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État et société politique

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Bruno Karsenti
, 
Dominique Linhardt

La question sociologique de l’État

Lire Hermann Heller, théoricien de l’État sous Weimar

Olivier Jouanjan

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1Des doctrines weimariennes de l’État, les Français, jusqu’à présent, ont retenu essentiellement deux noms auxquels ils tendent à réduire toute la discussion allemande de l’époque, la ramenant ainsi à un seul axe, celui de leur affrontement frontal : Carl Schmitt et Hans Kelsen. Pourtant Weimar fut un moment sans doute unique dans l’histoire continentale de la pensée moderne de l’État : celui d’un grand tumulte intellectuel, de la libération de forces multiplement contradictoires, ouvrant le combat sur plusieurs fronts. Mais telle était la culture de Weimar, émancipée de la verticalité du système de l’Empire wilhelminien et expérimentant pour la première fois sur le sol allemand un régime républicain, démocratique, bien plus radicalement démocratique dans ses principes que la Troisième République française, et dont le premier Président fut même social-démocrate en la personne de Friedrich Ebert. Mais Weimar était aussi une république démocratique et sociale qui avait dû écraser dans le sang la révolution sociale dont Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont les éponymes. À juste titre, l’historien Detlev Peukert (1995) souligne que l’un des problèmes de Weimar fut de n’avoir pas de mythe fondateur et constructif : le régime était né d’une défaite incompréhensible en 1918, du Traité de Versailles ressenti, pas seulement par l’extrême-droite, comme insupportable, de la violence originaire de la répression « antibolchévique » et dans le rejet d’une large partie des élites, notamment judiciaires et bureaucratiques. La République de Weimar était mal partie et elle finira encore beaucoup plus mal.

2Née de et dans la crise, mise en crise par ses élites, traversant deux crises économiques majeures, à partir de 1930 elle ne trouva plus en elle-même aucun moyen conforme à ses propres principes pour surmonter une crise toujours latente et qui devint alors extraordinairement patente : le sceau qui authentifie le moment Weimar est bien celui de la crise (Pauly, 1998). La République devait finir par se renier elle-même, ce qu’elle fît malheureusement, emportée en trois mois seulement entre le 30 janvier 1933 et le 24 mars de la même année lorsqu’un Reichstag croupion accorda au nouveau dictateur les pleins pouvoirs.

3Quelles qu’en soient les causes, l’échec de Weimar ne doit pas occulter la richesse de Weimar, sa richesse intellectuelle, pour le meilleur comme pour le pire. Si l’on considère les doctrines du droit public et les théories de l’État mises alors sur le marché, la réduction à l’affrontement Schmitt-Kelsen est décidément trop réductrice. Parce que l’État nouvellement démocratique était en crise, la théorie de l’État ne pouvait réagir que par la crise. Mais dans la crise intellectuelle, le plus positif se révèle parce qu’elle brise le moutonnement des idées reçues. Hermann Heller est parfaitement lucide sur ce point :

La confusion chaotique dans les débats théoriques de l’après-guerre allemand signifie sans aucun doute, si on la compare à la situation antérieure ou à celle des théories étrangères d’aujourd’hui, un stade intellectuel supérieur et, même s’il ne s’agit pas encore d’une renaissance scientifique, elle est cependant le symptôme d’une problématique plus profondément vécue et d’une méditation méthodologique plus aiguë. (Heller, 1992e, p. 122)

4Si la crise intellectuelle aiguise les tensions, cela signifie qu’il faut fourbir les armes conceptuelles et penser enfin les questions décisives. Le consensus mou est par définition idéologique et nous rend aveugles face au tranchant des problèmes. Les carcasses mortes de l’intelligentsia dominante sont à ce moment bonnes pour l’équarrissage. Elles sont alors incapables de savoir ce que, une fois dépecées, elles nourriront demain.

5Il n’est guère douteux que, quel que soit le constat que l’on fait de la situation actuelle des États démocratiques occidentaux, nous soyons à nouveau convoqués à reprendre la question de l’État. Un retour rétrospectif et critique sur ces doctrines weimariennes devrait n’être pas complètement infructueux, à la condition de ne pas les limiter au dialogue de sourds que, entre eux, ont entretenu Kelsen et Schmitt.

  • 1 Pour une présentation synthétique de cette querelle en français, voir Jouanjan (2015) et la littéra (...)
  • 2 La traduction de cet essai de Heller a paru dans un petit livre réversible qui, d’un côté, propose (...)

