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La dette souveraine

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Julia Christ
, 
Gildas Salmon

Une société néolibérale ?

Peuples endettés

Politisation de l’économie

Marie Cuillerai

Volltext

  • 1 « Left-Exit » : « sortie à gauche ».

1Depuis la sortie de son ouvrage, Du temps acheté, en 2014, Wolfgang Streeck a dénoncé le processus néolibéral de dé-démocratisation à l’œuvre en Europe et réaffirmé en différentes occasions son adhésion aux scenarii Lexit1. Mais un autre débat s’ouvre avec ce livre, impliquant les sciences sociales critiques et les programmes qu’elles peuvent entreprendre dans les conditions néolibérales de la recherche. Il dresse un diagnostic implacable sur les effets de la financiarisation de l’économie qui a fait litière du modèle social européen ; mais sa provocation tient à la description en termes politiques de la dramaturgie des transformations du régime capitaliste. Streeck analyse la révolution néolibérale dans les termes d’un affrontement entre deux peuples : le peuple étatique, ou national (Staatsvolk), et le peuple de marché ou gens de marché (Marktvolk), dont la sinistre victoire signe la fin de l’époque du capitalisme démocratique entamée au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Parce que Streeck élargit la focale historique de la reconquête néolibérale à la fin des années 1960, plutôt qu’aux années Thatcher-Reagan, il peut dévoiler les mécanismes institutionnels qui ont renforcé le pouvoir des « gens de marché » et réintroduire ainsi des acteurs collectifs et une sémantique du pouvoir dans un discours de l’économie habituellement obnubilé par les rationalités de grandeurs abstraites.

  • 2 « L’État ce n’est pas un universel […] ce n’est rien d’autre que des faits : le profil, la découpe (...)

2Mais une telle dramaturgie permet-elle d’aller au-delà de l’invocation nostalgique d’une régulation du capitalisme par l’État-nation, dont les Trente Glorieuses seraient le modèle ? La puissance d’analyse épistémologique du livre ne semble pas échapper à la répétition de catégories qui nous enferment dans ce que le néolibéralisme présente déjà comme son alternative négative, alors que l’enjeu est d’en changer les termes. Une confrontation du diagnostic porté par Streeck avec la lecture foucaldienne du néolibéralisme permet d’identifier ce défi critique dans la mesure où, pour Foucault, l’État – qu’il entend définir au-delà des institutions centralisées2 –, comme la fonction démocratique de la citoyenneté, sont parties prenantes du néolibéralisme. Nous partons de l’hypothèse que la politisation de l’économie ne peut seulement consister à considérer l’État, ni même la citoyenneté, comme des institutions situées dans un domaine politique séparé de l’économie. La révolution néolibérale semble bien plutôt avoir affecté les catégories de peuple, d’État et de citoyenneté. Elle brouille ainsi les distinctions qui soutenaient une critique attachée à une vision du politique comme cadre de la citoyenneté, et de l’institution nationale de l’État comme instance indépendante des forces économiques.

  • 3 Voir Abélès (2015).

3Le cœur de la démonstration de Streeck porte sur un marché de dupe contracté par les États européens pour s’acheter un peu de temps et paraître détenir les moyens de justice sociale des démocraties représentatives, alors que cela fait bien longtemps qu’ils leur ont échappés. Ils les détenaient tant qu’ils pouvaient obliger le capitalisme à contribuer à une répartition des richesses : par l’impôt, mais aussi par une rentabilité basse du capital due à des salaires élevés. L’analyse historique de Streeck montre que cette capacité de contrainte de l’État a été progressivement minée par le capital, contestant la légitimité de l’État à le réguler. Face aux citoyens, pourtant, l’État ne reste légitime qu’à condition de produire une justice sociale ; c’est à cette fin qu’il achète du temps, à travers l’inflation d’abord, puis à travers la dette privée et publique. L’intérêt de la démonstration de Streeck ne réside pas dans ce simple travail de dévoilement du fait que l’État providence vit à crédit, mais dans le constat qu’en réalité ce temps est acheté en échange de modifications substantielles des modalités de financement des politiques publiques : bien qu’enclenchée partout dans les démocraties occidentales, c’est en Europe que la délégitimation de l’État-Providence par les « gens de marché » achève la dé-démocratisation de l’économie capitaliste. Ce verdict ne conduit pourtant pas l’auteur à penser au-delà de l’État3, mais, au contraire, à soutenir le renforcement de l’État-nation pour ce qu’il lui reste de représentativité de la souveraineté démocratique.

4Ceci n’est en rien paradoxal dans la mesure où l’essai est porté à la fois par une analyse de la crise économique en termes marxistes et par une sociologie politique pour laquelle l’État se caractérise par sa capacité, voire son monopole, à dicter les normes de la légitimité politique. Ce double angle d’approche contribue à raviver l’élan contestataire de la scène critique contemporaine, mais il interroge aussi sur la portée d’une conciliation théorique entre une analytique wébérienne du politique et une analytique marxiste de l’économie. Ou plus exactement, au-delà des doctrines, sur la séparation de ces deux champs de la réalité sociale. En concluant sur la controverse avec Habermas et les partisans d’une solution transnationale à la crise du « capitalisme démocratique », l’édition française de son ouvrage ouvre le débat sur l’échelle adéquate de la légitimité démocratique en régime capitaliste. Car, si pour Streeck l’État est devenu une fiction impuissante de la social-démocratie, dénoncée dans cet essai même au nom d’une critique de la totale dépolitisation par des moyens politiques de l’économie politique (Streeck, 2014, p. 77), alors la tension entre l’appel habermassien à un ordre cosmopolitique et la perspective d’un retour à un échelon national exige, en accord avec la perspective globale du livre, de déterminer l’échelon – européen ou national – sur lequel se situe l’antagonisme entre politique et économie.

