Des assemblages protéiformes
Le bureau des agriculteurs en situation d’audit
p. 329-358
Texte intégral
1Bien qu’il ne participe pas de nos représentations immédiates du monde agricole, le travail administratif compose le quotidien des agriculteurs qui, pour décider de certaines opérations courantes (inséminations, ensemencements, soins administrés au troupeau, comptabilité, etc.), s’acquitter de leurs obligations réglementaires (tenue du registre parcellaire, déclaration d’utilisation des produits phytosanitaires, enregistrement des mouvements d’animaux, etc.), bénéficier des aides de la PAC (Politique Agricole Commune), ou se conformer à leurs engagements attachés à un label ou une filière économique particulière (documents de suivi de la qualité, saisie de certaines pratiques spécifiques, etc.), n’ont de cesse de noter, saisir, compter, ranger, manipuler des papiers1. Cette dimension paperassière n’est toutefois pas passée inaperçue aux chercheurs, et a fait l’objet d’explorations par des anthropologues, des sociologues ou des historiens, soucieux d’en restituer les multiples formes, les évolutions et les sens possibles. Il en ressort deux résultats que l’on se contentera d’évoquer. Le premier insiste sur une indéniable constance : les agriculteurs lisent, écrivent, enregistrent, transcrivent par écrit ce qu’ils font avec une remarquable intensité et permanence. Et, de fait, il existe une histoire méconnue, mais consistante, des calendriers qui s’affichent sur les murs des fermes, des agendas sur lesquels les paysans consignent quotidiennement certaines informations (Joly, 2004), des listes qu’ils tiennent à jour pour suivre leurs consommations de denrées, des carnets sur lesquels ils notent certains détails concernant leurs parcelles (Salmona, 1994). Qu’elles s’épanouissent sur les pages d’un carnet ou les colonnes défilantes d’un tableur informatique, ces écritures rappellent, de par leur foisonnement et la diversité de leurs formats, que le travail agricole compose avec des activités scripturales et calculatoires (Mazé et al., 2004), et ce depuis très longtemps (Joly, 2011). Un second résultat souligne une évolution radicale de ces activités, précisément du fait d’une inflation des contraintes réglementaires. Liée à la fois aux réformes successives de la PAC et aux exigences des marchés qui réclament une traçabilité accrue des productions, une authentique « paperasserie » obligerait désormais les agriculteurs à un travail administratif d’une ampleur inédite, au point de devenir exorbitant (Mesnel, 2017). Et, à l’instar de nombreux autres professionnels en prise avec le management néo-libéral, les agriculteurs se trouveraient aujourd’hui confrontés à une bureaucratisation de leur vie quotidienne (Hibou, 2012), source d’un mal-être grandissant (Deffontaines, 2014 ; Magnin et al., 2017).
2Ces différents éclairages témoignent de résultats contrastés. Sans nécessairement être contradictoires, ils révèlent des attentions au travail administratif et des enjeux attachés aux écrits pour le moins différents. En contredisant le stéréotype du paysan pétri de savoirs traditionnels réputés éloignés d’un travail d’écriture et de calcul, les premières considérations tranchent avec les secondes qui soulignent au contraire une ampleur nouvelle de ce même travail. En décrivant l’enjeu de ces activités graphiques ou calculatoires en termes de mémorisation ou de prise de décision, les premières considérations diffèrent là encore des secondes, qui en pointent plus volontiers l’absence de sens. Mais jusqu’où mettre en vis-à-vis ces interprétations ? Comment comprendre l’évolution des pratiques à l’endroit des papiers, sans tomber dans la caricature d’un vis-à-vis entre une agriculture traditionnelle autrefois dégagée de tout travail administratif d’un côté et des pratiques désormais soumises à des contraintes bureaucratiques inédites de l’autre ?
3Pour se déprendre de ces oppositions trop commodes, cet article invite à emprunter un détour : celui des assemblages rendus nécessaires pour l’accomplissement de ce travail exigé par le traitement des papiers. Bien que peu étudiés sous cet angle, ces assemblages portent pourtant un nom parfaitement connu : les bureaux. Et c’est donc une exploration de ceux que l’on trouve très concrètement dans les fermes que je propose ici de mener à bien, considérant que les formes qu’ils prennent, les ressources qu’ils rassemblent, les capacités d’agir qu’ils permettent ou empêchent de déployer, permettront d’éclairer les pratiques que les agriculteurs déploient vis-à-vis de la « paperasse ». Cette considération découle d’une double conviction.
4La première est qu’il faut se demander jusqu’où le phénomène de bureaucratisation décrit par la littérature est bien toujours le même, compte tenu des usages locaux des écrits et des calculs susceptibles d’être rencontrés. Car une chose est de remarquer l’extension du travail administratif, à force de formulaires et de listings à cocher inspirés par toute une série de normes auxquelles doivent désormais répondre les agriculteurs, une autre est de constater qu’elle occupe une même contrainte voire un même sens dans la conduite de leurs exploitations. Car rien ne le dit. Et c’est un enjeu important de l’enquête que de restituer des pratiques possiblement différentes des exploitants vis-à-vis de la « paperasse ». Une seconde conviction est que le bureau, révélateur de cette diversité des usages des écrits, gagne à être restitué en situation, depuis des scènes où le travail administratif accompli par l’agriculteur est rendu visible, au-delà des considérations générales portées à l’encontre des papiers, jamais exemptes de stéréotypes dont le chercheur a le plus grand mal à évaluer l’exacte portée.
5À cette fin, je procéderai en trois temps : le premier clarifiera la manière dont j’envisage l’appréhension des bureaux des fermes, compte tenu de la littérature existante et de l’idée d’assemblage que l’on précisera (section 1) ; le deuxième servira à présenter plus concrètement une enquête menée entre 2010 et 2012 concernant le travail administratif des agriculteurs dans le cadre de visites d’audit, depuis laquelle un matériau original sera extrait afin de décrire les bureaux des fermes (section 2) ; le troisième temps, enfin, permettra de restituer les résultats de cette approche, conduisant à proposer une typologie des assemblages rencontrés, présentant des configurations possiblement variables (section 3). Par configuration, précisons d’emblée qu’il s’agit de s’intéresser aux liens d’interdépendance tels que l’on peut les repérer en situation, entre des pratiques scripturales, des activités calculatoires, des équipements et des espaces matériels. Un enjeu important consistera donc à en dégager les variations, compte tenu du travail administratif accompli qu’on y observe et des problèmes spécifiques que ce travail doit y résoudre.
Section 1.- Pourquoi considérer les bureaux comme des assemblages ?
6L’intérêt sociologique pour les bureaux est relativement récent. Pourtant, lorsque Jack Goody estimait que les temples et les palais de Mésopotamie ont constitué les bourgeons d’une organisation bureaucratique et d’une forme particulière d’État, c’est parce qu’il y découvrait précisément des bureaux, c’est-à-dire des lieux d’accumulation de mobiliers dédiés à l’écriture, de scribes et de tablettes : « Le bureau apparaît à l’endroit où se trouve la table de travail (bureau), l’employé et le dossier, ouvrant ainsi la voie à la constitution d’une véritable bureaucratie. » (Goody, 1986, p. 105). Cette considération n’est pas sans rappeler les rares évocations qu’on trouve chez Weber à propos des bureaux : « centres des actes des fonctionnaires », ils désignent alors le lieu de toute action moderne fondée sur le principe de l’Aktenmässigkeit (archivage des dossiers), dès lors que les dossiers y constituent le point de passage obligé de n’importe quelle proposition ou décision (Weber, 1995, p. 293). La bureaucratie a toutefois été le plus souvent explorée au travers de son « système de règles » dont l’analyse s’est focalisée sur les modes de légitimation, les buts, les contradictions, les différents modèles possibles, leurs évolutions dans le temps et les formes spécifiques de socialisation qui les accompagnent, sans que les bureaux ne constituent des éléments cruciaux de description. Rappelons, dans ces conditions, l’intérêt du renouvellement de perspective dont ils sont aujourd’hui l’objet, puis précisons la manière dont la notion d’assemblage peut contribuer à leur analyse concernant le cas agricole qui nous intéresse ici.