6Hermann Heller fut l’un des protagonistes les plus profonds et clairvoyants de ce que l’historiographie allemande désigne comme la « querelle des méthodes et des approches » (Methoden-und Richtungsstreit) qui a déchiré la littérature allemande du droit public de l’époque1. La question de l’État était largement celle des professeurs qui enseignaient dans les facultés de droit, à la différence de ce qui se pratiquait dans les facultés françaises, non pas le « Verfassungsrecht » (le droit constitutionnel), mais le « Staatsrecht », le « droit de l’État ». Cette désignation était traditionnelle depuis au moins le dix-huitième siècle : le ius publicum était une discipline à part entière des facultés allemandes depuis le seizième siècle (Stolleis, 1998). Depuis la seconde moitié du dix-neuvième siècle, depuis Johann Caspar Bluntschli, le « droit de l’État » a été flanqué d’une discipline théorique, à la fois propédeutique et complémentaire, la « Staatslehre », théorie de l’État, ou « allgemeine Staatslehre », théorie générale de l’État, signifiant ainsi la prétention universelle d’une théorie qui entendait ne pas se limiter à l’étude d’un État particulier (Bluntschli, 1852 ; tr. fr. : Bluntschli, 1877). La plus célèbre et la plus imposante de ces théories générales de l’État fut celle que publia en 1900 Georg Jellinek (Jellinek, 1900 ; tr. fr. : Jellinek, 2005). Dans un essai consacré en 1926 à la crise de la théorie de l’État (Heller, 20122), Heller constatait que depuis un quart de siècle, depuis la première édition de l’ouvrage de Jellinek et de ceux, plus secondaires, d’Hermann Rehm (1899) et Richard Schmidt (1901), la discipline avait été laissée en déshérence. Rehm, Schmidt autant que Jellinek sont pour Heller dépassés. Certes, une nouvelle Théorie générale de l’État venait de paraître en 1925, mais c’était celle de Hans Kelsen (1925), dont Heller dit de façon lapidaire : « Pour ceux qui ont des yeux pour voir, le danger que représente cette crise [de la théorie de l’État] est enfin devenu manifeste dans toutes ses dimensions. » Réduite à sa qualité d’ordre juridique relativement centralisé, faisant ainsi abstraction de la réalité politique, de « la vie structurée qu’est l’État », cette théorie pure – autrement dit : purement normativiste – ne peut déboucher que sur « une théorie de l’État sans État » et « la prétendue émancipation de la théorie à l’égard de la réalité politique n’a pas dépolitisé la théorie de l’État, mais l’a désétatisée, ne l’a pas rendue neutre quant aux valeurs, mais bien sans valeur » (Heller, 1992e, p. 150).

7Le grand projet de Heller fut donc d’écrire une nouvelle théorie de l’État. Ce que l’on vient d’exposer rapidement permet de comprendre le sens profond d’un tel projet. La République nouvelle avait fait vieillir d’un coup la théorie de l’État d’un Jellinek, et ce que l’Autrichien Kelsen proposait désormais – du fait de son approche strictement normativiste, réduisant l’État à n’être qu’un ordre juridique – mettait pleinement à jour, aux yeux de Heller, la très profonde crise de la théorie de l’État et son incapacité à sortir de ses impasses, le positivisme normativiste l’y enfonçant davantage encore. Cependant, Heller ne put mener son projet au bout. Une mort prématurée mit un point final anticipé au texte pourtant déjà amplement développé : Heller a quarante-deux ans lorsqu’il meurt à Madrid d’une complication cardiaque contractée durant la Première Guerre mondiale. Un jeune docteur en droit de l’Université de Kiel, Gerhart Niemeyer, se trouve alors également à Madrid et entre en possession du manuscrit qu’il met au point et publie aux Pays-Bas l’année suivante (Heller, 1934 ; repris dans Heller, 1992d, p. 81-395).

8Heller (1891-1933) et Niemeyer (1907-1997) étaient deux exilés. L’avènement de la dictature les avait envoyés en Espagne. Hermann Heller naquit dans une famille juive de Silésie le 17 juillet 1891 à Teschen (Cieszyn) aujourd’hui partagée par la rivière Olza entre la Pologne et la République tchèque. Il est donc un enfant des marches germanophones de la Monarchie danubienne. En 1914, il s’engage volontairement dans l’armée autrichienne, mais sera rapidement libéré en raison des problèmes cardiaques qui conduiront plus tard à son décès. Cette situation lui permet de finir un cursus universitaire commencé en 1909 et de prendre son habilitation en 1920 déjà. Sa carrière ne commence cependant pas à l’Université. Heller se lance dans la formation continue des adultes à Leipzig dont il dirige bientôt l’Université populaire nouvellement créée. De nombreux écrits consacrés aux questions de la « formation démocratique » (demokratische Bildung) des citoyens témoignent de son intense engagement en faveur de cette cause (voir Heller, 1992c, p. 579-720).

9Sa carrière proprement académique commence en 1926, mais pas encore à l’Université : il est recruté à titre d’assistant de recherche à l’Institut Kaiser-Wilhelm pour le droit public comparé et le droit international public de Berlin, l’ancêtre de l’actuel Institut Max-Planck de Heidelberg. En 1928, il est appelé à l’Université de Berlin comme professeur extraordinaire, c’est-à-dire non titulaire d’une chaire. Il est enfin élu comme professeur ordinaire à l’Université de Francfort-sur-le-Main à la fin 1931 à l’instigation de son collègue social-démocrate Hugo Sinzheimer, un spécialiste du droit du travail, malgré l’avis négatif, préparé par Carl Schmitt, de la commission de recrutement. Ces conditions particulières ne facilitent pas son intégration au sein de la Faculté de droit, même si l’Université dans son ensemble, créée en 1914 seulement, apparaît particulièrement libérale et démocrate dans le paysage académique allemand : la célèbre « École de Francfort » s’y développe à la même époque. Heller est en Angleterre le 30 janvier 1933, jour de la nomination d’Hitler à la chancellerie par Hindenburg. Il ne rentrera pas. Juif et social-démocrate, il sait n’avoir aucun avenir dans l’Allemagne nazie. Il émigre à Madrid où il mourra le 5 novembre 1933.

10Rapportée à la brièveté de cette vie, l’œuvre est immense et occupe les trois forts volumes des Gesammelte Schriften. On citera les principales monographies : Hegel und der nationale Machtstaatgedanke in Deutschland [Hegel et l’idée de l’État-puissance national en Allemagne], 1921 ; Sozialismus und Nation, 1925 ; Die politischen Ideenkreise der Gegenwart [Les courants actuels d’idées politiques], 1926 ; Die Souveränität. Ein Beitrag zur Theorie des Staats-und Völkerrechts [La souveraineté. Contribution à la théorie du droit constitutionnel et du droit international public], 1927 ; Europa und der Faschismus, 1931.