5Conformément à la conception habermassienne du monde vécu, Streeck veut redonner à la société le contrôle politique du système capitaliste, mais, ce faisant, il nous invite surtout à enquêter sur la question de savoir de qui, ou de quoi, le social est fait. La démarche du livre conduit sinon à poursuivre l’effort d’identification de ce qui, de l’Europe, fait peuple aujourd’hui, du moins à réévaluer le rôle de certaines chimères héritées du xixe siècle. Celle d’une économie de marché globale s’auto-organisant en une démocratie libérale ; mais peut-être aussi, à l’encontre de cette analyse, celle de la souveraineté démocratique des États-nations. La lecture de la situation décrite par Streeck à l’aide d’outils d’analyse foucaldiens permet de déplacer le regard de la critique et de percevoir la résistance au régime de la dette ailleurs que dans la citoyenneté d’un État-nation.

La bataille de la légitimité

6Pour Wolfgang Streeck, le capitalisme « suppose un contrat social » déterminant « les avantages légitimes réciproques du capital et du travail sous la forme d’une “constitution” économique formelle et informelle » (Streeck, 2014, p. 51-52). Il situe d’emblée la logique du capital à l’intérieur d’une conception qui fait du politique le lieu d’exercice des sujets de droits, animés par une rationalité politique, au sens où elle se donne des finalités dont il est possible de démontrer la légitimité. La démocratie s’identifie au cadre institué de l’État de droit selon le régime de la représentation et du suffrage des acteurs rationnels. Cette conception n’est jamais interrogée directement. Le livre se concentre sur la compréhension de l’économie capitaliste. Il dénonce l’erreur qui aura consisté à la concevoir seulement comme « un organe de régulation technocratique des gouvernements et des grandes entreprises » (ibid., p. 24) ; à considérer le capitalisme comme un « appareil » sans « aptitude stratégique » ; et à lui refuser le statut de sujet politique susceptible « de conquérir sa propre légitimité sociale et culturelle » (ibid., p. 36). Streeck ne cherche pas à changer de paradigme analytique sur le pouvoir, mais à corriger les estimations concernant les forces et les stratégies qui se le disputent. Il concède que la financiarisation n’était pas prévisible, mais souligne en revanche que les banques et les marchés financiers auraient pu faire l’objet d’une attention particulière. Or cela n’a pas été le cas parce que les théoriciens marxistes des crises n’ont pas saisi la fin visée par ces deux acteurs – qui consistait à échapper au contrôle démocratique –, ni leur stratégie – qui visait à délégitimer la représentativité de ce contrôle (ibid., p. 44-45).

7Streeck loue en particulier Claus Offe pour avoir souligné, dès le début des années 1970, la dimension contradictoire de ce que ce courant de la théorie marxiste appelait le capitalisme avancé (ibid., p. 310, n. 5), ou modernisé. Un « mauvais choix terminologique », dénoncé pour avoir donné son vocabulaire à l’abandon de toute ambition de dépassement du capitalisme, à la fin des années 1980. Streeck préfère le terme de capitalisme démocratique qui insiste sur la stratégie politique de légitimation du système économique. Le sociologue scénarise trois grandes périodes qui ont donné vie au capitalisme démocratique et à sa dramaturgie catastrophique. Une hausse des prix et salaires engendrant un mode de vie fondé sur le crédit dans les années 1970 ; suivie dans les années 1980 d’un accroissement simultané des dettes privées et de la dette publique qui conduisit, dans la décennie 1990, à l’implantation hégémonique du néolibéralisme et de l’austérité gouvernementale globale, pour déboucher sur l’avènement de « l’État débiteur consolidé ».

  • 4 Voir Crouch (2013 ; et 2008, p. 1-5).

8Au commencement, le capitalisme avancé repose sur le pacte social du compromis fordiste qui permet à l’État de maintenir le plein-emploi et, ainsi, d’« acheter » la paix sociale, la stabilité politique et les efforts de reconversion. Sans s’attarder sur la pression de la Guerre froide dans la constitution de l’État keynésien, Streeck souligne les ressorts de sa légitimité : sécurisation de l’emploi, apport des standards techniques de la « vie moderne », expansion de la consommation de masse, consolidation des classes moyennes. Puis, il met en évidence le pouvoir derrière le pouvoir. Tant que l’État-providence répond aux attentes de justice sociale des gouvernés, sa légitimité se confond avec sa souveraineté. Tant que le capitalisme démocratique a semblé garantir ses promesses, la souveraineté de l’État avait l’air d’être intacte. Or, en réalité, il ne l’a pas fait au-delà de la période de la reconstruction d’après-guerre. La crise des années 2008 a démontré les limites du système combiné des trois expédients des politiques publiques visant à cacher l’incapacité de l’État à assurer une politique de justice sociale : inflation, dette publique, facilitation de l’endettement privé ou « keynésianisme privatisé4 » pour s’acheter du temps et promettre croissance et prospérité. Streeck démontre que ces dispositifs économiques ont également, et peut-être surtout, masqué la progression de la révolution néolibérale.

9Celle-ci a été une révolution politique au sens où sa finalité était de se dégager de la démocratie de masse, et non de l’État, par les moyens démocratiques de la légitimation des politiques publiques. Elle visait « une rééducation afin de finir par tenir pour justes ou sans alternative aucune les résultats de répartition dictés par les marchés livrés à eux-mêmes » (Streeck, 2014, p. 77). L’affectation des recettes fiscales au remboursement des dettes publiques, l’abandon du modèle de la sécurité sociale et de l’État-Providence, le déni des référendums français, italien, et plus récemment grec, signent ce dessaisissement de ce qui semble être pour Streeck un pouvoir protecteur des gouvernants envers des gouvernés entendus sociologiquement comme « la majorité salariée de [ses] citoyen[s] » (ibid., p. 93).

