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État et société politique

 | 
Bruno Karsenti
, 
Dominique Linhardt

Institutions de la société politique

Les limites de l’État

Au-delà des approches étatistes et de leurs critiques

Timothy Mitchell
Traduttore: Nathalie Plouchard

Testo integrale

  • 1 [Traduction de : « The Limits of State : Beyond Statist Approaches and Their Critics », The America (...)

1Il a toujours été difficile de définir l’État1. Ses frontières avec la société apparaissent insaisissables, poreuses et fluctuantes. J’entends montrer qu’il ne s’agit pas de dépasser le caractère élusif de l’État par un travail de précision sur les définitions utilisées mais de l’explorer en ce qu’il nous informe sur sa nature. Une analyse de la littérature scientifique révèle que ni le rejet de l’État en faveur de concepts tels que celui de système politique ni le retour à l’État (bringing the state back in) n’ont traité du problème de ses frontières. La première approche échoue sur cet écueil, tandis que la seconde l’évite en se fondant sur un idéalisme restreint, qui conçoit la distinction entre État et société comme une relation externe entre une entité subjective et une entité objective. Une troisième approche, qui sera présentée ici, permet de rendre compte à la fois de la saillance de l’État et de son insaisissabilité. En examinant à nouveaux frais les données récemment mises en avant par des théoriciens, les frontières État-société peuvent être envisagées comme des distinctions érigées de l’intérieur, comme un aspect de relations de pouvoir plus complexes. Leur apparition remonte aux innovations techniques de l’ordre social moderne, par lesquelles des méthodes d’organisation et de contrôle internes aux processus sociaux qu’elles gouvernent créent l’effet d’une structure étatique externe à ces processus.

*

2En dépit d’une récente multiplication des travaux sur le sujet, il reste difficile d’expliquer en quoi consiste exactement le concept d’État. Nombreuses en sont les définitions. Si elles s’appuient toutes sur une distinction entre État et société, il n’est toutefois pas évident de tracer une frontière nette entre les deux. Comme le souligne Schmitter (1985, p. 33), l’État moderne semble être « un complexe amorphe d’agentivités (agencies) aux limites floues, qui accomplissent une variété de fonctions faiblement distinctives ».

3Dans l’après-guerre, les sciences politiques américaines proposent deux réponses alternatives à cette difficulté à saisir les frontières de l’État. La première consiste à abandonner le concept d’État – à la fois trop vague et trop étroit pour être au fondement d’une science générale du politique – le plus souvent au profit du concept de système politique. Mais ce changement de vocable ne résout en rien le problème. Les contours d’un système politique, ses points de rencontre avec l’ordre social ou d’autres systèmes, s’avèrent peut-être encore plus insaisissables que ceux de l’État. De plus, ce dernier n’en disparaît pas pour autant. Il semble retenir ce que Nettl (1968, p. 565-566) appelle une « existence conceptuelle » en tant que « phénomène socioculturel » dont la saillance ne peut être ignorée.

4La seconde réponse, depuis la fin des années 1970, consiste en un retour à l’État conformément à l’injonction « bringing the state back in » (Evans, Rueschemeyer & Skocpol, 1985). Ces nouveaux travaux sur l’État en offrent une variété de définitions, dont la plupart ne le considèrent pas simplement distinct de la société mais partiellement ou totalement autonome par rapport à celle-ci. Cependant, plutôt que de résoudre le problème de la distinction entre État et société, cette littérature élude généralement la question. Elle réduit ainsi l’État à un système subjectif de prises de décision, selon une conception trop étroite et qui s’avère essentiellement idéaliste. En outre, cette conception ne concorde pas avec les données mises en avant par les auteurs étatistes.

5Je propose une troisième approche, partant de l’idée selon laquelle l’insaisissabilité de la frontière État-société doit être prise au sérieux, non pas en ce qu’il s’agit d’un problème de précision conceptuelle mais en ce qu’elle nous informe sur la nature du phénomène. Plutôt que de chercher une définition qui fixerait cette délimitation, il convient de soumettre à un examen détaillé les processus politiques dont résulte cette distinction aussi incertaine que puissante entre État et société.

6Cette distinction ne doit pas être considérée comme une frontière entre deux entités discrètes mais comme une ligne tracée au sein d’un réseau de mécanismes institutionnels à travers lequel l’ordre social et politique est maintenu. La capacité de faire apparaître une distinction interne comme une frontière externe entre deux objets séparés est une technique caractéristique de l’ordre politique moderne. Cette technique doit être examinée dans une perspective historique (ce que ne parviennent pas à faire les approches dominantes), comme conséquence de nouvelles pratiques de la modernité. Une telle approche permet de rendre compte de la saillance du phénomène étatique tout en évitant de lui attribuer la cohérence, l’unité et l’autonomie absolue que lui confèrent certaines théories. J’esquisserai en conclusion cinq pistes de recherche pour l’étude de l’État.

Pourquoi l’État a été abandonné : à la recherche d’une « science totale »

7La nature de la différence entre les deux approches successives du problème de l’État donne lieu à de vifs désaccords entre leurs défenseurs respectifs. Les auteurs favorables à un retour au concept d’État distinguent leur travail de l’approche en termes de systèmes politiques, selon eux trop centrée sur la société (society centered) (Skocpol, 1985, p. 4). En réponse à cela, Almond (1988) affirme que les travaux systémistes ne fondent pas leurs explications uniquement sur la société : ils examinent une interaction complexe entre institutions gouvernementales et société. De ce fait, les travaux postérieurs, étatistes, n’offriraient, au mieux, rien de nouveau sur le plan conceptuel. Au pire, par leur discours sans fondement sur les « glissements paradigmatiques », ils auraient incité « une génération d’étudiants de cycle supérieur à rejeter leur histoire professionnelle » (Almond, 1988, p. 853). Maintenant, ils « nous menacent d’un retour », selon les termes de David Easton (1981, p. 322), « […] vers un bourbier conceptuel auquel nous pensions avoir récemment échappé ».

8Pour les défenseurs de l’approche étatiste, le débat concerne le fondement de l’explication politique : l’action de l’État ou la société. Pour leurs adversaires, il porte sur la faisabilité et l’utilité de cette distinction. Comme nous le verrons, ces derniers ont raison de souligner la difficulté rencontrée par les théoriciens de l’État lorsqu’ils tentent de définir la frontière entre État et société. Il s’avère néanmoins que ce problème de délimitation persiste, sous une autre forme, dans leur propre approche.

9En effet, pour les théoriciens systémistes, les limites de l’État se sont étendues au point d’englober l’espace social tout entier. Pour comprendre comment cela s’est produit, il convient de se pencher sur l’histoire professionnelle des théoriciens systémistes, désormais négligée, et de rappeler pourquoi la conception « État versus société » a été délaissée en premier lieu. Lorsque Easton, Almond et d’autres chercheurs éliminent le terme d’État de leur vocabulaire politique dans les années 1950, ce n’est pas pour déplacer l’objet de l’analyse politique de l’État vers la société mais parce que le terme comporte deux défauts connexes : sa signification est floue, ce qui engendre des désaccords sur ce à quoi il se réfère exactement ; quand bien même on parviendrait à un accord, le terme ferait abstraction d’importants aspects du processus politique (Easton, 1953, p. 106-115). Almond a récemment réaffirmé cette position. « La tendance à abandonner le concept d’État et à le remplacer par d’autres », dit-il, « était due à l’énorme mobilisation politique qui s’est déployée dans le monde occidental aux xixe et xxe siècles » et à la multiplication d’institutions politiques para- et extra-étatiques, telles que les partis, les groupes d’intérêt et les médias de masse, qui se situent sur la frontière incertaine entre société et État et auquel ce dernier terme ne se réfère pas clairement (Almond, 1988, p. 855).

10Pourtant, ces facteurs ne suffisent pas à expliquer le sort du concept d’État, ni les raisons pour lesquelles ses frontières se sont étendues sans fin. Les transformations de l’État ont lieu bien avant les années 1950, comme Almond l’admet lui-même (1960, p. 3), et les failles du concept correspondant à ces mutations sont alors reconnues depuis longtemps (Sabine, 1934). On peut avancer que les raisons de l’abandon du concept résident moins dans les changements subis par les États que dans les changements intervenus dans la relation entre sciences politiques américaines et pouvoir politique américain. Cette idée apparaît déjà à l’époque, en particulier dans des textes décrivant la mission de la discipline. Selon Loewenstein, la politique comparée d’après-guerre devrait renoncer à son intérêt étroit pour l’étude de l’État afin de devenir « un instrument conscient d’ingénierie sociale » (Loewenstein, 1944, p. 541). Cet instrument serait utilisé pour « reporter notre expérience sur d’autres nations et […] intégrer scientifiquement leurs institutions à un modèle universel de gouvernement » (ibid., p. 547). À ces fins, la discipline a dû élargir son territoire géographique et théorique pour devenir ce que Loewenstein appelle dans son article une « science totale ». « Nous ne pouvons plus accepter des zones d’ombre sur notre carte du monde », écrit-il, mobilisant une métaphore qui faisait écho au climat impérialiste de la politique américaine d’après-guerre. « Les postes frontières de la politique comparée doivent être résolument avancés », à la fois pour englober le monde et, en s’étendant au territoire d’autres disciplines (anthropologie, psychologie, économie et statistique), pour ouvrir chaque pays à des méthodes d’observation et de questionnement bien plus détaillées et ainsi « accéder à la véritable Gestalt des civilisations politiques étrangères » (ibid., p. 541-543).