11L’article présentement traduit paraît en 1931 dans le Handwörterbuch der Soziologie [Dictionnaire de la sociologie] chez Ferdinand Enke à Stuttgart (Heller, 1931 ; 1992d, p. 3-23). Heller a déjà formé le projet de rédiger sa Staatslehre qui doit dépasser Jellinek et contrer le formalisme kelsénien. Ce court essai est ainsi l’occasion de clarifier et ramasser en quelques pages le programme du livre tout entier. Quant au Dictionnaire de sociologie dans lequel il s’insérait, il était dirigé par Alfred Vierkandt, cofondateur de la Deutsche Gesellschaft für Soziologie en 1909 et professeur à l’Université de Berlin où il a pu croiser personnellement Heller entre 1928 et 1930. Ce fort volume de sept cents pages réunissait les plus grands noms de la sociologie allemande de l’époque : Ferdinand Tönnies, Werner Sombart, Alfred Weber, Hans Freyer ou encore Franz Oppenheimer et Robert Michels, Karl Mannheim, Ludwig von Wiese et Theodor Geiger. C’est à Hermann Heller que l’entrée « Staat » fut confiée et il s’agit d’ailleurs de la seule contribution que celui-ci donna au volume. Mais force est de constater que cette participation, même limitée, sur un concept capital des sciences sociales, signifiait la reconnaissance par la communauté sociologique de la valeur de Heller.

12Il s’agissait bien de la reconnaissance d’Hermann Heller en tant que sociologue. Et pourtant Heller était juriste de formation comme de profession. Mais les années 1920 forment un moment de « radicalisation sociologique de la pensée juridique » (Herrera, 2015). La jeune sociologie a poussé les juristes à considérer sérieusement la question de savoir si le droit ne devait pas être compté parmi les sciences sociales. Les relations du droit avec la sociologie furent compliquées, mais profondes (Karsenti, 2015). Elles le furent en France et en Allemagne, mais également dans le monde anglo-saxon, dans le programme de la London School of Economics comme avec le développement de la « sociological jurisprudence » aux États-Unis. La démarche de Heller s’inscrit pleinement dans ce mouvement profond pour y trouver sa place singulière. Et à cette fin, Heller ne s’est pas contenté de récupérer le discours de telle ou telle école sociologique, celui qui eût pu le mieux convenir à son propos de juriste spécialiste de droit public. Il est entré dans le débat sociologique de plain-pied, y a adopté une position critique et tracé sa propre voie, de sorte que l’on peut dire qu’il ne s’est pas contenté d’être un récepteur-adaptateur passif de la sociologie dans les sciences juridiques, mais qu’il fut véritablement un acteur, sinon de l’entreprise sociologique de terrain, du moins du développement de la théorie sociologique et que, de ce fait, sa reconnaissance par la discipline était méritée.

13Sa connaissance de la littérature sociologique contemporaine était ample et profonde, mais aussi critique. C’est grâce à elle qu’il entend à la fois dépasser Jellinek et contrecarrer Kelsen, en posant d’entrée de jeu que la théorie de l’État est une partie de la science politique et que, en tant que telle, une théorie de l’État est et ne peut qu’être une sociologie de l’État (Heller, 1992e, p. 92 et 130).

  • 3 J’ai essayé de montrer, contre l’interprétation dominante, dans Une histoire de la pensée juridique (...)

14Dépasser Jellinek d’abord : ce dernier était lui aussi non pas seulement au courant, mais directement impliqué dans le développement de la sociologie allemande entre 1890 et 1910. À Heidelberg, il avait été un ami très proche de Max Weber, il rencontra fréquemment Georg Simmel et doit être considéré comme une figure majeure de l’école néo-kantienne dite du Bade ou du Sud-Ouest, avec Wilhelm Windelband, un ami de jeunesse, et Heinrich Rickert. La première partie de son Allgemeine Staatslehre était consacrée à la méthodologie, rapprochait les sciences juridiques des sciences de l’esprit ou, pour Rickert, de la culture, et préfigurait la théorie wébérienne de l’idéaltype. Dans une courte notice consacrée à Jellinek, Heller lui rend d’ailleurs hommage à cet égard : Jellinek ne s’est pas laissé enfermer dans le projet dominant d’« un rétrécissement positiviste du champ de la science du droit public » (Heller, 1992b, p. 27). Mais l’expression « théorie générale de l’État » signifiait chez Jellinek qu’une telle théorie devait développer sur l’État deux approches distinctes : une approche sociologique et une approche juridique. C’est pourquoi les deuxième et troisième parties de l’ouvrage sont respectivement consacrées à la « théorie sociale de l’État » puis à la « théorie juridique de l’État ». Telle était l’idée, formulée par Jellinek lui-même, des « deux faces de l’État ». Or, cette dichotomie, d’apparence radicalement séparatrice, heurtait sinon l’unité de l’État, du moins l’unité de la théorie de l’État. Kelsen propagea l’idée, jusqu’à aujourd’hui dominante chez les interprètes allemands de Jellinek, selon laquelle ces deux théories de l’État ne pouvaient former une théorie « générale » de l’État dès lors qu’elles étaient, dans l’œuvre même, posées l’une à côté de l’autre sans liens, comme incapables de s’informer et se féconder mutuellement3. Dans le texte précité, Heller concède que Jellinek s’est efforcé de combiner les deux approches, « mais pas toujours avec succès ». C’est pourquoi il décidera, pour lui-même, d’unifier complètement la théorie de l’État : elle est et doit être tout entière une sociologie de l’État.