10L’expression capitalisme démocratique a un effet provocateur qui marque la dimension exceptionnelle d’une période courte, dont le deuil doit être fait malgré les habitudes acquises par la génération de salariés-citoyens qui l’a connue et construite. Dans quelle mesure n’entérine-t-elle pas à son tour un mauvais choix terminologique, où une vision qui se veut réaliste rejoint la plus grande abstraction ? En parlant de « majorité salariée », Streeck souligne le caractère censitaire de nos démocraties, dont il démasque la composition oligarchique. La santé économique d’un pays dépend également de salariés n’ayant pas le privilège de se voir reconnus comme citoyens. Mais, plus profondément, l’expression capitalisme démocratique est captive d’une conception représentative qui réduit la démocratie à la légitimation institutionnelle des stratégies économiques, par des processus électoraux qui sont à la fois identifiés comme problème et comme solution. On comprend bien qu’il s’agit de l’équilibre entre capital et travail obtenu par les gouvernements légitimés par le jeu démocratique. Et qu’il faut réveiller le dèmos là où il lui semble qu’il est, dans l’enceinte nationale de la citoyenneté qui confère le droit d’exercer ce pouvoir démocratique.

11Wolfgang Streeck fait ainsi de la fonction de légitimation un véritable cheval de Troie démocratique, pour reconquérir une belle Hélène confisquée. Reste la question de savoir si l’on ne perd pas toute la richesse de la notion de légitimité à l’identifier au produit de l’expression électorale. Pour contourner cet obstacle, Streeck remonte du plan institutionnel des procédures électorales au niveau idéologique des conceptions de la justice qui sous-tendent les processus de légitimation. Il souligne que « deux principes de répartition concurrents, le principe de la justice de marché et celui de la justice sociale » (2014, p. 93) s’affrontent pour légitimer les politiques économiques. La légitimation se serait ainsi divisée et diffractée, là où on ne l’attendait pas, du côté des marchés. Pour Streeck, le véritable échec théorique de la critique francfortoise du capitalisme avancé n’est pas de n’avoir pas prévu la perversité de cette captation, ni d’avoir cédé du terrain à un individualisme méthodologique porteur d’une ontologie sociale pour laquelle la société n’est rien de plus qu’une somme d’individus atomisés. Il tient au fait d’avoir abandonné la dimension stratégique de la lutte des classes. La sémantique politique entre ici dans une sorte de valse à deux temps, oscillant tantôt du côté du pouvoir démocratique des citoyens, ou des citoyens-salariés, ou d’une majorité, et tantôt du côté des finalités d’une justice de marché, ou d’une justice sociale. Ne faut-il pas en conclure plutôt que le terme démocratie se pluralise, et se rappeler que ce que Streeck appelle démocratie a été analysé, y compris par Marx, comme un des rouages du fonctionnement régulé du capital ? On peut alors éclairer le diagnostic de l’essai à partir d’une autre vision de la démocratie, celle de Michel Foucault, qui considère que les technologies néolibérales de gouvernement et la fusion du citoyen et du salarié constituent le lieu de la dé-démocratisation.

Société et transactions

12Car, en dépit de la dualisation des acteurs s’affrontant pour la conquête de la légitimité, Wolfgang Streeck considère chaque camp de la même manière, à partir de l’articulation entre finalité de « justice » et pouvoir, qui traduit pour lui l’idée de légitimité. Mais, si cette articulation a été la cible de la révolution néolibérale, n’est-il pas nécessaire de la comprendre autrement que comme un processus de légitimation ? En effet, selon ce raisonnement, justice de marché et justice sociale sont des finalités aux valeurs concurrentes. Pourtant, ces deux idées de justice sont en réalité corrélées, ou mises en œuvre par les mêmes politiques économiques et défendues par les mêmes procédures de légitimation. Par conséquent, la révolution néolibérale se caractérise moins par le fait qu’elle propose un autre modèle, concurrent, de société (abandonnant la solidarité, le compromis, ou le bien vivre), qu’elle n’est en réalité tout entière dans des technologies de pouvoir – ses expédients économiques et ses processus de légitimation – pouvant servir des finalités opposées.

13La dette privée et publique, au même titre que l’inflation, ne permettent plus de distinguer les modalités d’exercice du gouvernement des politiques économiques, quelles que soient les populations visées et les finalités que ces politiques se donnent. Ce sont des technologies de gouvernement. Mais, dans ce cas, la dialectique opposant deux formes de justice révèle en réalité ce qui caractérise la révolution néolibérale, à savoir qu’elle rend indifférents ces « choix de société » puisqu’elle en escamote le moment politique dans des technologies de gouvernement. Le moment de l’élection se limite à avaliser après-coup des bouleversements politiques inhérents à des instruments financiers élaborés hors de l’arène démocratique. On mesure ici la distance qui sépare les analyses du néolibéralisme proposées par Streeck de celles de Foucault, dans Naissance de la biopolitique. Le philosophe insistait sur deux points en particulier. D’une part, le fait que la révolution néolibérale a consacré une évolution commencée dès le libéralisme du xviiie siècle, qui a vu naître un acteur politique d’un genre nouveau, la société civile, composée de sujets politiques qui sont avant tout des sujets d’intérêt, se conduisant selon une logique identique, quand bien même leurs intérêts respectifs entrent en contradiction. Il déplaçait ainsi l’axe du pivot capital/travail de la lutte des classes à la relation entre gouvernants et gouvernés. En outre, il permettait de comprendre la progressive confusion entre des droits civiques, ou objectifs, relevant de l’expression politique de la société civile, et des droits sociaux, ou subjectifs, appartenant dès leur naissance à l’orbite d’une gouvernementalité plus générale. D’autre part, il identifiait comme technologies de gouvernement les modes d’intervention normatifs, omniprésents, de l’État néolibéral qui gouverne par la mise en place de l’environnement économique – instruments de gestion, facilitation du crédit –, favorisant, pour les gouvernés, la poursuite de leurs intérêts selon un certain nombre de canaux prédéfinis.