11L’ouverture de ce nouveau territoire à la recherche scientifique semble d’autant plus urgente dans les années 1950, lorsque l’optimisme de l’Amérique d’après-guerre a laissé place à l’incertitude politique. En raison de ce que Easton appelle avec gravité « notre crise sociale actuelle » (Easton, 1953, p. 3) – le déploiement mondial de la Guerre froide et la lutte nationale contre la subversion qui l’accompagnait – il faut soudain éliminer toute ambiguïté du lexique politique et construire des lois générales de sciences sociales en mesure d’inclure tous les phénomènes politiques significatifs et de « passer outre l’expérience […] de toute culture » (ibid., p. 319).

12La « Stratégie de recherche » pour l’Europe de l’Ouest, proposée en 1955 par le nouveau Comité de politique comparée (Comparative Politics Committee) du Conseil de la recherche en sciences sociales (SSRC, Social Science Research Council), présidé par Gabriel Almond, critique une fois de plus la « trop grande importance attachée aux aspects formels des institutions et des processus », mais parle désormais d’un besoin de changement en termes de « considérations urgentes et pratiques ». Dans les principaux pays d’Europe de l’Ouest, le comité indique qu’« une grande partie de l’opinion semble s’être éloignée de l’Occident, être politiquement apathique ou avoir été activement recrutée par le communisme ». L’État est un objet trop étroit pour la recherche parce que « les problèmes fondamentaux de loyauté civique et de cohésion politique résident en grande partie hors du cadre officiel du gouvernement ». Il est nécessaire de promouvoir une recherche qui suive le degré de cohésion politique et de loyauté envers l’Occident au-delà de ce cadre formel, « dans les réseaux de regroupements sociaux et les attitudes de la population générale ». Un examen aussi approfondi pourrait confirmer les attentes du comité, selon lequel, dans des cas comme celui de la France, « il existe au moins une possibilité de briser l’emprise du parti communiste chez un grand nombre de ses partisans » (Almond, Cole & Macridis, 1955, p. 1045).

13En réponse à la crise politique, la discipline a également élargi son territoire géographique. Dans l’avant-propos d’Appeals of Communism (1954), Almond souligne que le communisme a alors commencé à s’étendre à des régions non occidentales et que cela constitue « un développement si menaçant qu’il mérite qu’on lui accorde une attention toute particulière » (Almond, 1954, p. vii). Il fait l’objet de nombreuses études individuelles, telles que l’analyse par Lucian Pye (1956) de la menace communiste en Asie du Sud-Est et l’ouvrage d’Almond et Coleman, The Politics of Developing Areas (1960), dans lequel l’extension proposée des sciences politiques à ce que les auteurs dénomment « les systèmes “rustres” et exotiques en dehors de l’Europe occidentale » est attribuée à ces « motivations de politiques pratiques » (Almond & Coleman, 1960, p. 10). Ce sont les mêmes préoccupations mondiales qui sont à l’origine des recherches entreprises à la fin des années 1950 et publiées par la suite dans The Civic Culture. L’introduction de l’ouvrage répond à la nécessité urgente d’exporter les principes du processus politique anglo-américain vers les pays colonisés, alors en quête d’indépendance. Elle cherche ainsi à « codifier » non seulement les règles institutionnelles formelles de l’État mais aussi les « composantes plus subtiles » qui constituent ses « conditions psychosociales préalables » – cette alliance entre un esprit démocratique et une déférence envers l’autorité que l’on désigne sous le nom de « culture civique » (Almond & Verba, 1963, p. 5).

14Le ton scientifique de ces travaux annonce alors un dépassement de l’ambiguïté de l’État et de ses frontières. Cependant, loin de résoudre le problème, cette ambition totalisante présente la possibilité d’une science dont l’objet, le système politique, n’aurait pas de limites visibles.

15Dès 1960, Almond prévient que l’ampleur croissante des connaissances empiriques et théoriques que doit maîtriser le chercheur en politique comparée « dépasse l’entendement et anéantit la volonté ». Malgré le risque d’« être péniblement ébloui » par les lumières d’un tel savoir, écrit-il, c’est sans hésitation que l’on doit s’efforcer d’accumuler les connaissances qui « nous permettent de nous inscrire dans l’ordre des sciences avec la dignité réservée à ceux qui suivent leur vocation sans limite ou condition » (Almond, 1960, p. 64).

16Les partisans du passage de l’étude formelle de l’État à l’examen méticuleux des systèmes politiques réalisent qu’ils s’apprêtent alors à se lancer dans une entreprise scientifique sans limite. Ils partent cependant du principe que la notion de système sera, d’une manière ou d’une autre, en mesure de résoudre le problème des frontières. « Parler de la vie politique en termes de système d’activité », écrit Easton (1957, p. 384), « a certaines conséquences […]. L’idée même de système suggère qu’on peut séparer la vie politique du reste de l’activité sociale, ne serait-ce qu’à des fins analytiques, et l’examiner comme si, à un moment donné, il s’agissait d’une entité autonome entourée – quoique clairement distincte – de l’environnement ou du cadre dans lequel elle opère. » Les propos d’Easton révèlent déjà certains problèmes. De même que l’approche étatiste, la théorie systémiste s’articule autour d’une distinction nette entre le politique et son environnement social. Cependant, elle n’affirme pas qu’une telle distinction existe réellement mais plutôt que tout se passe comme si elle existait, à un moment donné, du seul fait que l’on parle du politique en tant que système. Le principe fondamental de la théorie systémiste – l’idée selon laquelle la sphère politique serait distincte et donc identifiable en tant que système – reflète ainsi un phénomène temporaire découlant simplement de « l’idée même de système ».

17La question des frontières pose encore plus de difficultés à Almond. Le concept de système politique, dit-il, entend « distinguer analytiquement les structures qui exercent des fonctions politiques dans toutes les sociétés » et implique de ce fait « l’existence de frontières » – là « où s’arrêtent les autres systèmes et où commence le système politique ». Les frontières exigent une « définition nette », à défaut de laquelle « le système politique en viendrait à inclure les églises, les économies, les écoles, les groupes de parenté directe et par alliance, les groupes d’âge et autres » (Almond, 1960, p. 5, p. 7-8). C’est pourtant précisément ce qui se produit. Il s’avère que les contours du système ne forment pas une ligne nette mais des associations, nombreuses et fluctuantes, qui « animent les frontières du système politique » (ibid., p. 9). Ces structures d’« articulation des intérêts » (interest articulation), comme les appelle Almond, sont pratiquement illimitées puisqu’elles sont censées inclure toutes les formes concevables de revendications collectives, qu’elles émanent de groupes « institutionnels » (tels que les assemblées législatives, les églises et les armées), « associés » (tels que les organisations syndicales ou professionnelles), « non associés » (tels que les groupes de parenté et les communautés ethniques) ou « anomiques » (tels que les groupes au cœur d’émeutes ou de manifestations) (ibid., p. 33).

18Loin de résoudre le problème de la frontière incertaine entre État et société en la remplaçant par les limites étendues mais nettement définies d’un système autonome, l’approche systémiste fait de la frontière même un espace illimité et indéterminé.

Le retour à l’État

19Même si les frontières du système politique s’avèrent tout aussi insaisissables que celles de l’État, ce dernier concept présente une faiblesse supplémentaire aux yeux des théoriciens systémistes. Selon Easton (1953, p. 111-112), l’État est « moins un outil analytique qu’un symbole d’unité, […] un mythe ». Il représente quelque chose de « transcendantal » qui « symbolise l’inéluctable unité d’un peuple sur un territoire ». L’imprécision qui fait du terme un outil analytique inadéquat est à l’origine de sa force politique en tant que construit mythique ou idéologique.

20Pourtant, c’est pour cette même raison que le concept d’État refuse de disparaître, bien qu’il soit inapte à fonder une science politique universelle. Dès 1968, Nettl remarque que, même si le concept n’est alors plus en vogue dans les sciences sociales, « il en reste un squelette, un fantôme », qu’« aucune restructuration conceptuelle, aussi profonde soit-elle, ne peut dissoudre » (Nettl, 1968, p. 559). Selon Nettl, l’État est « essentiellement un phénomène socioculturel », qui émane de la « disposition culturelle » d’un peuple à reconnaître son « existence conceptuelle » (ibid., p. 565-566). Des notions de l’État « s’incorporent à la pensée et aux actions des citoyens » (ibid., p. 577), dit-il, et il s’avère que l’ampleur de cette variable conceptuelle correspond aux différences empiriques entre sociétés, au niveau de la structure juridique ou du système de partis par exemple (ibid., p. 579-592).