Explorer la bureaucratie depuis ses bureaux
7Les bureaux constituent aujourd’hui un enjeu d’attention empirique renouvelé. Certes, plusieurs champs spécialisés s’étaient déjà penchés sur les formes qu’ils prennent et les effets qu’ils produisent2. Mais c’est centralement depuis le domaine de l’anthropologie des techniques et des sciences qu’un véritable intérêt s’exprime depuis quelques années. C’est vrai des espaces de travail et, en particulier, du « bureau moderne » dont l’invention est indissociable de l’émergence des grandes organisations au tournant du siècle dernier, à propos des technologies de communication, de la mécanisation et de l’informatisation du travail, et plus largement des techniques d’écriture et de calcul (Yates, 1989 ; Gardey, 2001 ; Agar, 2003). Complétant par ailleurs des recherches déjà existantes sur les écrits administratifs, les techniques de calcul et les artefacts graphiques (Desrosières, 1993 ; Gardey, 2008 ; Waquet, 2015), ces travaux ont fait du bureau l’objet frontal de leurs investigations. On pourra les distinguer d’autres recherches qui s’y intéressent tout autant, mais en tant que détour heuristique pour comprendre d’autres phénomènes. C’est le cas de nos propres travaux, mais aussi, par exemple, des recherches menées par Matthew Hull (2012), pour comprendre les pratiques de relogement qui se nouent autour d’une ville nouvelle en explorant le travail de traitement des dossiers et les bureaux de l’administration qui en ont la charge, ou de Jérôme Denis sur le traitement des données (2018). Dans tous ces travaux, la description des bureaux gagne indubitablement en épaisseur et en consistance.
8D’un point de vue plus conceptuel, les bureaux renvoient à l’intérêt des sociologues des sciences pour les inscriptions, les traces, les outils de calcul, les équipements qui construisent le regard, augmentent la mémoire et permettent de produire des connaissances. Cette attention aux écrits, aux cartes, aux fiches, aux manières de ranger et de classer, a conduit les chercheurs à explorer ces puissants centres d’accumulation que sont les laboratoires, les bibliothèques ou les musées (Bowker & Star, 2000). Par la force des calculs et des compilations qu’ils centralisent, les bureaux invitent alors à être observés minutieusement. Ils rejoignent possiblement l’invitation des travaux de Bruno Latour et Michel Callon à considérer l’importance de ces agencements matériels et langagiers dans la fabrication de la science, du droit ou de l’échange marchand, depuis les notions de « centre de calcul », d’« oligoptique » ou d’« agence calculatrice » (Latour, 1989, 2006 ; Callon & Muniesa, 2003). Et, de fait, on trouve dans ces références quelques belles pages de description de bureaux depuis lesquels quelques professionnels, assis derrière des écrans ou dans l’ombre des rayonnages de leurs dossiers, régulent des flux, déterminent des prix de denrées, analysent des bases de données, explorent des matières, etc. Mais peut-on considérer les bureaux des fermes de manière analogue ? Peut-on considérer, par exemple, qu’ils constituent un lieu incontournable de pilotage, en présupposant une forte cohésion des ressources documentaires, graphiques et informatiques que l’on y trouve ? Ou faut-il demeurer prudent sur la centralité de ces équipements, en considérant qu’ils occupent une place variable dans les conduites des exploitations ? Le concept d’assemblage m’est apparu sur ce point particulièrement fécond.
Les bureaux comme des assemblages
9Si la gestion des papiers constitue une part entière du travail agricole, force est de constater qu’empiriquement la littérature professionnelle spécialisée désigne le bureau comme une ressource de premier plan. Depuis une quinzaine d’années, chambres d’agriculture, services techniques attachés à des filières, syndicats professionnels agricoles font de ce lieu de la ferme un enjeu de conseil et de formation. Ils défendent l’idée qu’une meilleure gestion du stress et des risques d’erreur peut positivement s’alléger au moyen d’une meilleure organisation : pour gérer son courrier, classer ses documents, prévoir ses échéances, se préparer à d’éventuels contrôles, suivre ses droits, l’agriculteur est invité à repenser la place et le rôle de son bureau. Aboutissement d’une réflexion sur l’aménagement des locaux, ses équipements informatiques et ses pratiques de classement, ce bureau apparaît comme un élément stratégique, à l’instar des autres installations agricoles. La presse professionnelle constitue, à cet égard, une source d’information révélatrice, le bureau apparaissant comme « un élément important de motivation », une source de meilleure gestion des temps professionnels et privés, et la promesse d’un « travail simplifié » permettant à l’agriculteur de redevenir « acteur de ses données3 ». Mais cette perspective d’une cohérence retrouvée laisse dévoiler, en creux, que le bureau peut drastiquement s’en éloigner dans la réalité. Et de fait, au cours d’enquêtes antérieures qui m’ont conduit à pénétrer dans les fermes, force était de constater que l’espace qu’il désignait s’inscrivait dans des lieux hétérogènes (local dédié, table de salle à manger, vestiaire, salle de pause, kitchenette, etc.) et révélait des usages possiblement divers.
10Ces constats généraux invitent à distinguer différents niveaux de description du bureau des agriculteurs : les ressources hétérogènes qui le composent et qui renvoient à la fois à de multiples éléments matériels et langagiers dont on pourra interroger les localisations, le degré de centralisation, de formalisation ou de cohésion selon les exploitations, ainsi que les modes d’engagement des acteurs eux-mêmes, dont les raisonnements, les actions et même l’expérience sont variablement attachés à ces composantes4. Si, pour le dire autrement, le bureau des agriculteurs ressemble à ces lieux de production et d’archivage évoqués par Goody à d’autres endroits et en d’autres temps, il s’impose effectivement comme un assemblage des trois éléments que l’anthropologue identifie dans son énoncé : des équipements pour assurer la confection et le stockage d’écrits ; des professionnels pour les fabriquer, les manipuler et les consulter ; et les écrits eux-mêmes. Et, de fait, ce sont bien des mobiliers très variables qui semblent en caractériser les lieux et en équiper les fermes : ordinateur, étagères, meubles à classement vertical, cartons, tablettes, mais aussi manteaux de cheminée, placards de cuisine, sacs plastiques, etc. Ce sont aussi des professionnels multiples qui les occupent : l’exploitant, mais aussi possiblement ses associés, des membres de la famille, les techniciens agricoles ou les auditeurs venus en consulter divers documents à des fins de conseil ou de contrôle, etc. Et ce sont des écrits aux formats très divers qui y sont confectionnés ou qui y circulent : notes, post-it, marques, formulaires, fichiers, extraits de bases de données, etc. Peut-on parler pour autant de ces bureaux comme d’un agencement, au sens où Jacques Girin (1995) caractérisait par la notion d’« agencement organisationnel » tout composite d’éléments hétérogènes (hommes, bâtiments, machines, documents, téléphones, etc.) reliés entre eux dans la réalisation d’une action, et doté d’une certaine compétence ? Préfèrera-t-on la notion foucaldienne de dispositif, recouvrant plus largement des aménagements architecturaux, des corps, des pratiques, des dispositions réglementaires, des énoncés philosophiques, des théories morales, des groupements économiques, des institutions publiques, etc., considérant que cet ensemble déploie une puissante cohérence, conduisant à appréhender les bureaux des exploitants comme un élément majeur du gouvernement des fermes ? Ou estimera-t-on, fort du constat de leur apparente hétérogénéité, qu’il convient de renoncer à saisir a priori les bureaux d’un seul bloc, pour mieux comprendre, au contraire, la manière dont les composants qu’ils réunissent sont associés entre eux, ou ne le sont pas.
11C’est tout l’intérêt de l’idée d’assemblage, invitant à interroger la nature et la qualité de ces liens sans présupposer leur solidité et leur cohérence. Il est même parfaitement envisageable que, dans certains cas, les bureaux s’avèrent des composites à ce point fragiles qu’ils apparaissent comme de simples amalgames où cohabitent des équipements matériels et des écrits faits de bric et de broc, sans cohérence et sans qu’aucun professionnel n’y soit vraiment attaché pour agir et décider de quoique ce soit5. C’est donc ici une nuance que l’on entend introduire, eu égard au concept d’agencement, par la fragilité possible que l’idée d’assemblage permet d’introduire.
12Mais comment, dans ces conditions, décrire un bureau ? Dans leur article consacré à la force des dispositifs, Nicolas Dodier et Janine Barbot (2016) considèrent qu’une manière de suivre les dispositifs sans les doter a priori d’une cohérence excessive mais sans se perdre pour autant dans le foisonnement des éléments qu’ils rassemblent, consiste à distinguer deux niveaux d’analyse : le dispositif d’un côté, le travail normatif déployé par les individus concernés par lui de l’autre. Dans ce même souci de conjuguer une certaine ouverture à l’hétérogénéité des composants de tout assemblage tout en parvenant à dégager des lignes de force et des éléments de comparaison, un protocole original a dû être imaginé.
Section 2.- Enquêter sur le bureau des fermes
13Loin des espaces bureaucratiques réputés rationnels que l’on s’attend à trouver dans des administrations publiques ou des entreprises, le bureau des agriculteurs oppose des formes très variables, et apparaît difficile à appréhender. Et, de fait, ils opposent à tout enquêteur soucieux de les décrire un certain nombre de difficultés.
