L’État, le peuple, le monde
Une conception pluraliste de la souveraineté politique
p. 261-284
Texte intégral
1La souveraineté est couramment tenue pour un attribut inhérent à l’État – celui qui dote les gouvernants de la capacité de décider librement des mesures qu’ils entendent prendre et mettre en application sur l’étendue d’un territoire. Cette conception de la souveraineté est étroitement liée à l’histoire même du concept. De Bodin à Rousseau, en passant par Montesquieu, Hobbes et Locke, les penseurs modernes du politique se sont employés à justifier l’institution d’un pouvoir dont la légitimité naît de sa propre affirmation (Mairet, 1997). De manière courante, la notion de souveraineté politique est envisagée dans cette définition, ce qui conduit souvent à la tenir pour synonyme de l’omnipotence et de l’arbitraire de l’État. Mais cette façon de voir dénote uniquement une de ses modalités : la tyrannie, avec ces figures emblématiques que sont Caligula, Louis XIV, Hitler ou Staline. En fait, ce à quoi renvoie la notion de souveraineté politique change avec l’évolution des formes d’organisation des sociétés d’État et avec l’extension des domaines d’intervention de l’administration publique. Un premier ajustement de la notion a suivi l’institution, par étapes, du suffrage universel et du système représentatif, qui est venue consacrer la place que tient le « peuple », conçu comme corps électoral exprimant un avis majoritaire1, dans la détermination des destinées d’une collectivité. Dans les démocraties parlementaires, la souveraineté politique est donc tenue pour procéder soit de la puissance de l’État (qui peut être celle du Prince ou celle de la Loi), soit de la « volonté populaire » (Goyard-Fabre, 1998 ; Riot-Sarcey, 2011). Et une interrogation s’y pose de façon récurrente : celle de savoir si ces deux sources de la souveraineté convergent effectivement dans la conduite des affaires publiques. Un autre aspect couramment associé à la notion de souveraineté politique s’est imposé avec les luttes de décolonisation : il qualifie le fait qu’un groupe de population soumis à une domination étrangère possède le droit de recouvrer son indépendance et la liberté de décider de son mode de vie et de ses choix politiques. Et cet usage de la notion s’est lentement étendu aux groupes en situation minoritaire (Dickie-Clark, 1966 ; Médina, 2013) ou « subalterne » (Fraser, 2005).
2Les définitions abstraite, juridique ou constitutionnelle de la souveraineté politique ont un avantage : elles permettent de déduire en théorie ce que ceux et celles qui la détiennent sont autorisés à faire. Ce qui revient à doter la notion de souveraineté politique d’un contenu substantiel idéal, qui répond aux exigences posées par la définition initialement retenue. La démarche adoptée dans ce texte récuse toute substantialisation de la notion, mais entend, au contraire, considérer le spectre des usages dont elle peut faire l’objet en analysant les conditions pratiques dans lesquelles elle est invoquée pour justifier un acte accompli en son nom. Cette démarche repose sur un premier postulat : le spectre des usages acceptables de la notion de souveraineté est circonscrit par le phénomène auquel renvoie son concept générique, à savoir le pouvoir de décider de façon autonome et unilatérale. Et lorsque ce concept est appliqué à l’activité politique, son invocation réclame, de la part de ceux et de celles qui le font, qu’ils établissent la légitimité de leur revendication à exercer ce pouvoir pour le bien d’une collectivité. L’analyse produite dans ce texte s’inscrit dans cette perspective, qui est d’abord pluraliste, au sens où elle admet que la souveraineté est, à l’instar du pouvoir, un concept relationnel et pas substantiel (Bachrach & Baratz, 1970), et que sa « réalisation » est aussi multiple (Davidson, 1993) que les contextes dans lesquels la formulation d’un droit à prendre une décision politique autonome et unilatérale est acceptée. Et qui est ensuite dynamique, au sens où elle reconnaît que cette formulation doit constamment s’ajuster aux circonstances changeantes de l’environnement, en prenant en considération, entre autres, la nature des rapports sociaux qui prévalent au sein d’une société ; l’étendue des charges confiées aux administrations d’État ; les méthodes de gouvernement que celles-ci mettent en œuvre ; les contre-pouvoirs dont les citoyens se saisissent ; les enseignements de l’expérience politique passée ; ou l’état des relations internationales (Pettit, 1987).
3La variation des modalités sous lesquelles l’invocation de la notion de souveraineté politique se présente peut être envisagée dans une perspective historique, en donnant lieu à une typologie distinguant, comme le propose Badie (1999, p. 91-100), des souverainetés dynastique, nationale, pragmatique, de puissance et d’aspiration. Dans la perspective pluraliste et dynamique de cet article, cette variation sera appréhendée à partir des usages du concept de souveraineté (c’est-à-dire sa grammaire ordinaire2) tels qu’ils se produisent lorsqu’un droit de décider pour une collectivité de façon autonome et unilatérale est publiquement affirmé – que le sujet au nom duquel ce droit est revendiqué soit l’État, le peuple, un groupe dominé ou une nation en devenir. Cette démarche suppose que la validité de cette revendication soit étayée par les réponses apportées à trois questions : la source d’où émane la détention de ce droit est-elle légitime ; pourquoi et dans quelles limites ce droit est-il effectivement mis en œuvre ; comment ce droit s’applique-t-il aux décisions prises à ce titre ? L’analyse proposée dans cet article se construit donc sur un postulat, dont elle cherche en même temps à vérifier la pertinence : ce sont les réponses apportées à ces questions dans le cours d’une action conduite au nom de la souveraineté politique qui définissent ce à quoi cette notion renvoie. Les données empiriques mises au service de cette vérification seront tirées de l’examen d’un fait politique qui s’est produit dans le cours de la « crise de la dette grecque » qui a occupé l’espace public européen à l’été 2015 : l’accusation de trahison de la souveraineté populaire (ou de capitulation3) portée contre le gouvernement grec qui, dix jours après un référendum rejetant massivement le plan d’austérité imposé par les autorités européennes, en a fait voter les dispositions par le Parlement. Mais avant d’en arriver là, une première clarification s’impose.
La souveraineté comme phénomène et comme ressource
4La souveraineté est un mot du langage ordinaire dont les significations d’usage les plus courantes composent une sorte de connaissance a priori de ce à quoi il renvoie (Ogien, 2012). On sait, par exemple, que ce mot est employé par les détenteurs d’un pouvoir d’État à des fins de légitimation, au moment où ils l’établissent, ou lorsqu’il commence à chanceler ; ou pour fonder la conquête d’un territoire convoité et l’exploiter pour assurer leur enrichissement et leur puissance (et parfois celle de la nation qu’ils gouvernent). Ou qu’il est mobilisé par des entrepreneurs en politique dans des combats visant à défendre l’identité d’une population de même « souche », à planifier une « purification ethnique » ou à mettre un groupe subalterne en sujétion en lui signifiant qu’il n’a d’autre destin que de baisser les yeux devant ceux qui, en raison d’une appartenance native, seront toujours leurs supérieurs. Et qu’à l’inverse, ceux et celles qui souffrent ces attaques et cette domination se servent du concept de souveraineté pour imposer leur droit à lutter pour y échapper. On sait encore que les assujettis à un pouvoir d’État, qu’ils vivent en régime démocratique ou en régime autoritaire, en appellent à la souveraineté que leur confère la « volonté populaire » pour s’opposer aux mesures qu’ils subissent, ou pour « dégager » les élites qui les dirigent et établir des formes de gouvernement censées respecter leurs aspirations bafouées (Laclau, 2008).