21Je pense que, du fait de l’importance de l’État en tant qu’artefact idéologique et culturel commun, il convient de prendre ce phénomène au sérieux au lieu de le rejeter en faveur d’un concept censé être plus neutre et plus précis (tel que celui de système politique). Après tout, la politique est un processus formé à partir de tels artefacts. Pourtant, la manière dont Nettl présente cet artefact, à savoir comme une disposition subjective pouvant être liée à des phénomènes empiriques plus objectifs, peut induire en erreur. Un artefact comme l’État ne se manifeste pas seulement sous la forme de croyances subjectives, incorporées à l’action et à la pensée des individus. Il est représenté et reproduit dans des formes quotidiennes et visibles, comme les pratiques juridiques, l’architecture des bâtiments publics, le port d’uniformes militaires ou le tracé et la surveillance des frontières.

22Les formes culturelles de l’État constituent bien un phénomène empirique, aussi solide et perceptible qu’une structure juridique ou un système de partis. Plus précisément, je pense que, pour comprendre la nature d’un phénomène comme l’État, il convient de remettre en question la distinction entre domaine conceptuel et domaine empirique.

23On peut regretter que cela n’ait pas été fait. La distinction entre conceptuel et empirique est devenue le fondement inexploré d’un nouveau faisceau de travaux. Une dizaine d’années après la publication de l’article de Nettl, l’État commence à réapparaître comme un objet de préoccupation analytique au centre des sciences politiques américaines. « Les frontières entre État et société sont devenues floues », affirme Stephen Krasner (1978, p. xi), auteur de Defending the National Interest, l’un des premiers ouvrages à avoir contribué à ce retour à l’État. « Le principe analytique à la base » de la nouvelle approche qu’il préconise « réside dans la distinction entre État et société » (ibid., p. 5). Comme dans l’article de Nettl, l’approche étatiste présente cette séparation, fondamentale bien que problématique, comme une distinction sous-jacente entre un domaine conceptuel (l’État) et un domaine empirique (la société). Cette approche semble surmonter le problème rencontré et déploré par les théoriciens systémistes : celui consistant à discerner la frontière entre État et société. Il sera en effet assimilé à la distinction à première vue évidente entre conceptuel et empirique, entre un ordre subjectif et un ordre objectif. Cependant, comme nous le verrons, cette approche implique de réduire fortement le phénomène de l’État et d’accepter cette distinction sans la soumettre à la critique.

24Les approches étatistes de l’explication politique présentent l’État comme une entité autonome, dont les actions ne sont pas réductibles à – ou déterminées par – des forces au sein de la société. Cette présentation de l’État n’exige pas tant de déplacer l’attention de la société vers l’État que d’établir une frontière claire entre les deux. Comment peut-on transformer cette limite poreuse, où la pratique officielle se mêle à la semi-officielle et la semi-officielle à l’officieuse, en une séparation permettant à l’État d’apparaître comme un objet discret et autonome ? La définition wébérienne habituelle de l’État, qui le présente comme une organisation revendiquant le monopole de la violence légitime sur un territoire donné, n’est qu’une caractérisation résiduelle. Elle ne nous renseigne pas sur la manière de tracer les contours réels de cette organisation amorphe.

25Les nouveaux partisans de l’approche étatiste ne comblent pas les contours en pointillé de cette organisation. Ils se replient sur des définitions plus restreintes, qui considèrent généralement l’État comme un système de prise de décision. Selon cette conception plus étroite, l’essence de l’État émane non pas de l’organisation monopolistique de la coercition, des structures d’ordre légal ou idéologique, des mécanismes par lesquels les intérêts sociaux trouvent leur représentation politique ou encore des arrangements qui maintiennent une certaine relation entre les producteurs de capital et ses propriétaires, mais bien de la formation et de l’expression d’intentions faisant autorité. Conçu comme un agencement d’intentions – que l’on désigne généralement par « processus de réglementation », « prise de décision » ou « définition de politiques » – l’État devient essentiellement un domaine subjectif de plans, de programmes ou d’idées. Cette construction subjective calque la distinction problématique entre État et société sur les distinctions en apparence plus évidentes entre subjectif et objectif ou encore entre sens et réalité. Ainsi, de même que les intentions et les idées sont conçues sans difficulté comme distinctes du monde externe auquel elles se réfèrent, l’État semble se démarquer de la société.

Commencer au niveau subjectif

26La logique qui sous-tend l’approche étatiste peut être illustrée par les travaux de pratiquement n’importe lequel de ses principaux défenseurs. Je citerai trois exemples : Eric Nordlinger, Stephen Krasner et Theda Skocpol. Après avoir présenté les travaux de Nordlinger et de Krasner, je m’intéresserai à ceux de Skocpol sous un angle quelque peu différent.

27Selon Nordlinger (1988, p. 881), au principe de la perspective étatiste, on trouve les « élites politico-administratives formant leurs propres préférences en termes de politiques publiques ». La première question qui doit être posée face à ces opérations mentales individuelles est la suivante : « L’État – c’est-à-dire les fonctionnaires au sens large – traduit-il ses propres préférences politiques en politiques publiques […] ? » (Nordlinger 1987, p. 353). L’« accent mis sur les individus » (ibid., p. 362), plutôt que sur les structures institutionnelles, pour étudier l’État est justifié par le fait que les institutions n’ont pas de préférences en soi et ne peuvent donc agir sur cette base : tout juste influent-elles sur les actions des fonctionnaires. En outre, puisque cette influence serait plus ou moins importante d’un État à l’autre, elle ne pourrait entrer dans la définition de l’État (Nordlinger 1981, p. 9 ; 1987, p. 362-363). Que l’on admette ou non ces points, ils n’en procèdent pas moins tous de la décision initiale de placer les préférences au cœur de la définition de l’État.

28La décision de Nordlinger consistant à « commencer au niveau subjectif » n’est pas justifiée théoriquement. Il se contente d’affirmer qu’une « analyse de l’autonomique de l’État peut gagner à commencer » par là (Nordlinger, 1987, p. 371). C’est pourtant le choix de ce point de départ qui crée l’effet d’un État autonome. Il détermine la nature de l’État comme entité originellement subjective qui se compose de décisions, de pensées et de préférences individuelles ainsi que d’autres phénomènes idéationnels – d’une personne au sens large. Selon notre conception ordinaire du statut de personne (personhood), ce sont les idées et les préférences d’un individu qui le font apparaître comme une unité autonome et distincte. De cette subjectivité émane notre sentiment de séparation fondamentale entre l’individu et le monde social. Dans la pensée politique moderne des Lumières, cette séparation fait du statut de personne une condition de la liberté et de l’autonomie, opposée à des forces sociales externes qui lui donneraient une forme originellement indéterminée. Le point de départ subjectiviste choisi par Nordlinger attribue automatiquement cette même originalité, distinction et autonomie à l’État.

29Cette autonomie de l’État est conditionnée par un point de départ subjectiviste, ce que confirme le fait qu’elle s’effondre dès que l’on s’en éloigne. Nordlinger repousse le risque d'effondrement en insistant pour représenter les facteurs sociétaux autant que possible comme des variables subjectives dans l’esprit des fonctionnaires. Ainsi, l’autonomie de l’État serait affectée par des facteurs tels que « le degré de sensibilité des fonctionnaires à l’expression des intérêts sociaux » et « l’importance qu’ils accordent au soutien actif de la société » (Nordlinger, 1987, p. 372). Ce genre de formules transforme les pressions sociales qui déterminent en partie l’action de l’État en des caractéristiques autonomes de celui-ci, en substituant aux pressions leur perception par les fonctionnaires. Cette substitution est justifiée par le fait qu’« on ne devrait pas recourir […] à des explications sociétales tant que celles étatistes suffisent clairement » (ibid., p. 360), pour convaincants que soient les facteurs sociétaux – ce qui montre combien ils mettent en péril la démonstration de l’autonomie de l’État.

30Nordlinger reconnaît que ce type d’explication ne rend pas bien compte de l’autonomie de l’État. Il se tourne ensuite vers diverses « caractéristiques structurales de l’État » – des caractéristiques qu’il avait à l’origine rejetées en tant qu’aspects de la définition de l’État – pouvant influer sur la manière dont les fonctionnaires prennent des décisions (ibid., p. 372). La malléabilité, l’isolation, la résilience et la vulnérabilité des organisations de l’État figurent parmi ces caractéristiques. Même à ce stade, il est question de perceptions subjectives et non de la manière dont les forces et les faiblesses d’une organisation dépendent de ses rapports avec des forces sociales plus larges. Par exemple, un État est vulnérable s’il « se dissuade lui-même » d’agir sur la base de ses préférences de crainte qu’elles « ne se réalisent probablement pas », généralement parce que les moyens de mise en œuvre sont « vus comme » inadaptés ou « ont un historique médiocre » (ibid., p. 383).

31Enfin, Nordlinger admet la nécessité d’aller plus loin pour s’interroger sur la manière dont les traits structuraux de l’État sont déterminés, en se penchant sur les explications centrées sur la société. Il affirme alors que « toute la question du caractère distinctif de l’étatisme aura été laissée de côté ». La perspective étatiste est abandonnée car elle ne serait rien de plus qu’une « tête de pont permettant de partir en reconnaissance puis de progresser à l’intérieur de la société » (ibid., p. 385-387), bien que l’on ne sache toujours pas où s’arrête la tête de pont de l’État et où commence l’intérieur de la société.