14La première tient dans la quantité des lieux de production et d’enregistrement des écrits. En effet, les espaces et les moments où les agriculteurs annotent à la craie sur un tableau noir quelques informations relatives à un bovin, consignent sur un carnet les détails d’une parcelle retournée, complètent un calendrier suspendu au-dessus du tank pour indiquer une livraison ou consultent un registre dans le tiroir d’un meuble pour s’assurer du dosage d’une ration, sont potentiellement innombrables. Et si les exploitants considèrent qu’ils ont bien un bureau et peuvent en désigner l’endroit, les espaces de confection et de stockage d’écrits apparaissent souvent dispersés : dans la salle de traite, dans un local dédié aux produits phytosanitaires, dans le salon, dans la cuisine, au grenier, etc. Jusqu’où l’enquêteur peut-il prendre en considération la multiplicité de ces lieux, qui relèvent de la définition proposée du bureau ? Faudra-t-il poursuivre l’investigation jusqu’aux poches de la cotte à bretelles de l’agriculteur, sous prétexte qu’elles contiennent quelques papiers pliés en quatre et peuvent être considérées à ce titre comme des extensions du bureau ?
15La deuxième source de difficulté tient à la diversité des professionnels impliqués par le bureau d’une exploitation. Certes, on trouve centralement l’agriculteur et ses possibles associés ou collaborateurs (conjoint·e, frère/sœur, associés, salariés, etc.). Mais d’autres intervenants se rendent sur les lieux, y consultent des documents, y entreposent des bons ou inscrivent sur des panneaux des annotations : contrôleurs-laitiers, chauffeurs-livreurs, vétérinaires sont des lecteurs réguliers des écrits de l’exploitation, qui peuvent avoir eux-mêmes contribué à la définition de certains outils administratifs : logiciel, application numérique, tableau, etc. Comment ne pas considérer que tout bureau est aussi le produit de ses usages et qu’à ce titre, ses configurations possibles sont indissociables de ces multiples intervenants ? Mais, là encore, l’enquêteur peut-il allonger indéfiniment la liste des protagonistes peuplant tout bureau ? Jusqu’où les y considérer comme attachés ?
16Enfin, une troisième difficulté renvoie à l’hétérogénéité des formats des écrits : écrits éphémères, écrits pour soi, écrits pour autrui obéissent à des usages qui diffèrent, et recouvrent des supports variés, allant de la simple feuille griffonnée aux documents très officiels, comme le carnet sanitaire ou le registre d’élevage imposés par l’administration. Plus largement, le bureau est associé à de multiples enjeux réglementaires, environnementaux, économiques, comptables, etc. Comment, dans ces conditions, l’enquêteur peut-il raisonnablement focaliser l’attention sur la complète variété des écrits d’un bureau ? Devra-t-il intégrer la totalité de ce qu’il découvre, encombrant les étagères, saturant les disques durs, jusqu’aux inscriptions rédigées, semble-t-il, à la va-vite sur le battant d’une armoire métallique ?
17À toutes ces questions, ma réponse a été positive. Mais cette sensibilité volontiers étendue au chatoiement qu’affiche tout bureau encombré de papiers ne peut s’opérer qu’au prix d’une focale précise : suivre l’assemblage en situation d’action. Après avoir exposé les éléments de cette stratégie, je présenterai les caractéristiques du matériau empirique ainsi constitué.
Décrire les assemblages en situation d’action
18Pour apprécier la manière dont les agriculteurs gèrent les contraintes administratives de leur activité, et compte tenu des difficultés que l’on vient d’évoquer, l’appréhension des bureaux des fermes a supposé d’opérer plusieurs choix : décrire leurs multiples composants, quelle qu’en soit la nature, en situation d’action ; et rendre compte des liens rendus visibles en situation pour déduire les caractéristiques de l’assemblage qu’ils constituent, considérant que ni la nature exacte ni la stabilité de celui-ci ne sont définies a priori.
19Par situation d’action, j’entends le fait de considérer le travail administratif tel qu’il est accompli par les intéressés, pris dans la temporalité et les contraintes d’une activité que l’enquêteur peut observer. S’imposant aujourd’hui comme une technologie de gestion incontournable des activités économiques ou de l’action publique, l’audit apparaît dans la littérature comme un facteur puissant de bureaucratisation (Power, 1996). Pouvoir en décrire très concrètement les situations, dès lors que l’on s’intéresse au travail agricole, constitue dès lors un enjeu important de l’enquête : c’est pourquoi elles en ont constitué le matériau empirique.
20En l’occurrence, les situations d’audit qui ont été suivies mettent en scène un technicien qui, à des fins de conseil et de prévention auprès d’un agriculteur, intervient sur l’exploitation pour vérifier que sa production respecte un certain cahier des charges qui l’engage, compte tenu du label spécifique dont il bénéficie. À cette occasion, l’auditeur doit visiter la ferme, inspecter certains équipements, et surtout manipuler de nombreux documents, se livrant notamment à des calculs qui le conduisent à s’installer dans le bureau de l’exploitation, ou à proximité de celui-ci. L’assemblage que ce dernier constitue est rendu visible à cette occasion. Certes, tout n’y apparaît pas : plusieurs tiroirs resteront fermés, d’importants fichiers du disque dur de l’ordinateur demeureront inaccessibles, etc. Quant à ce qui y apparaît, tout n’y relève pas d’une priorité absolue au regard de l’exploitant : l’archivage requis de guides pratiques ou la conservation obligatoire des attestations des formations qu’il a suivies n’occupent sûrement pas une place équivalente à tout ce qu’il doit noter, enregistrer ou calculer quotidiennement. Il s’agit là d’un biais inévitable de la stratégie d’enquête adoptée. Cette dernière a toutefois veillé à retenir, parmi tous les audits qu’il aurait été possible de suivre – contrôles fiscaux, inspections du travail, contrôles sur place des aides de la PAC, etc. – le cas de visites où la masse documentaire examinée s’avère en lien étroit avec le travail de l’agriculteur, impliquant des facettes multiples de la production (installations, gestion des surfaces, alimentation du troupeau, etc.) et supposant l’élaboration d’un diagnostic faisant intervenir une masse importante d’écrits au statut divers, des formats conventionnels les plus extérieurs (certificats, factures, etc.) à certains écrits d’action conçus par l’exploitant lui-même pour tracer en situation certaines de ses décisions (déplacement d’animaux, calculs de rations, carnet d’épandage, etc.). C’est compte tenu de ces choix et de ces limites, que l’enquête peut raisonnablement considérer qu’elle rend manifeste des pans essentiels de l’assemblage que constitue tout bureau.
21Quant aux liens perceptibles entre équipements, utilisateurs et les écrits eux-mêmes que ce même bureau décrit, l’enquête n’en présuppose a priori ni les formes, ni la force. Bien au contraire : c’est un enjeu, pour la recherche, que de parvenir à rendre intelligible une variété d’attachements possibles. Ainsi, il est parfaitement envisageable d’imaginer que les relations qui nouent l’exploitant, ses équipements administratifs et informatiques, et les documents de sa ferme sont denses et innombrables, de sorte que c’est toute l’exploitation qui s’y trouve exprimée : le bureau s’impose alors comme un lieu crucial de pilotage, depuis lequel les éléments réglementaires, économiques ou organisationnels sont pris en compte et sans lequel l’agriculteur ne saurait penser son activité. Mais l’inverse est tout aussi imaginable : des liens lâches et diffus de ces mêmes composants, de sorte que le bureau apparaît comme un ensemble épars et peu investi. De fait, il importe de considérer les assemblages comme possiblement déconnectés de l’expérience des professionnels, signalant alors un « désencastrement » des cadres réglant la conformité légale et l’évaluation économique de l’exploitation avec les opérations concrètes destinées à assurer leur mise en œuvre6.
Le matériau d’enquête
22Compte tenu de ces choix, le matériau d’enquête concerne le bureau d’éleveurs bovins mêlant l’élevage et la culture céréalière, se situant dans un même territoire et aux caractéristiques économiques comparables. La situation d’audit jugée pertinente concerne exclusivement leur production laitière, ces agriculteurs étant engagés dans une filière fromagère leur assurant une meilleure valorisation (Appellation d’Origine Protégée époisses). Parmi les différents types de contrôle qu’il aurait été possible de suivre dans ce cadre, ce sont les audits dits de suivi qui ont été analysés. Menés par des auditeurs homologués par le syndicat de défense de l’époisses, ils consistent à valider le respect de l’engagement des éleveurs sur la totalité du cahier des charges, et interviennent tous les deux ans pour chacun d’eux. Si l’enjeu est de repérer les problèmes de non-conformité, appelés « anomalies », c’est surtout depuis une démarche de conseil et de prévention que sont réalisées ces visites, les contrôles proprement dits étant effectués par un organisme certificateur extérieur à la filière selon un échantillonnage aléatoire. Parmi la cinquantaine d’éleveurs concernés, sept audits ont ainsi pu être observés en 2010 et 20117. Les exploitations concernées, situées en Côte d’Or, sont, de ce point de vue, représentatives des caractéristiques générales de la filière (tableau no 1).
