le parti une forme d’action réactionnaire. Même s’il précise immédiatement que « cependant, dépourvue d’un programme socio-économique visant à combattre les racines de l’oppression sociale et de caste, une politique uniquement fondée sur la caste ne sert qu’à perpétuer les divisions et la conscience de caste », on notera que ce segment du raisonnement, plusconforme à l’argumentation traditionnelle, vient après le premier. Cette évolution dans la politique du pci-m ne signifie pas pour autant que le parti en soit quitte avec la question de la caste. Au contraire, il va lui falloir désormais se pencher sur ses propres réalités internes. Or tout indique que sa tâche sera compliquée. Car, sans parler de la difficulté à extraire de milieux très défavorisés des militants aptes à devenir des cadres politiques, le pci-m semble tout simplement confronté à la nécessité d’une véritable révolution culturelle interne. Il suffit, pour le suggérer, de citer ses propres textes. Sa Résolution sur l’Organisation soumise au 16e Congrès de 1998 constate ainsi :
Le manque d’éducation des militants du Parti pour leur faire adopter une vision progressiste et scientifique des choses dans la vie sociale constitue un grave défaut. Que ce soit l’observance des coutumes religieuses obscurantistes, l’attitude féodale envers les femmes, la question des pratiques et des discriminations de caste ou de l’adoption d’une vision matérialiste scientifique, les efforts ont manqué pour lancer des discussions ou des campagnes sur ces points au sein et hors du Parti. Cela a conduit à une dichotomie dans l’attitude de nombre de ses cadres qui militent dans la vie politique et économique et dans les organisations de masse mais qui, dans la sphère de leur vie personnelle et sociale, maintiennent une approche non communiste et continuent à adhérer à des valeurs petites bourgeoises et traditionnelles fondées sur la religion et la caste. [cpi(m) 1998 : 21]
27Soulignant le cas des États où les préjugés des communistes contre les basses castes sont les plus forts, la Résolution poursuit :
Le rapport du Bihar déclare que nombre des membres du Parti suivent diverses pratiques obscurantistes. Des efforts conscients pour éliminer ces pratiques par les militants ne sont pas visibles. Les Rapports du Tamilnad, de l’Orissa, de l’Uttar Pradesh et d’autres États montrent que la discrimination de caste à l’encontre des castes répertoriées – comme l’interdiction de les laisser tirer de l’eau du puits, de boire dans des verres communs dans les buvettes à thé, d’organiser des processions lors des mariages ou des funérailles sur la voie publique –, tout cela se produit encore en certains endroits où l’influence du Parti et de ses organisations de masse se fait sentir, mais le Parti ne prend pas d’initiative pour s’opposer à de telles pratiques de caste et pour mobiliser les gens contre elles. Dans tous les États de langue hindi où la conscience de classe est à son plus haut degré, le Parti et ses organisations de masse ne se saisissent pas du problème concrètement dans leur travail quotidien. C’est également le cas dans d’autres États où le Parti est plus faible. [Ibid. : 21-22]
28La conclusion est sans appel :
Le Parti doit engager une campagne anti-caste en son sein et cela est nécessaire également au sein des organisations de masse. Il faut aussi inculquer la vision marxiste sur les questions de caste, dans le programme du Parti, au niveau du Centre et des États. [Ibid. : 22]
29L’autocritique est courageuse. On notera toutefois qu’elle ne s’accompagne pas de propositions précises visant à promouvoir des cadres de basses castes aux différents échelons de direction du parti. Faute de quoi la révolution culturelle du pci-m restera inachevée et son identité inadéquate à la nouvelle réalité politique indienne.
