1En matière de sociologie de l’État, la publication en 2012 des cours que Pierre Bourdieu a consacrés à ce sujet au tournant des années 1990 dans le cadre de ses enseignements au Collège de France a constitué l’événement marquant de ces dernières années (Bourdieu, 2012). On s’en rendra immédiatement compte à la lecture de la plupart des contributions à ce volume : la référence y est présente de façon quasiment systématique. Nous n’avions pas anticipé ce fait au moment où nous avons conçu le projet de reprise du problème sociologique de l’État qui aboutit aujourd’hui avec cette publication de la collection « Raisons pratiques ». Pour autant, il n’est pas surprenant. Car, dans ses cours, Bourdieu a renoué avec une vieille promesse de la sociologie et a éveillé l’espoir que, pour une fois, elle puisse être honorée. Cet engagement se manifeste sous la forme d’une démonstration, méandreuse parfois dans son cheminement, mais implacable sur le fond : l’État n’est pas social par supplément ; il l’est par inhérence. En conséquence, la sociologie de l’État ne saurait se cantonner à ajouter à un principe juridico-politique auquel elle n’aurait pas accès la simple connaissance de ses variations empiriques ; c’est à l’inverse des mouvements de la société elle-même qu’elle est tenue d’accrocher la réalité de l’État, toute la réalité de l’État.

2Cette exigence dessine un chemin de crête sur lequel on risque à chaque instant de tomber d’un côté ou de l’autre : celui qui nous conduit à hypostasier le « gros animal », ou celui, à l’inverse, qui nous amène sinon à ignorer complètement, du moins à minimiser la place toute spéciale que l’État occupe dans l’organisation sociale. La volonté de suivre cette voie étroite et semée d’embûches constitue pourtant le dénominateur commun à l’ensemble des textes qui forment la trame de cet ouvrage. Qu’ils adoptent une démarche descriptive ou choisissent une approche plus idéationnelle, tous ses auteurs tiennent pour acquise la nécessité de se placer sous l’hypothèse d’un concept proprement sociologique de l’État, tantôt en repérant sa généalogie dans le corpus théorique de la discipline, tantôt en le mettant en jeu dans l’observation empirique de situations et de processus sociaux. Dans tous les cas, l’effort qu’ils fournissent requiert que l’on fixe l’attention sur un certain type d’expérience politique, celui qui, dans les sociétés modernes, emporte justement le rapport à l’État – un rapport non pas extérieur, mais interne à un État qui exerce son pouvoir non pas sur la société, mais dans la société.

3Il appartient en effet aux sociétés modernes de concevoir et promouvoir une politisation sub specie status. On entend ainsi que l’expérience politique se produit nécessairement selon un double rapport : des individus à l’État, et de la société à elle-même en passant par l’État. Chacun d’entre nous se pense et se perçoit comme sujet d’un État à un niveau fondamental de la conscience qu’il a de lui-même, et cette perception se trouve fondée dans la réalité de l’État moderne, qui est de se donner pour membres des individus, nommés citoyens, et de garantir leurs droits. Dans le même temps, la société dans son ensemble, en tant qu’elle est composée d’une pluralité de groupes de nature différente, ne se comprend comme totalité politiquement déterminée – comme société politique – qu’en soumettant ses parties à une synthèse étatique. Celle-ci peut être plus ou moins resserrée et contraignante, elle peut user de médiations variables et faire sentir ses effets de multiples manières, il n’est pas de société moderne qui n’en soit marquée. La famille, les syndicats, les groupements confessionnels et les associations de tout type sont pénétrés par l’État, soumis à sa juridiction. C’est pourquoi, quoi qu’il en soit de l’attitude critique que l’on nourrit à l’égard de l’État – et pour que cette critique même puisse avoir quelque sens –, ou encore du diagnostic que l’on porte sur son érosion en contexte de globalisation – comme un soubassement conditionnant ce diagnostic –, il convient de prendre acte de son enveloppement dans les structures de l’expérience des individus socialisés sur le mode moderne.