23L’examen de la situation d’audit, depuis le moment où le technicien s’introduit dans la ferme jusqu’à celui où il la quitte, ayant rédigé et signé le compte rendu de sa visite, est apparu comme une piste éclairante pour comprendre les formes de bureaux des agriculteurs et leur impact, compte tenu des multiples domaines à vérifier à travers des écrits. En effet, pour s’assurer que l’exploitation respecte le cahier des charges, l’auditeur doit formellement évaluer trente-neuf points techniques, qui se rapportent respectivement à la conduite du troupeau (emploi de races locales, qualité des inséminations, respect de l’exploitation avec la zone de l’AOC/AOP etc.), à la qualité des installations d’élevage et de traite (propreté et confort des animaux, gestion des abords, qualité des zones de stockage, etc.), à la gestion de l’alimentation (autonomie alimentaire, qualité des fourrages stockés, traçabilité des compléments alimentaires, etc.), à l’entretien des prairies (usage des fumures et des engrais, modes d’exploitation des pâtures, gestion des effluents, etc.), à la qualité du lait (suivi des germes pathogènes, analyse de risques, entretien des installations de traite, etc.) et à la gestion de la documentation (organisation interne, accessibilité, disponibilité, etc.). Pour mener à bien cette inspection, l’agent procède à une visite sur place afin de constater visuellement certains paramètres (propreté des abords, qualité des installations de traite, entretien des prairies, etc.). Mais c’est principalement le contrôle documentaire qui occupe la plus grande part de son temps8. Car ce sont des pièces matérielles qu’il doit rassembler, lire et vérifier : étiquettes, bons de livraison, bons d’insémination, certificats, passeports bovins, relevés d’analyses biologiques, etc. Ces documents, auxquels peuvent s’ajouter des écrits indigènes tels que le cahier d’alimentation ou le cahier d’épandage, dont la tenue peut être obligatoire sans qu’aucun format ne soit imposé, constituent autant de preuves indispensables à l’auditeur pour apprécier la qualité du lait à l’aune des exigences du cahier des charges légitimant l’attribution du label. C’est depuis cette situation que les éléments de l’assemblage que recouvrent les bureaux et leurs propriétés sont ainsi rendus observables.
Tableau no 1. Caractéristiques des exploitations observées (source : data d’enquête)

Section 3.- Le bureau des fermes en situation d’épreuve : quels assemblages possibles ?
24Ces audits de suivi que les éleveurs de la filière connaissent existent depuis 2002 (Risoud & Parguel, 2002). En cas d’anomalies signalant une absence grave de conformité, un retrait est alors envisagé. Préalablement, une démarche dite de conciliation est toutefois engagée auprès d’un comité où l’ensemble des acteurs de la filière (éleveurs et fromagers) sont représentés. L’enjeu est, en effet, de pouvoir engager une discussion collective sur la nature des problèmes observés et de dégager des pistes d’amélioration permettant aux exploitants de corriger leurs manquements, avant d’en conclure à leur exclusion9. Car les défaillances peuvent n’être que ponctuelles, comme c’est le cas des fermes engagées dans un « plan de progrès » sur plusieurs années qui n’est pas encore parvenu à son terme. La question des bureaux n’est pas déconnectée de ces discussions autour des cas litigieux : parmi les anomalies relevées, les problèmes d’organisation documentaire sont formellement intégrés au cahier des charges et sont régulièrement reportés (pièces matérielles non disponibles au moment de l’audit, saisie aléatoire des informations dans les documents prévus, rangement compliqué, etc.). Ils rappellent, qu’au-delà des audits et du respect du cahier des charges, il y a un travail d’évaluation qui requiert que les exploitations soient « auditables ». Cette dimension, largement soulignée par Michael Power (1996), pointe l’importance qu’y jouent les bureaux en rendant lisibles, pour des intervenants extérieurs, des pans entiers jugés pertinents de la vie d’une exploitation. Pour en apprécier les assemblages possibles, je me propose dans un premier temps de dégager quelques caractéristiques générales telles que l’on peut les déduire du suivi des visites d’audit : c’est là une description « froide » du bureau des fermes, au sens où seules les propriétés formelles sont saisies sans considération de la manière dont elles sont mobilisées dans les cours d’action. Puis, dans un second temps, j’en examinerai la place et les effets depuis le travail d’audit lui-même et les épreuves qu’il doit concrètement résoudre : c’est là une restitution « chaude » des mêmes bureaux.
Quelques caractéristiques générales du bureau des fermes
25Dans tous les cas, les exploitants désignent spontanément le lieu où ils s’occupent des papiers, qu’ils appellent leur bureau. Aménagé variablement à la ferme ou au domicile qui est toujours à proximité, le bureau rassemble, dans un local généralement dédié, un ensemble de mobiliers (table, armoires, étagères à casier, secrétaire) et s’avère, en majorité, équipé d’un ordinateur et connecté à internet10 (tableau no 2).
Tableau no 2. Quelques caractéristiques générales des bureaux (source : data d’enquête)

26Mais le bureau tel qu’il est ainsi désigné constitue rarement le seul lieu de production et d’enregistrement des écrits sur une exploitation. Lorsque l’on accompagne l’auditeur au cours de son inspection, d’autres endroits de confection et d’archivage d’écrits apparaissent, dans la salle de traite, près du tank ou un local jouxtant les enclos de stabulation (figure no 1). Ces lieux ont bien souvent deux caractéristiques : les documents manipulés y ont un rapport immédiat avec un équipement (installation de traite, tank à lait, armoire à pharmacie, etc.) ; et l’activité y implique un tiers (technicien d’entretien, chauffeur du camion-citerne, contrôleur laitier, vétérinaire) qui doit y enregistrer des informations ou apposer un visa.

Figure no 1. Exemples de bureaux, situés au domicile (a et b), et de scènes d’écriture et d’archivage, à l’étable (c) et sur l’armoire à pharmacie (d) d’une exploitation (E7) (source : data d’enquête)
27Ces scènes multiples de production d’écrits et d’archivage ne sont pas sans rapport avec le bureau lui-même. En effet, lors d’un audit, l’examen documentaire oblige le technicien à consulter de nombreux papiers pouvant se trouver à divers endroits de la ferme, révélant ainsi des organisations variées de l’archivage. Dans certains cas, les lieux de confection des écrits et d’enregistrement semblent peu nombreux, les documents étant rassemblés pour l’essentiel dans le bureau, de sorte que le travail de l’auditeur en semble facilité. Mais dans d’autres cas, c’est l’inverse : les pièces matérielles ont été confectionnées ou stockées de manière éparse, de sorte qu’il peut s’avérer nécessaire d’effectuer plusieurs allers-retours sur l’exploitation. Sur la base des observations menées, plusieurs figures semblent se dégager selon le nombre des lieux de production et d’archivage qui ont été visités au cours de l’audit d’une exploitation (tableau no 3) : des écrits parfois moins nombreux, produits massivement par des intervenants extérieurs (bons, analyses, factures, etc.) et faisant l’objet de rangements disséminés sur la ferme (type A) ; à l’inverse, dans d’autres situations d’audit, des écrits foisonnants, mêlant documents officiels et quantité d’écrits indigènes (carnets, notes, agenda, etc.), stockés à de multiples endroits de l’exploitation (type B) ; ou encore une production documentaire également très conséquente, mais répartie selon un stockage centralisé principalement dans le bureau (type C) ; ou, enfin, une production documentaire nettement moins importante, largement produite par des organismes et des professionnels extérieurs, et rassemblée en quelques lieux uniquement, dont centralement le bureau (type D).
Tableau no 3. Inventaire des lieux d’archivage et de production des écrits sur les exploitations vus au cours des audits (source : data d’enquête)
Ref | Nombre de lieux d’archivage d’écrits visités (LA) | Nombre de lieux de production d’écrits visités (LP) | Type formel | Commentaire |
E1 | 5 | 2 | A | LA : Pharmacie, Grenier, Bureau, Tank, Pompe ; LP : Tank, Bureau |
E2 | 3 | 6 | B | LA : Pharmacie, Bureau, Salon ; LP : Pharmacie, Bureau, Tank, Traite, Stabulation, Local |
E3 | 2 | 4 | C | LA : Bureau 1, Bureau 2 ; LP : Pharmacie, Bureau 1, Tank, Traite |
E4 | 1 | 5 | C | LA : Bureau ; LP : Pharmacie, Bureau, Tank, Porte, Traite |
E5 | 2 | 5 | B | LA : Bureau, Local ; LP : Pharmacie, Bureau, Tank, Traite, Local |
E6 | 1 | 2 | D | LA : Local ; LP : Bureau, Pharmacie |
E7 | 3 | 5 | B | LA : Bureau ; Pharmacie, Cave ; LP : Pharmacie, Bureau, Tank, Traite |
Moyenne | 2 | 4 |
28Ces multiples types, tels qu’ils apparaissent au cours des visites d’audit, ne disent rien de l’impact qu’ils ont dans le cours de l’audit lui-même et le traitement des anomalies possiblement constatées. Il s’agit là d’une description formelle, telle que l’on peut l’établir sans avoir à entrer dans les raisonnements de ceux qui doivent lire, écrire, interpréter, manipuler ou ranger des documents. Mais ils signalent des modes différents d’engagement des agriculteurs dans ces assemblages faits de matière et de langage que recouvre leur bureau.