La composante régionale de l’identité communiste
30Les communistes ont très longtemps hésité sur la question nationale. Leur perception d’origine d’une Inde fédérale mais multinationale les marque en profondeur. Leurs textes en la matière font d’ailleurs toujours invariablement référence aux analyses de Lénine, notamment ceux destinés à l’éducation interne des membres du parti (pes 1996 : 6-8). En 1930, tirant son inspiration de la doctrine soviétique des nationalités, le pci déclare que « seule une République fédérale soviétique indienne pourrait garantir aux minorités nationales leur droit à l’autodétermination, y compris le droit de sécession complète »15. En 1942, le pci reprend la définition de Staline sur la nation (avec ses cinq éléments constitutifs : communauté historique, de langue, de territoire, de vie économique, de culture) et affirme l’existence de « seize nations indiennes ». Sans encore envisager leur regroupement en un Pakistan, il reconnaît également aux « nationalités à majorité musulmane » le droit de faire sécession. Dans sa plate-forme électorale de 1946, le pci estime que l’Inde devrait constituer une confédération d’États nationaux, libres et souverains, selon les critères des nationalités précédemment décrits.
Des nationalités à l’unité nationale
31En 1951, le pci effectue son premier tournant sur la question. Des considérations géostratégiques dictent sans doute son attitude : l’urss est peu soucieuse de voir éclater le sous-continent indien dont les Britanniques sont désormais accusés d’avoir fomenté la « partition » et les Américains de vouloir la perpétuer en jouant sur l’antagonisme indo-pakistanais. C’est aussi l’époque où le parti commence à mieux sérier la nature du développement capitaliste indien. L’unité de l’Inde lui apparaît peu à peu comme un facteur positif pour l’élévation du niveau de vie de ses habitants et contre la menace de division que ferait peser sur le sous-continent la politique occidentale. Les grands monopoles privés lui paraissent devoir être distingués des bourgeoisies des diverses « nationalités » du pays. Autant les premiers tentent de rassembler l’Inde sous leur coupe en en centralisant les institutions, autant les secondes peuvent jouer un rôle positif dans la lutte du peuple contre ses principaux oppresseurs. Glissant ainsi sa réflexion dans le moule fédéral indien mais à partir d’une vision décentralisatrice, le pci peut drainer vers lui une partie des aspirations régionales « nationalitaires » dans certains États, ce qu’il fait lors des premières élections législatives de 1952. Dans les années 1950, quand dans le Sud de l’Inde se développent de puissants mouvements régionalistes revendiquant un redécoupage linguistique des États, et que Nehru, initialement opposé à la réforme, doit céder devant les pressions, le pci, favorable au redécoupage, accroît logiquement son audience dans les régions où n’existait pas encore de parti régionaliste16.
32En 1964, le pci-m entame une nouvelle évolution, en décidant de retirer de son programme le droit à l’autodétermination de toutes les nationalités. Lors de son 9e Congrès de Madurai en 1972, il adopte une « Note sur la question nationale en Inde » qui constitue toujours le texte de base de sa politique actuelle (repris in extenso in pes 1996, Appendix ii : 24-31). L’Union Indienne est définie comme « un pays uni multinational (a multi-national united country) » (ibid. : 17). Le droit à l’autodétermination des « nationalités », explique-t-il, est devenu caduc du fait de l’Indépendance : « ... les différents courants linguistiques ou subnationaux et la lutte pour leur progrès économique ne constituent pas un combat contre l’une ou l’autre nation oppressive à l’intérieur de l’Union Indienne, mais c’est l’un des volets de la lutte commune de toutes les nationalités dans le pays pour éradiquer la dépendance économique et l’arriération. Ce combat sera facilité par la sauvegarde de l’unité indienne. D’un autre côté, la montée des forces dissidentes aide les classes dirigeantes à désorganiser et à faire cesser le combat populaire » (ibid. : 26).
33Dans ce cadre, le pci-m avance un éventail de propositions sérieuses en matière de décentralisation (concernant des sujets aussi divers que le domaine de compétence des lois centrales et des États, le pouvoir des gouverneurs, the President’s rule, c’est-à-dire le droit du Président de la République de dissoudre dans certaines conditions les Assemblées des États, les pouvoirs d’urgence, etc.). Elles figurent pour l’essentiel dans un Memorandum du Gouvernement du Bengale et un opuscule du parti intitulé On Centre-State Relations (1983). Le pci-m a également répondu de façon précise aux questions de la Commission Sarkaria mise en place par le gouvernement en 1983 (Commission on Centre-State Relations 1988). Fondamentalement, ils comprennent deux volets principaux, l’un politico-constitutionnel, l’autre économique et financier. Dans les deux cas, le pci-m s’illustre par des propositions aussi avancées, sinon plus, que celles des différents partis régionalistes (notamment le Dravida Munnetra Kajagam/dmk du Tamilnadu, le Telegu Desam de l’Andhra Pradesh, la Conférence Nationale du Cachemire). Elles s’inspirent évidemment de sa longue expérience gouvernementale dans ses bastions régionaux du Kerala, du Bengale occidental et du Tripura. C’est sur ce point que nous voudrions souligner l’une des réalités contradictoires de l’identité communiste indienne, et singulièrement du pci-m.