5Au nom de la souveraineté, on peut donc conduire la guerre et la colonisation comme exiger le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; imposer la rigueur et l’austérité ou réclamer la jouissance des droits sociaux et politiques propres à une démocratie ; lutter contre une occupation ou une tutelle étrangère ou attiser des flambées de nationalisme ou de xénophobie. Et le faire en revendiquant la liberté de décider par soi-même et pour soi-même du cours que devrait prendre une vie collective ; une revendication qui puise à deux sources de légitimité : l’autorité de l’État (dont se prévalent les gouvernants), ou la volonté du peuple (qu’elle s’exprime par un vote ou relève d’un décret idéologique), qui peuvent aussi bien se combiner que s’affronter.
6Cette première identification du spectre des usages de la notion de souveraineté politique doit être complétée. On constate en effet qu’elle suppose l’existence d’un agent disposant du pouvoir absolu de décider (l’État ou le peuple). Ce qui pose une question : quel est le principe d’où procède ce pouvoir ? Une première réponse consiste à lui donner une origine divine. La souveraineté devient alors l’apanage d’une puissance suprême aux décrets de laquelle il faut se soumettre, comme le font les adeptes d’une religion ou les sujets d’un monarque. Une tout autre réponse consiste à faire remonter la souveraineté à l’individu lui-même, en admettant, comme le veut la notion de responsabilité, qu’il doit être tenu pour seul juge et répondant du moindre acte qu’il commet4. Une troisième manière d’attribuer la souveraineté à un agent est purement sociale : elle renvoie au droit de décider pour soi-même et pour autrui de ce qu’il est juste de faire dans un certain domaine de compétence attaché à une personne détentrice d’un statut officiellement ratifié. Cette souveraineté-là est celle qui est liée aux prérogatives dont jouissent, par exemple, les juges, les maîtres et professeurs ou les médecins.
7En somme, la souveraineté peut émaner d’une force qui échappe totalement au contrôle de la raison (Dieu, les « lois de l’économie » ou les « leçons de l’histoire »), ou dépendre directement de l’agentivité humaine (la responsabilité, le pouvoir ou le statut). En vérité, il s’agit moins ici d’opposer deux modalités de la souveraineté que de confondre l’idée de souveraineté (qui implique toujours une décision valant pour une collectivité) avec celle d’autonomie absolue (qui procéderait d’un individu ou d’une instance conçue comme si elle était dotée d’une agentivité propre). Cette confusion est au fondement de la conception de la souveraineté comme pouvoir absolu ou tyrannique. On en trouve également la trace lorsque les deux sources de la souveraineté en démocratie s’affrontent : à la prétention des gouvernants à faire régner leur loi en se servant éventuellement de la violence pour la faire respecter5 s’oppose le rappel de leur obligation à se soumettre à la voix de la collectivité qu’ils sont censés représenter, qu’elle s’exprime dans l’acte électoral, la protestation, ou la revendication d’un autre ordre politique (Rosenfeld, 2011 ; Ogien & Laugier, 2014).
8Réduire la souveraineté politique aux relations qui se nouent entre ses deux détenteurs légitimes – l’État et le peuple – est cependant incomplet. Il existe en effet une troisième modalité sous laquelle elle apparaît dans le monde dans lequel nous vivons : celui de la « souveraineté partagée », c’est-à-dire le fait qu’un État décide librement de fixer, en apposant sa signature au bas d’un Traité ou d’une Convention, des limites à ses pouvoirs et d’appliquer des règles mutuellement négociées et assorties de sanctions en cas de manquement avéré à les respecter (Laïdi, 2005 ; Benhabib, 2016). Cette limitation volontaire de la souveraineté d’État peut être décidée de façon unilatérale par l’autorité habilitée à engager sa signature, ou au nom de la souveraineté du peuple (lorsqu’elle est soumise à ratification par voie référendaire par exemple) (Avbelj, 2014). Le registre de la souveraineté partagée6 régit massivement l’ordre des relations politiques, qu’il soit national ou international. Ce que Badie résume ainsi : « que vaut la souveraineté comme valeur absolue dès lors que, depuis 1945, quelque trente-cinq mille traités ont été signés par les États qui, par définition, doivent respecter leurs engagements internationaux jusqu’à les placer au-dessus de leurs lois ? » (Badie, 1999, p. 87). Il faut préciser les choses cependant : le fait qu’une souveraineté soit dite « partagée » ne veut pas dire que ce partage soit exempt de toute asymétrie entre parties prenantes. Mais c’est une asymétrie qui ne se traduit pas par l’imposition de manières d’agir par la force : elle prend l’allure, et tend à respecter les apparences, d’un engagement volontaire de chaque entité souveraine. De plus, ces engagements pris dans le cadre de tous ces Traités et Conventions sont de types bien différents : certains sont le reflet d’une domination à laquelle un partenaire faible peut trouver un intérêt à souscrire ; d’autres expriment des principes généraux dont la non application n’a pas de conséquences graves ; d’autres enfin fixent des « objectifs », généraux ou chiffrés, qui, s’ils ne sont pas atteints, viennent le plus souvent alourdir la pile des espérances déçues.
9Pendant deux siècles, la souveraineté politique a surtout été une affaire de frontières : celle qui a accompagné la lente et chaotique construction des États-nations modernes, puis a organisé la généralisation mondiale de ce mode de fonctionnement des entités politiques (Scott, 2013). Une première étape dans ce processus a été, comme le rappelle Béatrice Delcourt (2005), la mise en place, tout au long du xixe siècle, d’un droit international « positif et volontaire pour réguler les relations entre États civilisés ou semi-civilisés ». La seconde étape a été l’instauration, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, d’un ordre de relations entre États fondé sur une série d’institutions internationales chargées d’imposer une coordination plus étroite de leurs développements et de leurs ambitions et dotées de pouvoirs de contrainte plus ou moins formels (ONU, FMI, BM, OCDE, OMC, BIT, OMS, UNESCO, etc.). Une troisième étape a été la construction de grands ensembles régionaux supra-nationaux (en Amérique, en Europe ou en Asie). Enfin, les sociétés civiles ont imposé la reconnaissance de la légitimité politique d’ONG internationales qui ont fait pénétrer des questions d’intérêt général de l’humanité dans un « espace public mondial » de plus en plus structuré. À quoi il faudrait encore ajouter le Traité de non-prolifération des armes nucléaires, les Conventions qui actualisent les Droits de l’Homme ou celui des enfants ; l’émergence du « devoir d’ingérence7 » ; et la création de la Cour pénale internationale (Ferencz, 1985 ; Branco, 2015). Tout cela a été accompagné par la création de zones de libre-échange (qui supprime la souveraineté commerciale), la globalisation de l’économie – et de la liberté de circulation des capitaux – (qui contourne la souveraineté monétaire et fiscale), la mondialisation des problèmes publics comme ceux du réchauffement climatique, de l’environnement, des migrations ou des droits de l’homme (qui remet en question les souverainetés sanitaire, sociale et « nationale »), le développement des réseaux de communication (qui bat en brèche la souveraineté informationnelle (Morozov, 2015)). Tous ces mouvements ont contribué à brouiller l’idée selon laquelle la souveraineté politique pouvait être délimitée de façon topographique, garantie par une surveillance soupçonneuse de l’intégrité territoriale et excluant toute ingérence extérieure dans la conduite des politiques décidées par un gouvernement légitimement en fonction (Müller, 2013).