Les épreuves de l’audit et le bureau
29Lorsqu’il se rend sur une exploitation pour en examiner la conformité, l’auditeur n’est pas un inconnu. Employé par une laiterie de ramassage ou par une fromagerie, ses relations avec l’éleveur s’inscrivent sur la longue durée. Et si, le temps de l’audit, il arbore sa casquette d’auditeur délégué par le syndicat d’époisses, c’est plus souvent en tant que technicien en charge de la qualité qu’il a coutume d’intervenir. Cette ambivalence de statut est parfaitement assumée : elle inspire les audits de suivi, pensés comme un service mené à des fins préventives. Il demeure qu’une certaine appréhension demeure perceptible de la part des éleveurs. Et, de fait, le constat d’anomalies n’a rien d’exceptionnel, même si, sur les sept cas observés, quelques-uns seulement présentent des écarts manifestes11.
30L’intérêt d’observer le travail d’audit en train de se faire est de restituer l’importance du travail d’interprétation que le technicien doit réaliser, à chaque fois qu’un doute ou une bizarrerie surgit au cours de sa visite et de la consultation des papiers. Ces incertitudes ne concernent pas nécessairement des points de « non-conformité » susceptibles d’être relevés in fine dans le procès-verbal, mais elles constituent des interrogations provisoires qui doivent trouver une réponse pour parvenir à qualifier la production laitière : pourquoi les bulletins d’insémination ne présentent-ils pas le taux protéique ? Où se trouve la liste des ingrédients contenus dans les tourteaux de colza ? Comment expliquer que le calcul du taux de fourrage sec ne tombe pas juste ? Le fait de pouvoir relever et décrire précisément ces moments constitue un trait majeur de l’enquête présentée ici. Bien sûr, il ne conduit pas à considérer qu’il y a autant d’épreuves que d’éléments à inspecter ou à lire : une définition aussi extensive finirait par ne plus rien permettre de distinguer, tant il est vrai que lorsqu’il feuillette le classeur des passeports bovins, l’auditeur ignore si son regard ne va pas tomber sur une vache laitière dont la race n’est pas autorisée.
31La notion d’épreuve, qui consiste à suspendre la définition du réel, ne concerne que les situations où l’action est arrêtée, obligeant le technicien à mener un travail supplémentaire. Ainsi, parmi les épreuves majeures qu’un auditeur peut rencontrer, quatre types sont susceptibles d’apparaître (Weller, 2012) : des épreuves de non-conformité (une surface de prairie insuffisante, des bactéries qui dépassent le seuil autorisé dans le lait collecté, etc.) obligeant à comprendre ce qui s’est passé et à engager une stratégie avec l’éleveur, afin de restaurer la conformité de l’exploitation lorsqu’un « plan de progrès » s’avère possible ; des épreuves d’authentification (des étiquettes de complément alimentaire mal libellées, un plan d’épandage illisible, etc.) portant sur la qualité des documents, amenant l’auditeur à consulter des écrits complémentaires pour rechercher l’information ; des épreuves de calcul (des unités de calcul hétérogènes, des ratios qui intègrent des données mal configurées, etc.) générées notamment par la diversité des formats et contraignant à de fastidieuses opérations de conversion ; et des épreuves de rangement (des documents introuvables, une masse d’information surabondante), conduisant là aussi à renouveler les recherches parmi les différents lieux d’archivage. Si ces multiples épreuves sont variables selon les audits observés (tableau no 4), tout l’enjeu est ici d’interroger la place qu’occupe l’assemblage du bureau dans ces opérations au cours desquelles elles sont interprétées, débattues, puis résolues, finissent par disparaître ou, parfois, demeurent actives jusqu’à faire l’objet d’une consignation formelle par écrit et devenir ainsi une anomalie.
32Le lien entre la figure formelle des bureaux et les épreuves qui y surgissent n’est pas immédiat : une exploitation présentant des scènes moins fournies en production de papiers et aux lieux de stockage très éclatés (type A) peut témoigner d’épreuves de même ampleur qu’une ferme recourant massivement à des écrits et affichant un archivage centralisé (type C).
33D’abord, le bureau apparaît comme un lieu d’écriture dont l’activité observée ici consiste à établir une continuité entre des pratiques d’élevage et des textes réglementaires. L’auditeur caractérise ce lien en pointant dans un premier temps une série d’éléments sur un imprimé prédéfini de plusieurs pages appelé « grille d’audit » (figure no 2). Les énoncés qu’il y produit sont de style elliptique, indiquent des numéros de bovin, des dimensions de parcelles, des désignations de bâtiment, etc., et guident le travail d’interprétation tout en le rendant visible, portant sur les enjeux formellement associés à la production laitière (garantir la qualité sanitaire du produit, assurer une régularité des approvisionnements, garantir sa typicité, etc.). Puis, dans un second temps, l’auteur doit conclure en rédigeant, de manière plus littérale, un compte rendu de visite, là encore dans un formulaire adapté (rapport d’audit).
Tableau no 4. Distribution des épreuves et anomalies relevées en situation d’audit (source : data d’enquête)


Figure no 2. La grille d’audit (a) et le rapport d’audit (b) (source : data d’enquête)
34Au cours de ces opérations, le technicien doit consulter de nombreux documents, et la coopération de l’éleveur est déterminante à ce stade. Car, lors d’une épreuve, il peut s’avérer nécessaire de compléter une information, corriger un calcul, de sorte que d’autres écrits doivent être manipulés. Cette activité de lecture est rendue possible par le bureau de son propriétaire : en rassemblant, dans un même lieu, une masse hétérogène de documents, il augmente possiblement le regard de l’auditeur porté sur l’exploitation par l’examen d’informations complémentaires. Il arrive ainsi qu’une information, apparemment conforme au cahier des charges (un taux de fourrage sec dans la ration hivernale supérieur au taux minimum requis), finisse par devenir suspecte à l’aune d’autres documents (nombreuses factures d’achat de concentrés) et oblige à la confirmer par des calculs complémentaires.
35Ou, à l’inverse, une anomalie peut survenir brutalement (une vache au code race non autorisée) et obliger à de nouvelles investigations documentaires pour, finalement, infirmer le constat original (une vache de race non autorisée mais parquée à part car impropre à la traite). Encore faut-il que tous ces éléments – surfaces, poids, mesures, codes bovins, taux protéiques, etc. – soient appréhendables, c’est-à-dire libellés dans des formats compatibles de manière à pouvoir y conduire des comparaisons, accomplir des sommations, et dégager depuis les éléments épars posés sur la table une cohérence. Une part du travail de l’auditeur s’avère, de fait, entièrement consacrée à cette mise en compatibilité des formats (problèmes de conversion d’unité des calculs, problèmes des résultats différents selon qu’ils ont été déterminés par le contrôle laitier, le « technico » de la laiterie ou l’éleveur).
36Lieu d’écriture et de lecture, le bureau s’impose enfin comme un dispositif d’archivage. L’enjeu porte à la fois sur la conservation de certains écrits indigènes dont l’usage peut s’avérer stratégique (épandage, détermination de rations, mouvements d’animaux), ainsi que sur un ensemble d’éléments (factures, bons de livraison, étiquettes, etc.) destinés à servir de traces en cas de contrôle. Du reste, à cette fin, le syndicat de défense de l’époisses fournit à ses adhérents un matériel destiné à faciliter la gestion documentaire imposée par la réglementation (guide, fiches, classeur), gestion devant également être évaluée par l’auditeur au cours de sa visite.
37Les stratégies d’équipement en matière d’écriture, de lecture et de stockage documentaire sont toutefois différentes d’une exploitation et l’autre. Et le fait même d’observer le bureau des agriculteurs en situation d’audit invite à dégager plusieurs de ces orientations, au regard des épreuves qui surviennent au cours de l’inspection. À partir des quelques comptages opérés depuis l’observation des scènes de travail, dont l’enjeu est seulement de guider l’interprétation du chercheur, quatre types de situations d’audit sont identifiables, définis par la nature des épreuves majoritaires rencontrées (tableau no 5). Dès lors, un enjeu de l’analyse porte sur l’articulation entre ces situations et la manière dont les ressources du bureau permettent à l’auditeur de résoudre les problèmes, sur la base de quel raisonnement et débouchant sur quelles activités supplémentaires à réaliser. Pour saisir ces liens, je propose d’en caractériser les « configurations » possibles, au sens où il s’agit de restituer à chaque fois le réseau des interdépendances constatées entre des équipements matériels, des écrits disponibles, des manières visibles de l’éleveur d’engager l’écriture et le calcul dans la conduite de son exploitation, le travail accompli par l’auditeur et les épreuves à résoudre, compte tenu des situations d’audit repérées.
