L’État de société
Considérations sur la méthode
p. 63-82
Texte intégral
Introduction : La différence sociologique
1Lorsqu’au xixe siècle le projet de connaissance sociologique a été fondé, l’État se présentait à ses porteurs comme un fait massif, implacable, un déjà-là imposant auquel il leur fallait aménager une place dans leur savoir, d’autant qu’ils pressentaient que la sociologie, à la fois comme disposition d’esprit et comme pratique scientifique, rencontrait dans l’existence de l’État une condition de possibilité. En même temps, cet État qui se dressait devant eux était également déjà investi d’une pensée, mais d’une pensée, celle des philosophes et des juristes, celle également plus organique de ses fonctionnaires, dont ils firent le diagnostic qu’elle était inconciliable avec la perspective suivant laquelle ils comprenaient eux-mêmes intuitivement l’État. Dans cette configuration, la sociologie de l’État a pris d’emblée les allures d’une entreprise de subversion : elle dut assumer sa dissidence par rapport à un ensemble de doctrines qui enveloppaient l’État si étroitement qu’entrées dans le sens commun, elles constituaient un obstacle à son discernement sociologique.
2« The difficulty of studying the state » : c’est par cet euphémisme que Philip Abrams (1988) a pointé les affres dans lesquelles l’État n’a depuis lors cessé de jeter les sociologues. Car tenir la ligne de cette différence sociologique s’est révélé tout sauf confortable. Il est en effet rapidement apparu que les conceptions non sociologiques qui ont accompagné la formation de l’État moderne tendent à s’insinuer sous main chaque fois que les sociologues s’efforcent de fixer, par leurs propres moyens, les termes de l’État. Ce constat a alimenté de nombreuses critiques. Celles-ci ont parfois été portées, comme par un retour à l’envoyeur, depuis les disciplines dont la sociologie a prétendu se passer1. Plus souvent, elles sont venues de l’intérieur même des sciences sociales, à tel point que l’idée a fini par s’y installer que s’il était impossible de se défaire de l’emprise des « théories de l’État », l’État lui-même devrait être regardé comme une « erreur » (Bartelson, 2001). C’est ainsi, dans sa détermination proprement épistémologique, qu’il convient de comprendre l’émergence d’un antiétatisme sociologique, irréductible à l’antiétatisme de facture libérale avec lequel il est souvent confondu (Gay, 2012).
3Hermann Heller, dans le texte publié dans ce volume, donne de la différence sociologique une expression élémentaire : « Le sociologue, écrit-il, voit toujours l’État comme l’œuvre de l’homme socialisé et comme un effet de la société. » (p. 212). Ce sont les réquisits méthodologiques qui découlent de ce regard sociologique sur l’État que l’on se propose dans les pages qui suivent de contribuer à éclairer. On s’appuiera pour ce faire sur certains éléments clés de la démonstration offerte par le diagnosticien de « la crise de la théorie de l’État » (Heller, 2012). Mais la justification de ce retour en arrière ne réside pas dans un intérêt documentaire pour un chapitre oublié de la sociologie de l’État. L’effort sera orienté vers la réactualisation du point de vue exprimé par Heller, par son inscription dans les débats contemporains et la mise à jour d’une conceptualité, il est vrai, lourdement marquée par un contexte historique particulier.
4Appuyons, encore une fois, sur le caractère méthodologique de la démarche. Car l’épreuve de la sociologie de l’État, y compris son épreuve théorique, ne s’arrête pas à l’élaboration d’un concept sociologique de l’État. C’est dans la conduite de l’enquête – dans cette forme particulière d’expérience du monde social qu’elle constitue – que le risque est maximal de perdre l’État de vue dans sa différence sociologique.
Le passage à et par la société politique
5Dans les années 1970 et 1980, le débat sur la possibilité de la sociologie de l’État a repris de plus belle. La sociologie a une nouvelle fois été accusée d’omettre l’importance qui, dans les sociétés modernes, revient à l’État, et sommée de se justifier sur cette défaillance, ce curieux refoulement. Alors que le rôle de l’État ne cesse de s’étendre, remarquait-on, comment se fait-il que les sociologues s’obstinent envers et contre tout à le tenir à ce point pour négligeable ? Pourquoi s’entêtent-ils à attribuer à l’ordre social un degré d’autonomie qu’une observation attentive suffirait pourtant à démentir ? Mais les pourfendeurs de cette propension sociologique à « abandonner de l’État » (Mitchell, p. 349-353) ne s’arrêtent pas à la perplexité que leur inspire ce qui à leurs yeux tient d’une attitude étrangement désinvolte à l’égard de la réalité sociale. Ils s’interrogent sur ses raisons profondes. La réponse à cette question est d’après eux à chercher dans le fait que la pratique sociologique incline à rester « centrée sur la société (society-centred) », en clair : à s’engluer dans une strate de la réalité qui, selon eux, condamne à demeurer aveugle à l’État. Cette conclusion les amène alors, en réaction, à lancer un appel à développer des recherches qui, à l’inverse, soient « centrées sur l’État (state-centred) ». Le titre d’un ouvrage resté célèbre exprime cette ambition sans ambages : « Bringing the State back In » (Evans, Rueschemeyer & Skocpol, 1985) – car c’est bien comme une interjection adressée aux sociologues que cette exigence de « revenir à l’État » était destinée à être entendue.
6Le type de démarche impulsé par cette orientation a donné lieu à des travaux importants qui fournissent encore aujourd’hui des points de repère incontournables à tous ceux qui, dans les sciences sociales, s’intéressent à l’État, quand bien même les usages qui en ont été faits, en particulier dans le contexte plus large du « néo-institutionnalisme », lui ont coûté une partie de sa radicalité (Jessop, 2001). Reste que ses promoteurs n’ont pas pour autant emporté une adhésion unanime. Leurs cibles immédiates, qu’elles se réclament du fonctionnalisme, du systémisme ou du marxisme, ont regimbé, brandissant contre eux la critique inverse d’un étatisme obtus, qui serait inapte à reconnaître la complexion propre aux réalités sociales et par conséquent coupable de raviver, dans l’étude des phénomènes politiques, des croyances présociologiques (Almond, 1988 ; Cammack, 1989 ; Easton, 1981). Surtout, les différentes déclinaisons d’un constructivisme social qui a pris au même moment son essor ont rencontré avec scepticisme ces travaux taxés de naturaliser l’État. À contre-pied ont ainsi été proposées des analyses qui revendiquent d’adopter vis-à-vis de l’État une posture « agnostique » qui dans ses versions extrêmes va jusqu’à se déclarer indifférente à sa réalité (Melossi, 1990). Tout compte fait, il apparaît donc que l’offensive n’a pas fondamentalement modifié la situation de l’étude sociologique de l’État. Ce domaine de recherche a continué à être le terrain d’un affrontement entre « étatistes » et « antiétatistes », redéfini, dans les nouvelles circonstances, en une opposition entre « stato-centristes » et « socio-centristes ».