  • 5 « Sans doute le problème philosophique le plus infaillible est-il celui de l’époque présente, de ce (...)
  • 6 « Or de cette gouvernementalisation, qui me paraît assez caractéristique de ces sociétés de l’Occid (...)

14Michel Foucault se refusait ainsi à séparer la rationalité économique et la rationalité politique, en montrant que l’État n’est qu’un effet de formes mobiles de gouvernementalité dans lesquelles le néolibéralisme, comme forme de rationalité, et le capitalisme, comme force de commandement social, trouvent des moyens. Mais il allait aussi plus loin par sa distinction analytique entre sujets de droits et sujets d’intérêt. Si, à ses yeux, le sujet politique est devenu un sujet d’intérêt, la division entre droit et intérêt, inhérente à l’homo œconomicus, demeure la faille dont la réduction constante fait la prospérité de la gouvernementalité. Foucault permet de repérer une autre dynamique d’affrontement au sein du social, en identifiant l’axe de résistance à la domination aux luttes contre l’individualisation et l’étatisation des conduites économiques engendrées par la gouvernementalité. Foucault montre en effet qu’individualisation et étatisation vont de pair5. Dans la mesure où les sujets d’intérêt participent par leurs intérêts mêmes au fonctionnement de la gouvernementalité, c’est leur volonté d’être gouvernés, mais « pas comme ça, pas pour ça, pas par eux6 », qui peut se retourner en contre-pouvoir capable de résister aux différentes technologies de gouvernement, sur un autre terrain que celui du supposé sujet de droit démocratique.

  • 7 Haber (2012). Voir aussi Dardot & Laval (2010).

15L’analyse foucaldienne de la gouvernementalité déplace les limites du cadre d’analyse en termes de légitimité politique et d’une conception du politique captive des institutions étatiques. Elle rend possible d’étendre la démocratie aux luttes politiques qui ne se font plus ni pour, ni contre, l’État, mais en dehors de lui. Mais, surtout, elle permet de radicaliser les enjeux de la description de la révolution néolibérale en mettant l’accent sur des formes de subjectivation antérieures au partage du politique et de l’économique. Il est remarquable que Streeck sorte lui-même des limites de son périmètre analytique lorsqu’il montre que, pendant ces quatre dernières décennies, la « conquête de la légitimité sociale et culturelle » s’est effectuée par l’adhésion populaire au mode de vie consumériste. Il rejoint ainsi ce que le philosophe français Stéphane Haber nomme, d’après Foucault, la révolution de la subjectivation néolibérale7. Dans la section « Capitalisme ou démocratie », Streeck insiste en effet sur ce motif de la crise de la démocratie, sans s’en tenir au symptôme jusqu’alors mis en avant de la baisse de la participation aux élections mais sans recourir au motif de l’aliénation du mode de vie consumériste. Il y a là comme une faille conceptuelle dans l’analyse de Streeck, indiquant que son propre cadre analytique ne suffit peut-être pas pour saisir complètement la constellation qu’il essaie de décrire. L’analytique foucaldienne refuse, elle, ouvertement le vocabulaire de l’aliénation, parce qu’elle traque l’action de la gouvernementalité biopolitique jusque dans les transformations de la subjectivité. Elle y substitue le terme de subjectivation pour désigner une production qui relève historiquement des logiques distinctes de la constitution des savoirs sur le sujet, des pratiques d’assujettissement et de domination, et des techniques par lesquelles chacun ne cesse de se déprendre des conduites imposées, et d’apprendre à se conduire. La subjectivation se conçoit comme le produit instable d’assujettissements et de déprise de soi par travail sur soi. À partir d’une telle dynamique il est alors possible d’identifier le processus de subjectivation qui caractérise le sujet d’intérêt, son adhésion à la gouvernementalité, mais aussi bien ses résistances éventuelles.

16Un passage du livre, en particulier, touche ce maillon d’étatisation des conduites individuelles qui conduit au point de crispation du sujet d’intérêt sur le sujet de droit : Streeck y rappelle que l’émancipation des femmes, combattant pour un droit au travail et des salaires égaux a, elle aussi, joué un rôle social et culturel. Il met ainsi en évidence, dans les pratiques, l’opinion et les modes de vie, une modalité autre de légitimation du « travail aliéné » (Streeck, 2014, p. 25). Cette légitimation inattendue du salariat, qui pourrait relever chez Streeck de cette sorte de contrat social informel par adhésion au capitalisme via la mutation des modes de vie, ne suggère-t-elle pas plutôt la nécessité de considérer autrement le rapport entre la société et son gouvernement ? Ne voit-on pas ici le devenir-sujet d’intérêt, une subjectivation des femmes réclamant ce qui ne relève pas seulement de l’égalité des droits, mais aussi d’une manière de se vivre comme sujet social en conquérant leur indépendance financière ? L’État néolibéral est un révélateur de ce qu’est la forme de la gouvernementalité : la normation formelle de gouvernés devenus sujets d’intérêt.

  • 8 Voir par exemple James (2012).