15Ce faisant, il prendra le contre-pied de Kelsen. Pour les mêmes raisons d’unité théorique, celui-ci avait révoqué la pertinence de toute approche sociologique de l’État et, à partir de là, prononcé un verdict de condamnation sans appel de Jellinek comme de la sociologie de l’État de Max Weber (Kelsen, 1922). La science du « droit de l’État » n’a besoin que d’un concept juridique de l’État et un même objet ne peut avoir deux concepts différents. La légende d’un Kelsen néo-kantien devrait être à tout le moins interrogée et mise en doute, puisqu’il y a ici confusion entre l’objet scientifique (qui doit être construit par le concept) et la réalité phénoménale. Il en résulte, indépendamment de cela, que le véritable concept de l’État est déterminé comme « un ordre juridique relativement centralisé ». L’État est donc tout entier dans l’ordre du « devoir-être », une grandeur normative, séparée de l’être, du factuel, de l’expérience historique, comme si l’État n’était pas un acteur social. C’est très précisément ce que Heller appellera une théorie de l’État sans État, c’est-à-dire un concept de l’État qui fait abstraction de l’action de l’État, de ce que la norme étatique n’est pas seulement « la signification objective d’un acte de volonté » (Kelsen, 1960, p. 3-4 ; tr. fr. : Kelsen, 1999, p. 12-13), mais aussi, en même temps, un acte performatif qui produit des choses dans la réalité sociale à travers lesquelles, seulement, il prend sens et qui impose de comprendre quels sont l’architecture et le fonctionnement du système social qui conditionne et produit cette efficace sociale que l’on nomme dans le monde moderne « État ».

16La thèse selon laquelle la théorie de l’État est et ne peut qu’être une sociologie de l’État peut ainsi être entendue comme à la fois dirigée contre Jellinek et Kelsen. Mais elle est aussitôt complétée par une seconde thèse très forte : « La théorie de l’État est sociologie et, en tant que telle, science de la réalité, non pas science de l’esprit. » (Heller, 1992e, p. 130). Avec cette affirmation, Heller ouvre un autre front sur lequel il combat cette fois une tendance lourde des sciences sociales de Weimar celle qui, notamment représentée par Werner Sombart, Eduard Spranger ou encore Othmar Spann, défend l’idée d’une science sociale conçue comme science de l’esprit (Geisteswissenschaft), ce qui d’apparence continue la voie diltheyenne, mais s’en distingue toutefois en inscrivant les sciences de l’esprit dans une « théorie de l’esprit objectif » (Freyer, 1966).

17Or ce nouvel idéalisme objectif a précisément eu des échos chez les juristes weimariens et spécialement chez Rudolf Smend, pour ne citer que le plus important d’entre eux (sur ce courant de la pensée juridique, voir Rennert, 1987). Ce dernier avait publié en 1928 sa propre théorie de l’État, mais sous le titre Constitution et droit constitutionnel (Smend, 1928). Ce titre signifiait clairement que l’État en tant que réalité sociale n’était pas le concept premier d’une théorie de l’État, mais que, en revanche, sa constitution devait l’être. La raison en est que celle-ci expose la signification de l’État. Or, la théorie de l’esprit objectif rabat précisément les faits sociaux dans une sémantique objective qui serait leur véritable « réalité ». Ainsi de Sombart que cite Heller dans l’extrait suivant :

  • 4 Heller cite, à la fin du passage reproduit, Werner Sombart (1930, p. 166).

Nous devons prendre position contre un certain « idéalisme » qui, en théorie comme en pratique, n’est pas moins discutable que ce « matérialisme » [marxiste], et qui affirme de l’État comme de l’économie ou de la culture dans son ensemble que cette dernière serait « une sphère qui n’est ni corporelle ni psychique. Elle consiste en configurations sémantiques (Sinngebilde) non psychiques. Elle est esprit. » (Heller, 1992e, p. 130-1314)

  • 5 Les questions méthodologiques des sciences sociales sont particulièrement développées par Simmel da (...)
  • 6 À la suite notamment des ouvrages de Max Scheler (1916) et de Nicolai Hartmann (1925).

18L’affirmation par Sombart que ces configurations de sens ne sont pas psychiques fait la démarcation avec ce que l’on pourrait envisager d’appeler l’idéalisme subjectif qui a marqué, de différentes manières, Dilthey – qui s’est toutefois, avec le temps, rapproché de Hegel et de l’« esprit objectif » – et Jellinek puis Weber, peut-être, mais plus sûrement un Simmel enrôlé, depuis, par les tenants de l’« individualisme méthodologique5 ». Smend est essentiellement sur la même ligne que Sombart : l’État forme un « domaine partiel de la réalité spirituelle » et, en tant que tel, une « unité de sens d’une vie spirituelle réelle » ; il n’est pas à concevoir comme une sorte de « personne supra-individuelle », mais comme un système de « relations », de « rapports réciproques » qui constituent une « structure unitaire » de sens qui s’en détache et s’objective, dont participent dialectiquement l’individu et la communauté (Smend, 1928, resp. p. 12, 18 et 13). De ces rapports dialectiques inscrits dans la structure sémantique unitaire et objective de l’État procède ce que Smend appelle l’intégration. On n’insistera pas ici sur cette célèbre « théorie de l’intégration » sauf à préciser que c’est la constitution de l’État qui, à travers ses dispositions relatives aux symboles de l’État, aux procédures de participation des citoyens et, surtout, aux « valeurs » objectives inscrites dans le catalogue des droits fondamentaux – intégration « matérielle » ou « objective » (sachlich) – détermine cette structure unitaire de sens qui intègre l’individu en sa communauté, comme elle inscrit, réciproquement, la communauté dans l’individu. C’est donc elle qui détermine l’État en tant que « configuration sémantique » et qui, logiquement, se trouve au point de départ de cette théorie de l’État moderne, l’« unité de la constitution » formant un « système idéel de sens » (ibid., p. 77), celui qui institue l’État. On indiquera enfin que cette doctrine smendienne, qui repose aussi sur une philosophie objectiviste des valeurs assez en vogue sous Weimar6, a exercé une influence puissante sur la jurisprudence de la jeune Cour constitutionnelle fédérale, après la Seconde Guerre mondiale notamment, quant aux droits fondamentaux, considérés comme formant un « ordre objectif de valeurs », ou s’agissant de l’introduction du concept de l’unité de la constitution.