7Pierre Bourdieu avait à l’évidence conscience de cette situation lorsqu’il a choisi au tournant des années 1990 de consacrer ses enseignements à la sociologie de l’État. Et il ne lui a pas fallu plus de quelques minutes – moins d’une page dans le texte imprimé (Bourdieu, 2012, p. 196-197) – pour évacuer ce qui lui apparaissait comme un faux problème, donnant lieu à des « débats importants politiquement, mais insignifiants scientifiquement » (ibid., p. 196). Les efforts pour savoir qui, de l’État ou de la société, précède et détermine l’autre, estime-t-il, sont aussi creux que vains et reconduisent, qui plus est, une distinction trompeuse entre science politique et science sociale. Pour ne pas s’engager dans cette voie sans issue, Bourdieu suggère que non seulement les sociologues voient l’État d’une manière qui leur est propre, mais que ce regard les voue à voir double. La première image qu’ils ont de l’État est celle d’une « administration, un ensemble de directions de ministères, une forme de gouvernement » ou encore un « ensemble d’institutions bureaucratiques » – ce que Bourdieu résume par « l’État 1 », « l’État au sens restreint ». Mais derrière cette première image affleure une seconde, plus englobante, dans laquelle l’État prend l’aspect d’« un territoire national, un ensemble de citoyens unis par des relations de reconnaissance, parlant la même langue, ce que l’on met sous la notion de nation » – et que Bourdieu désigne par l’« État 2 ». La première image renvoie donc à un secteur déterminé de l’organisation sociale, tandis que la seconde inclut la société tout entière, dès lors qu’elle est, pour utiliser une expression vieillotte, une « société à État3 ». Dans cette figuration, le problème de la sociologie de l’État prend la forme d’un paradoxe méréologique : l’État est à la fois le tout et l’une de ses parties. Un peu comme dans un « théâtre optique » (Schaffer, 2005), l’exigence est alors de régler le regard de sorte à être en mesure d’en obtenir une vision intégrée. Car le risque est de rester dans le flou, c’est-à-dire, en effet, de ne plus rien voir du tout.
8Afin d’échapper à cet écueil, Bourdieu pose cette règle : il convient d’observer que « la construction de l’État comme champ relativement autonome exerçant un pouvoir de centralisation de la force physique et de la force symbolique […] est inséparablement accompagnée par la construction de l’espace social unifié qui est de son ressort » (Bourdieu, 2012, p. 197). Cette règle, Bourdieu l’exprime encore, quelques lignes plus loin, à l’aide de cette « formule simplifiée » : « l’État 1 se fait en faisant l’État 2. » Ce dernier énoncé permet de faire apparaître les raisons pour lesquelles la démarche promue par Bourdieu a pu être embrassée de deux manières qui, prises séparément, envoient la sociologie de l’État dans des directions sensiblement différentes. À la première lecture, la formule peut en effet être comprise ainsi : dans son développement historique, « l’État 1 » – soit les institutions bureaucratiques en voie de centralisation –, en vertu du « monopole de l’usage légitime de la violence physique et symbolique » (Bourdieu, 1993, p. 51 [souligné dans le texte] ; voir également Bourdieu, 2012, p. 14) dont il devient progressivement le dépositaire, façonne peu à peu « l’État 2 » en renforçant au cours du temps sa domination sur l’ensemble et sur chacun des membres de la collectivité humaine qui cohabite sur son territoire. De nombreux passages de l’œuvre de Bourdieu confirment qu’il s’agit bien là d’un axe central de sa sociologie politique : les « sociétés à État » sont comprises par lui comme des sociétés activement « étatisées », dans lesquelles les individus sont modelés, dans leurs perceptions et leurs attitudes, leurs agissements et leurs jugements, par le fait d’avoir « l’État dans la tête4 » (ibid., p. 528). Toutefois, en s’en tenant à cette première lecture, on prend le risque de retomber dans le schéma avec lequel Bourdieu entend pourtant rompre, celui d’une société qui subirait les contraintes de l’État comme si celui-ci lui était extérieur.
9Pour éviter cette pente, il convient de prendre le temps de relire la formule « l’État 1 se fait en faisant l’État 2 » et de soumettre à un examen plus approfondi la signification de l’expression « faire l’État 2 ». On ne manquera pas alors de relever que si l’« État 2 » est, par construction, coextensif à la société, « faire l’État 2 » ne peut que désigner une transformation interne de cette même société, à savoir le processus par lequel la société devient justement une « société à État » et accède ainsi à une existence politique. Si l’État entretient avec la société un rapport de domination, cette emprise est donc, comme le soutient Bourdieu, « inséparablement accompagnée » par le mouvement par lequel la société devient une société politique : la réussite de ce mouvement conditionne l’État et, en même temps, le singularise en le distinguant de toute autre entreprise de domination.
10Ces deux lectures de la « formule simplifiée » ne sont pas antinomiques : la seconde révèle la portée de la première en spécifiant – sociologiquement – la nature du pouvoir de l’État, en rupture avec les représentations spontanées d’un pouvoir infondé. Il est vrai que Bourdieu lui-même prête régulièrement à la domination étatique un caractère « arbitraire ». Mais c’est un arbitraire « au sens saussurien […], dont on peut retracer la genèse sociale » (Bourdieu, 1993, p. 58). Parler de l’arbitraire de l’État, dans la mesure où il est socialement déterminé, signifie donc essentiellement qu’aucun principe exogène n’est susceptible d’appuyer un jugement sur la normalité du pouvoir qu’il exerce, cette question se résolvant entièrement, dans une situation historique donnée, dans le fait que l’« État 1 » accompagne ou non l’émergence de l’« État 2 » comme société politique. Mais si l’État est indexé à ce passage à la société politique ou plus exactement, en l’espèce, à la « société à État », à la société étatique, il s’ensuit que la démarche sociologique, si elle veut penser l’État dans ses propres termes, est elle-même tenue d’emprunter, dans sa démarche, le passage par la société politique.
Groupe étatique et société étatique
11Ce passage par la société politique indique le lieu d’un choix. Mais, pourvu que les sociologues entendent honorer l’ambition de leur discipline d’être la « science politique des modernes » (Callegaro, 2015), c’est un choix nécessaire, déterminé par une « volonté obligatoire » (Lemieux, 2009, p. 218-224) : à l’instant même où l’on n’y consent pas, on renonce à la possibilité de voir l’État en sociologue.