Tableau no 5. Intensité des épreuves et anomalies relevées en situation d’audit (source : data d’enquête)

38Une première configuration correspond à des situations où les épreuves paraissent les moins nombreuses (cas E3 et E4) : non seulement, aucun écart n’y est formellement constaté au final, mais peu d’évènements semblent arrêter le cours ordinaire de l’action. Sans surprise, le technicien consulte l’ensemble des pièces requises et opère une série de vérifications, depuis les documents disponibles et les données de l’ordinateur qu’il extrait avec la coopération de l’agriculteur. Les épreuves n’en sont pas inexistantes : certains écrits peuvent s’avérer brusquement compliqués à lire ou à retrouver. En fait, elles surviennent ici majoritairement au travers de problèmes de calcul. Mais le bureau met à disposition de l’auditeur l’ensemble des ressources (classeurs, étagères, fichier, logiciels, etc.) et des informations nécessaires pour résoudre ces difficultés. C’est, du reste, dans ce bureau que s’est déroulée la totalité du contrôle documentaire de chacun des audits observés.
39Une deuxième configuration renvoie à des situations où les épreuves s’avèrent plus importantes, notamment du fait de problèmes de non-conformité (problème de ration alimentaire du jour, code race bovine non autorisé, etc.) qui peuvent conduire à l’enregistrement formel d’anomalies (cas E2 et E5). La gestion documentaire disponible permet toutefois de répondre aux interrogations nées de ces constats. Les registres relatifs aux inséminations pratiquées, la composition des rations contenues dans le distributeur automatique de concentré, les mouvements des bovins parmi les parcelles : tout y est scrupuleusement consigné, dans des registres prévus à cet effet, des fichiers numériques ou des cahiers, dessinant un bureau comme élément incontournable de la conduite de l’élevage. Parfois, ces éléments s’avèrent suffisamment éclairants pour écarter finalement une apparente absence de conformité ; parfois ils la confirment. Là encore, le contrôle documentaire a lieu dans le bureau de l’exploitation ou à proximité, dans la salle à manger de la ferme, dès lors qu’il se trouve dans une pièce voisine. Si les épreuves de conformité qui s’y manifestent y sont plus nombreuses, c’est principalement parce qu’il s’agit ici d’exploitations ayant un passé plus productiviste, réorientées récemment à la faveur de la filière plus qualitative de l’époisses. De fait, elles sont toujours à la limite des seuils imposées par le cahier des charges.
40Une troisième configuration recouvre des situations où le bureau se manifeste différemment au cours de l’action menée : ce sont des épreuves d’authentification qui semblent majoritaires, signalant ici des documents difficiles à saisir par l’auditeur (cas E6 et E7). Parce que l’information apparaît trop foisonnante (écrits pour soi rendant difficile l’identification des troupeaux que gère localement l’exploitant), déficitaire (des relevés omettant certaines compositions de concentrés) ou mal configurée (fiches individuelles de bovin redistribuant les éléments réglementaires selon des formats inédits), elle est ici plus difficilement mobilisable. Ces tensions, qui peuvent aussi s’ajouter à des problèmes de rangement, traduisent une difficulté des agriculteurs à stabiliser des routines de travail. En effet, les situations observées concernent ici des exploitations ayant rencontré des transformations récentes (rachat) ou engagées dans des pratiques agricoles moins établies au sein de la filière (techniques de stockage et de séchage du foin en grange, suppression de l’ensilage, etc.), considérées par ailleurs comme « innovantes », mais qui obligent à traiter une information pour laquelle aucun format général n’est à disposition. Du reste, ces modes d’engagement peuvent conduire l’intervenant à formaliser des anomalies au terme de sa visite.
41Enfin, une quatrième configuration correspond au cas où les épreuves qui surviennent au cours de l’audit concernent très majoritairement le rangement (cas E1). Le bureau où se déroule le contrôle documentaire y affiche une gestion plus désordonnée de l’information, les prises nécessaires pour en assurer le traitement (classeurs, fichiers, etc.) s’avérant plus compliquées à trouver. Et pour cause : la situation observée correspond ici au cas d’un éleveur recourant très peu à des écrits, et déléguant lui-même les calculs nécessaires à la détermination des rations alimentaires ou au suivi des compositions biologiques du lait à des intervenants extérieurs (contrôleur laitier, technicien). De fait, le bureau apparaît essentiellement comme un lieu de stockage où s’accumulent des papiers, au prix de pratiques de classement jugées compliquées. L’exploitation n’en est pas moins bien conduite, et s’avère conforme in fine au cahier des charges.
42Ces configurations contrastées montrent que le bureau occupe des places différentes selon les exploitations, que l’on pourrait prolonger en détaillant plus encore les choix des mobiliers, la nature des écrits que l’on y trouve, les façons précises de les ranger, et la manière dont les multiples usagers, et l’exploitant au premier chef, s’y engagent en situation (figure no 3). Leur description, proposée ici depuis des scènes observées d’écriture et de lecture, à froid puis surtout à chaud, permet néanmoins d’identifier plusieurs grandes propriétés des bureaux depuis la notion d’assemblage. C’est depuis ces éléments conclusifs que l’on appréciera plus largement la relation des agriculteurs avec leurs papiers évoquée en introduction.

Figure no 3. Bureaux de plusieurs exploitations, présentés ici selon les configurations des situations d’audit (source : data d’enquête)
*
43Pour comprendre la manière dont les agriculteurs gèrent les contraintes administratives de leurs propres activités, cet article a proposé d’explorer les bureaux devenus nécessaires pour l’accomplissement d’un tel travail. Examinés depuis le concept d’assemblage, ils apparaissent au cours de l’enquête comme un lieu de lecture, d’écriture et d’enregistrements, décrivant un ensemble d’équipements et d’usages dont j’ai cherché à dégager plusieurs configurations. Car le fait est là : la forme, la place et le sens des bureaux diffèrent. Et s’ils constituent des appuis solides pour étayer des raisonnements et arrêter des décisions, ils n’en demeurent pas pour autant réductibles à une seule logique, donnant lieu à des modes d’engagement variés et affichant une cohésion qu’il est difficile de présupposer a priori. Dès lors, j’insisterai sur deux points importants : la place de l’audit étudié dans cet assemblage qui caractérise tout bureau, compte tenu de la stratégie d’enquête adoptée ici, et le processus de bureaucratisation du travail agricole.
44Si l’audit a constitué une porte d’entrée commode pour décrire en actes le bureau des agriculteurs, et si cette stratégie s’est avérée utile pour restituer des pans entiers du travail administratif intéressant la conduite d’une exploitation, il a lui-même fait l’objet d’attentions majeures dans la littérature sociologique. En garantissant le respect d’un cahier des charges en contrepartie d’un label, l’audit apparaît comme un opérateur majeur de construction de la confiance entre les acteurs économiques d’une filière (producteurs, transformateurs, distributeurs, consommateurs). Il est décrit comme la pièce d’un processus dit de « certification par tierce partie » (Hatanaka & Busch, 2008), et est désigné, à ce titre, comme l’instrument d’un certain type de régime de régulation des marchés (Fouilleux & Loconto, 2017)12. Le cas étudié dans cet article relève de ces enjeux, à la nuance près qu’il se situe en amont de la procédure puisqu’il s’agit d’audits « internes », réalisés à des fins de repérage et de prévention des exploitations problématiques afin de garantir une meilleure conformité de la filière. Examiné ici comme un dispositif de qualification, il révèle la construction originale d’un agencement marchand dont il constitue un élément central13. Un éclairage important de notre exploration tient précisément dans l’importance des infrastructures rendues nécessaires. Car s’il n’est plus nécessaire de rappeler que la production laitière doit autant aux vaches qu’à un vaste réseau socio-technique dont l’histoire a été bien étudiée et où se mêlent recherche scientifique, enjeux industriels et politiques sanitaires (Vatin, 1996 ; Atkins, 2010), un résultat important de l’enquête est de montrer comment la circulation du précieux liquide dans ce réseau, qui noue éleveurs et fabricants d’un fromage réputé, n’est pas dissociable d’un bureau. Destiné à rendre lisibles les qualités du lait produit et à permettre sa valorisation monétaire14, l’audit observé au cours de cette enquête apparaît non seulement comme un moyen d’apprécier la conformité des exploitations au regard du cahier des charges, mais également comme une façon de tester la cohérence de ce crucial assemblage qu’est le bureau, depuis sa capacité à organiser matériellement l’information.