19Mais Heller voit dans ce courant « geisteswissenschaftlich » de la sociologie et du droit public un retour en force de l’« idéologie allemande » :

Ainsi, nous devrions être heureux d’avoir spiritualisé le monde sociohistorique en en faisant un royaume des esprits. Si l’on prête de surcroît attention à la manière de parler de nombreux théoriciens qui ont, sinon personnifié, du moins chosifié l’esprit objectif, on pourrait sans doute croire à la résurrection de l’esprit universel hégélien, qui – pour le dire avec les mots concis du jeune Marx – en tant que sujet de l’histoire a fait des véritables sujets historiques, les êtres humains, des prédicats, de sorte que, en fin de compte, il devint lui-même le prédicat de son prédicat. […] Dans cette vision de l’histoire, tout autant que pour cette méthode des sciences de l’esprit, l’État ne peut être, dans le meilleur des cas, qu’une idée, mais, dans tous les autres cas moins heureux, il s’enfonce dans la pure idéologie. (Heller, 1992e, p. 136)

20Contre cette idéologie allemande, Heller cite le Marx de Misère de la philosophie, car, alors même qu’il ne se reconnaît pas dans le matérialisme historique, il en partage le point de départ critique de l’idéalisme :

L’organisation sociale et l’État naissent du processus vital d’individus déterminés, mais de ces individus non pas tels qu’ils peuvent apparaître dans leur propre représentation ou dans celle d’autrui, mais bien tels qu’ils sont réellement, c’est-à-dire tels qu’ils agissent, produisent matériellement, et donc tels qu’ils exercent leurs activités dans certaines limites, selon certains présupposés et certaines conditions matérielles indépendants de leur arbitre. (Marx cité par Heller, 1992e, p. 163)

21Cette critique radicale, qui entend remettre sur ses pieds l’esprit objectif et son État comme configuration unitaire de sens, « ne signifie évidemment pas que la science de la réalité pourrait renoncer à l’interprétation du sens » (pour cette citation et toutes les suivantes jusqu’à indication contraire, Heller, 1992e, p. 136-142) : « L’État n’est certes pas une configuration de sens, mais il a bien un sens. » Il s’agit dès lors de montrer que « la compréhension du sens de la science de la réalité a un tout autre caractère que celle des sciences du sens », c’est-à-dire des sciences de l’esprit. Ce point est évidemment crucial et toute cette section de la Staatslehre consacrée à l’explication avec les sciences de l’esprit livre en même temps l’explication des présupposés méthodologiques de Heller lui-même, raison pour laquelle ce passage est absolument déterminant pour comprendre la démarche de l’auteur. Il est, selon moi, le moment crucial de l’ouvrage.

22De façon tautologique, Heller constate que, pour une science de la société, la compréhension du sens est « compréhension de la réalité sociale ». Certes, il n’y a rien à objecter à un Spranger, qui ici rappelle le « cercle herméneutique » déjà mis en évidence par Schleiermacher un siècle plus tôt : la compréhension part toujours « de la totalité des facteurs en cause et ne parvient à mettre en évidence les moments particuliers qu’à partir de la cohésion du tout ». Mais, ajoute Heller, « pour la compréhension d’une science du sens, à strictement parler, il n’y a précisément pas de “facteurs”, puisque dans ce cas il ne s’agit pas d’un acte qui se déroule dans la réalité, mais d’une interprétation, d’une construction ou d’une conclusion dogmatique dans et à partir d’un système sémantique – relativement – autonome (relativ eigengesetzlicher Sinnzusammenhang), dans lequel l’œuvre d’art, la règle de droit ou toute autre création spirituelle trouve sa place et sa fonction ». De sorte que : « Si nous voulons vraiment constater le sens de l’État réel, nous ne rencontrerons qu’un succès très limité en procédant par une visée intuitive des essences (intuitive Wesensschau) dans le royaume des unités de signification ou toute autre pure compréhension sémantique (reines Sinnverstehen). » La « totalité » dont il s’agit pour comprendre le sens de l’État du point de vue d’une science de la réalité, c’est « la vie commune réelle des hommes », ce que Engels, cité à cet endroit, appelle « la production et la reproduction de la vie réelle ».

23En conséquence, « pour une observation non-métaphysique, le sens de l’État ne peut jamais être que sa fonction sociale, autrement dit la mission que, dans le contexte de l’agir social (im gesellschaftlichen Wirkungszusammenhang), il doit remplir en tant que “facteur”, qu’unité d’action (Wirkungseinheit) ». Que ce passage soit décisif, on en a une preuve en ce que précisément y apparaît, partiellement, ce que sera la définition de l’État : Wirkungseinheit. La définition complète, dans la Staatslehre, sera « organisierte Entscheidungs- und Wirkungseinheit » (Heller, 1992e, p. 339), dans le texte ici traduit, « Entscheidungs- und Wirkeinheit », à d’autres endroits « organisierte Handlungs- und Wirkeinheit ». On reviendra plus bas sur la signification de ces expressions et les difficultés que présente leur traduction. Il suffit de dire ici que l’État est une unité organisée de décision et d’action.

  • 7 On revient ici au commentaire des pages 136 à 142 de la Staatslehre.