32Il s’avère que l’approche étatiste de Nordlinger ne fonde pas ses explications sur l’État plutôt que sur la société. Encore moins établit-elle une frontière nette entre les deux. Elle part simplement des intentions de l’État, lui attribuant ainsi un caractère en apparence distinct et une autonomie qui ne seront plus remis en question par la suite. S’il est justifié par son utilité, le point de départ de l’approche étatiste aboutit en particulier à un État qui n’est pas seulement autonome par rapport à la société mais qui agit aussi dans « l’intérêt national ». Nordlinger déplore les « attaques brutales qu’a subies ce concept » ces dernières années. Pour lui, l’intérêt national est quelque chose de réel puisque le point de vue autonome des fonctionnaires et leur volonté de préserver une image respectable les amènent à « exprimer l’intérêt public pour gagner le soutien populaire et parer aux pressions privées ». Ils adoptent ainsi « des politiques à long terme et à grande échelle » visant des objectifs tels que « le maintien de l’ordre politique et économique » (Nordlinger, 1988, p. 882). Le fait que le maintien du statu quo politique et économique soit vu comme la preuve incontestée d’un véritable intérêt national reflète le parti pris de cette analyse.

33Les travaux de Stephen Krasner (1978) me permettent également de démontrer en quoi l’approche étatiste est tributaire d’un point de départ subjectiviste. Comme Nordlinger, Krasner part du principe que l’État doit être essentiellement compris comme un processus subjectif d’élaboration de politiques. Son étude de la relation entre les investissements internationaux en matières premières et la politique étrangère américaine « repose sur une vision intellectuelle selon laquelle l’État formulerait de manière autonome des objectifs qu’il tenterait ensuite de mettre en œuvre en dépit de la résistance d’acteurs nationaux et internationaux » (Krasner, 1978, p. 10).

34L’État autonome est ici défini de manière encore plus restrictive que chez Nordlinger, selon lequel il correspondait aux « fonctionnaires au sens large ». En effet, chez Krasner, l’État se cantonne principalement à deux fonctions exécutives, la Présidence et le Département d’État, qui seraient « fortement isolés de pressions sociétales spécifiques » (ibid., p. 11). Après avoir envisagé que d’autres départements, tels que le Pentagone, le Département du Trésor, le Département du Commerce et la CIA, puissent « être considérés comme faisant partie de l’État », Krasner décide de les écarter au motif que « leur comportement est variable. Ils ont agi tantôt pour promouvoir des objectifs collectifs, tantôt pour faire avancer certains intérêts sociétaux et bureaucratiques. » (Ibid., p. 11). L’auteur peut ainsi maintenir sa vision intellectuelle de l’État comme promoteur autonome d’objectifs collectifs dans la mesure où il ne prend pas en compte les organes étatiques qui ne sont parfois pas à la hauteur de cette vision.

35L’ouvrage analyse la politique gouvernementale des États-Unis relative au contrôle exercé par les multinationales américaines sur les matières premières étrangères. Il cherche à montrer l’autonomie de l’État par rapport à ces intérêts sociétaux, en prouvant que la politique américaine n’a pas été façonnée par des intérêts économiques ou stratégiques (ce qui attesterait d’une certaine influence des entreprises) mais par une idéologie cohérente. Les intérêts stratégiques ne sont pas retenus comme explication de la politique des États-Unis tout simplement parce que l’auteur décrit comme stratégiques les seuls cas où l’intégrité territoriale et politique américaine est directement menacée (ibid., p. 313-314). Suivant cette définition, les efforts des États-Unis pour protéger leurs intérêts pétroliers dans le golfe Persique, par exemple, n’auraient pas été stratégiquement motivés puisque la survie physique du pays ou de son système politique n’était pas en jeu.

36Les intérêts économiques ne sont pas retenus comme explication en grande partie parce qu’une explication en termes économiques « ne rend pas compte du caractère relativement passif de la réponse américaine au danger que représente le nationalisme économique » (ibid., p. 316). La principale preuve de cette supposée passivité est, selon Krasner, la réaction des États-Unis face à la nationalisation de l’Anglo Iranian Oil Company obtenue en 1951-1953 par Mohammad Mossadegh. Pourtant, à y regarder de plus près, cet événement (dont la victime était une corporation britannique – et non américaine) n’étaye en rien la thèse de l’auteur. Il est vrai que les États-Unis se sont initialement montrés moins hostiles que la Grande-Bretagne au nationaliste conservateur moyen-oriental Mossadegh, d’autant que le soutien à un tel nationalisme permettait aux États-Unis de contester la position dominante de la Grande-Bretagne dans la région. Pourtant, la réponse passive des États-Unis a consisté en premier lieu à faire respecter l’embargo britannique sur le pétrole iranien puis, l’effondrement de l’économie iranienne n’ayant pas réussi à changer les politiques de Mossadegh et ayant radicalisé son soutien, à organiser un coup d’État pour renverser le gouvernement élu et restaurer le pouvoir autoritaire du Shah (Gasiorowski, 1987).

37Pour justifier son idée selon laquelle la politique américaine « ne peut être aisément expliquée en termes d’intérêts commerciaux », Krasner (1978, p. 127) avance que les États-Unis n’ont à l’origine pas fait pression sur Mossadegh pour permettre aux multinationales américaines d’avoir accès au pétrole iranien. Cependant, les intérêts des compagnies pétrolières ne résidaient alors pas dans l’accès à ce pétrole. Ils consistaient, premièrement, à empêcher les Iraniens de commercialiser leur propre pétrole par le biais de distributeurs indépendants – ce qui aurait brisé le monopole mondial des plus grandes compagnies pétrolières et le système illégal de fixation des prix qui en dépend – et, deuxièmement, à faire cesser l’enquête pénale du Département de la Justice américain sur ce système. Le gouvernement des États-Unis a respecté ces deux souhaits et, qui plus est, a contraint les Iraniens à laisser les compagnies américaines participer au contrôle de leur pétrole.

38Après avoir semblé réfuter les explications en termes économiques et stratégiques de la politique américaine relative aux investissements étrangers dans les matières premières, Krasner avance l’idéologie comme explication. Ses arguments décisifs ne reposent pas sur les événements liés au commerce de matières premières analysés dans son ouvrage, mais sur la guerre du Vietnam. Il reconnaît que les justifications idéologiques avancées par les États-Unis pour expliquer son déploiement au Vietnam n’étaient ni logiques ni cohérentes (ibid., p. 321-322). Cela pourrait suggérer que les justifications idéologiques étaient réajustées au gré des besoins politiques, reflétaient les conflits au sein de l’administration ou constituaient tout simplement des tentatives confuses pour défendre une guerre en laquelle même ses responsables ne croient plus. Krasner n’envisage aucune de ces possibilités. Il déclare en revanche que le manque de cohérence et de rationalité est le « signe d’une politique étrangère idéologique ».

39Le fait que les intérêts économiques aient pu jouer un certain rôle aux côtés des motivations idéologiques dans le prolongement de la guerre, étant donné les énormes profits des sociétés d’armement, est rejeté au motif qu’il serait plus aisé de supporter des dépenses militaires élevées « en présentant l’Union soviétique et la Chine comme des ennemis implacables plutôt qu’en s’engageant dans une guerre en Asie du Sud-Est » (ibid., p. 324). Même si l’on admettait cette hypothèse non vérifiée, elle ne démontrerait pas que les intérêts commerciaux ne jouent aucun rôle dans la poursuite de la guerre. Et pourtant, la thèse de l’autonomie de l’État défendue dans l’ouvrage repose sur cette seule affirmation. Elle permet à Krasner de conclure qu’une « répulsion envers le communisme », attribuable à « la domination exclusive du libéralisme lockéen aux États-Unis » détermine la politique américaine relative au contrôle des matières premières étrangères et donc que la politique de l’État ne peut être expliquée par les intérêts sociétaux.

40Pour Krasner comme pour Nordlinger, la supposée autonomie de l’État repose en grande partie sur un choix de définitions. L’objet d’analyse amorphe est réduit à quelque chose que l’on dénomme « politique » (policy) et qui se réfère aux intentions et volontés de certains fonctionnaires. L’État devient cette idéalité désincarnée, décrite comme l’intérêt national et étudiée non pas en tant qu’effet rhétorique mais en tant qu’idéalisme auto-engendré. Ce type d’analyse ne devrait pas être considéré selon ses propres affirmations scientifiques. Comme le montrent les exemples tirés des travaux de Krasner, les études de cas étayant la thèse de l’autonomie de l’État sont des interprétations succinctes et peu convaincantes d’épisodes politiques complexes. Les essais récents de Nordlinger contournent ce problème en n’incluant aucune étude de cas. Almond (1987, p. 476) suggère qu’un large pan de la littérature dans laquelle s’inscrivent ces travaux conduit à « démystifier le concept d’État ». Le cas échéant, ces travaux devraient être considérés comme faisant partie d’un processus social bien plus large consistant à produire le mystérieux effet de l’État, qui le fait apparaître comme une entité distincte et dotée d’une volonté propre.