10Tels sont donc, décrits à grands traits, les trois pôles de l’espace sémantique et pratique à l’intérieur duquel une invocation de la souveraineté politique peut se produire dans le monde contemporain : souveraineté de l’État, souveraineté du peuple et souveraineté partagée. Et ce sont les variations dont cette invocation peut faire l’objet à l’intérieur de cet espace que l’analyse de l’accusation de trahison ou de capitulation portée contre le gouvernement grec entend examiner. Ce cas est d’autant plus exemplaire que ce gouvernement, élu sur la base d’un programme de rupture avec les politiques d’austérité conduites dans l’Union européenne, s’est publiquement attaché à faire coïncider la souveraineté de l’État (l’autonomie de décision en matière politique) et la souveraineté du peuple (le respect du mandat que l’électorat lui a confié de mettre fin à la soumission aux exigences inacceptables de ses créanciers), tout en maintenant l’adhésion du pays à un double système de souveraineté partagée (Union européenne et zone euro)8. Cette analyse ne cherchera pas à se prononcer sur le réalisme ou l’honnêteté des promesses électorales de Syriza, ni sur la manière dont cette tentative s’est traduite dans les faits. Elle se construira sur trois propositions de méthode : 1) la souveraineté politique n’est ni une propriété abstraite ni un donné mais une ressource conceptuelle dont les usages informent la manière dont elle s’exerce, c’est-à-dire comment elle se gagne, se défend, se partage, s’instrumentalise ou s’éteint ; 2) la souveraineté politique n’est pas un attribut unique, mais se manifeste sous une pluralité d’aspects (monétaire, fiscal, militaire, environnemental, sanitaire, social, informationnel, etc.) ; 3) ce sont les conditions dans lesquelles un aspect de la souveraineté politique est invoqué qui justifient (ou pas) une prétention à prendre des décisions autonomes.
La souveraineté politique en situation
11Le cadre dans lequel la chronique de ce qui va devenir, à l’été 2015, le problème de la « dette grecque » se met en place au moment où, au sortir de sept années de dictature militaire, le pays reprend, en 1975, des négociations d’adhésion à la Communauté européenne interrompues par le coup d’État et en devient, en 1981, officiellement le dixième membre. À cette époque, le Premier ministre fraîchement élu, Andréas Papandréou, ratifie cette adhésion, négociée par son prédécesseur de droite Constantin Karamanlis, sans la soumettre à référendum, comme il avait pourtant promis que sa formation, le parti socialiste PASOK, le ferait dans un texte qui critiquait cette décision d’entrer dans un système de souveraineté partagée en termes de perte d’indépendance :
L’objectif fondamental de notre politique est de servir les intérêts réels du peuple hellénique. Notre ambition est de contribuer à la création de conditions favorables pour que notre pays échappe à la stagnation économique et que soit tracée la voie vers la conquête et la consolidation de la souveraineté populaire ainsi que vers l’émancipation sociale du travailleur grec. Nous aboutirons ainsi à des formes d’organisation et de participation sociales plus élaborées. Ce qui signifie tout d’abord que les Grecs devront prendre leur destinée en mains en contrôlant toute évolution en rapport avec l’avenir économique, social et politique du pays. L’acceptation de l’option d’une politique d’abandon national abolit la responsabilité grecque concernant l’avenir du pays en la déléguant à des centres de décision étrangers, qui ne peuvent correspondre aux idéaux politiques et nationaux et à la vision du changement socio-économique qui tiennent au cœur du peuple hellénique. (Papandréou, 1979)
12Le second temps de cette crise – et de son rapport à la question de la souveraineté – est l’intégration de la Grèce, en janvier 2002, dans la « zone euro ». Cette décision marque la disparition de la monnaie nationale, l’assujettissement de la Banque de Grèce à la Banque Centrale Européenne (BCE) et l’adhésion aux règles du « Pacte de stabilité et de croissance », censé organiser la convergence des finances publiques des pays adhérents à partir de quatre indicateurs définis dans le Traité de Maastricht de 1992 : l’inflation (qui ne doit pas dépasser de 1,5 % la moyenne des autres pays membres), le déficit public (qui ne doit pas dépasser 3 % du Produit Intérieur Brut), la dette publique (qui ne doit pas dépasser 60 % du Produit Intérieur Brut), et l’écart entre taux d’intérêt à long terme (qui ne peuvent varier de plus de 2 % par rapport à la moyenne des autres pays membres). Au moment où la Grèce a posé sa candidature à la monnaie unique, en mars 2000, les chiffres officiellement publiés sont considérés comme conformes aux critères requis, bien que la dette publique s’élève à 104,4 % – ce que la BCE relève en recommandant de mettre rapidement fin à cet écart qui met en danger la stabilité de l’euro. On apprendra plus tard que la confection du dossier d’adhésion avait été confiée, par le gouvernement grec, à une banque d’affaires réputée, Goldman Sachs, dont les services avaient, pour faciliter la négociation, « arrangé » les données comptables afin de faire passer, d’un trait de plume, le déficit public de la Grèce de 6,6 % à 3,4 % entre 1997 et 1999, dans le but de rendre la candidature recevable selon les critères retenus par les autorités européennes9.
13Le Premier ministre responsable de cette démarche est alors Costas Simitis, qui a succédé, en 1996, à Andréas Papandréou à la tête du PASOK. À la différence de ce dernier, Simitis conçoit l’entrée dans l’euro, et les engagements que cette souveraineté partagée oblige à respecter, comme le vecteur de la modernisation du pays. Elle ne signe donc, pour lui, aucune perte de souveraineté politique mais permet, au contraire, de tirer avantage de la puissance européenne dans le monde concurrentiel de la globalisation. Par ce geste, la Grèce se donne les moyens de développer ses investissements en bénéficiant de crédits à des taux qu’elle n’aurait pu obtenir si elle avait conservé sa monnaie nationale – ce dont les entreprises et la population grecques ne manqueront pas de profiter. En 2004, le PASOK perd les élections et la droite, conduite par Costas Karamanlis, revient au pouvoir. C’est son gouvernement qui, en 2008, affronte la tourmente de la « crise des subprimes » et la panique suscitée par la menace d’effondrement du système bancaire mondial, puis les violentes manifestations contre les mesures d’austérité que la Grèce, comme de nombreux autres pays, doit prendre pour sauver l’ordre financier de la faillite. Ce gouvernement ne survivra pas aux émeutes qui se déclencheront à la suite de la mort, en décembre 2008, d’un très jeune protestataire tué par la police.