12Dans le grand récit de l’État, ce choix introduit une péripétie : c’est en apparence une légère inflexion, mais qui pourtant change tout. Quel est ce choix ? Il consiste à ressaisir l’État à la jointure de deux tendances corrélatives, mais potentiellement discordantes, de l’évolution sociale : le processus de différenciation d’une part, soit la propension des groupes sociaux à accentuer leurs spécificités et à accroître leurs dissemblances ; le processus d’intégration d’autre part, soit la propension de ces groupes sociaux de plus en plus différenciés à excéder leur diversité en inscrivant leur existence dans la « société générale » (Durkheim, 2013). S’il est banal d’identifier l’État à une fonction d’intégration – et l’on verra à quelles conditions cela peut se justifier –, on commettrait toutefois une erreur analytique à l’y réduire. Car s’il est vrai que l’État est « l’œuvre de l’homme socialisé et un effet de la société », et si la société dans son ensemble est parcourue par les processus de différenciation et d’intégration, alors l’État lui-même doit être reconduit à ces deux mouvements et aux tensions qu’ils engendrent.
13C’est précisément ce qu’accomplit le patron des « deux États » mis en jeu par Bourdieu. Les phénomènes qu’il nomme respectivement « État 1 » et « État 2 » se rapportent en effet différemment à la division moderne du travail social et leur réalité ne s’y repère pas au même plan. « L’État 1 » doit ainsi être compris comme un résultat de la différenciation sociale, un sous-ensemble de la société, c’est-à-dire un groupe particulier – « un groupe de fonctionnaires sui generis » dans les mots de Durkheim (1950, p. 77) –, composé d’agents fonctionnellement spécialisés, sujets à une socialisation professionnelle spécifique, que l’organisation sociale prédispose à des attitudes distinctives de leur appartenance en même temps qu’elle favorise la formation des intérêts propres au groupe5. Sous cet aspect, rien ne distingue le groupe étatique d’autres groupes secondaires qui sont issus au même titre que lui de l’accroissement de la division du travail. Et comme tel, il est redevable, à l’instar de tout autre groupe social, d’analyses qui ont pour objet de caractériser ce qui fait de lui un groupe particulier, en envisageant par exemple les spécificités de son recrutement social ou encore les formes organisationnelles qui prévalent en son sein, étant entendu que, comme particularités, ces traits distinctifs ne font sens que relativement à la société plus vaste dont il fait partie, mais avec laquelle ne le lie aucun rapport de superposition.
14La grande majorité des travaux qui contribuent à la connaissance sociologique de l’État engage une démarche de ce type. L’accent porte alors sur les propriétés sociales du groupe étatique, typiquement sur son fonctionnement bureaucratique, ou encore sur les rapports qu’il entretient, à travers ses fractions supérieures, avec la direction politique. De même, viennent dans cette perspective à l’avant-plan toutes les manifestations de l’« État en action » (Jobert & Muller, 1987) en tant qu’elles offrent un plan d’observation jugé pertinent pour objectiver – sectoriellement – ses liens avec, selon la formule consacrée, « le reste de la société ». Pourtant, si cette démarche repose sur l’idée difficilement contestable qu’il est possible de repérer l’État dans les spécificités de la composition, de l’organisation et de l’action du groupe étatique, elle peine à mettre en évidence un critère propre permettant de savoir ce qui fait de ce groupe particulier l’« État ». Elle est plus ou moins réduite à constater qu’un certain type de « croyance » s’attache à lui. Ramener l’État à la particularité du groupe étatique offre ainsi un puissant levier critique, qui donne sa force au « doute hyperbolique » que Bourdieu appelle à appliquer systématiquement à l’État (Bourdieu, 1993, p. 49), car c’est une opération qui discrédite aussitôt toute prétention à le tenir pour, justement, autre chose qu’un groupe particulier (Linhardt, 2010). Toutefois, et c’est là que le bât blesse, il ne permet pas de fonder dans la réalité sociale, non pas la justesse – car ce n’est pas la visée de la démarche sociologique –, mais simplement le ressort de cette croyance – ce qui à l’inverse relève des attributions du sociologue.
15Pour ce faire, la référence à l’« État 2 » est en effet indispensable. Cet « État 2 », dans la définition qu’en donne Bourdieu, est la totalité sociale considérée sous le rapport de son unité. Cela oblige à comprendre l’État en lien avec l’énigme que la différenciation des sociétés amène avec elle : celle des modalités qui font qu’une société reste une société, dans laquelle les composantes se déterminent, malgré leurs différences, comme les parties d’un tout, et non pas comme des unités sociales autonomes, et dans laquelle les individus se comprennent comme participant d’une collectivité qui s’étend au-delà de leurs groupes d’appartenance immédiats et dont ils forment les « citoyens ». Il serait exorbitant d’attribuer cette fonction d’intégration exclusivement au groupe étatique, comme s’il était seul à porter le moment de l’unification dans un monde social qui serait, par ailleurs, entièrement porté à diverger, d’autant que, comme on vient de le voir, ce groupe ne se tient pas à l’écart du processus de différenciation. Si ses membres œuvrent à l’intégration sociale, ils le font donc depuis la position singulière qu’ils occupent dans l’espace social et en fonction de l’office qui leur est confié, et sans qu’ils renoncent aux intérêts particuliers qui en découlent. Mais s’ils se différencient par le contenu de leur spécialisation, le fait qu’ils contribuent à raison d’une spécialité au processus d’intégration, en revanche, ne les distingue pas des membres des autres groupes sociaux qui, depuis la position et avec les intérêts qui sont les leurs, sont tout aussi bien susceptibles de concourir à cette tâche. C’est que, quoi qu’avec une intensité variable en fonction des situations, l’« État 2 » est l’affaire de tous, car il engage le rapport de chacun, par delà son appartenance à tel ou tel « groupe secondaire », non seulement aux institutions politiques, mais à la société étatique dans son ensemble. Cette appartenance est le foyer d’une « aspiration » à l’État irréductible à la particularité du groupe étatique. Il est du reste fréquent que les fonctionnaires soient contestés par les agents sociaux membres d’autres groupes au nom d’une aspiration contrariée à l’État. Symétriquement, il n’existe aucune raison de supposer – et encore moins de postuler – que les fonctionnaires agissent toujours conformément à une telle aspiration. Sous cet angle, les uns et les autres partagent une condition commune, car dans tout groupe les tendances de penser et d’agir de ses membres expriment à la fois leur appartenance au groupe qu’ils forment et leur appartenance à la société générale. Ce qui distingue le groupe étatique, c’est qu’en tant qu’« organe “spécial-général” » (Karsenti, 2006, p. 26), sa fonction spécifique recouvre un effort d’organisation général de la société, si bien que ces deux sources sont toujours susceptibles d’être confondues, donnant lieu alors à cette figure critique que Bourdieu (1993, p. 61-62) appelle « l’intérêt à l’universel ».