45Un second point concerne le statut des contraintes administratives évoquées en introduction. Si la bureaucratisation demeure régulièrement évoquée à propos du travail agricole, les implications concrètes d’un tel phénomène en termes d’activités scripturales, calculatoires, de classement ou d’archivage gagnent à être renseignées plus avant. C’est le sens de cet article, invitant à rapporter l’intensité des contraintes normatives qu’imposent ces opérations à l’assemblage plus général dessiné par le bureau. Parce qu’elles sont déjà engagées dans des modes plus industriels d’évaluation, ou qu’elles l’ont été dans un passé récent, certaines exploitations (comme les cas E2 ou E5) ne parviennent à maintenir une production plus qualitative qu’au prix d’un réglage constant de leurs pratiques afin de demeurer dans les limites des seuils autorisés par le cahier des charges : le calcul s’impose comme stratégique. Et, de fait, c’est dans ce cas que le bureau ressemble le plus à un agencement calculatoire intégré, une « configuration algorithmique » formalisée par la littérature permettant, grâce à un cadre spatial et temporel précis, que des transactions marchandes stabilisées puissent avoir lieu (Callon & Muniesa, 2003). Mais lorsque les agriculteurs s’appuient sur des savoirs réputés efficaces qu’ils n’éprouvent guère le besoin de rendre visibles par le truchement de nombreux écrits ou de calculs minutieux (comme c’est le cas de E1), l’aménagement d’un bureau peut s’avérer beaucoup plus artificiel. Dès lors, l’assemblage qu’il constitue apparaît fragile, précisément parce que les éléments qui le composent – des matériaux, des langages et des usages – paraissent mal attachés. Il faut alors comprendre tout l’intérêt du travail de l’auditeur : en prenant en charge une part importante du travail calculatoire pour rendre l’exploitation auditable malgré tout, il s’impose comme une ressource essentielle de l’assemblage, mais dessinant une configuration plus dispersée. Dans ces deux cas, c’est bien du même label, du même cahier des charges et des mêmes contraintes formelles de traçabilité, d’enregistrement ou d’archivage dont se réclame l’audit. Mais le phénomène de bureaucratisation diffère.
46À ce stade, le détour proposé par le concept d’assemblage pour comprendre la manière dont les agriculteurs se coulent dans les contraintes administratives de leurs propres activités, pourrait naturellement être prolongé. L’expérience des agriculteurs, par exemple, mériterait d’être restituée plus amplement. Les épreuves rendues manifestes (rangement, authentification, calcul) ou certaines particularités observées de l’assemblage (en termes de choix de logiciel, d’aménagement de l’espace, etc.) ont, certes, pu faire l’objet de commentaires de leur part en situation d’audit, mais des compléments seraient éclairants pour enrichir le tableau présent à propos du malaise des agriculteurs, quand bien même on veillerait à le rapporter au travail concrètement accompli en matière administrative. De même, les assemblages peuvent évoluer avec le temps, et s’inscrivent eux-mêmes dans une histoire, particulièrement visible lorsque l’éleveur et le technicien entrent en discussion pour définir formellement un « plan de progrès » en cas d’anomalies, considérant qu’il faut modifier certaines habitudes en matière de conduite du troupeau, de choix des rations alimentaires ou de gestion des parcelles, en outillant autrement le bureau, prenant en compte la dynamique de l’exploitation et le processus d’apprentissage nécessaire pour optimiser les transformations imaginées. Cette considération de la trajectoire de tout assemblage ouvre, là aussi, sur de possibles explorations complémentaires.
47Ces déploiements possibles de l’enquête ne doivent toutefois rien perdre de la stratégie de recherche proposée, qui donne à l’objectivation de l’action en train de se faire une place de premier choix. Examinés sous cet angle, la considération des assemblages permettant des échanges marchands, au prix de configurations multiples, inviterait à être poursuivie à propos d’autres filières ou d’autres transactions. C’est notamment le cas de celles dont la confection semble indissociable d’une organisation bureaucratique, dont une meilleure connaissance des bureaux pourrait également s’avérer éclairante : quelles ressources offrent de ce point de vue les bureaux dans la capacité à extraire, depuis une masse documentaire, de l’information ? Au prix de quel labeur et pour quels usages15 ?
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Agar Jon (2003), The Government Machine. A Revolutionary History of the Computer, Cambridge, MIT Press.
10.7551/mitpress/3336.001.0001 :Atkins Peter (2010), Liquid Materialities. A History of Milk, Science and the Law, Farnham, Ashgate.
10.4324/9781315592510 :Bowker Geoffrey & Susan Leigh Star (2000), Sorting Things Out. Classification and Its Consequences, Cambridge, MIT Press (« Inside Technology »).
10.7551/mitpress/6352.001.0001 :Callon Michel & Fabian Muniesa (2003), « Les marchés économiques comme dispositifs collectifs de calcul », Réseaux, 6 (122), p. 189-233.
10.3917/res.122.0189 :Compagnone Claude (2012), « Les appellations d’origine contrôlée comme ordre négocié », Négociations, 18 (2), p. 63-80.
10.3917/neg.018.0061 :Deffontaines Nicolas (2014), « La souffrance sociale chez les agriculteurs. Quelques jalons pour une compréhension du suicide », Études rurales, 193 (1), p. 13-24.
Denis Jérôme (2018), Le travail invisible des données. Éléments pour une sociologie des infrastructures scripturales, Paris, Presses des mines.
10.4000/books.pressesmines.3934 :Desrosières Alain (1993), La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte.
10.3917/dec.desro.2010.01 :Dodier Nicolas & Janine Barbot (2016), « La force des dispositifs », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2, p. 421-448.
10.1353/ahs.2016.0064 :Fouilleux Eve & Allison Loconto (2017), « Dans les coulisses des labels : régulation tripartite et marchés imbriqués. De l’européanisation à la globalisation de l’agriculture biologique », Revue française de sociologie, 58 (3), p. 501-531.
10.3917/rfs.583.0501 :Gardey Delphine (2001), La dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau 1890-1930, Paris, Belin.
Gardey Delphine (2008), Écrire, calculer, classer. Comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), Paris, La Découverte.
Girin Jacques (1995), « Les agencements organisationnels », in Charue-Duboc Florence (ed.), Des savoirs en action, Contributions de la recherche en gestion, Paris, L’Harmattan, p. 233-279.
Goody Jack (1986), The Logic of Writing and the Organization of Society, Cambridge, Cambridge University Press.
10.1017/CBO9780511621598 :Grossetti Michel (2015), « Note sur la notion d’encastrement », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 26 mai 2015. URL : [journals.openedition.org/sociologies/4997].
10.4000/sociologies.4997 :Hatanaka Maki & Lawrence Busch (2008), « Third-Party Certification in the Global Agrifood System : An Objective or Socially Mediated Governance Mechanism ? », Sociologia Ruralis, 48 (1), p. 73-91.
Hibou Béatrice (2012), La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte.
Hull Matthew (2012), Government of Paper. The Materiality of Bureaucracy in Urban Pakistan, Berkeley, University California Press.
10.1525/california/9780520272149.001.0001 :Joly Nathalie (2004), « Écrire l’évènement : le travail agricole mis en mémoire », Sociologie du travail, 46, p. 511-527.
Joly Nathalie (2011), « Shaping Records on the Farm : Agricultural Record Keeping in France from the Nineteenth Century to the Liberation », Agricultural History Review, 59, I, p. 61-80.
Latour Bruno (1989), La science en action, Paris, La Découverte.
Latour Bruno (2006), Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, (« Armillaire »).
Magnin Léo, Chappuis Marielle, Normand G., Pereira Bruno, Lezé Samuel & Olivier Lesens (2017), « Health Issues and Mental Distress in French Active Farmers : A Quantitative and Qualitative Study », International Journal of Environmental & Agriculture Research, 3 (9), 12-22.
10.25125/agriculture-journal-IJOEAR-SEP-2017-2 :Mazé Armelle, Cerf Marianne, Le Bail Marianne & François Papy (2004), « Entre mémoire et preuve : quelle formalisation des façons de produire des agriculteurs. Le rôle de l’écrit dans les exploitations agricoles », Natures, sciences et sociétés, 12, p. 18-29.
Mesnel Blandine (2017), « Les agriculteurs face à la paperasse. “Policy feedbacks” et bureaucratisation de la politique agricole commune », Gouvernement et action publique, 2017/1, p. 33-60
Power Michael (1996), « Making Things Auditable », Accounting, Organizations and Society, 21 (2-3), p. 289-315.
10.1016/0361-3682(95)00004-6 :Risoud Georges & Pierre Parguel (2002), « Renforcement des conditions de production laitière dans les AOC fromagères dites “de plaine” : le cas de l’époisses », Économie rurale, 270.
Salmona Michèle (1994), Les paysans français. Le travail, les métiers, la transmission des savoirs, Paris, L’Harmattan.