Le PCI-M : un parti régional ?
34D’une part, sa forte implantation régionale présente évidemment un grand intérêt pour le pci-m : elle fait de lui une organisation incontournable de la vie politique indienne. Et ce, d’autant plus que le système politique indien tend structurellement à donner une place de plus en plus grande aux partis régionaux depuis la chute du système congressiste. Dans ce cadre, la nouvelle problématique régionale de la politique indienne peut conférer au pci-m un rôle charnière dans le regroupement d’une fraction de l’opposition régionale au niveau national, lorsque les conditions s’y prêtent. C’est ainsi que l’on peut comprendre le rôle personnel joué par H.S. Surjeet, Secrétaire Général du pci-m, dans le regroupement des partis régionaux ayant engendré la création d’un pôle dit de « Troisième Force », puis la victoire du Front Uni aux élections législatives de 1996, alors qu’il s’agissait d’écarter du pouvoir à la fois le bjp et le parti du Congrès. Qu’on analyse de plus près le processus, et l’on verra que ses lointaines prémisses remontent à la première moitié des années 1980, lorsque l’opposition de l’époque au parti du Congrès tenta pour la première fois systématiquement de rassembler plusieurs grands partis régionaux, le dernier « conclave » de cette époque se réunissant significativement à Calcutta (Zins 1992 : 257). C’est en quelque sorte grâce à sa force de « parti régional » que le pci-m peut, paradoxalement, jouer un rôle national. La dernière illustration du phénomène date de 1996 quand, à l’unanimité, les composantes du Front Uni proposèrent à Jyoti Basu, le prestigieux Chief-Minister du Bengale occidental, de devenir le Premier ministre de l’Inde.
35D’autre part, dans le même temps, la part régionale de l’identité communiste hypothèque la portée de son rôle national.
36– Tout d’abord, en termes électoraux, le pci-m s’apparente à un parti régional. Les quelque 6 % environ des votes exprimés qu’il recueille depuis les trois dernières élections sont massivement concentrés dans les trois États qu’il dirige. À l’échelle de l’Inde, le pci-m ne se porte candidat que dans une moyenne de 15 % environ des sièges disponibles. En 1999, ses sièges ne sont répartis que dans 9 États de l’Inde sur 25, l’immense majorité se trouvant au Bengale occidental, au Kerala et au Tripura (voir tableau).
États | Nombre de sièges gagnés par le PCI-M |
Assam | 1 |
Andhra Pradesh | 2 |
Bihar | 3 |
Maharashtra | 3 |
Rajasthan | 1 |
Tripura | 38 |
Uttar Pradesh | 4 |
Bengale occidental | 150 |
Kerala | 44 |
37Même si au niveau national, avec ses 33 sièges à la Lok Sabha (sur un total de 543 sièges), le pci-m constitue le troisième groupe parlementaire, son image est d’abord celle d’un parti régional.
38Le gouvernement bjp actuel y trouve argument pour tenter de faire enregistrer le pci-m (et le pci) comme un « State party » par la Commission électorale17.