16C’est sur cet arrière-plan que se définit la tâche de la sociologie de l’État de documenter les rapports qui s’établissent, entre le groupe étatique et la société étatique, entre l’État comme effet de la différenciation sociale et l’État comme moment de l’intégration sociale. On remarquera qu’elle retrouve ici l’enjeu qui est celui des doctrines politiques qui ont émergé dès avant sa naissance. Mais les réponses que ces dernières, dans toute leur diversité, apportent à la question du lien entre la partie – l’État, le gouvernement – et le tout – l’État, le corps politique, la nation – ont un dénominateur commun : elles ambitionnent de dégager un principe unique susceptible de fixer ce lien de manière préjudicielle6. Par contraste, la sociologie est tenue de repérer ces rapports dans les plis et replis de la vie sociale. Impliqués dans une multiplicité de pratiques et de dispositifs, ils prennent des aspects changeants, montrent des oscillations souples, varient en modalité et en intensité d’une situation à l’autre – mais jamais n’obéissent à l’absoluité d’un axiome. Orientée vers l’appréhension de cette polarité moirée, la sociologie de l’État se définit dans cette perspective comme l’étude des processus de conjonction et de disjonction du groupe étatique et de la société étatique. Toute la difficulté de cette démarche, on se permet d’y insister, réside dans le fait qu’elle ne peut se résoudre dans l’examen des interactions entre les fonctionnaires – alias « l’État » – et les membres des autres groupes sociaux – alias « le reste de la société ». Cela reviendrait à oblitérer la différence sociologique. La « volonté obligatoire » conduit à observer comment ces rapports fluctuants entre groupe étatique et de la société étatique affectent chacun des groupes sociaux – y compris le groupe étatique lui-même – et se réfractent dans chacun de ses membres.
La politisation de la société
17« La réalité de l’État réside dans son actualité. » Cet énoncé de Heller (p. 26) vise un fait précis : sociologiquement compris, il n’y a d’État – et par conséquent de Herrschaft – que si le groupe étatique capte de manière continue les mouvements qui animent la société politique, les accompagne, éventuellement les renforce, parfois les infléchit et les réoriente, mais sans jamais s’en abstraire ni s’y fondre. Il importe de remarquer que cette vision de l’État ne vaut pas jugement normatif : Heller n’entend pas dire comme le groupe étatique devrait se comporter, mais affirmer ce que l’État est objectivement, à condition qu’il soit7.
18Reste que la réalité de l’État, dès lors qu’elle est ainsi ramenée à l’actualité de la correspondance entre le groupe étatique et la société politique, n’en admet pas moins des gradations : l’État est plus ou moins « effectif », pour continuer à parler comme Heller, suivant la plus ou moins grande actualité de cette correspondance. Ce sont des situations où cette actualité est maximale que dans certains de mes travaux antérieurs j’ai tenté de circonscrire à l’aide de la notion d’« épreuve d’État » (Linhardt, 2009 ; 2012). La principale vertu que cette notion présente encore à mes yeux est qu’elle reconduit la question de l’« effectivité » de l’État sur le terrain des processus observables, de part en part accessibles à l’investigation empirique.
19Ces épreuves d’État se présentent en effet de premier abord comme des conjonctures dans lesquelles l’État apparaît à un certain degré comme problématique : certains groupes d’acteurs portent alors sur lui un regard critique et engagent sa responsabilité, ce qui requiert qu’ils aient une idée ce qu’ils attendent de lui et de ce qu’ils estiment qu’il doive être. Dans de telles situations, l’État devient par conséquent l’objet d’une attention et d’une réflexivité collectives, selon un processus qui peut rapidement déborder le groupe initiateur et le cercle des fonctionnaires directement concernés. Il convient de souligner que dans cette conception, une épreuve d’État n’est jamais abstraitement orientée vers l’État, mais toujours en lien avec un enjeu déterminé, dont il s’avère qu’il emporte la question de l’État. C’est donc un État spécifié qui apparaît dans ces conjonctures critiques, spécifié à chaque fois sous le rapport d’une épreuve particulière. Les mobilisations, d’ampleur variable, auxquelles ces conjonctures donnent lieu ont donc la caractéristique que, relativement à un enjeu particulier, elles engagent un certain rapport à l’État. Mais celui-ci ne se limite pas aux interactions avec des membres du groupe étatique. Bien qu’il soit possible et probable que l’épreuve d’État rende de telles interactions observables – mais indépendamment de ce fait –, ce rapport figure l’État suivant une modalité conjecturale, témoin de l’aspiration à l’État précédemment évoquée.
20On voudrait ici aller plus loin dans cette caractérisation des épreuves d’État comme foyers d’actualité de l’État. Dans ce dessein, partons du moment initial : celui-ci prend sa source dans l’expérience, directe ou indirecte, de ce que l’on appellera ici de la façon la plus générale un « problème », quelle qu’en soit la nature – ce peut être par exemple un accident de la circulation. Un tel problème, lorsqu’il apparaît, est par définition situé et concerne des agents sociaux qui occupent une place définie dans l’espace social, déterminée par la différenciation sociale. Ils s’y rapportent par conséquent d’une façon particulière, avec leurs habitudes, leurs intérêts, leurs représentations : le problème qu’ils rencontrent est d’abord un problème de leur point de vue. Il se peut au demeurant qu’il le reste, car les personnes concernées peuvent vouloir y remédier par leurs propres moyens – par exemple, dans le cas de l’accident de la route, en réparant par eux-mêmes un véhicule endommagé. Lorsqu’il s’agit d’un type de problème déjà reconnu, des dispositifs et des intervenants spécialisés sont cependant susceptibles d’exister auxquels on aura tendance à faire appel dans les situations où on le rencontre. En cas d’accident de la circulation, on pourra aujourd’hui aisément demander l’intervention des services de police qui traiteront de l’incident en appliquant des procédures prévues ; et il est par ailleurs probable que, dans la plupart des cas, l’on fasse intervenir le système assurantiel. Mais situons-nous une centaine d’années en arrière, au tournant du xxe siècle, au moment où l’automobile était encore une invention récente qui commençait tout juste à se diffuser. Des « chauffards », comme on appelait alors les conducteurs, faisaient irruption dans les villes et les villages aux commandes de leurs engins motorisés à des vitesses inconnues jusque-là, fauchant régulièrement des enfants et des vieillards (Ewald, 1982). Il n’y avait, à cette date, ni Code de la route ni assurances, et les seuls règlements disponibles auxquels se rapporter étaient dérivés de la loi sur la « police du roulage et des messageries publiques », adoptée au milieu du xixe siècle, qui, pour ce qui est des véhicules roulants, n’envisageait que le cas de la « mobilité attelée hippomobile ».