14Le troisième temps de la crise est le dévoilement, par Giórgos Papandréou, leader du PASOK revenu au pouvoir en octobre 2009 avec un programme de lutte contre l’austérité, de la falsification des comptes publics que ses deux prédécesseurs avaient couverte. Le déficit public est alors officiellement établi à 12,5 % du PIB, puis à 13,6 %, enfin à 15,4 % (alors que la norme européenne est fixée à 3 %). Ce constat conduit le nouveau gouvernement à suspendre toutes ses promesses et à prendre des mesures d’économies drastiques, qui renforcent le mécontentement populaire qui a pourtant porté le PASOK au pouvoir avec un score historique de près de 44 % des voix. Les agences de notation entrent en jeu, en dégradant massivement la fiabilité de la Grèce qui ne parvient soudain plus à se « refinancer » sur les marchés. Dès novembre, le gouvernement grec présente, pour assurer les engagements de l’État, un nouveau plan d’économie de 4,8 milliards d’euros, affichant l’objectif de ramener le déficit à 8,7 % du PIB en 2010 et à 2,8 % en 2012. En avril, les ministres de l’économie des pays de la zone euro réunis au sein de l’« Eurogroupe » décident d’un premier plan d’aide à la Grèce d’un montant de 30 milliards d’euros visant essentiellement à renflouer les banques défaillantes. Le 5 mai, à l’occasion de la troisième grève générale conduite depuis février contre le chômage et la pauvreté qui s’accroissent, trois employées meurent étouffées dans l’incendie d’une banque. Deux jours plus tard, le Conseil européen annonce le premier « mémorandum d’accord » avec la Grèce d’un montant de 110 milliards d’euros sur trois ans (alors que les plans d’austérité décidés par les gouvernements grecs pour réduire les dépenses de l’État et le niveau de vie des citoyens avoisinent déjà les 60 milliards d’euros). Entre alors en jeu la « Troïka », un groupe d’auditeurs du FMI, de la BCE et de la Commission européenne, qui prend les commandes de la gestion des finances de la Grèce afin de s’assurer de l’application des mesures du mémorandum. La méthode utilisée reprend une recette suivie par les programmes d’ajustement qui ont été imposés un peu partout à travers le monde : conditionner le versement des tranches de prêts à la réalisation par le gouvernement grec d’objectifs quantifiés fixés et contrôlés par les agents de la Troïka (en termes de privatisations, de baisses de salaires, de licenciements dans la fonction publique, de réduction des retraites, de fermeture de services publics). Trois jours après, craignant que la crise bancaire grecque ne s’étende à l’Espagne, au Portugal et à l’Italie, l’Union européenne se dote, en collaboration avec le FMI, d’un « Fonds européen de stabilité financière » de 750 milliards d’euros. L’initiative calme provisoirement les marchés et permet de poursuivre l’application des politiques d’austérité.
15Une année plus tard, en échange d’une accélération de son programme de privatisations (ports, aéroports, eau, électricité, téléphone, trains, etc.), la Grèce obtient une baisse de la durée et des taux de ses emprunts à la BCE. En octobre 2011, un deuxième « mémorandum d’accord » prévoit une nouvelle aide d’un montant de 237 milliards d’euros, gagée sur de nouvelles mesures d’austérité de près de 20 milliards d’euros et assortie d’un abandon par les banques privées de 50 % de la dette publique grecque qu’elles détiennent. Le 31 octobre, Giórgos Papandréou annonce un référendum sur cet accord. Mais, devant la fureur que sa décision inattendue et unilatérale provoque parmi ses partenaires européens, il décide de l’annuler le 4 novembre, avant de démissionner. Un gouvernement de techniciens est alors formé dirigé par l’ancien gouverneur de la Banque de Grèce, Lucas Papadémos, qui, avec le soutien des deux grands partis qui se succèdent au pouvoir depuis la restauration de la démocratie, s’engage à mettre en œuvre les mesures dictées par la Troïka.
16Ce que l’on peut appeler un « coup d’État financier » (qui n’est d’ailleurs pas le seul à avoir lieu à l’époque10) met ostensiblement la question de la souveraineté politique au premier plan de la « crise de la dette ». Il marque en effet le divorce complet entre souveraineté de l’État et souveraineté du peuple : la Grèce est sommée d’honorer sa signature au mépris de ce que ses citoyen.ne.s pensent de la nécessité de remplir cette obligation. Divorce d’autant plus profond qu’il est prononcé avec l’aval de la représentation nationale. Mais il y a plus : la nomination d’un cabinet dirigé par un technicien sonne également le glas de l’idée de souveraineté partagée. Face à l’importance de l’aide qu’il faut apporter au gouvernement grec (et dont beaucoup de responsables reconnaissent qu’elle est un puits sans fond) et convaincu qu’il sera incapable de tenir des engagements qui aggraveront encore un peu plus la pauvreté de la population, la Grèce est mise sous tutelle en matière financière. Le fait qu’un gouvernement régulièrement élu soit démis et qu’une autorité privée d’une partie de ses prérogatives politiques prenne les rênes de l’État annule la clause d’égalité qui prévaut entre parties prenantes de la souveraineté partagée que réalise la zone euro. Aux yeux du monde et de ses citoyens, l’État grec voit sa prétention à décider de façon autonome sérieusement rognée.
17En février 2012, à la suite de violentes manifestations contre les dispositions votées par le Parlement grec, des élections législatives anticipées sont convoquées en avril pour rendre sa voix à la souveraineté du peuple. Elles sont marquées par un désaveu massif à l’endroit des partis ayant soutenu les plans d’austérité qui se succèdent depuis 2008. Aucune majorité ne parvenant à se dégager, un gouvernement intérimaire est nommé, dirigé par le président du Conseil d’État, qui adopte un huitième plan d’austérité d’un montant de 2,5 milliards d’euros. De nouvelles élections législatives ont lieu en juin 2014, qui se concluent par la formation d’un gouvernement d’union nationale et la progression du parti regroupant la gauche radicale défendant la suspension des plans d’austérité, la fin de la mise sous tutelle de la Troïka et une annulation de la dette : Syriza. Enfin, de nouvelles élections législatives se tiennent en décembre, qui consacrent la victoire attendue de Syriza ; et le 26 janvier 2015, Alexis Tsipras, son chef de file, est nommé Premier ministre. C’est alors que l’affaire cesse d’être présentée, dans le discours public, comme une question financière et économique pour prendre un tour plus politique et plus idéologique et devenir « la crise de la dette grecque ».