17Là encore, l’analytique foucaldienne donne un sens à ce qui apparaît paradoxal aux yeux de Streeck. Son analyse paradoxale du salariat comme condition d’émancipation des femmes suggère une autre circulation du pouvoir entre économie et société. Elle pose en tous les cas le problème de savoir non pas à quel titre – force de reproduction ? – les femmes, les hommes et la famille sont (devenus ?) ces entités atomisées que Streeck considère comme étant idéologiquement aliénées, mais par quels renversements des rapports de force l’émancipation pourrait se conquérir, à égale distance du salariat patriarcal et du travail invisibilisé qui l’a toujours servi, par exemple en mobilisant des activités productives, ou d’échange, soustraites à la logique de l’accumulation capitaliste8.

18L’analyse foucaldienne du néolibéralisme déplace ainsi le motif marxien des mécanismes de la production, de l’échange et de la consommation. Elle repère dans la doctrine néolibérale la centralité des analyses de Gary Becker sur le travail transformé en capital humain à l’origine d’une conduite économique pratiquée, « mise en œuvre, rationalisée, calculée par celui qui travaille » (Lazzarato, 2011, p. 6) ; et elle permet d’identifier « les modulations qualitatives du travailleur, ses choix, ses comportements, ses décisions » (ibid.). Plutôt que d’en appeler au réveil critique, elle permet de comprendre, sans les culpabiliser, comment des femmes, et non une classe genrée, n’ont pas seulement été des acteurs passifs, objets d’une loi de l’offre et de la demande sur le marché du travail, mais les sujets actives de l’extension néolibérale du salariat.

  • 9 « Société civile, donc, comme élément de réalité transactionnelle dans l’histoire des technologies (...)

19En cherchant les formes sociales et culturelles de légitimation du néolibéralisme, Streeck indique donc bien l’urgence de se dessaisir de l’épistémologie des découpes de rationalités, et de leur distribution entre « économie », « société » et « politique ». Empruntant les habits d’un historien marxiste des idées, il met d’ailleurs en avant comment un tel découpage aura été, en réalité, une rationalisation historiquement passagère, reflet de ce compromis de classe précaire dont il voit disparaître les fondements. La perspective foucaldienne peut porter plus loin l’analyse de Streeck. Dans la mesure où, par son nominalisme de principe, elle considère la société comme un corrélat des technologies de la gouvernementalité libérale et néolibérale9, elle permet de desserrer des logiques de subjectivation hétérogènes que l’analyse de Streeck enferme dans un étau d’oppositions binaires. La société représente l’ensemble des relations juridiques, économiques, culturelles, sociales où les dispositifs juridiques, économiques, culturels et sociaux ne sont ni séparés ni contradictoires, mais conditionnent des conduites diversifiées, qui sont autant de possibilités de tordre les prescriptions de la gouvernementalité dans le sens d’une contre-conduite. L’économique n’y est pas l’autre du politique ou du culturel. La société et l’économie n’apparaissent plus comme des espaces de rationalités autonomes, et l’État n’est plus un appareil séparé du corps social, objectif central de toutes les luttes politiques, devant être détruit ou démocratisé une fois sa nature propre dénoncée.

20Bien évidemment, tout oppose ces perspectives, en termes théoriques comme en termes stratégiques. Le cadre foucaldien ne conduit pas à soutenir les mouvements sociaux au nom d’une liberté inhérente à la nature de la société civile, ni à critiquer les services publics parce qu’ils seraient étatisés, mais il permet d’analyser les stratégies qui leur sont inhérentes parce qu’elles sont le produit de relations de pouvoir. Cette perspective déplace l’analyse critique du social de la logique de domination inhérente à la relation capital/travail vers la logique des ambivalences du devenir sujet d’intérêt. Elle avère ainsi que Streeck présuppose en réalité qu’un peuple « national étatique » de citoyens serait une entité susceptible de n’être pas prise par ce devenir « sujet d’intérêt », mais aurait d’autres finalités de justice redistributive, d’égalité, de préservation de la nature, etc., qu’il saurait garder contre leur socialisation néolibérale. Nonobstant la tradition gauloise d’irréductibilité, comment un peuple, national ou étatique, pourrait-il s’exempter de ce devenir sujet d’intérêt, à moins de substantialiser sa résistance ?

21Il ne s’agit pas de caricaturer la conception de la démocratie ébauchée dans cet essai en opposant démocratie par en haut et démocratie par en bas, ou, dit autrement, une idéalisation des institutions démocratiques à une forme d’analyse et de critique qui les met entièrement hors-jeu. Car il est particulièrement clair, concernant l’Europe, qu’aux yeux de Streeck la légitimité institutionnelle du Parlement européen n’est pas démocratique, et que les eurocrates ne méritent aucune confiance démocratique. La sensibilité exprimée dans ce livre pour le mouvement des Indignés démontrerait, s’il le fallait, une généreuse confiance dans la capacité collective à animer la vie démocratique en dehors des procédures électorales. Mais le souci du réalisme des médiations concrètes, capables de ramener un fonctionnement démocratique des institutions, ne conduit l’auteur ni à envisager des forces sociales selon d’autres horizontalités, susceptibles d’ajointer autrement droits subjectifs et droits objectifs – qu’elles soient intersectionnelles, de classe, de genre ou de race –, ni selon d’autres échelles que celles historiquement fondées sur la nation. De la capacité qu’il resterait aux nations constituées de servir – certes comme pis-aller – à la reconstruction de gouvernements fidèlement attachés à une rationalisation de l’hubris capitaliste, cet essai ne semble jamais douter. Pour Streeck, si la démocratie a failli, c’est parce qu’elle a perdu le lien que l’État fiscal établit entre une communauté productive et le niveau de redistribution lui permettant de se reproduire. Au mouvement structurel de ce basculement s’ajoute, au niveau idéologique, dans son analyse, la concentration sur la question de la légitimité. C’est la dégénérescence de l’État fiscal en État débiteur qui apparaît comme le nœud gordien de la dé-démocratisation. L’État reste donc la solution et le problème. C’est ce dilemme que la perspective foucaldienne permet d’identifier en ouvrant des stratégies de convergence aux résistances disséminées dans l’ombre de l’État néolibéral.

