Qu’y a-t-il de social dans l’histoire intellectuelle ?
What is social about intellectual history?
p. 17-32
Résumés
Bien que dans son Parcours critique, Jacques Revel ait contribué à ébranler les certitudes de l’histoire sociale telle qu’elle dominait jusqu’aux années 1970, il a tenu à garder cette dénomination pour qualifier son propre travail. À partir de ce paradoxe apparent, on s’efforce de confronter ses propositions avec les transformations qui ont affecté l’histoire et la sociologie des intellectuels, domaine réputé rétif à une approche en termes de déterminations sociales. Le souci de « retrouver la densité des pratiques », comme l’écrit Stéphane Van Damme, conduit à donner à nos approches un tour plus matériel, mais donne lieu également à une interrogation de fond sur ce qu’est le social, depuis que Durkheim l’a traité comme un substrat. Examinant successivement les propositions de Nathalie Heinich (en finir avec le social) et de Bruno Latour (le social est plat et il est composé d’associations), on propose de reconsidérer la place de la sphère d’activité intellectuelle dans le monde social en insistant sur le tour processuel qu’il convient de donner à ce type d’objet.
Although in his Parcours critique, Jacques Revel contributed as a critic to shaking the beliefs of social historians which had remained unchallenged up to the 1970s, he still continued to place his own work under the heading of social history. Taking this apparent paradox as a starting-point, it is proposed here to compare Revel’s work with the changes undergone in the field of intellectual history and sociology, which is reputedly hostile to the use of approaches based on social causality. For the sake of preserving the « density of practices » as Stéphane Van Damme put it, our present-day approaches tend to take on a more material turn, but have also raised some fundamental questions about what « social facts » consist of since Durkheim first described them as fundamental underlying givens. After examining the ideas put forward by Nathalie Heinich (doing away with social facts) and Bruno Latour (social facts are « flat » entities consisting of associated components), the author revisits the role of intellectual ideas in the social world, emphasizing the fact that objects of this kind should be regarded as processes.
Extrait
1Au cours du dernier demi-siècle, l’histoire des objets de pensée a été très largement affectée par les nombreux « tournants » à partir desquels les sciences sociales ont redéfini leurs ambitions et leur équipement. Le mot d’ordre qui consistait à rapatrier le ciel des idées dans la trame ordinaire du monde social et qui pouvait associer, en un montage lâche, la théorie marxiste de l’idéologie et le projet d’une histoire sociale des mentalités dans le style des premières Annales s’est trouvé vivement contesté. Il ne faut pas voir dans cet ébranlement un retour à des pratiques traditionnelles et « internalistes » de l’histoire des idées, bien que le renouveau de la pensée conservatrice ait pu en certaines occasions tirer parti de l’épuisement des paradigmes fonctionnalistes. Au contraire, les disciplines les plus attachées à l’autonomie et à la clôture de leur espace, y compris la philosophie1, se sont ouvertes assez largement à des problématiques de la contextualisation des ob
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