39– Ensuite, le pci-m court constamment le risque de voir ses pratiques régionales dominer sa vision nationale. De ce point de vue, l’expérience communiste au Bengale occidental, dont la longévité est exceptionnelle18, pèse lourd dans les réflexes politiques du parti. Le lieu n’étant pas d’analyser en détail la politique du pci-m dans ses bastions, on se bornera ici à souligner quelques pistes de réflexion. Grâce notamment aux réformes agraires qu’il a entreprises dans son État, le pci-m s’est forgé l’image d’un parti pragmatique et réformiste, ayant cherché à pousser à fond la logique des réformes agraires dans les limites du cadre constitutionnel indien (qu’il conteste mais ne peut dépasser sans tomber dans l’illégalité) (Racine 1986 : 76-103). Il est également parvenu à associer son nom à celui de « démocratie locale », le Bengale étant l’un des États de l’Inde à avoir systématiquement mis en place des conseils municipaux élus dans les villages (paṅcāyat). Certes, ces réalisations donnent du parti l’image d’une organisation responsable et démocratique sur le plan politique ; elles donnent la clé de son succès et du maintien de son audience électorale. Mais elles le soumettent aussi aux critiques de ceux qui l’accusent d’être un parti ayant renoncé à son identité révolutionnaire, recourant aux mêmes méthodes que ses adversaires pour garder le pouvoir (Mallick 1993). Le pci-m lui-même jette un regard critique sur ses pratiques. Le Kerala (avec le Panjab) est ainsi présenté comme l’archétype de l’État où le parti se laisse ronger par le factionalisme de la base au sommet « depuis près d’une décennie » (cpi(m) 1998 : 24). Au Tripura, l’activité du parti est gangrenée par le « parlementarisme et l’opportunisme grossier qui lui est lié » (ibid. : 16-17). L’ex-Chief-Minister communiste de cet État, l’un des fondateurs du mouvement communiste au Tripura, fut d’ailleurs exclu du parti à l’issue du 15e Congrès (1995) – officiellement, pour cette raison. Le pci-m ne se contente pas d’analyser ce que Lénine qualifiait à son époque de crétinisme parlementaire comme étant « seulement une déviation de certains cadres visant à se maintenir au pouvoir et dans des postes d’élus » (ibid. : 17). Il affirme que c’est la conséquence d’« une conception totalement réformiste qui confine les activités du Parti dans le cadre du travail électoral et dans l’illusion que le combat électoral peut suffire à faire avancer le Parti » (ibid.). Au Bengale occidental, on note qu’« en général, le niveau de conscience des membres (du Parti) est très faible » (ibid. : 3). On s’y inquiète également des tendances à l’opportunisme parlementaire qui s’y développent, selon le Rapport de la direction bengalie (ibid. : 20), le Bengale occidental tombant par ailleurs sous le coup de la critique d’ensemble selon laquelle « l’impact du style des partis bourgeois avec lesquels nous sommes alliés, et de leurs méthodes d’utilisation de l’argent à des fins de pouvoir, a une influence corrosive sur nos cadres » (ibid. : 16). Au total, on notera que la première des « tâches immédiates » que s’assigne le pci-m en 1998 est « l’éducation et le remodelage de la conception des cadres à tous les niveaux, de telle sorte que les valeurs communistes soient inculquées, que le réformisme parlementaire soit contré, et que les valeurs sociales progressistes soient observées » (ibid. : 33). C’est précisément sur ce décalage, révélé par les textes eux-mêmes du pci-m, entre d’une part un discours idéologique très ferme, très centré sur les valeurs traditionnelles du marxisme-léninisme, et d’autre part une réalité locale et régionale marquée par le pragmatisme des conduites, le réformisme des pratiques très soumises aussi aux réalités sociales de l’Inde, qu’il convient de s’interroger. Le paradoxe de la double identité révolutionnaire et réformiste du pci-m ne serait-il pas un facteur poussant ce parti à s’en tenir d’autant plus à la réaffirmation des dogmes, que celle-ci fournirait le moyen commode, dans les conditions indiennes, de maintenir la visibilité révolutionnaire d’un parti menacé constamment de se dissoudre dans la réalité de l’exercice quotidien du pouvoir régional ? Le dogme contre la pratique, plutôt que la pratique conforme au dogme, telle pourrait être l’une des facettes de l’identité communiste-marxiste.