24S’il est une unité d’action c’est qu’il participe à la « production et la reproduction de la vie réelle », ce qu’occulte la définition kelsénienne de l’État comme « ordre normatif » relégué, donc, dans la sphère du Sollen, du « devoir-être », et séparé de la réalité, de la sphère de l’Être, du Sein, mais tout autant les sciences sociales « compréhensives » tributaires de la théorie de l’esprit objectif. D’ailleurs, selon Heller, Weber n’a pas complètement échappé aux travers imputables au spiritualisme objectiviste7.

25Or, si l’État est une force productrice de la société réelle, il est (aussi) dans l’ordre de la causalité. C’est ce que négligent les tenants de la sociologie compréhensive et la faute initiale en revient à Dilthey et à sa célèbre et malheureuse opposition entre expliquer et comprendre, « une erreur hautement caractéristique pour la déréalisation de la réalité sociale et la confusion entre configurations sémantiques et configurations sociales », écrit Heller. Les puissances configuratrices du social sont des forces agissantes dans le monde réel et idéaliser le social a pour but, ou à tout le moins pour effet, de les occulter en tant que puissances réelles et donc de produire un discours idéologique sur la société réelle.

26Il ne s’agit donc pas d’évacuer la question du sens et des significations sociales, mais de raccrocher la couche sémantique au mouvement des forces qui produisent ou reproduisent ces significations. C’est ce que formule Heller en insistant sur « l’unité du sens et de l’acte » qui me paraît une clé essentielle de lecture de la Staatslehre. Ce principe de l’unité dialectique de l’acte et de la signification apparaît en effet décisif à plusieurs égards.

27Tout d’abord, c’est bien lui qui arrime la dimension sémantique des sciences sociales à sa base réelle, celle de l’action et de la fonction sociales de l’État. La signification sociale d’un acte ne peut se déterminer in abstracto dans le monde de l’esprit, mais toujours aussi in concreto, en fonction des conditions sociales de production de l’acte, de la position ou fonction sociale de l’actant, de sa puissance d’effectuation, de l’intentionnalité, des effets de l’acte, éventuellement contre-intuitifs, etc. D’un autre côté, l’acte, en tant qu’acte social, ne saurait être compris dans le système complexe des chaînes de causalité sociales indépendamment de la signification qui lui est attribuée, car, à défaut, il ne serait pas plus qu’une simple force naturelle provoquant un mouvement naturel, mais insusceptible de produire ou reproduire la vie commune d’êtres humains. La causalité conditionne la signification, mais la signification amplifie la causalité et la détermine comme causalité sociale.

28De surcroît, ce principe est également décisif pour expliquer la définition hellérienne de l’État. Il convient d’abord d’en préciser les termes. L’État est une unité organisée de décision (Entscheidung) et de Wirkung, d’action ou, plus exactement et comme le propose la présente traduction, d’effectuation ou de réalisation. C’est un concept sociologique et donc réaliste de l’État. Il est modeste et dépourvu de toute idéologie. On n’y dit pas ce que doit faire l’État. Ce qu’il décide et ce qu’il réalise ne peuvent être entendus que dans l’unité de l’acte et de la signification, car à défaut ce qu’il décide et ce qu’il fait ne pourraient être compris comme l’exercice d’une fonction sociale et, comme l’écrit Heller à la fin du texte ici traduit, rien ne le distinguerait d’une bande de voleurs, reprenant ainsi une vielle question qui traverse la pensée politique occidentale depuis au moins Saint Augustin. Ce qui distingue l’État de la bande de voleurs, ce ne sont ni les modes opératoires – la violence est aussi un moyen d’action de l’État –, ni les buts spécifiques, mais le seul fait que l’État, pour durer, ce qui est dans son concept, doit produire de l’unité sociale conformément à sa fonction, ce qui n’est pas la signification de l’acte commis par une bande de voleurs. Du point de vue unilatéral de l’acte, on ne les distinguerait pas : il faut, pour le comprendre, prendre en compte cette unité de l’acte et de la signification.

29On doit ajouter que ce concept d’apparence si modeste de l’État possède pourtant une puissance critique remarquable. Non seulement il est dirigé contre Kelsen et son concept d’État comme ordre normatif, qui vient de la séparation entre l’Être et le devoir-être et de son codicille juridique qui très exactement sépare l’acte de sa signification en définissant la norme, on l’a vu, comme la signification objective d’un acte de volonté. Mais il est aussi dirigé contre la théorie de l’esprit objectif et la caractérisation de l’État par Smend, « une structure unitaire des expériences vécues des significations » (Einheitsgefüge der Sinnerlebnisse) (Smend, 1928, p. 6). De surcroît, il s’oppose frontalement au concept de l’État proposé par Carl Schmitt dans sa Théorie de la constitution, l’« unité politique d’un peuple » qui contient in nuce tout le mythe politique schmittien, en tant que l’unité de l’État présuppose l’unité du peuple, et réciproquement, un cercle qui est au principe de son irrationalité.

30Enfin, le principe d’unité de l’acte et de la signification fait le pont entre la théorie de l’État en tant que sociologie de l’État d’un côté, la théorie juridique et le droit public de l’autre. On peut le montrer à partir des critiques qu’adresse Heller aux théories juridiques de Schmitt et de Kelsen, qui se présentent comme les deux façons possibles d’évacuer cette unité dialectique de l’acte et de la signification pour tomber dans l’unilatéralité de l’acte (Schmitt) ou celle de la signification (Kelsen).