L’État comme « organisation réelle »

41Theda Skocpol semble proposer des contributions à l’approche étatiste très différentes des travaux de Krasner et de Nordlinger. Son travail sur la politique du New Deal et, avant cela, son étude comparative des révolutions sociales se fondent tous deux sur des interprétations détaillées d’études de cas rigoureuses. En outre, elle rejette expressément une approche « volontariste » de l’étude de l’État. Dans States and Social Revolutions (1979), elle avance que les visions idéologiques des dirigeants révolutionnaires ou politiques ne permettent d’expliquer ni l’avènement ni l’issue des principales révolutions sociales. L’ouvrage propose une approche « organisationnelle », qui explique l’effondrement révolutionnaire et la construction de nouveaux États par les faiblesses et les potentiels structuraux des États eux-mêmes.

42Cependant, malgré ces différences, la thèse de l’autonomie de l’État avancée par Skocpol reste en fait une explication volontariste et idéologique. Elle implique, une fois de plus, une frontière nette entre État et société fondée sur une subjectivité essentielle, qui serait à la base du caractère distinct de l’État. Skocpol dépasse par la suite cette idée de subjectivité. Mais la frontière entre État et société – preuve de l’autonomie – disparaît aussitôt.

43Skocpol explique les révolutions française, russe et chinoise par l’effondrement d’États autonomes, dont il convient de prouver l’autonomie en montrant que cet effondrement résulte des politiques défaillantes de l’État et de ses liens institutionnels avec la société plutôt que de conflits plus larges entre classes sociales dominantes (Skocpol, 1979, p. 48). Comme chez d’autres chercheurs étatistes, la première étape de l’argumentation de Skocpol consiste à restreindre la définition de l’État pour s’assurer qu’en soient exclus les appareils dans lesquels des éléments « non étatiques » sont susceptibles de s’introduire. Pour ce faire, Skocpol distingue les organisations « fondamentales » de l’État du « système politique » plus large.

44« L’État correctement conçu », dit-elle, se compose d’« un ensemble d’organisations administratives, de contrôle et militaires dirigées – et plus ou moins bien coordonnées – par une autorité exécutive ». Ces organisations ne représentent qu’une partie de l’« ensemble des systèmes politiques », qui peuvent également inclure « les institutions par lesquelles les intérêts sociaux sont représentés dans l’élaboration de politiques publiques, ainsi que les institutions par lesquelles sont mobilisés des acteurs non étatiques pour participer à la mise en œuvre des politiques » (ibid., p. 29). Cette distinction entre l’État correctement conçu et le système politique est de toute évidence essentielle à la thèse de l’autonomie de l’État. Pourtant, elle n’est que rapidement évoquée et l’on ignore si une institution donnée relève seulement du système politique ou bien de l’État à proprement parler. En pratique, la difficulté est surmontée en remplaçant cette dernière expression par des termes encore plus restrictifs – dans la plupart des cas, simplement par celui de « monarchie ».

45Une fois le sens de la notion d’État ainsi restreint, l’explication doit présenter un intérêt ou une politique de l’État qui entraînerait la crise révolutionnaire. Selon Skocpol, dans les trois sociétés pré-révolutionnaires qu’elle étudie, « les monarques voulaient s’approprier de plus en plus de ressources sociales et les affecter de manière efficace au développement de l’armée et de l’économie étatique centralisée » (ibid., p. 49). Comme chez Krasner et Nordlinger, cet intérêt de l’État doit être le fondement de l’autonomie. Il doit être appréhendé non pas par rapport à des intérêts commerciaux ou politiques plus larges mais comme la volonté indépendante de l’État.

46En France, par exemple, l’effondrement révolutionnaire était dû à l’effort financier requis par l’engagement de l’État dans des guerres à l’étranger, au cours desquelles il espérait gagner des marchés, des routes commerciales et des colonies. Skocpol explique cet engagement en des termes idéologiques, comme quelque chose de « nécessaire pour défendre l’honneur de la France sur la scène internationale », ce à quoi elle ajoute « sans parler de la protection du commerce maritime » (ibid., p. 60). Si la France est décrite comme une « puissance commerciale », rien n’est dit sur la nature de ce commerce ou des intérêts politiques et économiques plus larges liés à celui-ci (les compagnies commerciales, les marchandises vendues et leurs producteurs, les industries approvisionnées, le rôle des organismes de financement, l’industrie maritime et les sociétés de colonisation). Le fait que ces intérêts aient pu constituer un facteur de la politique de l’État au moins aussi important que l’idéologie de l’honneur de la France est apparemment rejeté. En effet, à la page suivante, la participation de l’État au « bien-être général prolongé et récurrent » est simplement attribuée au refus de la monarchie d’abandonner ses « ambitions martiales ». Trois pages plus loin, il est écrit que ce qui « a plongé la monarchie des Bourbons du xviiie siècle dans une crise financière aiguë » était « son penchant insatiable pour la guerre » (ibid., p. 61-64). La crise initiale de l’État est donc réduite à une question d’idéologie – un intérêt pour la « défense de l’honneur de la France », la poursuite d’« ambitions martiales » ou un irréductible « penchant pour la guerre ». Un intérêt monarchique apparemment autonome devient l’élément irréductible de l’explication du comportement de l’État.

47Cependant, Skocpol vient contredire cette image étroite et subjectiviste de l’État avec ses propres compléments d’explication de la révolution. Selon elle, lorsqu’il fait face à la crise provoquée par des défaites militaires ou d’autres menaces extérieures, l’État se voit contraint par ses rapports institutionnels avec la noblesse terrienne. Skocpol fournit des comptes rendus détaillés de ces relations pour chacune de ses études de cas. Il apparaît alors clair que l’État pré-révolutionnaire est quelque chose de bien plus large et amorphe qu’un monarque. Bien que l’approche « organisationnelle » de l’État insiste sur le fait que les États sont des « organisations réelles » dont les frontières sont distinctes de la société (ibid., p. 31), les éclairages qu’apporte Skocpol sur ces organisations en France, en Russie et en Chine montrent qu’il est impossible de tracer ces frontières en pratique. Dans les trois cas, le pouvoir provincial et local de l’État est inséparable du pouvoir politique de la noblesse terrienne.

48En France, la structure de l’État est décrite non pas comme une organisation réelle mais comme un réseau « extraordinairement complexe […] et composé de multiples strates » de domaines seigneuriaux, corporations municipales et assemblées provinciales, entretenu par un système de « vénalité des offices », dans lequel des revenus sont générés par la vente de charges ou d’offices, qui deviennent des biens individuels à louer, revendre ou léguer (ibid., p. 52-53). La Russie et la Chine présentent des situations analogues, même si, dans le dernier cas, Skocpol abandonne la distinction de plus en plus délicate entre État et société et introduit la métaphore plus fluide de « deux “mondes” », une économie et une société agraires d’une part et un appareil d’administration impériale d’autre part. L’interpénétration de ces deux mondes est si forte, nous dit-elle, que la distinction entre les deux n’existe qu’à des fins analytiques (ibid., p. 68). L’existence de l’État comme organisation réelle disparaît ainsi complètement. En réunissant les deux termes en une seule phrase et en décrivant les trois pays comme des sociétés étatistes, Skocpol reconnaît finalement qu’il est impossible de distinguer État et société (ibid., p. 167).

49Des problèmes similaires se posent dans la seconde moitié de States and Social Revolutions, où l’analyse passe des causes de l’effondrement révolutionnaire aux raisons de l’émergence d’États post-révolutionnaires forts et centralisés. Une fois de plus, l’explication minimise les facteurs socioéconomiques et souligne l’idéologie – non pas le contenu spécifique des idéologies révolutionnaires mais le fait que les nouveaux dirigeants étaient des hommes déjà « versés dans » la construction de l’État (ibid., p. 164-168). Mais encore une fois, les études de cas de ce processus en France, en Russie et en Chine réintroduisent une explication socioéconomique plus large, rendant compte de l’orientation et des étapes de la construction de l’État principalement par les différentes assises sociales de chaque régime.

50Les arguments avancés par Nordlinger, Krasner et Skocpol en faveur d’une approche étatiste de l’analyse politique font face à un problème commun et répondent de manière similaire. Comme chacun l’admet plus ou moins, le problème est que les contours étatiques sont incertains ; des éléments sociaux semblent s’immiscer de toutes parts dans l’État, la frontière entre celui-ci et la société étant de ce fait difficile à définir. Les auteurs répondent en donnant à l’État une définition restreinte, qui le personnifie et en fait un acteur producteur de politiques. Comme le statut de personne (personhood), le statut d’État (statehood) est conçu de manière fondamentalement idéaliste. L’État se distingue de la société en ce qu’il est un ensemble de préférences ou d’intentions originales, de même que les personnes sont considérées comme des unités de désir et de conscience autonome distinctes du monde matériel ou social dans lequel elles évoluent. Aussi incertains en soient les contours, l’État, comme la personne, est une unité essentielle.

51Cette image d’unité apparaît même dans les analyses qui introduisent un élément de conflit entre les différentes parties de l’appareil étatique. Un tel conflit est une indication importante de la perméabilité des frontières de l’État parce qu’il permet de comprendre comment des différences sociales plus larges se reproduisent au sein des processus de l’État. Mais ces connexions plus larges ne sont pas étudiées dans la littérature étatiste. L’unité essentielle de l’État est prise comme donnée et les conflits sont traités comme des phénomènes secondaires à l’intérieur de cette unité plus large. L’impact de ces conflits internes sur l’élaboration de politiques attesterait en effet de l’indépendance de l’État par rapport à la société.