Imposer la souveraineté du peuple ?
18Les premières annonces faites par le gouvernement Tsipras au lendemain de sa victoire électorale sonnent un peu comme le triomphe de la souveraineté du peuple : renvoi des auditeurs de la « Troïka » ; demande de révision des accords de refinancement ; exigence de renégociation de la dette avec les « institutions » (le nouveau nom officiellement donné à la « Troïka ») ; réouverture de la télévision publique grecque fermée par le pouvoir précédent ; arrêt de la privatisation des ports du Pirée et de Thessalonique ; hausse du salaire minimum ; relèvement des retraites les plus basses ; aides d’urgence pour les plus pauvres. Autant d’engagements qui mettent ostensiblement en phase souveraineté d’État et souveraineté du peuple, mais qui rompent délibérément avec les règles de la souveraineté partagée fixées au sein de l’Eurogroupe. Devant cette nouvelle donne, et pour en contenir l’élan, la BCE cesse d’alimenter les banques grecques en liquidités et place l’État grec dans l’incapacité d’honorer ses engagements financiers. Cette décision – que tous les membres de l’Eurogroupe n’admettent pas – est la première mesure de rétorsion utilisée dans le bras de fer qui s’engage entre le nouveau pouvoir grec et ses créanciers (dont certains ont pensé qu’il visait à punir le peuple grec pour son vote et à freiner la propagation de la contestation des politiques d’austérité ailleurs en Europe).
19Une partie de poker menteur s’engage alors, dont l’enjeu est le défaut de paiement de la Grèce – une éventualité dont le gouvernement grec joue en considérant que chacun est conscient des risques d’effondrement du système financier mondial que cela provoquerait et en tablant sur le fait que ce point de vue est partagé par ses interlocuteurs11. Des pourparlers entre les autorités grecques et les agents des « institutions » débutent et, le 20 février, un accord sur une procédure de renégociation du second mémorandum est conclu : il autorise le Parlement grec à définir par lui-même, et sur la base des engagements qu’il a pris devant les citoyens, les dispositions fiscales qu’il entend mettre en œuvre afin de remplir les exigences de ses créanciers – à la condition que ces dispositions n’aient aucun impact budgétaire qui modifierait la « trajectoire de sortie de crise » décidée au sein de l’Eurogroupe (Ducourtieux, 2015)12. La question de la souveraineté politique se déplace légèrement : la question n’est pas de s’affranchir des règles du Traité de Maastricht et de sortir de l’euro pour recouvrer une totale liberté de décision (ce que l’aile radicale au sein de Syriza réclame), mais bien de montrer que le gouvernement a repris en mains le choix des moyens à mettre en œuvre afin de respecter la signature de l’État grec dans le cadre de la souveraineté partagée, tout en satisfaisant du mieux qu’il peut, en tenant compte des ultimatums qui lui ont été adressés, les revendications portées par la souveraineté populaire. En signe d’indépendance, le Parlement grec vote le 18 mars 2015, sans concertation préalable avec les « institutions », une « loi d’urgence humanitaire » attribuant des allocations logement et de l’aide alimentaire aux Grecs les plus pauvres et un étalement en cent paiements des dettes des contribuables. Ce vote consterne les membres de l’Eurogroupe, qui rendent publique une lettre rédigée par le représentant de la Commission européenne au sein de l’équipe technique des « institutions » :
Nous recommandons fortement d’avoir d’abord des consultations politiques appropriées, en particulier sur la cohérence des efforts de réforme. Il y a certaines questions à discuter et nous avons besoin de les examiner dans leur ensemble, de façon cohérente et complète. Agir autrement signifierait agir unilatéralement et de façon incomplète, ce qui est en contradiction avec les engagements pris avec l’Eurogroupe, comme prévu dans le communiqué du 20 février.
20Le vote « unilatéral » du Parlement grec provoque une réaction violente, qui va se traduire par une aggravation des conditions posées à la Grèce afin d’obtenir les tranches de financement qui permettent à l’État de ne pas se déclarer en faillite. En signe de bonne volonté, le ministre de l’économie est démis de ses fonctions un mois plus tard et la responsabilité de la négociation avec l’Eurogroupe passe entre des mains plus « diplomatiques ». Un « second mémorandum » est donc élaboré entre les autorités grecques et les agents des « institutions », qui troque l’aide financière contre l’acceptation inconditionnelle d’une avalanche de mesures d’austérité et de « modernisation » managériale de l’État. La très longue liste des exigences que le texte du projet d’accord13 impose à la Grèce ne fait que réitérer, en détaillant de manière chiffrée et programmée les mesures à prendre, la vulgate libérale qui informe aujourd’hui les politiques économiques européennes : réformes « structurelles », privatisations, libéralisation du marché du travail, allégement du droit des entreprises, etc., à quoi s’ajoute une série de dispositions visant à modifier la rusticité du fonctionnement de l’État grec (absence de cadastre, fiscalité bancale, clientélisme, passe-droits, etc.). Devant l’injonction à se plier à ce qui s’apparente à un diktat, Tsipras annonce, le vendredi 26 juin 2015, la tenue, dix jours plus tard, d’un référendum afin de soumettre la ratification de ce plan à la souveraineté du peuple. Cet écart délibéré aux conventions en vigueur au sein de l’Eurogroupe est immédiatement sanctionné. La négociation est suspendue sine die ; et le dimanche soir, anticipant une fuite massive de capitaux le lendemain, le Premier ministre grec décide la fermeture des banques et l’instauration d’un contrôle des capitaux. Une semaine plus tard, il remporte une victoire sans appel : les électeurs disent non au projet de second mémorandum à plus de 61 %.