D’un peuple qui ne manque pas

  • 10 L’opposition capitalisme et démocratie se ramène à deux formules concurrentes de répartition : la j (...)

22Une telle ouverture est d’ailleurs suggérée non seulement par les failles du dispositif conceptuel de Streeck, qui deviennent manifestes dans son analyse embarrassée du cas des femmes et du consumérisme, mais elle est clairement annoncée dans la section intitulée « Une crise financière due à une défaillance de la démocratie ? », où Streeck oppose la fable de la dé-démocratisation de l’État débiteur à un autre récit, celui d’un échec de la démocratie. Il apparaît alors que « l’aggravation de la crise fiscale après 2008 n’est pas due à un excès de démocratie, mais tout simplement à la crise financière » (Streeck, 2014, p. 80, 81-83). La preuve en est que l’endettement étatique n’a pas servi une redistribution de la prospérité, mais, au contraire l’accroissement vertigineux des inégalités de revenus au sein des sociétés occidentales (ibid., p. 85-86). Streeck prend alors acte de la corrélation entre participation électorale et accroissement des inégalités. Dans un raisonnement qui rappelle le brouillage des frontières entre comportement économique et conduite politique de Défection et prise de parole, d’Albert Otto Hirschman en 1970, il fait de la baisse de la participation électorale une solution « exit » face au monopole de la légitimation politique électorale. La réforme néolibérale aura donc utilisé un endoctrinement social qui a réussi à disqualifier toute définition substantielle de la justice au profit de la justice purement formelle des marchés. Toute politique redistributive est dès lors assimilée à la distribution de prébendes à des électeurs stratégiques : fonctionnaires, chômeurs, etc.10. Là encore la force de ce point de vue consiste à réintroduire la sémantique du pouvoir dans la rationalité économique sans se contenter de retourner l’analyse en termes idéologiques. Il montre bien que le récit néolibéral de dé-légitimation de l’État-Providence utilise un argument immanent à la logique de la démocratie représentative libérale, en dénonçant, au nom d’un « dévoilement » des intérêts électoraux qu’elle sert, toute prétention à la justice sociale comme idéologique. Streeck démontre ainsi la force de ce récit et sa capacité à fournir un contre-récit de légitimation. Or, même si la réforme néolibérale et la rationalité de critères apparemment purement formels de justice de marché distributive obéissent aussi, en réalité, à des critères normatifs de justice, « ceux du propriétaire et du gestionnaire de capital » (Streeck, 2014, p. 95), il est vrai aussi qu’aucune contre-critique n’est parvenue à contester cet argumentaire néolibéral qui accuse la justice sociale de répartition des richesses de relever d’une logique d’intérêts particuliers.

  • 11 Par exemple à la manière dont Jacques Rancière a pu le faire vis-à-vis de la captation de ce que Lu (...)

23Il y a dans cette impuissance de la critique effectivement de quoi motiver une réflexion de fond, sinon sur les limites inhérentes à toutes sciences sociales, du moins sur la capacité des sciences sociales à vitaliser la force émancipatrice des savoirs critiques11. Streeck, qui a pris la mesure du problème, en appelle à une redéfinition du rôle des intellectuels :

Les intellectuels critiques devraient considérer que leur tâche consiste à intensifier ce sentiment [de ne pas être pris au sérieux par les gouvernements]. Ils devraient cesser de donner des gages à tous ceux dont la position hégémonique dépend d’un seul fait : du fait que tout un chacun reconnaisse l’absence de toute autre option. L’exigence insupportable de devoir croire à l’absurde, lorsqu’elle est le fait d’autres mortels, porte rapidement atteinte à la dignité humaine. (Streeck, 2014, p. 220)

24Tout espoir n’est donc pas perdu et l’on retrouve ici l’incantation à la capacité d’indignation dans laquelle, de ce côté du Rhin, un économiste critique comme Frédéric Lordon place sa confiance révoltée. Mais leur inflexion vers un changement de pratiques ne semble dirigée que vers ces intellectuels organiques que Gramsci qualifiait de traditionnels ; ce sont eux qui sont sommés de dégager d’autres « options ». Les critiques énoncées sur les Places du monde ne semblent pas assez soucieuses de re-légitimer l’État-nation… Car, sans ce contre-récit où s’affrontent deux légitimités concurrentes à travers deux modèles de justice incompatibles, c’est tout l’édifice de la légitimation de l’État-providence qui s’effondrerait, pour laisser place à des revendications autres. Mais tout se passe comme si les exigences du capitalisme post-démocratique ne pouvaient se contester que par la rage de la rue, ou la reconquête mélancolique de l’État-nation. Le vocabulaire se met à trembler.

25D’un côté, il y a une stratégie, des finalités et des moyens qui attaquent les missions redistributrices et assurantielles de l’État au nom d’une rationalité du capitalisme que la critique révèle acéphale et prêt à miner ce qui assure ses propres fondations : l’État de droit, la paix et la sécurité des circuits d’échange ; de l’autre, une démocratie faite de sujets d’intérêt tout autant déraisonnables et qui ne connaîtraient à ce jour qu’une assise institutionnelle solide, celle de l’État-nation. Sans entrer dans le vif des débats qu’a suscité pour Habermas cette « nostalgie » pour la forteresse État-nation, on peut se demander comment le marxisme qui anime les analyses réalistes de Streeck le pousse à une telle défense au nom de la démocratie.