31La décision souveraine de Schmitt vient d’un néant normatif et vaut en tant qu’acte d’un souverain pensé par Schmitt en dehors de toutes déterminations sociales, ce qui correspond d’ailleurs à son mythe du peuple qui n’est qu’une fiction politique qui masque la société réelle et ses contradictions. La décision souveraine est l’acte qui n’aurait d’autre signification que lui-même, signification prise dans la circularité de la doctrine schmittienne de la souveraineté : est décision souveraine l’acte pris par le souverain, et est le souverain celui qui prend la décision souveraine. Les conditions sociales dans lesquelles est pris l’acte souverain sont sans signification ni portée puisqu’elles sont réduites à n’être que « circonstances exceptionnelles » ou Notstand et que, il faut le rappeler, c’est précisément au souverain de constater et déclarer le caractère exceptionnel de la situation, caractère qui échappe donc à l’analyse objective et tombe tout entier dans le droit subjectif infini du souverain.

32Mais comment la décision souveraine, ainsi concentrée dans le seul moment de sa puissance, en son existentialité, peut-elle créer quelque chose comme du droit ? Pensée au-dessus et en dehors de la structure, comme pure existentialité, la décision en sa positivité ne peut expliquer sa normativité. Carl Schmitt « confond normativité et positivité en affirmant que l’unité et l’ordre reposent “dans l’existence politique de l’État et non dans les lois, les règles ou de quelconques normativités”. Or, normativité et existentialité sont précisément pour l’État non pas des contradictions, mais des conditions réciproques. » (Heller, 1992e, p. 300). Il s’agit bien de démonter le discours schmittien du mythe de l’unité qui dévoile son incapacité explicative et son caractère idéologique dans la prétendue fondation de l’unité politique dans et par la pure décision existentielle, indépendante de toute normativité, jaillissant d’un pur néant normatif : l’unité politique réelle ne précède pas ni ne transcende la norme, car sans cette dernière l’acte décisionnel n’aurait aucune signification. L’unité ne peut être pensée que dialectiquement. Le pouvoir ne plane pas au-dessus de la norme et, réciproquement, la norme, au-dessus du pouvoir : « Au caractère créateur de pouvoir du droit correspond le caractère créateur de droit du pouvoir. » (Ibid.).

33Le décisionnisme schmittien ne se comprend qu’à partir de son mythe politique de l’unité du peuple et de l’État.

Il n’existe aucun régime ni aucune forme de gouvernement dans lesquels un commandement représenterait en soi déjà une « valeur juridique » positive et la formule selon laquelle « le meilleur en ce monde est un commandement » peut bien réjouir l’esthète de la puissance culturellement fatigué, mais une telle phrase est tout simplement fausse, quel que soit le type de pouvoir politique. (Ibid., p. 331-332)

34Schmitt « sous-estime la normativité » : il « l’oppose faussement à l’existentialité, de sorte qu’il ne peut concevoir la constitution que comme “décision” et non comme norme ». Or, « il n’existe aucune constitution politique qui ne soit, précisément en tant qu’un certain état d’être, un être normativement formé, c’est-à-dire qui ne soit aussi, outre une forme d’activité simplement normale, une forme d’activité normée » (ibid., p. 366). Il n’y a pas de normalité sans normativité. Il n’y a pas de décision souveraine au-delà et au-dessus des normes et, même si le pouvoir conditionne la norme, en retour la norme conditionne le pouvoir. Il n’y a pas de « situation normale » et de « situation d’exception » sans une norme qui les distingue :

C’est seulement par l’élément normatif qu’une situation de domination momentanée et complètement imprévisible peut être normalisée en une situation de continuité et de prévisibilité, c’est-à-dire rapportée à une constitution durable par-delà le moment. (Ibid., p. 368)

  • 8 C’est à partir de ce point de vue hellérien que je me suis permis de répondre au livre important de (...)

35En ne considérant que la pure et existentielle positivité de la décision, sans prendre en compte en même temps sa dimension normative, c’est-à-dire à la fois conditionnée par des normes et productrice de normes, en ne la pensant que dans l’instantanéité de l’acte, découplée de ses significations normatives, Schmitt passe nécessairement à côté du « problème de la théorie de l’État », à savoir « concevoir l’État en son devenir comme structure » (ibid., p. 146). Penser l’unité dialectique de l’acte et de sa signification est la condition de pensabilité de la structure, c’est-à-dire de l’inscription de l’État dans le temps réel de la vie humaine, et la définition de l’État prend alors sens : « unité organisée de décision » signifie que la décision politique véritable n’a de signification que dans la structure8.

36Mais Kelsen représente l’autre pensée unilatérale qui se situe comme en miroir de Schmitt. On a évoqué plus haut la définition kelsénienne de la norme comme « signification objective d’un acte de volonté ». Or cette définition repose bien sur la séparation absolue entre la signification et l’acte.

  • 9 Sur le formalisme revendiqué de Kelsen, ses attendus et ses conséquences (Jouanjan, 2010, p. 11-12)

37« La fonction de la norme juridique pour la continuité historique de la constitution effective », écrit Heller, « est tout autant méconnue par le logicisme normatif de Kelsen que par le décisionnisme de Schmitt » (1992e, p. 379). La question fondamentale que pose Heller à la théorie pure du droit est la suivante : peut-on comprendre la normativité à partir de la seule forme de la norme, c’est-à-dire des rapports formels qu’une norme entretient avec d’autres normes9 ? Ou bien la normativité n’est-elle pas aussi « phénoménale » et donc nécessairement « matérielle » (dans l’ordre de l’axiologie et de la téléologie) d’une part, et « sociale » (dans l’ordre du jeu de la puissance et des résistances) d’autre part ? Et c’est cette dimension de l’effectivité que Heller désigne par positivité.

  • 10 C’est-à-dire cette norme purement hypothétique, présupposé « logico-transcendantal » de tout systèm (...)