40Enfin, on peut se demander si la forte implantation régionale du pci-m ne conduit pas celui-ci à sous-estimer la dimension nationale de son rôle. Le refus de la majorité de la direction du pci-m d’accepter la proposition faite à Jyoti Basu de devenir Premier ministre de l’Inde en 1996 pourrait illustrer ce phénomène. Si le pci n’éprouve alors aucune difficulté à accepter le portefeuille de l’intérieur (dévolu à son ex-Secrétaire Général Indrajit Gupta) et celui de l’Agriculture dans les gouvernements Gowda et Gujral, le pci-m n’engrange pas la récolte qu’il sème depuis plus d’une décennie en ayant cherché à devenir l’axe de regroupement des partis régionaux et des petits partis de la gauche non communiste. On sait aujourd’hui que les opposants les plus déterminés à l’exercice du pouvoir au niveau national furent les « Jeunes Turcs » du parti, parmi lesquels deux anciens étudiants communistes de l’Université Jawaharlal Nehru de New Delhi, connus pour leur militantisme estudiantin au début des années 1970, aujourd’hui membres du Bureau politique (Prakat Karash et Y. Sitaram). Ils surent gagner à leur cause, contre l’avis de Jyoti Basu19 et du Secrétaire Général, la plupart des membres du Comité central et des échelons dirigeants du parti dans les bastions régionaux, peu soucieux de voir l’avenir d’une coalition (minoritaire au sein du Parlement) dirigée par un Premier ministre communiste dépendre du soutien extérieur du parti du Congrès, alors que ce dernier constitue le principal adversaire des gouvernements communistes du Bengale, du Kerala et du Tripura. Tout se passa alors comme si la vision régionale de la politique indienne acquise par le pci-m avait entravé sa vision nationale, comme si son identité régionale l’avait emporté sur son identité nationale. Évoquant les débats qui ont porté sur cette question au sein du parti dans l’État du Panjab, la direction du pci-m tend d’ailleurs elle-même à dissoudre la dimension stratégique du choix de 1996 dans les réalités les plus locales. Soulignant que les dissensions internes du parti dans cet État « se développèrent après les élections de mai 1996 et la décision du Comité central de ne pas participer au gouvernement de Front Uni », elle ajoute : « Ostensiblement, la division eut lieu sur cette question, mais les rivalités de groupes et les conflits individuels devinrent la base de la division entre factions » (cpi(m) 1998 : 26). Une question aussi cruciale que celle de la participation au gouvernement central d’un pays de plus d’un milliard d’habitants, de surcroît20 doté du nucléaire, est ainsi rapportée aux considérations internes les plus triviales. Cela n’empêche pas le site Internet du pci-m d’expliquer ainsi la position du parti : « Le pci-m n’a pas participé aux gouvernements au niveau du Centre. Le pci-m par principe ne participe pas aux gouvernements là où il n’est pas le parti dominant et ne peut influer sur les décisions politiques. C’est aussi le cas dans les États où il ne constitue pas une force dominante. C’est avec cette compréhension des choses que le pci-m a décliné l’offre de diriger le gouvernement central après les élections de 1996. »21 Ce qui signifie en bonne logique que le pci-m n’acceptera de diriger l’Inde que le jour où il sera devenu électoralement dominant dans le pays : outre l’interrogation qu’une telle position engendre sur les perspectives d’avenir à court et moyen terme de cette formation politique, au vu des réalités électorales actuelles de l’Inde, le ton même des termes employés et la conception du pouvoir qu’elle reflète constituent, somme toute, un bon commentaire du pci-m sur sa propre identité politique.