26Pour s’en tenir à la dimension nationale de la dette publique, des débiteurs et des créditeurs, il semble en effet difficile d’adopter la découpe socio-politique par laquelle le sociologue identifie les acteurs du piège néolibéral. Qui a acheté, avec quel argent, quel temps et à qui ? C’est bien à ces questions que veut répondre le livre, sans s’envoler dans les nuées d’une métaphysique de la finance. Il s’agit d’identifier les véritables détenteurs du pouvoir créditeur derrière les simulacres des mandats représentatifs. L’habileté et la force du raisonnement consistent à livrer le drame de la dette publique au jeu d’acteurs identifiables. Mais, ce faisant, n’entérine-t-il pas de la manière la plus orthodoxe la dramaturgie d’une dette publique insoutenable ? La dette, qui se place au cœur de la confrontation entre démocratie et capitalisme, est forcément conçue comme une dette insolvable. Sans doute, alors, la possibilité de marquer sa souveraineté pour un État consiste-t-elle dans son droit à ne pas honorer une dette. Streeck rend ainsi hommage à David Graeber. Mais il reste sur le seuil d’une conception de l’acte souverain homogène à l’idée culpabilisante de dette insolvable.

27Une dette est la contrepartie d’un emprunt, mais, comme le titre l’atteste, il s’agit ici d’un emprunt de temps. La dette publique est le moyen par lequel les gouvernements ont gagné du temps pour payer ce que Streeck a appelé « la justice sociale ». L’expression française assimile les expressions « acheter du temps » et « gagner du temps », et fait entendre l’ambivalence d’un projet d’expédient. Le livre se conclut ainsi sur l’idée d’un Bretton Woods européen pour gagner du temps, c’est-à-dire en redonner aux peuples nationaux pour « réparer provisoirement les composantes restantes de cet État-nation, de façon à ralentir les avancées foudroyantes de la conquête capitaliste advenues dans le cadre d’une démocratie post-nationale […] ». Mais il y a là encore une tension. Se donner du temps, ouvrir une temporalité nouvelle est effectivement fidèle à la conception principielle de la démocratie représentative d’une autoconstitution donnant naissance à un peuple. Or, dès lors que nous restons dans un temps qui fait l’enjeu de la transaction, il faut comprendre que la dette n’est pas seulement ici entendue comme une relation économique, mais aussi comme une relation sociale, une relation de pouvoir. Le temps qui est acheté est celui de la longévité au gouvernement des élus ; c’est le temps des hommes politiques. C’est alors qu’entre en jeu la dimension sociale et politique de la dette, recouvrant métaphoriquement la relation économique. Le sociopolitiste sait que le temps que la monnaie achète est le temps de la légitimité, le temps de la confiance dans l’État néolibéral. Une confiance selon les conditions de légitimité institutionnelles démocratiques. Les créditeurs ont descellé le lien organique de la confiance politique qui unit dans une démocratie l’État de droit et le peuple, ce Staatsvolk, ou peuple d’État, qui, par le jeu électoral, légitime ou délégitime les gouvernements. On pourrait aussi, dans un premier temps, appeler cette confiance une confiance psychologique, encadrée par les lois républicaines de transparence des gouvernants et des représentants. Mais ce lien de confiance là est en réalité du même ordre que celui qui unit le peuple de marché à l’État néolibéral. Une confiance dans les mécanismes fiscaux qui traduisent l’organicité du peuple d’État. Mais les créditeurs de l’État débiteur se sont-ils introduits dans leurs relations comme un tiers ? Il semble que, pour Streeck, ces créditeurs soient plutôt comme un concurrent des faiseurs classiques de la légitimité de l’État : un autre peuple, le Marktvolk. Un peuple qui peut légitimer l’État qu’il a façonné à sa guise, ou le délégitimer en pratiquant l’évasion fiscale, la fuite des investissements, etc. Comment comprendre cette contraction entre peuple, électeurs, créditeurs ?

28Le livre ne dit pas comment desserrer ces identifications. Les « gens de marché » sont-ils sans attache « sociale et culturelle », nationale, ethnique ; ou, au contraire, sont-ils nationalement constitués de sorte qu’il faille envisager des Marktvölker nationaux en concurrence entre eux, mais aussi en concurrence avec plusieurs Staatsvölker ? Les opérateurs de marchés et les lobbyistes forment sans aucun doute des populations analysées par la sociologie critique, mais sans même évoquer le risque que comporte la théorisation de ces élites comme peuple, ces dualismes emboîtés (justice de marché pour gens de marché, justice sociale pour peuples nationaux) ne tombent-ils pas sous le coup d’une conceptualité trop abstraite ? Car la conceptualité du peuple d’État finit par opacifier précisément ce que Streeck souhaitait mettre en avant : la manière dont le capitalisme s’enracine en lui. Si l’État fiscal s’est vu remplacé, ou soumis, à l’État débiteur, n’est-ce pas précisément parce que les capitaux nationaux, et non seulement la monnaie mondiale ou déterritorialisée, peuvent migrer dans un espace non national et menacer ainsi directement l’État fiscal ?

29En quoi les « gens de marché » font-ils peuple sinon par le jeu sémantique de leur opposition au peuple national ? L’analyse sociopolitique de ce que d’autres appellent les « 1 % », ou l’élite financière, implique de définir en quoi ce peuple consiste. Le vis-à-vis de ces deux peuples brouille les cartes. Certes, Streeck ne schématise pas une pure superposition entre les deux, qui abandonnerait le peuple d’État aux fantasmes d’une communauté nationale unifiée, mais ce sont les prémisses même de l’analyse qui reviennent compliquer la scénographie de cette lutte de peuples. Parti d’une accentuation forte sur la dureté que la contrainte néolibérale fait peser sur des sociétés progressivement privées de services publics et d’assurance chômage, on se retrouve avec un peuple d’État dont on a peine à imaginer qu’il n’est pas traversé par des divisions accentuées par la domination du « peuple de marché ». Que l’on appelle la réalité « capitalisme démocratique » ou « compromis fordiste » pour contourner cette question, cela ne change rien au fait qu’il faut bel et bien définir comment le système capitaliste distribue sa domination à chacun des niveaux sociaux envisagés, local, national ou européen.