21Dans des configurations comme celles-ci, le traitement du problème appelle d’autres types de démarches : ceux qui en font l’expérience sont dans ce cas tenus de faire reconnaître son existence et à obtenir une répartition des responsabilités qu’à leurs yeux il engage, en interpellant les autorités administratives et les représentants politiques ou encore en recourant à l’appareil judiciaire et à des organes de presse. Sous l’effet de la mobilisation qui s’accroît, le problème circule plus largement dans la société : il devient un « problème public » (Cefaï & Terzi, 2012). Les conditions sont alors réunies pour qu’une épreuve d’État s’enclenche, car on est amené à expliquer l’occurrence du problème par l’absence de règles et par des dysfonctionnements de l’organisation sociale. Dans les crescendo de ce type, qui dans la réalité empirique sont souvent longs et jamais linéaires – le Code de la route dans la forme que nous lui connaissons ne fut adopté, après bien des péripéties, qu’en 1958 (Kletzlen, 2000) – on constate que les mobilisations gagnent d’étape en étape une qualité supplémentaire : elles engagent à propos d’un cas d’espèce, dans ce qu’il garde de particulier, un principe de non-spécificité du rapport qu’elles entretiennent avec le problème à partir duquel elles s’engendrent. L’engagement des individus suppose donc un implicite, à savoir que « leur » problème est, dans une mesure qui reste à être déterminée, un problème qui regarde la collectivité comme telle. Or le fait de postuler qu’un problème particulier est l’affaire de tous implique, en pratique, la revendication d’un droit et l’appel à une instance tierce auprès de laquelle ce droit peut être opposé. C’est la place de cette instance que, dans les sociétés modernes, l’État est venu progressivement occuper, mais non pas l’État seulement comme groupe étatique, mais l’État comme l’idée en référence à laquelle le groupe étatique est appelé à penser et à agir8. C’est dans cet écart que s’origine la politisation de la société. Car il s’agit bien ici d’une lutte sociale, dont le succès n’est jamais assuré et qui peut tout aussi bien aboutir à un rejet dans la particularité, sous la forme par exemple d’une « psychologisation » du problème (Barthe, 2017, p. 218). Mais, lorsque cette « clause de commensurabilité » est appliquée avec succès à un problème, le processus correspond en tout point au « minimalisme procédural » que James Whitman (2002, p. 79) a repéré dans la conception sociologique d’analyse des processus d’étatisation, et qui stipule que ce n’est pas un type défini de contenu qui détermine le rapport à l’État – toutes sortes de problèmes de nature très différente peuvent y donner lieu –, mais un type défini d’opération9.
22La notion d’épreuve d’État ne sert à rien de plus qu’à nommer ces processus de convergence où la réalité observable se dispose de telle sorte qu’il devient plus aisé, pour le sociologue, de porter sur la réalité de l’État, parce que son actualité est la plus grande, l’intégration du regard qui est réclamé de lui. À condition de ne pas se tromper. Car dans ces épreuves d’État, encore une fois, ce n’est pas un rapport entre la société et un État qui se dessine, mais un rapport de la société à elle-même pour autant qu’elle se réfléchit comme une unité différenciée. C’est pourquoi les épreuves d’État ne doivent pas être vues comme des situations où des problèmes publics sont portés de l’extérieur auprès du groupe étatique. Il arrive souvent que de telles épreuves aient lieu au sein même du groupe étatique et, notamment lorsque la matière est technique, qu’elles y restent relativement confinées. Mais cela ne fait aucune différence théorique dès lors que l’on se souvient que le groupe étatique ne se situe pas en dehors de la société différenciée et qu’en tant que membres d’un groupe particulier, les fonctionnaires occupent comme tout un chacun une place définie dans l’espace social, qui les expose à des problèmes spécifiques, qu’ils abordent avec les habitudes, les intérêts et les représentations qui sont les leurs. Les mobilisations qui se forment à ces occasions (Barthe & Robert, 2005) obéissent donc à la même structure : elles engendrent des épreuves d’État dans la mesure où elles font apparaître un écart entre l’État tel qu’il est et l’État auquel on aspire. Ce type de processus s’observe en particulier dans le contexte des « réformes de l’État » (Linhardt & Muniesa, 2011). Mais parler à leur propos d’un « souci de soi de l’État » (Bezes, 2002) n’a de sens qu’en ajoutant que le sujet et l’objet du souci ne se superposent pas.
L’institutionnalisation de la société politique
23Une épreuve d’État trouve ainsi son origine dans un processus au cours duquel à l’occasion d’un problème particulier, des représentations se forment (ou se reforment) dans la vie sociale, au sein de groupes sociaux différenciés. Elle s’enclenche, lorsque, sous l’effet de l’application de la clause de commensurabilité, ces représentations relatives à un problème spécifique prétendent à une validité commune. C’est là que se détermine l’intervention du groupe étatique qui, en vertu de sa fonction spéciale, devient le récepteur de ces représentations dont, désormais, des parties mobilisées de la société réclament qu’elles soient considérées comme engageant la collectivité. Il appartient alors aux membres du groupe étatique chargés du dossier d’instruire le problème, d’établir les distinctions pertinentes, d’identifier les parties prenantes et les responsabilités qui sont les leurs, de détecter les lacunes dans les règlements existants, éventuellement de modifier les formes et les contenus de l’action publique dans le secteur concerné. Ce travail, les membres du groupe étatique ne le mènent pas de façon isolée. Il est alimenté par des rapports, des commissions, des consultations qui demandent des engagements bien au-delà du seul cercle des fonctionnaires impliqués. Qui plus est, ces processus donnent généralement lieu à des controverses et des conflits, les représentations à propos du problème en question pouvant être contradictoires et mettre en présence des intérêts divergents, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du groupe étatique. Reste qu’en dépit de ces possibles oppositions qui traversent ce groupe, une tâche propre lui revient : celle d’élaborer le point de vue officiel (Bourdieu, 2012, p. 78-84) sur le problème et de le restituer sous la forme de règles opposables10. C’est lorsqu’ils arrivent à ce stade que les épreuves d’État déploient une « force instituante » (de Blic & Lemieux, 2005, p. 12) – elles donnent par exemple naissance à un Code de la route et à toute l’organisation mise en place pour le faire connaître, appliquer et respecter. Mais en même temps, dès ce moment et par son seul effet, un nouvel écart se manifeste, car, une fois instituées, les représentations qui se sont initialement formées dans la société sont susceptibles de se dé-former sous l’effet des particularités du groupe étatique.