52Dans son travail sur le New Deal, par exemple, Skocpol avance que l’État et les organisations de partis devraient être considérés comme des « facteurs indépendants » des événements politiques (Skocpol, 1980, p. 156) puisqu’ils ont « leurs propres structures et histoires, qui ont à leur tour leur propre impact sur la société » (ibid., p. 200). Son argument s’appuie sur le fait que, durant la phase réformiste du New Deal (1935-1938), Franklin Delano Roosevelt et les démocrates libéraux n’ont pas réussi à transformer le gouvernement fédéral en un État totalement interventionniste et social-démocrate (ibid., p. 191-199). La raison principale de cet échec était que le soutien populaire dont bénéficiait le programme de réforme de Roosevelt ne se retrouvait pas au Congrès, où les intérêts conservateurs étaient solidement ancrés. Cet ancrage était dû à l’influence des démocrates du Sud (reflétant bien entendu les arrangements politiques et économiques dans le Sud qui interdisaient aux Noirs de participer) et en général au contrôle local des élections du Congrès par « des machines ou des agglomérations spéciales d’intérêts organisés » (ibid., p. 195). Les conservateurs du Congrès ont bloqué les dépenses consacrées aux programmes sociaux pour les personnes défavorisées et se sont opposés aux réformes administratives, de crainte qu’elles ne « perturbent dans la société en général les relations symbiotiques entre le Congrès, les bureaucrates et les groupes d’intérêt organisés » (ibid., p. 194). Bien que le président ait été élu grâce à son programme de réforme populaire, le pouvoir des intérêts conservateurs et d’autres intérêts organisés dans la société était suffisamment représenté au sein de l’État pour saper les réformes. Pour Skocpol, cela démontre que les institutions étatiques sont essentiellement des facteurs indépendants des événements politiques. En fait, ce cas offre un excellent exemple de la manière dont les conflits au sein de l’État reflètent la pénétration de forces sociales plus larges.

Une approche alternative

53L’approche étatiste part toujours du principe que l’État est une entité distincte, opposée à une entité plus large que l’on appelle société et séparée de celle-ci. Les débats se cantonnent à l’évaluation du niveau d’indépendance de l’un de ces objets par rapport à l’autre. Nous avons pourtant vu qu’en pratique la délimitation entre les deux est souvent incertaine. Comme les théoriciens systémistes avant eux, les partisans d’une approche étatiste n’ont pas été en mesure d’établir la frontière entre le système politique, ou État, et la société. Une approche alternative de l’État doit partir de cette frontière incertaine. Dans une sphère pratique donnée, comment se fait-il que certains aspects de ce qui a lieu semblent relever de la société, tandis que d’autres s’en distinguent et semblent relever de l’État ? Plus important encore, quelle est la portée de cette distinction apparente ?

Le cas Aramco

54Pour présenter cette approche alternative, commençons par nous intéresser à un cas discuté dans l’étude de la politique étrangère des États-Unis réalisée par Krasner : la relation entre le gouvernement américain et l’Arabian American Oil Company (Aramco), le consortium des grandes compagnies pétrolières américaines détenant des droits exclusifs sur le pétrole saoudien (Krasner, 1978, p. 205-212). Ce cas illustre la perméabilité de la frontière entre État et société ainsi que l’enjeu politique lié à son maintien. Après la Seconde Guerre mondiale, les Saoudiens ont exigé que la redevance qui leur était versée par Aramco passe de 12 % à 50 % des profits. Ne voulant ni réduire ses bénéfices ni augmenter le prix du pétrole, Aramco s’est arrangé pour que la redevance ne soit pas payée par la compagnie mais par le contribuable américain. Le Département d’État, soucieux de subventionner la monarchie saoudienne pro-américaine, a aidé Aramco à tirer parti d’une faille dans le droit fiscal américain, grâce à laquelle la redevance a pu être traitée comme s’il s’agissait d’une taxe étrangère directe, calculée non pas sur la base des profits de la compagnie mais sur les taxes qu’elle devait au Trésor américain. Cette connivence entre le gouvernement et les compagnies pétrolières, forçant les citoyens américains à contribuer sans le savoir à la richesse d’une monarchie répressive du Moyen-Orient et aux soldes bancaires de certaines des multinationales les plus lucratives du monde, ne va pas vraiment dans le sens d’une nette distinction entre État et société.

55Face à cet obstacle, Krasner fait valoir que les compagnies pétrolières constituaient un mécanisme institutionnel auquel ont recouru des décideurs majeurs pour atteindre certains objectifs de politique étrangère : en l’occurrence, la subvention secrète d’un régime arabe conservateur. Grâce à ces mécanismes, on était en mesure de poursuivre des politiques auxquelles le Congrès ou des alliés étrangers auraient pu s’opposer, « en partie parce que les entreprises privées se situaient en dehors du système politique formel » (ibid., p. 212-213). Cette explication ne présente qu’une seule facette de la situation : les entreprises elles-mêmes utilisaient aussi le gouvernement américain pour atteindre des objectifs commerciaux, comme l’illustre le cas d’Aramco et comme l’ont démontré en détail de nombreuses études sur l’industrie pétrolière (Anderson I., 1981 ; Blair, 1976 ; Miller, 1980). S’il ne parvient pas à retranscrire la complexité des relations entre État et société, Krasner en souligne néanmoins par inadvertance un aspect important. Le cas d’Aramco montre que les mécanismes institutionnels d’un ordre politique moderne ne restent jamais confinés dans les limites de ce que l’on appelle l’État (ou, en l’occurrence, assez curieusement, le « système politique formel »). Cela ne signifie pas simplement que l’État est entouré d’institutions paraétatiques ou commerciales qui renforcent et étendent son autorité, mais plutôt que la frontière de l’État (ou du système politique) ne marque jamais réellement un extérieur. La délimitation entre État et société n’est pas le périmètre d’une entité intrinsèque, qui peut être considérée comme un objet ou un acteur indépendant. Il s’agit d’une ligne interne, tracée au sein d’un réseau de mécanismes institutionnels qui assurent le maintien d’un certain ordre politique et social.

56Le fait que les frontières de l’État ne marquent jamais un véritable extérieur peut expliquer pourquoi elles semblent si souvent insaisissables et instables. Mais cela ne signifie pas que la délimitation est illusoire. Au contraire, comme le montre le cas d’Aramco, la création et le maintien de la distinction entre État et société est un mécanisme qui engendre des ressources de pouvoir. Le fait qu’Aramco se situe en dehors du système politique formel, dissimulant ainsi le rôle que joue la compagnie dans la politique internationale, est essentiel à sa force au sein d’un ordre politique plus large.

57On pourrait penser à de nombreux autres exemples, comme la relation entre l’État et les institutions privées dans le secteur financier, dans l’éducation et la recherche scientifique ou encore dans le domaine de la santé et des pratiques médicales. Dans chaque cas, on pourrait montrer que la division État-société n’est pas une simple frontière entre deux objets ou domaines indépendants mais une distinction complexe à l’intérieur de ces sphères d’action. Prenons l’exemple du secteur bancaire : les relations entre les grands groupes de banques d’entreprises, les banques centrales semi-publiques ou les systèmes de réserve, les trésors publics, les agences de garantie des dépôts, les banques d’import-export et les organismes multinationaux tels que la Banque mondiale représentent des réseaux interconnectés de régulation et de pouvoir financiers. Aucune délimitation simple ne pourrait distinguer, dans ce réseau, une sphère privée d’une sphère publique – ou l’État de la société. Pourtant, les banques sont fondées et se présentent comme des institutions privées nettement distinctes de l’État. Cette impression que l’État et la société sont séparés fait partie du processus maintenant en place un ordre financier et économique. Cela vaut également pour l’ordre social et politique plus large. La régulation et le contrôle ne sont pas simplement des pouvoirs qui résident dans l’État et qui s’étendent de celui-ci vers la société. Les frontières apparentes de l’État ne marquent pas la limite des processus de régulation. Elles sont elles-mêmes un produit de ces processus.

58L’approche de l’État préconisée ici ne suggère pas que l’État et les institutions privées forment une structure de pouvoir unique et totalisée. Au contraire, il existe toujours des conflits entre eux, de même qu’entre les différents organismes gouvernementaux, entre les organisations d’entreprises et au sein de chacun d’entre eux. Ainsi, on ne doit pas envisager l’État comme un objet cohérent et clairement distinct de la société, pas plus que l’on ne doit rejeter le concept d’État du fait de la complexité de ces phénomènes.