38Dans son livre consacré à la souveraineté, Heller pose la question de ce que l’on entend par « positivité » du droit : « Qui, au bout du compte, positive le droit : la volonté vivante, individuelle et historique, ou bien la norme fondamentale10 ? » À cette question, Kelsen apporte une « réponse logiquement incompréhensible » : la norme fondamentale habilite l’autorité constituante et la constitution trouve sa validité juridique dans cette norme présupposée, mais son contenu dans l’acte empirique de volonté de l’autorité constituante. Or, argumente Heller contre la théorie pure, comment peut-on encore comprendre la positivité du droit à partir d’une telle disjonction radicale entre validité (purement formelle) et contenu du droit ? « Du fait que Kelsen évacue l’individualité volitive [c’est-à-dire le “ce que” la volonté “veut” concrètement], ce n’est pas seulement le concept de souveraineté qui devient incompréhensible, c’est aussi celui de la positivité. » (Heller, 1992a, p. 75). Qu’est-ce qu’un droit « positif » sans contenu ? On peut bien dire, d’un point de vue strictement abstrait, que les droits positifs, en général, peuvent avoir n’importe quels contenus, mais un tel point de départ ne peut fonder aucune science juridique d’un droit positif particulier, puisque sa particularité ne tient pas à sa forme – universelle – mais à son contenu – particulier. Le formalisme positiviste de Kelsen ne permet de comprendre aucun « droit positif » en sa particularité (matérielle). Car la « positivité » du droit doit, conceptuellement, contenir le moment particulier, le moment matériel du droit. C’est justement ce à côté de quoi passe la théorie pure, parce qu’elle a complètement disjoint la signification de la concrétude positive de l’acte. Le positivisme (normativiste) est une théorie insuffisante du droit positif.

39J’ai exposé ailleurs comment ces différentes théories expliquaient les positions respectives des trois auteurs dans leur analyse d’un même cas concret, à savoir l’affaire considérable qui a marqué la fin de la République de Weimar, le procès « Prusse contre Reich » jugé à l’automne 1932 par la Cour constitutionnelle de Weimar à la suite du décret pris par le président Hindenburg, à l’instigation du Chancelier von Papen, suspendant le gouvernement de Prusse et confiant commission au Chancelier du Reich pour prendre en charge les affaires gouvernementales de cet État fédéré, sur la base de l’article 48 de la Constitution de Weimar, autorisant le président à prendre les mesures d’urgence imposées par une situation exceptionnelle (Jouanjan, 2012b). On résumera simplement ces positions : pour Schmitt, qui représente le gouvernement du Reich devant la Cour, il s’agit d’une décision souveraine du président « gardien de la Constitution » qui, fondée sur un « néant normatif », ne peut être « justiciable » ; Kelsen, qui commente la décision, n’a que des critiques de forme à adresser au jugement de la Cour ; Heller, qui représente la diète prussienne, tenant à son principe d’unité de l’acte et de la signification, demande à ce que le but concret poursuivi par cette décision, qui n’est pas tant le rétablissement de l’ordre public que la suite logique d’un revirement de politique à l’égard du NSDAP initié par von Papen, soit pris en compte pour en établir l’inconstitutionnalité. Si l’État n’est pas l’unité politique (fantasmée) d’un peuple, ni un simple ordre normatif formel, mais une « unité de décision et d’effectuation », alors la quaestio iuris ne peut détacher l’acte de sa signification politique concrète, c’est-à-dire de ce que réellement entend effectuer l’État.

40Avec Hermann Heller, il apparaît pleinement que la théorie de l’État n’est pas un jeu de l’esprit (objectif ou subjectif), mais qu’elle détermine aussi l’analyse pratique des cas juridiques. On a la faiblesse de penser que c’est en cela que se dévoile toute la puissance de ce concept modeste, sociologique et prosaïquement réaliste de l’État. C’est pourquoi il faut lire Hermann Heller et remercier Dominique Linhardt de l’excellente traduction qu’il nous donne de ce texte court, mais dense où se trouve concentrée une pensée véritable de l’État.

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Notas

1 Pour une présentation synthétique de cette querelle en français, voir Jouanjan (2015) et la littérature allemande citée.

2 La traduction de cet essai de Heller a paru dans un petit livre réversible qui, d’un côté, propose la traduction du texte et, de l’autre, ma présentation (Jouanjan, 2012b).

3 J’ai essayé de montrer, contre l’interprétation dominante, dans Une histoire de la pensée juridique en Allemagne (Jouanjan, 2005b) et dans la préface à L’État moderne et son droit (Jouanjan, 2005a), que l’unité des deux approches était précisément un problème essentiel chez Jellinek et que l’on ne voyait tout simplement pas son effort pour les articuler entre elles et les ramener ainsi à l’unité théorique nécessaire.

4 Heller cite, à la fin du passage reproduit, Werner Sombart (1930, p. 166).

5 Les questions méthodologiques des sciences sociales sont particulièrement développées par Simmel dans Les problèmes de la philosophie de l’histoire (Simmel, 1984).

6 À la suite notamment des ouvrages de Max Scheler (1916) et de Nicolai Hartmann (1925).

7 On revient ici au commentaire des pages 136 à 142 de la Staatslehre.

8 C’est à partir de ce point de vue hellérien que je me suis permis de répondre au livre important de Jean-François Kervégan (2011) (Jouanjan, 2012a).

9 Sur le formalisme revendiqué de Kelsen, ses attendus et ses conséquences (Jouanjan, 2010, p. 11-12).

10 C’est-à-dire cette norme purement hypothétique, présupposé « logico-transcendantal » de tout système normatif selon Kelsen.

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