24Ce constat suffit en lui-même à indiquer que les usages qui sont souvent faits dans les sciences sociales de la notion d’institution sont lourds d’une confusion préjudiciable à la sociologie de l’État. Le groupe étatique ne se superpose pas en effet aux « institutions », comme si circuler dans l’un revenait à se déplacer dans les autres. Devant ce risque, il est de bonne hygiène méthodologique d’adopter une acception délibérément limitative des institutions et de les entendre de façon stricte comme la « bottom line » des épreuves d’État, comme ce qui en reste une fois qu’elles ont conduit à édicter, à propos d’un problème spécifique, des cadres généraux. Dans les sociétés modernes, cette tâche d’enregistrement des épreuves a été notamment confiée au droit et à ses différents corps de professionnels dont le métier, vu sous cet angle, consiste à ranger les résultats des épreuves d’État dans la grande « pyramide de normes hiérarchisées » (Kelsen, 1962, p. 275). Ramener le droit à cette fonction peut donner l’impression de sous-estimer le rôle qu’il joue dans l’organisation de l’État moderne. Mais ce n’est pas le cas : si on vise effectivement à spécifier sa contribution propre – celle de la formalisation des institutions –, la mise en forme et en cohérence juridique des épreuves d’État demande des efforts sans commune mesure et occupe une grande part du travail accompli au sein du groupe étatique – au point d’ailleurs que Kelsen a été conduit à estimer que l’État était entièrement réductible à cet « ordre juridique ». Or, afin de ne pas prêter le flanc à cette conclusion, il est essentiel, du point de vue de la méthode, de ne pas confondre le groupe étatique avec ce corpus juridique (y compris celui qui régit ce groupe11), car si ce dernier fixe les institutions et exprime ainsi les principes et les normes réputées valoir, le groupe étatique, même s’il a en charge l’application de ces règles, reste un groupe social particulier, si bien, note Heller, qu’il y a entre les deux un « nécessaire parallélisme » (p. 33) que l’analyse sociologique a précisément pour but de mettre au jour.
25En évoquant ce « parallélisme », Heller envisage en réalité l’option la plus favorable. Mais l’observation montre que les situations où les parallèles divergent et où un écart se creuse entre l’« absoluité de la norme » et la « régularité des faits » (ibid.) sont de loin les plus nombreuses : toute la critique accumulée de l’État témoigne du fait que le groupe étatique tend à adapter les principes à des intérêts particuliers, les siens ou ceux d’autres groupes sociaux. D’un point de vue analytique, ce qu’il convient de retenir est qu’à mesure que l’on s’éloigne de l’épreuve, l’État perd en actualité et la correspondance entre le groupe étatique et la société politique se relâche. Ce faisant, le groupe étatique tend à rejoindre le régime commun des groupes sociaux : sous le rapport du problème qui a donné lieu à épreuve il se banalise, c’est-à-dire se déréalise comme État. François Héran, à partir d’une relecture de Fustel de Coulanges, de Durkheim et de Weber, avait traité, dans un cadre plus général, de cette même tendance à travers le concept de « démotivation des institutions » (Héran, 1987). Ce phénomène constitue en effet une réalité concrète et vivante pour les membres du groupe étatique, confronté à une société en perpétuel mouvement, dont les opinions et sentiments évoluent et tendent à s’éloigner des règles institutionnelles. Heller en vient à identifier la performance propre des fonctionnaires dans l’effort qu’ils mettent à contrecarrer cette tendance, et par conséquent dans leur ardeur à soutenir la réalité de l’État en maintenant de façon continue la correspondance entre les institutions et la vie sociale. Mais si cette performance permet de saisir, au plan moral, le ressort de l’éthique du « service de l’État » qui fait le sel des chroniques administratives, il convient surtout de tenir compte du fait qu’elle est une condition du pouvoir de l’État, de sa domination, de la Herrschaft.
26Pour le comprendre, partons d’un exemple que Heller donne dans un texte dans lequel il se montre pourtant avare d’illustrations. Il note ainsi que « les pères et les mères [ne nourrissent pas] leurs enfants uniquement parce qu’ils connaissent le droit de la famille contenu dans le Code civil allemand » (p. 30). Cet exemple explicite, par l’énoncé d’une évidence, qu’une règle institutionnelle ne détermine jamais, par sa simple inscription dans un texte officiel, l’adoption d’un comportement conforme. Le cas général est celui d’une concomitance de la règle et du comportement, sans qu’un lien causal direct n’aille de l’une à l’autre : les pères et les mères nourrissent régulièrement leurs enfants et il se trouve, par ailleurs, que cette obligation est normativement fixée dans le Code civil. Heller illustre ainsi sa thèse du « parallélisme ». Si ce constat est vrai, en quoi réside alors le pouvoir de l’État ? Quelques pages plus loin, Heller s’en explique, en faisant référence à Weber et au « monopole de la contrainte physique » : ce monopole, écrit-il, « comme contrainte effective et plus encore comme menace de contrainte, fournit à la validité de ces mêmes règles et valeurs une indispensable garantie » (p. 31) – en d’autres termes, le fait qu’une règle officielle existe autorise le groupe étatique à intervenir, par la force ou la menace, pour obtenir qu’un récalcitrant adopte le comportement attendu. Le constat serait banal si Heller n’ajoutait pas une clause supplémentaire. Il relève, en effet, que le groupe étatique a une « capacité (toujours limitée) […] à modifier les valeurs sociales et à les remplacer par d’autres » (ibid.) – en d’autres termes, le pouvoir de l’État est tributaire de règles et valeurs sociales qu’il ne peut créer ni modifier à sa guise. C’est pourquoi l’entretien de l’homologie entre les règles juridiques et les formes de vie sociale, et corrélativement de l’homogénéité de ces dernières au sein d’une société politique unifiée (Heller, 2001), constitue à ses yeux une nécessité pour l’État, sauf à accepter qu’il dégénère en tyrannie (mais comme le remarque Heller, le « pouvoir tyrannique » rend plus qu’aléatoire « la perpétuation de l’unité de domination »).
Conclusion : La socialisation de l’État
27Pour un sociologue, il n’est pas très difficile d’affirmer que, vue de loin, la genèse de l’État correspond à la formation de la réalité institutionnelle que les sociétés modernes ont progressivement façonnée dans le cours de leur développement historique. Il est en revanche plus difficile de mettre en lumière les rapports exacts qu’entretiennent ces réalités institutionnelles avec les évolutions de la vie sociale. Si on souhaite préciser la forme que prennent ces rapports, il est impératif d’y regarder de plus près et pour cela de disposer d’outils méthodologiques adéquats. La notion d’épreuve d’État est censée fournir un tel outil, et uniquement cela : elle ne caractérise donc pas une classe d’événements donnés comme tels dans le monde socio-historique ; elle ouvre un observatoire destiné à repérer, à des échelles inférieures, des processus d’étatisation, de durée et d’extension variables, afin de se mettre en situation d’établir la marche qu’ils prennent et d’identifier les facteurs généraux qui, par delà leurs différences, les déterminent.
28Mais, de la sorte, la démarche emporte un autre effet. Car une fois établi que la genèse de l’État moderne se laisse décrire comme une suite ininterrompue de multiples étatisations enchevêtrées, portant sur une liste indéfinie de matières et de sujets, et donnant lieu à des effets d’institutionnalisation d’une variété si impressionnante qu’elle nécessite une armée de juristes qui s’attelle au quotidien à assurer une mise en ordre minimale, les approches qui ramènent cette genèse à un enjeu unique – au choix : la violence et la guerre, la dette et l’impôt, l’administration et la bureaucratie ou, sur un versant moins désagréable, la loi et la justice, le welfare et la solidarité, la civilisation et la culture – ne manquent pas d’apparaître, même lorsqu’elles s’efforcent, dans le meilleur des cas, d’articuler plusieurs de ces dimensions, comme réductionnistes.