21L’initiative référendaire de Tsipras et son résultat ont été chaleureusement salués, en Grèce et au-delà, par tous les opposants aux politiques d’austérité faisant actuellement la loi en Europe et dans le monde. Mais dix jours plus tard, alors que l’État n’a plus les moyens d’honorer ses dettes et est menacé d’exclusion de la zone euro, l’Eurogroupe publie un communiqué qui met le gouvernement grec en demeure d’accepter l’ensemble des mesures du plan d’aide en échange de 86 milliards d’euros qui lui permettraient de faire face à ses échéances financières14. Ce qui est remarquable dans ce texte est le soin qu’il met à en appeler constamment à la souveraineté de l’État grec, comme pour souligner que ce qui est en cause n’est pas sa reddition dans un délai de trois jours, mais bien le respect de la signature qu’il a apposée au bas du Traité d’adhésion à la zone euro. Et, en urgence, le Parlement grec vote le second mémorandum le 15 juillet. Cet épilogue est violemment dénoncé par ceux qui avaient pensé que la victoire du « non » au référendum signifiait que la Grèce allait refuser de payer une dette « illégitime, illégale et odieuse15 » ou en négocier l’annulation, voire sortir de l’euro. Face à ce dénouement étonnant, Tsipras a d’abord été accusé de naïveté et d’amateurisme ; puis de pusillanimité, lorsqu’on a su qu’il avait refusé le scénario de rupture qui lui était proposé16 ; et, finalement, de capitulation et de trahison. Ces jugements méritent cependant d’être examinés d’un peu plus près. Pour le gouvernement grec, l’acception des conditions imposées par l’Eurogroupe et extorquée de force du Parlement est le produit d’un rapport de force dans lequel il s’est retrouvé seul contre tous ses partenaires européens et sans réel moyen de s’opposer à leurs exigences. Comme gage de sa bonne foi, il a d’ailleurs constamment tenu à afficher les preuves de sa résistance : en ne cédant pas aux conseils qui le pressaient de renoncer au référendum ; en proclamant qu’il acceptait un accord dont il ne croyait pas qu’il pourrait être appliqué ; en continuant à dénoncer publiquement le caractère irrationnel et irresponsable des remèdes que les créanciers l’obligeaient à prescrire ; en appelant les forces progressistes de l’Union européenne à poursuivre le combat, au sein de ses instances, pour le rejet des politiques d’austérité. Dans le même esprit, le gouvernement grec n’a jamais cessé de négocier, pied à pied, le bien-fondé de chacune des dispositions du second mémorandum au moment où le Parlement devait la faire entrer en vigueur afin d’en atténuer la rigueur pour les plus défavorisés ou de sauvegarder un pan de propriété publique bradé. On peut dire que toutes ces manifestations d’indépendance ne sont qu’un pis-aller, voire l’utilisation cynique d’un double langage afin de « faire passer » des politiques d’austérité tout en s’insurgeant contre elles (Alexakis, 2017). Mais le fait est là : aucun autre gouvernement européen ne s’est opposé comme le grec à la mise en œuvre des « réformes structurelles » qui lui était demandée. Et combien d’entre eux ont eu le souci de soumettre les décisions qu’ils prenaient à la sanction de la souveraineté populaire (au sens électoral de la notion) ?
22Fin août 2015, toujours sous le coup de l’accusation d’avoir tourné le dos à son programme de rupture et ignoré le résultat du référendum, Tsipras, confronté à une fronde au sein de son parti, démissionne et convoque des élections législatives. Malgré la défection des dissidents qui créent un nouveau parti (qui ralliera moins de 3 % des électeurs et ne siège plus au Parlement), Syriza conserve sa position dominante et Tsipras est reconduit à la tête du gouvernement le 21 septembre 2015. Ce scrutin, marqué par une hausse de l’abstention, conforte l’intuition bien fondée des gouvernants au sujet du souhait majoritaire de la population grecque : rester au sein de l’Union européenne et de la zone euro. Une année plus tard, après que le Parlement ait voté, en trois vagues, une série de mesures d’austérité de privatisation et de reculs sociaux sur lesquelles est gagé le versement de tranches de financement, le gouvernement grec, soudain devenu une sorte d’« élève modèle » pour les autorités européennes, accepte un troisième « mémorandum d’accord ». Il fait enfin droit à deux exigences que les autorités grecques posaient depuis le début de la crise : une aide massive permettant d’entrevoir une relance de l’économie, couplée à l’étalement de son remboursement sur cinquante ans (voire plus) à des taux préférentiels ; et le principe d’une réduction conséquente de la dette nominale.
Pratiquer la souveraineté
23Le long feuilleton de la crise grecque17 a rendu public le caractère moral et politique de la dette. Moral, au sens où le principe de réciprocité qui veut que l’on doive rembourser ce que l’on a emprunté est au cœur de sa négociation18. Et politique, au sens où elle pose publiquement la question de savoir si une population peut être tenue pour garante des actes – ceux des banques et des milieux d’affaires – dont elle n’est pas responsable ; ou si elle doit assumer le risque de défaut de paiement pris par des prêteurs peu regardants ou englués dans la vulgate économique. Mais, dans le cas de Grèce, cette question a quelque chose d’inédit : elle s’inscrit dans le cadre d’une relation entre États qui ont volontairement accepté de partager leur souveraineté afin de construire une entité politique unifiée ; et, qui plus est, à l’intérieur d’un groupement d’États qui ont décidé de disposer d’une monnaie commune sans qu’aucun mécanisme ne permette de décréter l’insolvabilité de l’un d’eux et de le soumettre de façon autoritaire à des mesures de redressement. Dans ce cadre, le problème de la souveraineté politique prend une allure particulière : comment un gouvernement peut-il se soustraire à des règles auxquelles l’État qu’il représente a souscrit ? Si on répond à cette question en termes de souveraineté absolue, ce sont les catégories de la victoire ou de la défaite, de l’humiliation ou de la trahison qui organisent le jugement porté sur les agissements des uns et des autres. Mais si on le fait en termes de souveraineté partagée, ce sont alors les catégories de la coopération et de la réciprocité qui le guident. C’est sur ce plan que la question s’est alors déplacée. Dans la négociation, la partie grecque a pu constater qu’il ne lui suffisait pas de présenter des projets d’allégement de la dépense publique remplissant les exigences des créanciers en termes de montants bruts, mais qu’il fallait encore qu’elle le fasse selon les normes et les algorithmes imposés par les auditeurs des « institutions ». Contre cette ingérence dans le détail de ce qu’il avait le droit de faire19, le nouveau gouvernement grec a constamment cherché à « re-politiser » les choix budgétaires, en imposant le fait que leur logique devait être continûment et ouvertement soumise à un débat public, voire au vote des citoyens. Cette façon de concevoir les rapports de coopération et de réciprocité n’a pas rencontré – c’est le moins que l’on puisse dire – l’assentiment de tous les partenaires. C’est dans ce cadre conflictuel que les dispositions du troisième mémorandum d’accord ont été élaborées, sans qu’elles ne soient le signe d’une trahison ou d’une capitulation.
Conclusion
24La souveraineté absolue est une chimère. Comme les sciences sociales l’ont démontré, il n’existe pas d’entité politique qui soit totalement déliée des obligations fixées par des règles de coopération qui ordonnent les relations entre les groupements sociaux qui la composent dans le cadre d’un droit unifié, ou entre des pays voisins dans le cadre d’un traité de paix. Elles ont également imposé la validité d’un fait : tout ensemble humain abrite nécessairement une pluralité d’ordres normatifs dont la cohérence est assurée par des institutions qui les englobent tout en maintenant leur autonomie (Durkheim, 1997). Le fait du pluralisme conduit donc à admettre que, au sein de toute collectivité organisée, plusieurs sources de légitimité peuvent coexister pour autant que la hiérarchie établie entre elles – et au sommet de laquelle se trouve le droit d’État (Weber, 1966) – soit respectée ; et que les sphères de juridiction propres à chacune de ces sources soient cantonnées à l’activité sociale dans lesquelles leur validité est reconnue (Pospisil, 1971). Autrement dit, on peut accepter l’idée selon laquelle, au sein de toute entité politique, des zones d’autonomie sont ménagées à l’intérieur desquelles des décisions sont prises qui ne relèvent pas de la légalité d’État, mais de celle qui émane de « sites de réglementation » spécialisés (Falk Moore, 1978).