4Cet enveloppement est l’objet de la sociologie de l’État. Pour en traiter, elle suit chacune des dimensions du problème, et s’efforce autant que possible de les conjuguer : elle s’attache d’une part à la dynamique socio-historique des groupes, où leurs relations mutuelles comme les normes qui les régissent impliquent la formation de l’État et le rapport à l’État ; et elle éclaire d’autre part les ressorts de cette socialisation chez les individus, le « canon comportemental et perceptif », pour parler comme Norbert Elias (2017), qui produit et reproduit en permanence l’État comme un système de pensées et d’actions constamment actuel. C’est sous ces deux rapports, diachronique et synchronique, centrés sur les groupes qui composent une société « à État », et sur les individus socialisés dans ces groupes, que l’État se prête à une étude sociologique. On comprend qu’il soit alors, pour le sociologue, foncièrement distinct des définitions, réputées canoniques, de la théorie du droit et de la philosophie politique. Sur ce point, une différence d’approche se creuse qui influe non seulement sur la constitution respective des disciplines, mais aussi sur ce que l’on est enclin à attendre de chacune d’elles en termes d’éclairage des situations où on les convoque. La sociologie de l’État ne peut s’en tenir à une définition a priori de l’État. Elle accuse le fait que, dans ces définitions, la réalité sociologique de l’État a été prise comme allant de soi ou construite de manière abstraite, sans égard pour sa réalité empirique, et sans considération pour le fait que l’étude de cette réalité puisse venir éclairer le sens et la pertinence de la catégorie d’État.

5Cette distance critique, toute nécessaire qu’elle soit, n’est pourtant pas facile à prendre et à maintenir. La sociologie de l’État ne va pas de soi, parce qu’il ne va pas de soi que l’État soit un phénomène social au sens propre, explicable par référence et corrélation à d’autres phénomènes sociaux. Certes, répétons-le, l’évidence s’impose qu’il est impossible de l’écarter si l’on veut restituer la teneur proprement politique des discours et des pratiques des acteurs à l’époque moderne. Mais, précisément pour cette raison, on se trouve en peine de rattacher ces discours et ces pratiques à une strate de réalité qui nous ferait, sans ambiguïté, toucher l’État. Comme le montre Timothy Mitchell, dans l’article dont nous proposons à la fin de ce volume la traduction, à propos de la situation de la sociologie de l’État à la fin des années 1990 – cette même situation qui a conduit Bourdieu à mettre l’État à l’agenda de ses enseignements et de ses recherches –, l’État paraît reculer à chaque nouvel effort pour lui donner consistance, comme s’il se trouvait déjà là et déjà constitué lorsque l’on tente de le voir émerger dans les pratiques sociales, retranché en un arrière-plan inatteignable, mais constamment invoqué. D’où la propension, répandue en sociologie, de renoncer : on se borne à repérer ses manifestations en prenant acte de son existence en tant qu’entité juridique, administrative ou bureaucratique. On en suit les effets sociaux, sans qu’il soit nécessaire d’en postuler, et encore moins d’en élucider la nature sociale. L’État figure ainsi dans les énoncés comme sujet grand format d’actions reconnaissables à leur dimension d’extériorité : des actions sur la société, sur les acteurs sociaux et sur les relations sociales. Cette facilité tient visiblement à une cause : s’agissant de l’État, la résistance à l’objectivation est telle que la difficulté est éludée en postulant une existence déjà réalisée dans un appareil de contrainte extérieur à la vie sociale, source de normes tout au plus susceptibles d’intériorisation.

6Certes, lorsque l’on parle d’intériorisation, bien des nuances et des sophistications sont possibles. L’hypothèse est d’autant moins triviale que l’on admet qu’elle puisse agir en retour sur ce qu’elle a intériorisé. Mais quand bien même le schéma se voit dialectisé à l’extrême, ramené à la seconde nature de l’habitus et à une logique inconsciente qui a ses propres règles, il laisse toujours dans l’ombre la question préjudicielle : celle de la possibilité d’une sociologie de l’État au sens objectif du génitif, et en admettant que, si l’approche sociologique est légitime pour ce type d’objet, c’est que ce dernier est social en lui-même, et non par contamination, dégradation ou emprunt, qu’il doit être pensé, en ce sens, comme « État intérieur ». Bourdieu n’a pas été le premier à affirmer cette possibilité. Les réputés « pères » de la discipline sociologique l’ont tous, à leur manière, postulée. Mais elle fut rapidement contestée de toutes parts, en même temps que l’« idée moderne de l’État » rentra, au tournant du xx^e siècle, en crise (Weber, 1925). Cette crise est encore la nôtre. Mais elle est devenue larvée, ne provoquant plus d’embrasement comparable à celui qu’elle a connu dans les années qui ont immédiatement suivi la Première Guerre mondiale.