59Dans cette perspective, l’État ne doit plus être considéré avant tout comme un acteur, avec la cohérence, l’agentivité et la subjectivité que suppose ce terme. On ne doit pas se demander « Qui est l’État ? » ou « Qui décide de ses politiques ? ». Ces questions présument ce que leurs réponses prétendent démontrer, à savoir qu’un certain sujet politique, un certain qui, préexiste et détermine ces nombreux arrangements qui constituent l’État. Les arrangements qui produisent l’apparent caractère distinct de l’État créent un effet abstrait d’agentivité, avec des conséquences concrètes. Pourtant, cette agentivité dépendra toujours de la production de différences – de ces pratiques qui créent les apparentes frontières entre État et société. Ces arrangements peuvent cependant être si efficaces qu’ils donnent l’impression inverse. L’État semble alors un point de départ subjectif, un acteur intervenant dans la société. Les approches étatistes de l’analyse politique prennent ce renversement pour une réalité.

60Ce qui est proposé ici est au contraire une approche de l’État qui refuse de tenir pour acquise cette différence mais qui peut expliquer pourquoi la réalité sociale et politique apparaît sous une forme binaire. Il ne suffit pas de simplement critiquer l’aspect abstrait et idéaliste que revêt l’État dans les travaux étatistes. Almond (1987, p. 476), par exemple, déplore le fait que le concept d’État tel que mobilisé dans la plupart des nouveaux travaux « semble avoir des connotations métaphysiques ». Easton (1981, p. 316) avance que l’État est présenté par un auteur comme « un “fantôme dans la machine”, perceptible uniquement au travers de ses diverses manifestations ». Ces critiques négligent le fait que c’est pourtant très souvent ainsi que l’État apparaît en pratique. Une critique de l’État ne doit pas seulement rejeter cette métaphysique mais aussi expliquer comment il a été possible de produire cet effet pratique et pourtant fantomatique. Qu’est-ce qui, dans la société moderne, en tant que forme particulière d’ordre social et économique, a rendu possible l’apparente autonomie de l’État, en a fait une entité indépendante ? Pourquoi ce type d’appareil, avec son ancrage dans un système de droit abstrait et son association quasi-transcendantale avec la nation, conçue comme la communauté politique fondamentale (voir par exemple Anderson B., 1983), est-il l’arrangement politique distinctif de la modernité ? Ces questions pratiques et historiques sont ignorées par les théoriciens systémistes, qui entendent rejeter en bloc le concept d’État et réinstaurer un lexique plus « scientifique ».

61Les théoriciens de l’État ont également ignoré ces questions historiques. Pour certains auteurs, à l’instar de Nordlinger, cela tient au fait que, comme les théoriciens des systèmes, ils cherchent des explications sous forme d’énoncés généralisables et applicables à tout ordre politique. Or cela exclut par définition une explication spécifique, historiquement fondée, de la nature des États modernes. Mais même des théoriciens de l’État adoptant une perspective historique, tels que Skocpol, ne sont pas en mesure de proposer une explication historique de l’émergence de l’État moderne. S’inscrivant dans une approche selon laquelle l’État serait une cause indépendante, Skocpol ne peut expliquer par des facteurs extérieurs à l’État la capacité de ce dernier à apparaître comme une entité distincte de la société. L’État doit être une cause indépendante d’événements, même lorsque ces événements, comme dans le cas de la France révolutionnaire, impliquent la naissance d’un État moderne et en apparence autonome.

L’apparition d’une structure

62Pour montrer le genre d’explication qui serait possible, on peut revenir sur le compte rendu du cas français proposé par Skocpol. Cette dernière décrit la France pré-révolutionnaire comme une société étatiste, c’est-à-dire une société dans laquelle les pouvoirs de la noblesse terrienne et de l’administration centrale étaient inextricablement liés. Cette situation peut maintenant être décrite autrement : il s’agissait d’une société dans laquelle les techniques modernes faisant apparaître l’État comme une entité distincte et en quelque sorte hors de la société n’avaient pas encore été institutionnalisées. La période de la Révolution marque la consolidation de ces nouvelles techniques. Selon Skocpol, la transformation révolutionnaire de l’État français se traduit principalement par une transformation de l’armée et de la bureaucratie, l’une et l’autre étant alors devenues des organisations permanentes et professionnelles, dont les acteurs étaient pour la première fois distingués des activités sociales et commerciales et dont la taille et l’efficacité ont été considérablement étendues. Pour Skocpol, ces changements doivent être vus comme la conséquence d’un État autonome, dont les fonctionnaires entendaient s’engager dans l’expansion et la consolidation du pouvoir centralisé. Peu d’informations sont donc données quant aux méthodes sur lesquelles reposaient ces transformations révolutionnaires.

63Comment pouvait-on alors constituer une armée permanente de presque 750 000 hommes, convertir toute une économie dans la production de guerre, assurer l’autorité et la discipline à une telle échelle et maintenir la machine militaire aussi « séparée » de la société, si bien que le problème traditionnel de la désertion ne se posait presque plus ? Par quels moyens parallèles les corruptions et les fuites de l’administration financière étaient-elles maîtrisées ? Quelle était la nature de l’« articulation et l’efficacité mécaniques », selon l’expression de J. F. Bosher (Skocpol, 1979, p. 200) qui, dans tous les domaines, laisserait alors « les vertus de l’organisation compenser les vices des individus » ? Quelle sorte d’articulation, en d’autres termes, pouvait alors sembler séparer mécaniquement une organisation des individus qui la composaient ? Plutôt que d’attribuer ces transformations aux politiques d’un État autonome, il serait plus pertinent de chercher dans ces nouvelles techniques d’organisation et d’articulation la possibilité même de distinction apparente entre appareil indépendant de l’État et société.

64Pour explorer ces questions, il faudrait commencer par reconnaître l’énorme importance de ces méthodes d’ordre modernes et microphysiques que Michel Foucault appelle « disciplines » (Foucault, 1977). La nouvelle force bureaucratique et militaire de l’État français se fondait sur le pouvoir engendré par une méticuleuse organisation de l’espace, du mouvement, de la séquence et de la position. Le nouveau pouvoir de l’armée, par exemple, reposait sur des mesures telles que la construction de casernes comme sites de confinement permanent isolés du monde social, l’introduction de l’inspection et d’exercices quotidiens, un entraînement répété portant sur des manœuvres décomposées en séquences et des enchaînements précisément chronométrés, ainsi que l’instauration de hiérarchies complexes de commandement, d’organisations spatiales et de surveillances. C’est avec ces techniques que l’armée pouvait devenir ce qu’un manuel militaire contemporain appelait une « machine artificielle », tandis que les autres armées paraissaient n’être que des amas d’« hommes oisifs et inactifs » (Fuller, 1955, p. 196).

65Aucune de ces nouvelles méthodes n’est apparue du jour au lendemain. Les réformes de l’armée française de 1791, par exemple, ont été développées à partir de réformes antérieures en Prusse, qui ont puisé leur propre inspiration ailleurs en Europe. Ces innovations ne se sont pas limitées à l’armée. Comme l’a montré Foucault, des méthodes similaires permettant de circonscrire et de diviser l’espace, de systématiser la surveillance et l’inspection, de décomposer des tâches complexes en des mouvements soigneusement mémorisés et de coordonner des fonctions distinctes en de grandes combinaisons ont été développées à cette même époque dans les usines, les écoles, les prisons, les hôpitaux, les établissements commerciaux et les bureaux gouvernementaux. La diffusion de ces méthodes d’un domaine à l’autre au cours des xviiie et xixe siècles représentait une nouvelle technologie du pouvoir, localisée mais extrêmement productive.

66Les méthodes de pouvoir disciplinaires ont deux conséquences importantes pour notre compréhension de l’État moderne – seule la première étant analysée par Foucault. En premier lieu, elles permettent de dépasser la conception du pouvoir comme système de commandements ou de politiques autoritaires s’appuyant sur la force. Cette approche légaliste, nous l’avons vu, est adoptée par tous les théoriciens de l’État mentionnés ici. Elle amène à concevoir le pouvoir de l’État sous la forme d’une personne (un décideur individuel ou collectif), dont les décisions forment un système d’ordres et d’interdictions orientant et contraignant l’action sociale. Le pouvoir est vu comme une contrainte extérieure : il prend sa source dans une autorité souveraine au-dessus et en dehors de la société et agit en instaurant des limites extérieures au comportement, en établissant des interdictions négatives et des guides de bonne conduite.

67Le pouvoir disciplinaire, en revanche, ne s’exerce pas de l’extérieur mais de l’intérieur. Il n’opère pas au niveau d’une société tout entière mais à celui du détail. Il ne s’exerce pas en contraignant les individus et leurs actions mais en les produisant. Un pouvoir extérieur négatif cède la place à un pouvoir intérieur productif. Les disciplines opèrent au sein d’institutions et de domaines locaux, en entrant dans des processus sociaux particuliers, en les décomposant en diverses fonctions, en réarrangeant ces composantes, en améliorant leur efficacité et leur précision puis en les réassemblant pour en faire des combinaisons plus productives et puissantes. Ces méthodes sont à l’origine du pouvoir organisé des armées, des écoles, des usines ainsi que d’autres institutions distinctes des États-nations modernes. Ce sont également ces méthodes qui donnent lieu, au sein de ces institutions, à l’individu moderne, conçu comme un sujet politique isolé, discipliné, réceptif et travailleur. Les relations de pouvoir ne se présentent pas simplement à cet individu comme un ensemble extérieur d’ordres et d’interdictions. Sa propre individualité, formée au sein de telles institutions, est déjà le produit de ces relations.