***
41« À quoi sert le Parti Communiste Français ? », se demandait le politologue Georges Lavau il y a près de vingt ans (Lavau 1981). Ce sont exactement des questions de ce type, qui comportent à vrai dire autant de réponses citoyennes qu’il est d’opinions personnelles, que nous ne nous sommes pas posées en ce qui concerne le mouvement communiste indien rapporté à ses deux principales formations, le pci et le pci-m. Nous nous en sommes tenu à l’analyse de certaines pièces du puzzle identitaire communiste indien, singulièrement du pci-m, l’organisation aujourd’hui la plus importante de la sphère communiste indienne. Car c’est bien d’un puzzle ou d’un casse-tête qu’il s’agit, dès lors que ses composantes apparaissent à plus d’un titre paradoxales. Paradoxe d’un parti, le pci-m, qui affirme haut et fort ses solidarités internationales, alors qu’il fut l’un des partis communistes du monde les moins organiquement liés au mouvement communiste international. Paradoxe d’un parti qui revendique son attachement à l’univers prolétarien alors qu’il est massivement dirigé par des intellectuels. Paradoxe d’un parti qui s’affirme profondément fidèle aux dogmes les plus classiques du marxisme-léninisme tels que l’histoire les a forgés à partir du paradigme de la révolution russe et de ses avatars, alors qu’il est à maints égards un modèle d’indiscipline et d’individualisme. Paradoxe d’un parti qui se veut « pur et dur » au niveau de la doctrine révolutionnaire, mais qui développe son audience sur la base d’une pratique électoraliste et réformiste très rodée dans ses bastions régionaux. Paradoxe d’un parti qui se veut national mais dont l’implantation reste régionale. Paradoxe, enfin d’un parti qui vise le pouvoir mais s’abstient d’en assumer la responsabilité suprême quand celle-ci lui est proposée. Bref, paradoxes si nombreux qu’on en vient à se dire que la « personnalité » du parti réside précisément dans leur existence. Et que celle-ci est pour le moins liée à la société indienne avec laquelle le mouvement communiste semble donc entretenir des rapports plus profonds qu’on ne le croit généralement, bien qu’ils ne soient pas toujours situés là où les organisations communistes aimeraient les trouver. Reste à savoir si les communistes, notamment ceux du pci-m, pourront, en évoluant avec la société indienne telle qu’elle est traversée aujourd’hui par de profonds changements, rendre moins dysfonctionnels les traits de leur identité qui, à leur corps défendant, se sont révélés, par le passé, singulièrement fonctionnels pour l’essor et le maintien de leur audience.
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PES 1996 = Party Education Series, 3 : Class Struggle and the Problems of National Unity. New Delhi, Communist Party of India (Marxist) Publications, October 1996, pp. 6-8.
Annexe
Appendix A. Rappel des errements stratégiques du PCI les plus notables jusqu’en 1964
– Au tournant des années 1920-1930, le pci range parmi ses ennemis privilégiés la gauche du parti du Congrès qualifiée dans sa « Plate-forme d’action » de 1930 « d’obstacle le plus nuisible et le plus dangereux pour la victoire de la révolution indienne ». Plusieurs décennies plus tard, Namboodiripad, alors Secrétaire Général du Parti Communiste de l’Inde (marxiste)/pci-m, souligna que cette attitude, qui fut modifiée du tout au tout en 1935, « causa un grand dommage à l’image du Parti parmi les gens et entretint des malentendus sur sa perspective révolutionnaire » (Namboodiripad 1987 : 27).
– Quand la seconde guerre mondiale éclate, le pci analyse l’affrontement en cours comme un conflit inter-impérialiste répétant le schéma de la guerre 1914-1918. Raison pour, à ses yeux, accentuer la pression contre l’occupant britannique en Inde. Mais l’attaque de l’Allemagne nazie contre l’urss le conduit à réviser son schéma de fond en comble. L’Angleterre devient une puissance dont il faut soutenir l’effort de guerre. Le pci se place ainsi en porte-à-faux vis-à-vis du mouvement d’indépendance.
– En 1947, le pci estime que l’indépendance de l’Inde n’est que de façade et que le pays continue à entretenir des liens de dépendance économique avec son ancienne colonie. À Moscou, Staline refuse de recevoir l’ambassadeur de l’Inde qui n’est autre que la propre sœur de Nehru. À New Delhi, les communistes font montre du même dédain à l’égard du régime congressiste et de son chef, Nehru, considéré comme une sorte de Kerenski indien. Forcer la révolution en Inde devient la seule façon de « mettre en péril les arrières du système capitaliste [mondial] » (People’s Age, New Delhi, vol. 6, n° 30, 25 janvier 1950). Ces termes sont ceux du Rapport Jdanov entériné par le Kominform en septembre 1947, exposé aux différents pc d’Asie en décembre 1947. La notion dite de « Troisième Force » (on parlera plus tard de non-alignement) est notamment qualifiée de manœuvre impérialiste et de calomnie anti-soviétique. L’organe du pci publie ce rapport dans son intégralité.
L’incohérence des stratégies mises en œuvre par le pci atteint alors son paroxysme.