25La pluralité des ordres normatifs se retrouve dans la variation des usages de la notion de souveraineté politique. Comme cet article l’a établi, celle-ci peut être invoquée à la fois dans chacun de ses trois registres (État, peuple, monde – c’est-à-dire les partenaires extérieurs) et dans chacun de ses aspects (monétaire, fiscal, constitutionnel, environnemental, militaire, informationnel, etc.). De ce point de vue, le pouvoir de décider de façon autonome et unilatérale ne s’exerce pas sous une seule modalité, unique et absolue, mais sous plusieurs ; et rien n’interdit de renoncer à user de ce pouvoir dans une de ses dimensions lorsqu’une autre de ces dimensions paraît plus importante, même si elle est contradictoire. C’est ce que la crise de la dette grecque illustre à merveille.
26Le cadre dans lequel cette crise a éclaté est, on l’a vu, celui que fixe le consentement volontaire de la Grèce à se dessaisir d’un des attributs de sa souveraineté politique : la monnaie, dont les pays membres de l’euro admettent qu’elle est gérée par la BCE en totale indépendance et dont le mandat essentiel est de garantir la stabilité des prix. Cette « externalisation » n’a rien de singulier : elle répond aux thèses monétaristes qui, au détour des années 1970, ont imposé l’idée que les États devaient être dépossédés de la capacité à créer de la monnaie pour financer une dépense publique qui, par nature, serait inflationniste. En une trentaine d’années, les mécanismes de la financiarisation ont réalisé l’assujettissement de la décision politique aux forces du marché et, de façon collatérale, assuré la pénétration de la rhétorique du libéralisme dans les espaces publics dans lesquels régnait auparavant l’esprit de l’État social (Castel, 1995). La Grèce n’est en rien un cas à part, et c’est pourquoi on peut dire de l’accusation de trahison de la parole du peuple portée contre le gouvernement grec à la suite du référendum de juillet 2015 qu’elle reposait sur deux a priori. D’une part, une interprétation extensive du « non » de l’électorat grec qui aurait signifié la volonté de sortir du carcan de l’euro. Mais le gouvernement a eu beau jeu de préciser que tel n’était pas l’enjeu du référendum. D’autre part, l’idée selon laquelle la souveraineté de l’État tient au monopole qu’il détient sur la création de monnaie – conçu comme moyen de déterminer en toute autonomie la politique qu’il entend suivre. Cette idée est doublement contestable. En premier lieu parce qu’elle n’est plus très réaliste à l’époque de la financiarisation du capitalisme : quel gouvernement peut aujourd’hui prétendre faire ce que bon lui semble face à la puissance que les détenteurs et gestionnaires de capitaux ont acquise (Quiggin, 2001) ? Et, en second lieu, parce qu’elle réduit la souveraineté à un attribut unique, que le contrôle sur les finances publiques exercé par une instance extérieure réduirait à néant. Or, en dépit de la mise sous tutelle du Parlement grec en manière budgétaire, il demeure libre de déclarer la guerre, de fermer les frontières, de modifier les programmes d’enseignement, d’autoriser le mariage homosexuel ou l’avortement, de changer la Constitution, de réformer la loi électorale20… ou de sortir de la zone euro, voire de quitter l’Union européenne. Le gouvernement grec continue donc à jouir souverainement d’une large palette de prérogatives, dont celle de souscrire aux règles de la souveraineté partagée qui lui font obligation d’être attentif au fait que les décisions votées par le Parlement ne remettent pas en cause l’équilibre budgétaire sur lequel sont gagés les versements des tranches de l’aide financière. D’ailleurs, se maintenir au sein de la zone euro a pu être présenté comme une victoire du nouveau pouvoir grec et un pied de nez à ceux qui voulaient l’en exclure.
27Dans le féroce bras de fer auquel il a été acculé, le gouvernement grec n’a pas fondé sa prétention à décider de façon autonome sur un principe de souveraineté absolue, qui aurait pu se traduire par un abandon immédiat et unilatéral de la monnaie unique. Or, pour respecter la souveraineté populaire telle qu’elle s’est exprimée à l’occasion du référendum, Tsipras aurait pu agir comme ces autocrates qui entendent libérer leur pays de la corruption que l’étranger – ou ses idées délétères – impose à ce qu’ils donnent pour l’âme de la « nation »21 ; ou, de façon plus progressiste, se plier aux arguments de ceux qui plaident pour quitter un système financier qui interdit l’invention de manières plus justes d’organiser l’économie et les rapports sociaux. Le gouvernement grec n’a endossé aucune de ces modalités adverses de rupture. Il a défendu le droit de la Grèce à décider librement de son destin en accommodant la notion de souveraineté politique sur d’autres principes : la dignité (maintenir des conditions d’existence décentes, stopper les ravages de la paupérisation, contrer la dévastation de l’économie et envisager un avenir pour les nouvelles générations) ; la justice (mettre en place des politiques publiques qui fassent peser les effets de la crise sur les possédants, les bénéficiaires de l’austérité, les évadés fiscaux) ; l’égalité (défendre les droits sociaux et politiques, mettre un terme à la corruption, se débarrasser d’une classe politique affairiste et népotiste) ; et la démocratie (adopter une manière de faire de la politique qui maintient un lien étroit avec les citoyens en les consultant sur les choix cruciaux et en leur présentant, de façon aussi exhaustive que possible, les éléments d’une négociation pour qu’ils se forgent un avis éclairé) (Aslanidis & Marantzidis, 2016).
28Certains diront que rien de ce que ces principes commandent de faire n’a pu être fait par le gouvernement grec – et qu’en cela il a failli puisqu’il a été dépossédé de sa souveraineté. Mais on peut néanmoins rappeler que c’est sur la base de ces principes qu’il continue à contester la légitimité des mesures d’austérité auxquelles il doit se résoudre. Cette persévérance a sans doute contribué à faire s’infléchir le discours officiel des dirigeants de l’Union européenne. On observe en effet que ceux-ci se sont mis à accommoder le concept de souveraineté sur les notions de coordination et de responsabilité plutôt que sur celles d’obligation et de sanction22. Ce changement – dont on peut bien sûr juger qu’il est de pure rhétorique – illustre une dernière fois la thèse qui a été exposée dans ce texte, à savoir que la souveraineté politique est une ressource conceptuelle, dont il est fait usage dans le cours d’une activité de gouvernement qui, parce qu’elle doit tenir compte de la pluralité des souverainetés qu’une même décision concerne, oblige à établir un ordre de priorité entre elles afin de choisir celle qui prime dans les circonstances du moment. Cette conception pluraliste de la souveraineté politique a conduit, à partir de l’analyse du jugement porté sur le référendum grec et les suites qui lui ont été données, à mettre au jour des critères qui permettent de distinguer ce qui aurait été la soumission brute à une puissance extérieure (une trahison ou une capitulation) du choix de concessions qui, même si elles ont été consenties sous une implacable contrainte, préserve, ne serait-ce que formellement, l’idée de décisions prises dans le cadre d’un partage de souveraineté publiquement assumé23.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Dans cette conception, les questions de l’essence, de l’identité, de la vocation, ou de la constitution du « peuple » sont ignorées. Sur ces autres dimensions, voir Akoun (2005), Boëtsch (2005) et Karsenti (2013).