68Il convient de ne pas surestimer la cohérence de ces technologies, comme le fait parfois Foucault. Les disciplines peuvent échouer, se contredire ou aller trop loin. Elles offrent des espaces de manœuvre et de résistance, pouvant même être mobilisées pour contrer des objectifs hégémoniques. Les formes organisationnelles des mouvements de résistance s’inspirent souvent de l’armée, tandis que leurs méthodes de discipline et d’endoctrinement se fondent sur celles de l’école. D’ailleurs, ces mouvements naissent souvent dans les casernes, les campus ou d’autres institutions de l’État. De même que l’on ne doit plus concevoir l’État comme un agent indépendant émettant des ordres, on doit remettre en question la représentation traditionnelle de la résistance comme portée par un sujet se tenant en dehors de l’État et refusant ses exigences. Les sujets politiques et leurs modes de résistances sont plutôt formés au sein de la sphère organisationnelle dénommée État que dans un certain espace social totalement extérieur (voir par exemple Mitchell, 1990).

69La deuxième conséquence du pouvoir disciplinaire – celle dont Foucault ne discute pas mais qui est pourtant la plus importante pour comprendre la particularité du phénomène étatique – est que, en même temps que les rapports de pouvoir deviennent internes et par les mêmes méthodes, ils semblent désormais prendre la forme de structures extérieures. Comme je l’ai affirmé ailleurs (Mitchell, 1988 ; n. d.), le caractère distinctif de l’État moderne, ce qui le fait apparaître comme un appareil séparé du reste du monde social, est à chercher dans ce nouvel effet structurel. Cet effet est la contrepartie de la production de l’individualité moderne. Par exemple, les nouvelles méthodes militaires de la fin du xviiie siècle ont produit un soldat individuel discipliné et, simultanément, une unité armée donnant l’impression d’une machine artificielle. Cet appareil militaire paraissait en quelque sorte plus grand que la somme de ses parties, comme s’il s’était agi d’une structure indépendante des hommes qui la composaient. En comparaison avec d’autres armées, qui apparaissaient alors comme des rassemblements amorphes d’hommes oisifs et inactifs, la nouvelle armée comportait quelque chose de bidimensionnel. Elle semblait se constituer, d’une part, de soldats individuels et, d’autre part, de la machine qu’ils animaient. Bien entendu, cet appareil n’a pas d’existence indépendante. Il est un effet produit par une organisation de l’espace, une distribution régulière des corps, une synchronisation précise, une coordination des mouvements, une combinaison d’éléments et une répétition sans fin, chacune de ces pratiques étant particulière. Rien d’autre ne se trouvait dans ce nouveau pouvoir de l’armée, mis à part cette distribution, cette organisation et ce déplacement. Toutefois, l’ordre et la précision de tels processus créaient l’effet d’un appareil distinct des hommes eux-mêmes, appareil dont la structure les commande, les contraint et les contrôle.

70On peut observer un effet similaire de bidimensionnalité dans d’autres institutions de l’État-nation moderne. La détermination précise de l’espace et des fonctions qui caractérise les institutions modernes, la coordination de ces fonctions par des arrangements hiérarchiques, l’organisation du contrôle et de la surveillance ainsi que la scansion du temps en programmes et en emplois du temps contribuent à construire un monde qui semble reposer non pas sur un enchevêtrement de pratiques sociales mais sur un ordre binaire : d’une part, les individus et leurs activités et, d’autre part, une structure inerte qui se détache en quelque sorte des individus, les précède, contraint et encadre leur vie. En effet, la notion même d’institution, en tant que cadre abstrait distinct des pratiques particulières qu’il encadre, peut être considérée comme le produit de ces techniques. Celles-ci ont donné naissance au monde étrange, apparemment binaire, dans lequel nous évoluons, où la réalité semble trouver sa bidimensionnalité dans l’équation individu versus appareil, pratique versus institution, structure de la vie sociale, ou encore société versus État.

L’État comme effet structurel

71L’État doit être analysé en tant qu’effet structurel. Autrement dit, il doit être considéré non pas comme une structure réelle mais comme l’effet puissant et métaphysique de pratiques donnant l’impression que ces structures existent. En fait, l’État-nation est sans doute l’effet structurel suprême du monde social moderne. Il comprend une grande partie des institutions déjà évoquées, telles que les armées, les écoles ou les bureaucraties. Outre celles-ci, la principale présence de l’État prend, de différentes manières, la forme d’un cadre qui semble se détacher du monde social et fournir une structure extérieure. L’une des caractéristiques de l’État moderne est par exemple la notion de frontière. En établissant une délimitation territoriale et en exerçant un contrôle absolu des mouvements au sein de ce territoire, les pratiques de l’État définissent et contribuent à constituer une entité nationale. L’instauration et la surveillance d’une frontière impliquent diverses pratiques sociales relativement modernes : la mise en place de clôtures ininterrompues en fils barbelés, de passeports, de lois sur l’immigration, d’inspections, de contrôle des devises et ainsi de suite. Ces arrangements triviaux, pour la plupart inconnus il y a deux cents ou même cent ans, contribuent à façonner une entité quasi transcendantale, l’État-nation. Cette entité semble être finalement bien plus que la somme des activités quotidiennes qui la composent. Elle apparaît comme une structure qui encadre la vie des gens, leur donne un ordre et un sens. Le droit constitue un exemple similaire. On pourrait également analyser la manière dont des détails triviaux du processus juridique, chacun correspondant à une pratique sociale particulière, sont agencés pour donner l’impression que le droit existe comme une sorte de cadre abstrait et formel, qui plane au-dessus des pratiques sociales. Ce que l’on appelle « État » et qui est envisagé comme un objet intrinsèque existant en dehors de la société, est la somme de ces effets structurels.

72Cette conception de l’État comme un ensemble d’effets structurels est très différente d’une approche structuraliste (Poulantzas 1974 ; 1978). Le structuralisme prend pour acquise l’idée d’une structure – un cadre réel qui se distingue en quelque sorte de la réalité physique comme étant sa dimension d’ordre – et ne s’interroge pas sur la manière dont cette séparation apparemment métaphysique est produite. Comme les approches étatistes examinées ici, le structuralisme se fonde sur un dualisme idéal-matériel. Lorsque l’on envisage l’État comme un effet, on peut à la fois reconnaître le pouvoir des arrangements politiques que l’on appelle « État » et en expliquer le caractère insaisissable. On peut examiner la raison pour laquelle l’État semble se détacher de la société tout en voyant cette distinction comme un arrangement interne. Les frontières de l’État sont de simples effets de ces arrangements et ne marquent pas de véritable délimitation. Elles n’esquissent pas les contours d’un objet réel.

73Pour conclure cette critique, on peut résumer cette discussion en faveur d’une nouvelle approche de l’État et de la question de ses frontières par une liste de cinq propositions :

  1. L’État ne doit pas être considéré comme une entité indépendante – qu’il s’agisse d’un agent, d’un instrument, d’une organisation ou d’une structure – qui serait séparée et qui s’opposerait à la société.

  2. La distinction entre État et société doit néanmoins être prise au sérieux car elle est une caractéristique déterminante de l’ordre politique moderne. L’État ne peut être rejeté au motif qu’il ne serait qu’une abstraction ou qu’une construction idéologique. Il ne peut être écarté au profit de réalités plus matérielles et concrètes. En fait, pour comprendre l’émergence de l’État moderne, il convient de s’interroger sur l’histoire de cette distinction entre conceptuel et matériel, entre abstrait et réel.

  3. Pour la même raison, la conception subjectiviste dominante selon laquelle l’État serait essentiellement un phénomène de prise de décision ou de politique n’est pas pertinente. L’attention qu’elle porte sur un aspect désincarné du phénomène étatique calque la distinction entre État et société sur l’opposition tout aussi problématique entre conceptuel et matériel.

  4. L’État doit être considéré comme un effet des processus détaillés d’organisation spatiale et temporelle, de définition de fonctions, de contrôle et de surveillance, qui donnent l’apparence d’un monde fondamentalement divisé en État et société. L’essence de la politique moderne ne réside pas dans des politiques qui sont formées d’un côté de cette division et qui sont appliquées à, ou façonnées par, l’autre côté, mais dans la production et la reproduction de cette ligne de partage.

  5. Ces processus produisent l’effet d’un État qui n’est pas seulement une entité distincte de la société mais qui est aussi une dimension distincte de la structure, du cadre, de la codification, de la planification et de l’intentionnalité. L’État apparaît comme une abstraction par rapport à la nature concrète du social, comme une idéalité subjective par rapport à l’objectivité du monde matériel. Les distinctions entre abstrait et concret, idéal et matériel, subjectif et objectif, sur lesquelles se fondent la plupart des théories politiques, sont elles-mêmes en partie produites par ces processus sociaux triviaux que nous désignons sous le terme d’État.

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Note

1 [Traduction de : « The Limits of State : Beyond Statist Approaches and Their Critics », The American Political Science Review, 85, 1, mars 1991, p. 77-96.]

Autore

Politiste, MESAAS, Columbia University.

Nathalie Plouchard (Traduttore)

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