– De 1947 à 1951, quatre secrétaires généraux se succèdent, P.C. Joshi, B.T. Ranadive, Rajeshwar Rao et Ajoy Ghosh. Le second adopte une ligne calquée sur le modèle de la révolution russe de 1917 ; elle sera plus tard qualifiée de « sectaire de gauche de type trotskyste-titiste » (Graff 1974 : 59). Le troisième lance son parti sur une voie nettement plus influencée par le modèle maoïste ; elle sera vite taxée d’aventuriste. Ce n’est qu’en 1951 que l’arrivée d’Ajoy Ghosh permet de stabiliser le cours chaotique de la politique du pci. À cette date, les quatre premières années de transition de l’Inde indépendante s’achèvent. Nehru a imposé son autorité à la tête du parti du Congrès et de l’État contre l’aile droite du parti du Congrès. Il s’apprête à lancer son pays sur la voie de l’économie mixte et du non-alignement. Alors que les premières élections législatives générales de 1952 s’annoncent, les communistes émergent à peine de la clandestinité dans laquelle leur politique les a plongés.
– 1964 : le schisme sino-soviétique donne une nouvelle résonance aux dissensions internes du pci. La scission donne naissance au pci-m.
Appendix B. Résultats obtenus par le PCI et le PCI-M à la Lok Sabha aux élections législatives générales (en % de voix)

Source : M.-J. Zins, Histoire de l’Inde indépendante. Paris, PUF, 1992, Annexes, tableau 7, n.p. (D.R.)
Notes de bas de page
1 Voir en Appendix A la liste des errements stratégiques les plus notables du PCI jusqu’à la scission de 1964.
2 Voir le tableau récapitulatif en Appendix B.
3 Voir par exemple Kriegel 1970.
4 Pour le PCI, « l’État indien est l’émanation de la bourgeoisie nationale au pouvoir, en tant que classe dans son ensemble, au sein de laquelle la grande bourgeoisie détient une puissante influence. Cette classe au pouvoir est étroitement liée aux gros propriétaires terriens » (CPI 1968, p. 297). Cette définition, évoquant la bourgeoisie « dans son ensemble » et évitant de se prononcer sur la fraction qui la dirige (les couches moyennes qualifiées d’anti-monopolistes ou la grande bourgeoisie ?) légitime la politique d’alliance du PCI avec l’aile progressiste du Congrès (censée être l’émanation des couches anti-monopolistes), visant à faire passer l’Inde à l’étape de « démocratie nationale ».
5 Pour le PCI-M, « le gouvernement indien est un gouvernement bourgeois et de gros propriétaires terriens conduit par la grande bourgeoisie, compromise et collaborant avec le capital monopoliste étranger » (Stand on Ideological Issues, PCI (M) Publ., Calcutta, nov. 1969, p. 71). Cette définition conduit le PCI-M à rejeter toute idée d’alliance électorale avec le régime congressiste et à privilégier le regroupement autour de lui des forces politiques nécessaires à la réalisation de l’étape de la « démocratie du peuple ».
6 L’opposition du PCI au mouvement « Quit India » de 1942 laisse cependant de profondes marques dans la mémoire collective. Ainsi, en 1984, The Illustrated Weekly publie une série de quatre articles écrits par un journaliste connu, Arun Shourie, accusant le PCI de collusion avec l’impérialisme britannique. Le directeur de l’hebdomadaire du PCI-M, People’s Democracy, publie une réplique mise au point collectivement par le Bureau politique, qui fait immédiatement l’objet d’un opuscule de 93 pages destiné à une large diffusion militante. Cf. Basavapunnaiah 1984.
7 Pour le dernier exemple en date, voir CPI(M) 1998 : 17.
8 Par exemple, S.A. Dange, dirigeant communiste influent à Bombay, s’empare en 1950 de la direction des bureaux du PCI dans cette ville. Il y anime un centre parallèle hostile au Secrétaire Général de l’époque (B.T. Ranadive). Ce centre prend le nom de Headquarters Units General Body et publie un journal, le PHQ Open Forum. Voir Overstreet & Windmiller 1960 : 302.