29Par opposition, une approche « polygénétique » permet de concevoir l’État comme un composé dans lequel s’est accumulée, par couches successives, la mémoire, plus ou moins vive, plus ou moins actuelle, d’un enchaînement continu d’épreuves. Cela n’offre sans doute pas le même degré de systématicité ; en revanche on gagne en réalisme, car on se donne les moyens d’expliquer à la fois les différenciations internes de l’État, qui n’a rien d’un monolithe (Dobry, 2009), et la diversité des expériences que les membres de nos sociétés sont susceptibles de faire de l’État. Au-delà de cette granularité accrue, cette démarche méthodologique donne accès à une dimension plus profonde de la formation de l’État. Car au fil des épreuves dans lesquelles chaque société cristallise peu à peu ses expressions institutionnelles, s’élaborent aussi des formes typiques du rapport que ses membres entretiennent avec la collectivité qu’ils forment. Autrement dit, il n’y a pas, du point de vue sociologique, d’État en général. Il n’y a que des États socialisés, ancrés dans les histoires particulières des sociétés dont ils émanent. Pour cela, on ne peut éviter de descendre dans ces strates de la réalité sociale où chaque État s’engendre. Au contraire de rendre aveugle, on y gagne une indispensable clairvoyance.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Abrams Philip (1988), « Notes on the Difficulty of Studying the State », Journal of Historical Sociology, 1 (1), p. 58-89.
Almond Gabriel A. (1988), « The Return to the State », American Political Science Review, 82 (3), p. 853-874.
10.2307/1962495 :Bartelson Jens (2001), The Critique of the State, Cambridge, Cambridge University Press.
10.1017/CBO9780511490170 :Barthe Yannick (2017), Les retombées du passé. Le paradoxe de la victime, Paris, Éditions du Seuil.
Barthe Yannick & Cécile Robert (eds) (2005), « Militantismes institutionnels », numéro thématique de la revue Politix, 70, 2005.
Bezes Philippe (2002), « Aux origines des politiques de réforme administrative sous la Cinquième République. La construction du “souci de soi de l’État” », Revue française d’administration publique, 102, p. 307-325.
Blic Damien (de) & Cyril Lemieux (2005), « Le scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragmatique », Politix, 71, p. 9-38.
Bourdieu Pierre (1993), « Esprits d’État. Genèse et structure du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, 96, p. 49-62.
10.3406/arss.1993.3040 :Bourdieu Pierre (2012), Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Éditions du Seuil et Raisons d’agir.
Callegaro Francesco (2015), La science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie, Paris, Economica.
Cammack Paul (1989), « Bringing the State Back In ? », British Journal of Political Science, 19 (2), p. 261-290.
10.1017/S0007123400005469 :Cefaï Daniel & Cédric Terzi (eds) (2012), L’expérience des problèmes publics. Perspectives pragmatistes, Paris, Éditions de l’EHESS (« Raisons Pratiques », 22).
10.4000/books.editionsehess.19522 :Colliot-Thélène Catherine (2003), « La fin du monopole de la violence légitime ? », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 34 (1), p. 5-31.
Dobry Michel (2009), Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, première édition 1986, Paris, Presses de Sciences Po.
Durkheim Émile (1950), Leçons de sociologie. Physique des mœurs et du droit, Paris, Presses universitaires de France.
10.26650/AB/SS49.2022.112 :Durkheim Émile (2013), De la division du travail social, nouvelle édition, Paris, Presses universitaires de France.
10.1522/cla.due.del1 :Easton David (1981), « The Political System Besieged by the State », Political Theory, 9 (3), p. 303-325.
10.1177/009059178100900303 :Evans Peter B., Rueschemeyer Dietrich & Theda Skocpol (eds) (1985), Bringing the State Back In, Cambridge, Cambridge University Press.
Ewald François (1982), L’accident nous attend au coin de la rue. Les accidents de la circulation : histoire d’un problème, Paris, La Documentation française (Ministère de la Justice, Service de coordination de la recherche).
Gay Paul du (2012), « Leviathan Calling : Some Notes on Sociological Anti-Statism and Its Consequences », Journal of Sociology, 48 (4), p. 397-409.
Heller Hermann (2001), « Démocratie politique et homogénéité sociale (1928) », traduit de l’allemand par Mira Köller et Dominique Séglard, Cités, 6, p. 199-211.
Heller Hermann (2012), La crise de la théorie de l’État, première publication allemande 1926, traduit et présenté par O. Jouanjan, Paris, Dalloz.
Héran François (1987), « L’institution démotivée. De Fustel de Coulanges à Durkheim et au-delà », Revue française de sociologie, 28 (1), p. 67-97.
10.2307/3321446 :Jessop Bob (2001), « Bringing the State Back In (Yet Again) : Reviews, Revisions, Rejections, and Redirections », International Review of Sociology, 11 (2), p. 149-173.
Jobert Bruno & Pierre Muller (1987), L’État en action. Politiques publiques et corporatismes, Paris, Presses universitaires de France.
Kantorowicz Ernst H. (1984), « Mystères de l’État. Un concept absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen Âge) », in Mourir pour la patrie et autres textes, traduit de l’anglais et de l’allemand par L. Mayali et A. Schütz, Paris, Fayard, p. 75-103.
Karsenti Bruno (2006), La société en personnes. Études durkheimiennes, Paris, Economica.
Kelsen Hans (1922), Der soziologische und der juristische Staatsbegriff : kritische Untersuchung des Verhältnisses zwischen Staat und Recht, Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck).
Kelsen Hans (1962), Théorie pure du droit, traduction de l’allemand de la seconde édition par Charles Eisenmann, Paris, Dalloz.
Kletzlen Anne (2000), L’automobile et la loi. Comment est né le Code de la route, Paris, L’Harmattan.
Lemieux Cyril (2009), Le devoir et la grâce. Pour une analyse grammaticale de l’action, Paris, Economica.
Linhardt Dominique (2009), « L’État et ses épreuves. Éléments d’une sociologie des agencements étatiques », Clio@Themis, 1. En ligne : [cliothemis.com/L-Etat-et-ses-epreuves].
10.35562/cliothemis.1978 :Linhardt Dominique (2010), « L’embarras de la sociologie avec l’État. Groupes sociaux et collectifs politiques au prisme de l’argument pluraliste », in L. Kaufmann & D. Trom (eds), Qu’est-ce qu’un collectif ? Du commun au politique, Paris, Éditions de l’EHESS (« Raisons Pratiques, 20 »), p. 295-329.