7C’était tout particulièrement le cas en Allemagne, pays vaincu, en proie à l’agitation révolutionnaire et à la montée du fascisme, où la question de la nature de l’État s’était lestée d’un poids quasi existentiel. C’est ce qui justifie à nos yeux de faire débuter ce volume par la traduction d’un texte de Hermann Heller, accompagné d’un commentaire d’Olivier Jouanjan, qui nous a fait l’honneur de nous livrer bien plus qu’une mise en contexte. Il montre que Heller, dans un débat que l’on réduit souvent à tort à un affrontement entre Hans Kelsen et Carl Schmitt, occupait une troisième position : se refusant à reconduire l’État aussi bien à un simple ordre juridique formel qu’à un « peuple » unifié par le sang, Heller a promu une approche radicalement sociologique de l’État qui le conçoit comme une « unité organisée de décision et d’action ». Cette approche, il l’a consignée dans un ouvrage majeur, sobrement intitulé Staatslehre et publié de façon posthume grâce au soin de son ami Gerhart Niemeyer, peu après la mort prématurée de celui qui venait d’être nommé, contre l’avis de Schmitt, professeur ordinaire à l’Université de Francfort, mais avait dû s’exiler en raison de l’accession au pouvoir des nationaux-socialistes. Le texte que l’on lira ici précède cette publication de quelques années, mais offre sous une forme condensée, et à destination des sociologues – il est paru dans le fameux Handwörterbuch der Soziologie dirigé par Alfred Vierkandt (1931) –, un épitomé de la sociologie hellerienne de l’État. Celle-ci se ramasse en son fond à cet énoncé d’apparence simple : « la théorie de l’État [Staatslehre] [étant] sociologie et, à ce titre, science de la réalité » (Heller, 1983, p. 50), il s’agit sensément « d’expliquer l’État à la lumière du contexte social global [gesellschaftlichen Gesamtzusammenhang] dans lequel il se situe » (ibid., p. 59). Énoncé simple en apparence seulement, car en faisant ainsi de l’État un « effet de la société » et en le traitant comme « l’œuvre de l’homme socialisé », il opère en réalité un renversement complet. Il s’agit de savoir si l’État peut vraiment être, pour la sociologie, ce qu’en dit Heller : non pas un donné dont on suivrait les effets dans ou sur la société, non pas un concept hérité d’autres disciplines, mais un « effet de la société », dont la sociologie pourrait décrire la formation à partir du comportement et de l’action des « hommes socialisés ».

8La démarche, on le voit, suppose de refonder le concept d’État et de réindexer le jeu de notions qui se rapportent à lui : le sens des termes, comme la loi et le droit, la souveraineté et l’obéissance, la légitimité et la démocratie, s’en trouve comme décalé. Heller remarquait, dans les années 1930, que cette entreprise sociologique de « connaissance de l’État […] manque presque dans chacun de ses domaines de travaux simplement préparatoires » (ibid., p. 140). D’une certaine manière, près d’un siècle plus tard, nous en sommes toujours là. C’est la raison pour laquelle nous sommes reconnaissants aux contributeurs de ce volume d’avoir accepté d’avancer dans cette direction. Si nous sommes encore loin de pouvoir proposer une sociologie de l’État accomplie, disposant d’une méthode et d’un vocabulaire qui puisse prétendre au statut de « science normale », les travaux ici rassemblés procèdent tous de l’effort de corriger les antilogies de ce qui, aujourd’hui, se présente sous la dénomination de « sociologie de l’État », mais se confine le plus souvent à une simple analyse des rapports entre des groupes sociaux réputés appartenir à l’État et des groupes sociaux réputés lui être extérieurs, sans qu’il soit possible de savoir ce qui, dans un cas, fonde sociologiquement cette appartenance et ce qui, dans l’autre, l’exclue.

9Dans cette perspective, et indépendamment de leur nature sociologique ou philosophique, nous avons, après une première partie consacrée à Heller, rassemblé les contributions en trois ensembles. Le premier traite des manières dont, dans les sociétés modernes, les personnes – sociologues compris – sont susceptibles de faire (ou de ne pas faire) l’expérience de l’État, en reliant cette expérience à la question de la politisation (Linhardt, Trom, Blazquez, Karsenti). Le second ensemble revient sur la question de la genèse de l’État et des modèles sociologiques qui permettent d’en rendre compte à l’écart des fictions juridico-politiques, telles que le pacte originaire ou le peuple constituant (Christ, Callegaro, Giry & Heurtin). Enfin, un troisième ensemble de textes aborde la question que Heller appelle la « formation secondaire de l’État », c’est-à-dire la reproduction dans la vie sociale de l’État comme entité à laquelle est attribué un pouvoir de conformation (Ogien, Wilkis, Lemoine, Mitchell).