Tsing Anna Lowenhaupt (2017), Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte [2015].
Vatin François (1996), Le lait et la raison marchande. Essais de sociologie économique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
Waquet Françoise (2015), L’ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent xvie-xxie siècles, Paris, CNRS Éditions.
Weber Max (1995), Économie et société, tome 1, Plan/Pocket, Paris.
Weller Jean-Marc (2012), « L’époisses sous contrôle papier », in Bonnaud Laure & Joly Nathalie (eds), Alimentation sous contrôle. Tracer, auditer, conseiller, Quae/INRA, p. 43-59.
Weller Jean-Marc (2016), « L’aménagement des bureaux et l’accueil du public. Une histoire des espaces de travail dans les caisses de Sécurité Sociale (1945-années 2000) », La Nouvelle Revue du Travail, 9.
Weller Jean-Marc (2018), Fabriquer des actes d’État. Ethnographie du travail bureaucratique, Paris, Economica.
Yates JoAnne (1989), Control Through Communisation. The Rise of System in American Management, Baltimore & Londres, The John Hopkins University Press.
Notes de bas de page
1 Je remercie Nicolas Dodier, Anthony Stavrianakis ainsi que les relecteurs anonymes pour leurs remarques et nombreuses suggestions.
2 Pour un premier aperçu de cette littérature, voir Weller (2016).
3 Les citations sont extraites d’archives consultées sur le Net. Au cours des dix dernières années, plusieurs articles abordant la question du bureau et du travail administratif sont disponibles parmi les sources suivantes : Agriculteur normand (4), L’agriculteur charentais (1), Terra (2), Action agricole picarde (2), Réussir lait (5), Réussir vigne (1), ainsi que les catalogues de formation de l’Institut d’Élevage (2) et de plusieurs chambres d’agriculture (Ardèche, Normandie, Rhône Alpes, Aisne). Les chiffres entre parenthèses indiquent le nombre d’articles trouvés.
4 Je reprends ici l’un des argumentaires d’Anthony Stavrianakis, dans son commentaire du séminaire, qui propose huit variables susceptibles de discriminer des assemblages et leur description : (1) le degré de formalisation de ses divers éléments ; (2) le degré de matérialisation de ces éléments ; (3) leur degré de consistance ou de cohésion ; (4) le degré d’intégration des acteurs observé par l’enquêteur ; (5) le degré d’engagement de l’enquêteur lui-même dans les situations d’enquête dont l’agencement est l’objet ; (6) le degré d’indétermination quant à la situation, au traitement ou aux finalités mêmes de l’agencement ; (7) le degré de contrainte dans l’action qu’impose l’agencement ; et (8) l’historicité, la référence au passé pouvant là aussi constituer des éléments variables.
5 Parmi les différentes utilisations du concept d’agencement, Anna Tsing évoque, à sa manière, ces différentes figures possibles. À une conception extensive du périmètre des agencements, telle qu’on peut la trouver dans des travaux à sensibilité foucaldienne où ils s’étendent toujours plus loin dans l’espace et rassemblent des éléments multiples coordonnés selon une certaine détermination, l’anthropologue oppose des agencements « polyphoniques », associant localement et sans garantie de durée des coopérations possibles entre humains et non humains. C’est cette conception qu’elle mobilise, en référence à Deleuze et Guattari, pour suivre les conditions de vie et de circulation d’un champignon (Tsing, 2017, p. 60-61).
6 Sur la notion d’encastrement définie par Harrison White et ses développements en sociologie économique, voir la présentation de Michel Grossetti (2015). Ce dernier insiste sur le caractère « émergentiste » de la pensée de White : l’encastrement des échanges économiques dans les réseaux sociaux n’est pas seulement un état de fait, mais un processus (tout comme sa réciproque, le découplage). Si la question de la consistance des collectifs qui procèdent de ces liens, leur consolidation ou leur dissolution, est alors mise en lumière depuis ce processus d’interactions que retrace le sociologue, elle inviterait également à être explorée depuis les assemblages.
7 Ces observations ont été menées et analysées en collaboration avec Laura Sayre dans le cadre plus large d’un programme de recherche sur la traçabilité coordonné par Nathalie Joly. Le travail de terrain a produit un matériau empirique de type ethnographique : comptes-rendus analytiques des cours d’action des protagonistes en situation d’audit ; banque de données des enregistrements audio reprenant l’ensemble des interactions ; et corpus photographique des écrits et de l’environnement graphique de travail.
8 Parmi les points techniques définis par le cahier des charges, douze reposent formellement sur des « observations visuelles », vingt-sept supposent des écrits à mobiliser. Sur la base des observations réalisées, la durée moyenne consacrée à ces différents volets était respectivement de 37 mn (visite) et 1h53 (contrôle documentaire).
9 La part accordée à un apprentissage collectif nécessaire s’explique par la relative jeunesse de la filière concernée – le fromage d’époisses ne bénéficie d’une AOC/AOP que depuis 1991 – et par la difficulté réputée importante à stabiliser la production laitière destinée aux fromageries, les enjeux touchant à la fois la qualité biologique et la régularité des approvisionnements pour tenir compte de la demande des consommateurs, contraignant à une gestion délicate des inséminations et de l’alimentation des vaches. Le cahier des charges fait ainsi régulièrement l’objet de discussions collectives.
10 Le taux d’équipement des exploitations de la filière apparaît plus élevé que la moyenne générale : un peu avant l’enquête, on estimait que 68,3 % des exploitants agricoles disposaient d’un micro-ordinateur, et 53,1 % d'une connexion à internet (Source : enquête SRCV, Insee, 2007, in Analyse, Centre d’études et de prospective, no 14, Ministère de l’Alimentation, de l’agriculture et de la pêche, avril 2010). La possession d’un ordinateur ne dit toutefois rien des usages réels que l’éleveur en fait. Sur les sept exploitants rencontrés en situation d’audit, deux n’avaient recours à aucun équipement informatique pour gérer leur exploitation. Mais parmi ces derniers, l’un disposait, dans le salon de son domicile, d’une console connectée « pour jouer avec son fils » (E1).
11 Comme nous allons le voir, sur les sept exploitations, quatre anomalies ont été relevées au total. Cette proportion était inférieure à la moyenne de la filière au moment de l’enquête (1,3 par exploitation). On pourra faire l’hypothèse que le syndicat en charge de l’organisation des audits de suivi a préféré orienter les observations des chercheurs sur des fermes réputées conformes au cahier des charges. Cette limite n’a pas pour autant empêché d’identifier des différences importantes entre les cas analysés, ce qui constituait un des objectifs de l’enquête.
12 Il entre plus largement en discussion avec la question du « gouvernement par les standards » ou par les normes, voire plus largement encore avec les formes de « gouvernement à distance ».
13 Dans cette perspective, l’audit examiné inviterait à être replacé depuis la procédure de certification et d’accréditation qui encadre l’AOC dans son ensemble, et à enquêter ainsi sur la totalité des contrôles se déroulant chez les producteurs et les transformateurs afin de mieux rendre compte de leur articulation et de leur tension. De même, l’enquête aurait pu s’intéresser aux débats ayant réuni éleveurs et fromagers, soucieux de défendre leurs intérêts communs, et à mieux comprendre l’élaboration du cahier des charges d’époisses, tel qu’il a pu s’imposer à l’occasion de la recréation récente de ce fromage traditionnel, ces éléments étant eux-mêmes comparables avec d’autres productions également labellisées (Compagnone, 2012).
14 Le prix du lait collecté par les fromageries suppose le respect d’un cahier des charges, et repose notamment sur les résultats des analyses biologiques et la saisonnalité de la production (prime d’été).
15 C’est le sens des explorations que nous menons à propos du droit dans des administrations publiques (Weller, 2018).
Auteur
Sociologue, LISI, CNRS.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les objets dans l’action
De la maison au laboratoire
Bernard Conein, Nicolas Dodier et Laurent Thévenot (dir.)
1993
L’enquête sur les catégories
De Durkheim à Sacks
Bernard Fradin, Louis Quéré et Jean Widmer (dir.)
1994
La couleur des pensées
Sentiments, émotions, intentions
Patricia Paperman et Ruwen Ogien (dir.)
1995
Institutions et conventions
La réflexivité de l’action économique
Robert Salais, Élisabeth Chatel et Dorothée Rivaud-Danset (dir.)
1998
La logique des situations
Nouveaux regards sur l’écologie des activités sociales
Michel De Fornel et Louis Quéré (dir.)
1999
L’enquête ontologique
Du mode d’existence des objets sociaux
Pierre Livet et Ruwen Ogien (dir.)
2000
Les formes de l’action collective
Mobilisations dans des arènes publiques
Daniel Cefaï et Danny Trom (dir.)
2001
La régularité
Habitude, disposition et savoir-faire dans l’explication de l’action
Christiane Chauviré et Albert Ogien (dir.)
2002