10.4000/books.editionsehess.11481 :Linhardt Dominique (2012), « Épreuves d’État. Une variation sur la définition wébérienne de l’État », Quaderni, 78 (2), p. 5-22.
Linhardt Dominique & Fabian Muniesa (2011), « Du ministère à l’agence. Étude d’un processus d’altération politique », Politix, 95, p. 73-102.
Martin Frédéric (2009), Justice et législation sous le règne de Louis XI. La norme juridique royale à la veille des temps modernes, Clermont-Ferrand, Fondation Varenne.
Melossi Dario (1990), The State of Social Control : A Sociological Study of Concepts of State and Social Control in the Making of Democracy, Cambridge, Polity Press.
Schaffer Simon (2005), « Seeing Double : How to Make up a Phantom Body Public », in B. Latour & P. Weibel (eds), Making Things Public : Atmospheres of Democracy, Cambridge et Londres, MIT Press, p. 196-202.
Scott James C. (2009), The Art of Not Being Governed : An Anarchist History of Upland Southeast Asia, New Haven, Yale University Press.
10.12987/9780300156522 :Weber Max (2013), Sociologie du droit, traduit de l’allemand par Jacques Grosclaude, Paris, Presses universitaires de France.
10.3917/puf.weber.2013.01 :Whitman James Q. (2002), « Aux origines du “monopole de la violence” », in C. Colliot-Thélène & J.-F. Kervégan (eds), De la société à la sociologie, Lyon, ENS éditions, p. 71-91.
10.4000/books.enseditions.37830 :Notes de bas de page
1 Exemplairement, on pense ici à Hans Kelsen (1922) qui estimait que derrière toute conception prétendument sociologique de l’État se tient ipso facto sa conception juridique.
2 Nous indiquons les renvois aux textes contenus dans le présent volume par le nom de l’auteur et la pagination, sans faire apparaître ces références dans la bibliographie.
3 Ce qui est aujourd’hui le cas de la plus grande part des sociétés humaines. James C. Scott estimait en 2009 que la « Zomia » – un terme qu’il emploie pour désigner les territoires faiblement peuplés, situés à des altitudes supérieures à trois cents mètres du Viêt Nam, du Nord-Est de l’Inde, du Cambodge, du Laos, de la Thaïlande, de la Birmanie et de certaines provinces chinoises – est « la plus importe des régions du monde dont les peuples n’ont pas encore été complètement intégrés à des États-nations » (Scott, 2009, p. ix).
4 Bourdieu se référait à ce propos volontiers à Thomas Bernhard et à son Maîtres anciens en rappelant cette « phrase terrible » de l’écrivain : « Nous sommes tous étatisés. » (Bourdieu, 2012, p. 339). Il identifiait dans ce constat, qu’il partageait malgré la « rhétorique très particulière de Thomas Bernhard », l’extrême difficulté d’étudier sociologiquement l’État et la nécessité de lui appliquer un « doute radical » (Bourdieu, 1993, p. 50-51).
5 Notons qu’en reprenant ici le terme de « fonctionnaire » tel qu’il est utilisé par Durkheim, ce n’est pas le statut juridique qui est visé, mais le « métier », ou plus justement en l’occurrence l’« office », de ceux qui exercent une fonction administrative dans cet « ensemble d’institutions bureaucratiques » auquel Bourdieu identifie l’« État 1 ».
6 Ce fut le cas déjà sous l’absolutisme dont les penseurs se figuraient ce lien comme le résultat d’une « noce » entre le roi et ses sujets, ce qui fit dire à Jacques Ier d’Angleterre lors d’une adresse à son parlement : « Ce que Dieu a uni, ne laissez aucun homme le séparer. Je suis le mari et toute l’île est mon épouse légitime. » (Cité par Kantorowicz, 1984, p. 90). Par des moyens tout différents, les théories du droit naturel sont arrivées à un résultat similaire avec la figure du contrat originaire qui lie indéfectiblement des individus libres, mais doués de raison, sous la houlette d’un souverain. Ce fut encore le cas avec les philosophies de l’histoire qui virent dans le lien entre le peuple et ses institutions la réalisation d’un destin face auquel tout acte de volonté est impuissant.
7 Toute autre conception relève selon Heller de la mythologie. Rentrent ici aussi bien le « mythe libéral » de la séparation de l’État et de la société civile (Callegaro, p. 202) que, inversement, le « mythe politique » de l’unité du peuple et de l’État (Jouanjan, p. 53).
8 Historiquement, cette fixation de l’État s’est manifestée avec la plus grande netteté dans la conception de la loi qui s’est formée au seuil de la modernité, lorsque, comme le montre Frédéric Martin (2009), le jugement du roi a été progressivement soumis à la contrainte de ne pas seulement trancher une situation particulière, mais de la trancher en référence à des principes.
9 Ce « minimalisme procédural » est au fondement d’une conception anti-finaliste de l’État auquel, en sociologie, Max Weber a sans doute conféré sa plus grande force (Colliot-Thélène, 2003).
10 Ce que Johan Giry et Jean-Philippe Heurtin, dans leur relecture de la sociologie politique wébérienne, appellent des « croyances en troisième personne » (p. 233-236).
11 On effleure ici la grande question par laquelle Max Weber ouvre sa Sociologie du droit (2013), à savoir la distinction entre « droit privé » et « droit public », c’est-à-dire, précisément, d’une part, le droit de l’État dans sa relation avec « la société » et, d’autre part, le droit de l’État dans sa relation avec lui-même. Weber montre que cette séparation qui, dans les sciences juridiques, joue un rôle pivot, ne trouve pas dans les sciences sociales de critère univoque. Même si la question demanderait d’amples développements, elle peut dans le cadre de cette réflexion être considérée comme annexe.
Auteur
Sociologue IMM-LIER (EHESS-CNRS) – CNRS.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les objets dans l’action
De la maison au laboratoire
Bernard Conein, Nicolas Dodier et Laurent Thévenot (dir.)
1993
L’enquête sur les catégories
De Durkheim à Sacks
Bernard Fradin, Louis Quéré et Jean Widmer (dir.)
1994
La couleur des pensées
Sentiments, émotions, intentions
Patricia Paperman et Ruwen Ogien (dir.)
1995
Institutions et conventions
La réflexivité de l’action économique
Robert Salais, Élisabeth Chatel et Dorothée Rivaud-Danset (dir.)
1998
La logique des situations
Nouveaux regards sur l’écologie des activités sociales
Michel De Fornel et Louis Quéré (dir.)
1999
L’enquête ontologique
Du mode d’existence des objets sociaux
Pierre Livet et Ruwen Ogien (dir.)
2000
Les formes de l’action collective
Mobilisations dans des arènes publiques
Daniel Cefaï et Danny Trom (dir.)
2001
La régularité
Habitude, disposition et savoir-faire dans l’explication de l’action
Christiane Chauviré et Albert Ogien (dir.)
2002