9 « Le PCGB profitait de l’état du PC indien pour se faire le défenseur de la nouvelle orientation de la politique du Kremlin », écrit N. El Alami en analysant les rapports entre le PCI et PCGB en 1950, in El Alimi 2000 : 243.
10 Voir sur ce point El Alimi 2000 : 251-252.
11 La biographie la plus révélatrice sur le plan psychanalytique reste celle du Mahatma Gandhi (Gandhi 1982).
12 Très peu d’études existent sur cette période clé de l’histoire politique indienne d’aujourd’hui. Nous nous permettons donc de renvoyer le lecteur à notre livre (Zins 1988), qui aborde certains thèmes ci-dessus évoqués.
13 Pour reprendre une expression de l’historien F. Braudel destinée à souligner la grande permanence des schémas de pensée en matière d’histoire de longue durée.
14 Voir sur ce point CPI(M) 1996 : 15.
15 Voir sur ce point « Draft platform of action », Indian Communist Party Documents, cité in Graff 1974 : 232.
16 En ce qui concerne la question du hindi, la « langue de l’impérialisme du Nord » dont la Constitution indienne aménage dans certaines conditions la prééminence en tant que langue officielle, rappeler en détail la position du PCI serait trop long compte tenu de la complexité du dossier. Disons que le PCI y répondit à son Congrès de Madurai (1953) avec un grand sens tactique, à la fois en se montrant soucieux du sentiment des États du Sud et en ne laissant pas le champ libre aux nationalistes hindous du Nord farouchement partisans du hindi. Depuis leur 8e Congrès (1968), les deux PC se déclarent en faveur d’une introduction graduelle du hindi (contre l’anglais, donc) comme langue fédérale officielle, mais seulement avec l’accord des États dont le hindi n’est pas la langue maternelle. C’est précisément cet équilibre qu’aménage la Constitution actuelle de l’Inde, qui recense 18 « langues de l’Inde », une « langue officielle » (le hindi) et une « langue officielle associée » (l’anglais) qui le restera tant que le souhaitera ne serait-ce qu’un seul État.
17 La Commission électorale distingue trois sortes de partis : les « National parties », les « State parties » et les « Registered-unrecognised parties ». De cette classification dépend un certain nombre de privilèges, tels que l’accès aux listes électorales, l’attribution de temps de parole à la télévision et à la radio nationales durant la campagne électorale, et l’attribution des symboles électoraux figurant sur les bulletins de vote. Cette dernière question est importante dans un pays où un électeur sur deux environ ne sait ni lire ni écrire. Seuls les « partis nationaux » ont le droit d’utiliser le même symbole dans tout le pays. Les « partis provinciaux » disposent de ce droit seulement dans l’État où ils sont reconnus. Les autres partis peuvent choisir leur symbole parmi une liste de symboles « libres ». Selon l’un des critères de la Commission, un « parti national » doit disposer d’au moins un député (Member of Parliament) sur 25 dans quatre États au moins. C’est ce critère que ne satisfait plus le PCI-M.
18 Le PCI-M, fort des quelque 40 % de voix qu’il recueille à chaque élection, acquises surtout en milieu rural, dirige le Bengale occidental sans interruption depuis 1977. C’est un cas unique en Inde.
19 Jyoti Basu qualifia à plusieurs reprises publiquement la décision de son parti d’« erreur historique ». Un tiers environ des délégués du Congrès de Calcutta de 1998 estimèrent dans une résolution qu’elle avait été erronée.
20 On notera d’ailleurs que le PCI-M ne considère à aucun moment la question de sa participation au gouvernement de l’Inde sous l’angle de ses résonances ou de ses implications internationales. Il n’aurait pourtant peut-être pas été inintéressant pour un parti communiste de mettre en rapport la succession de deux événements aussi peu communs en cinq ans que le furent la disparition de l’URSS et l’éventualité de l’arrivée au pouvoir d’un Premier ministre communiste en Inde. Ce silence sur l’international est d’autant plus signifiant que l’un des dirigeants les plus hostiles à la participation gouvernementale (Y. Sitaram) est le responsable de la politique internationale du PCI-M.
21 Voir le site : http://wwwdel.vsnl.net.in/cpim/state_go.htm
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