2 Une analyse grammaticale conduite sur le mode descriptif proposé par Wittgenstein consiste à relever les usages acceptables d’un mot d’une langue ordinaire (tenu pour un concept) afin de saisir l’« air de famille » auquel chacun d’eux répond et définir le « halo de significations » qui l’entoure. La grammaire n’a, en ce cas, aucun caractère normatif ou prescriptif.
3 Une petite précision s’impose ici : l’accusation de trahison a plutôt été portée par les soutiens étrangers du nouveau pouvoir grec ; celle de capitulation a plutôt été formulée par ceux et celles qui, en Grèce, ont été révoltés par l’acceptation du second mémorandum. Voir sur ce point Kouvélakis (2015).
4 Un autre usage du concept de souveraineté, dont il ne sera pas question ici, consiste à la conférer à un principe universel et supérieur (c’est la dite souveraineté du bien, du mal ou celle du droit) (Baranger, 2012), ou à une propriété physique (comme celle qui est logée dans une plante ou un remède).
5 Ce qui est une manière plus précise de décrire le monopole de la violence légitime qui définit l’État selon Weber. La souveraineté doit également être distinguée du « soft power » (Nye, 1990).
6 Dont on peut trouver le modèle dans ce que les anthropologues décrivent comme des formes d’association entre groupements sociaux sur le mode de l’alliance (Lévi-Strauss, 1967), du droit (Gluckman, 1963) ou de la coopération et de la réciprocité (Balandier, 1967).
7 Sur la lente gestation de la résolution 43/131 de l’ONU du 8 décembre 1988, voir Bettati (1996). Et sur la place des droits de l’homme dans la pensée politique : Lacroix & Pranchère (2016).
8 Cette coïncidence, exprimée dans le « Programme de Thessalonique » qui est la plate-forme électorale de Syriza (dont on trouve des extraits en traduction française dans Kouvélakis, 2015, annexe 1), se distingue de la fusion entre ces deux souverainetés que prônent les idéologies nationalistes ou totalitaires, dont le modèle est forgé par Carl Schmitt. Pour une critique de ses thèses sur le politique et la démocratie, voir Lacroix & Pranchère (2016, p. 255-278).
9 Et on admet aujourd’hui que tous les négociateurs savaient que ces chiffres étaient faux.
10 Il faut rappeler que, au même moment et pour les mêmes raisons de respect de l’orthodoxie financière, le gouvernement italien de Silvio Berlusconi est renversé par le Parlement et remplacé par une équipe dirigée elle aussi par un « technicien » : l’économiste Mario Monti qui, comme Papadémos, est un ancien conseiller de la banque d’affaires Goldman Sachs (Roche, 2011).
11 Un pari qui s’avérera perdant (voir Cukier, 2015)
12 On trouve une traduction française du texte de cet accord dans Kouvélakis (2015, annexe 2)
13 Eurogroup, « Greece : Prior Actions. Policy Commitments and Actions to be taken in Consultation with EC/ECB/IMF staff » [wsj.com/public/resources/documents/GreekProposals070915.pdf]. Il ne peut être question, dans les limites de cet article, d’entrer en détail ni dans les arguments techniques qui sont au fondement de la définition des mesures proposées, ni dans les discussions entre experts qui, au fil de la négociation, les ont fait varier au nom de la souveraineté populaire, de celle de l’État grec et de celle des pays associés dans l’Eurogroupe. On trouve une traduction française d’un extrait de ce texte dans Kouvélakis (2015, annexe 3).
14 Euro Summit Statement, [consilium.europa.et/en/meeting/european-council/2015/07/12/].
15 Pour reprendre les qualificatifs proposés par le rapport du groupe d’experts mandatés par la Présidente du Parlement grec pour évaluer la dette grecque (Toussaint, Husson & Saurin, 2015).
16 Ce plan, concocté en secret, prévoyait la proclamation de l’état d’urgence, la nationalisation de la Banque de Grèce, l’introduction d’une monnaie parallèle à côté de l’euro, la réquisition des fonctionnaires et la mise en place d’un système parallèle de règlements financiers électronique. Voir Varoufakis (2016) et Galbraith (2016).
17 Qui n’est toujours pas achevé mais qui passe un peu au second plan depuis la sortie de la Grande Bretagne de l’Union Européenne et les « dérapages » financiers de l’Espagne et du Portugal – et les craintes de crise bancaire en Italie.
18 Un principe dont la nature politique a été analysée (Streeck, 2014) et dont la logique a été contestée par David Graeber (2015).
19 Comme l’interdiction de modifier la base de taxation des hauts revenus, d’alléger la taxation du carburant pour les agriculteurs ; ou l’obligation d’augmenter le taux de TVA pour l’activité hôtelière ou celle de modifier la date de péremption du lait frais pour l’aligner sur celui des autres pays européens.
20 Ce qu’il est en train de faire.
21 La liste de ces figures s’allonge chaque jour : de Wever, Orban, Erdogan, Poutine, Le Pen, Trump ou Duterte (qui figure au premier rang du palmarès des propositions ignobles grâce à cette phrase lapidaire à l’adresse de l’ONU : « si t’as pas de respect, fils de pute, je te quitte », afin de justifier sa décision souveraine d’autoriser la police et les citoyens à tuer les toxicomanes et les dealers dans son pays). L’invocation de la souveraineté vise à mettre leur pays à l’écart des mouvements du monde, soit en se retirant qui de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU qui de l’Union Européenne, soit en bâtissant des murs ou en hérissant les frontières de barbelés.
22 C’est sur la base de ces accommodements que, en juillet 2016, la Commission européenne a décidé de ne pas infliger, contrairement à ce que le règlement de la BCE intime, d’amende à l’Espagne et au Portugal alors que le déficit de ces deux pays explose le critère des 3 % ; ou que des voix se multiplient pour demander le desserrement de la contrainte que le respect trop strict de ce critère fait peser sur l’avenir de la construction européenne. Une attitude fortement encouragée, il est vrai, par le vote en faveur de la sortie de la Grande Bretagne de l’Union européenne et l’inexorable montée des votes anti-européens.
23 Je voudrais remercier Bruno Karsenti, Dominique Linhardt et Alexis Cukier pour les lectures attentives qu’ils ont faites de ce texte – qui n’aurait pas la forme et la rigueur qu’il a aujourd’hui sans leurs commentaires et leurs critiques. Je reste bien sûr responsable de toutes les lacunes qui s’y trouvent encore.
Auteur
Sociologue, IMM-CEMS (EHESS-CNRS) – CNRS.
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