30La dernière partie du livre se montre soucieuse de capter la chair de ce peuple de marché en envisageant la situation grecque. En toute cohérence avec l’analyse générale, il faut conclure que ce peuple de marché instrumentalise l’État. Mais n’est-il mu que par la seule vision contractuelle des relations sociales, et désireux de la seule marchandisation du monde ? Si, comme on l’a suggéré, ces gens de marché ne peuvent être identifiés autrement que comme des acteurs liés par des statuts de droit à des législations nationales – acteurs dans l’économie nationale comme ils le sont dans l’espace dérégulé de la globalisation financière –, n’est-ce pas alors la solution réaliste d’un retour à l’échelle nationale pour reprendre le contrôle de la régulation du capitalisme qui s’avère irréalisable ? Le nœud coulant qui enroule la légitimité de l’État-nation à l’endettement public et le service de la dette au remboursement des « gens de marchés » peut sans doute être tranché de différentes manières, mais du seul point de vue de la théorie, il peut aussi laisser échapper d’autres perspectives.

31Retenons-en une pour conclure. Le peuple ne manque pas. Il ne manque pas, mais la perspective de Streeck le cache. En pensant deux peuples concurrents, il cherche en réalité à réveiller le peuple démocratique là où il ne peut pas être, dans la fusion citoyen-salarié-épargnant. Cette entité-là ne manque pas, parce qu’elle prend consistance dans la subjectivation des sujets d’intérêt. Elle ne saurait être défaite par une invocation au retour du primat du sujet de droit qui arc-boute le citoyen aux prérogatives que lui a conférées l’État-nation. Cette stratégie n’est pas trompeuse parce qu’elle serait « nationaliste », mais parce qu’elle fait l’impasse sur une théorie du sujet de l’économie. Dans la perspective foucaldienne sur le néolibéralisme, le tranchant de la révolution libérale se caractérise dans le nouage des déterminations juridiques et politiques, normées par les idéaux démocratiques, avec les déterminations économiques. Enfermé par les catégories de peuple et de citoyen, Streeck veut re-politiser l’économie politique pour reconquérir le pouvoir perdu par les peuples, en dénonçant la révolution néolibérale ; mais il la décrit essentiellement en se concentrant sur ses effets (les politiques économiques des institutions étatiques nationales et supranationales) et leurs conséquences démocratiques, sans éclairer la nature du changement révélé par cette révolution, à savoir, le changement du rapport au pouvoir lui-même.

  • 12 Foucault (2004, p. 316).
  • 13 Voir Becker, Ewald & Harcourt (2014).

32L’espace national de la souveraineté invoqué par Streeck est peuplé de sujets qui sont sujets de droits et sujets d’intérêt. Ils transforment la nature de la souveraineté démocratique parce qu’ils ne confient ni leur pouvoir, ni leur intérêt, ni leur liberté à une souveraineté susceptible d’en réguler l’ordonnancement pacifique au nom de telle ou telle forme de justice. L’analytique de la gouvernementalité montre l’indissociabilité entre liberté et pouvoir, et permet de voir que l’exercice du pouvoir en est radicalement transformé, parce qu’il s’ordonne « à la rationalité de ceux qui sont gouvernés12 ». Que Foucault ait vu dans le néolibéralisme des années 1960 un projet de société plus libre ou qu’il ait, au contraire, dénoncé dans la gouvernementalité biopolitique les principes d’une sélection incompatible avec les idéaux de l’État de droit démocratique demeure sujet de controverses qu’il ne s’agit pas de trancher ici13, mais il est sûr que ce changement n’est pour lui ni l’effet d’une ruse du pouvoir oligarchique, ni le signe d’une reconquête populaire.

Literaturverzeichnis

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Foucault Michel (1985 [1982]), « Deux essais sur le sujet », in H. Dreyfus & P. Rabinow (eds), Michel Foucault, un parcours philosophique, Paris, Gallimard.

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Streeck Wolfgang (2014), Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Gallimard.

Anmerkungen

1 « Left-Exit » : « sortie à gauche ».

2 « L’État ce n’est pas un universel […] ce n’est rien d’autre que des faits : le profil, la découpe mobile […] de perpétuelles étatisations, de transactions incessantes qui modifient, qui déplacent […] les financements, les modalités d’investissements, les centres de décision, les formes et les types de contrôles, les rapports entre pouvoirs locaux et autorité centrale, etc. » Foucault (2004).

3 Voir Abélès (2015).

4 Voir Crouch (2013 ; et 2008, p. 1-5).

5 « Sans doute le problème philosophique le plus infaillible est-il celui de l’époque présente, de ce que nous sommes à ce moment précis. Sans doute l’objectif principal aujourd’hui n’est-il pas de découvrir, mais de refuser, ce que nous sommes. Il nous faut imaginer et construire ce que nous pourrions être pour nous débarrasser de cette sorte de “double contrainte” politique que sont l’individualisation et la totalisation simultanées des structures du pouvoir moderne. On pourrait dire, pour conclure, que le problème à la fois éthique, politique, social et philosophique qui se pose à nous aujourd’hui n’est pas d’essayer de libérer l’individu de l’État et de ses institutions, mais de nous libérer nous de l’État et du type d’individualisation qui s’y rattache. Il nous faut promouvoir de nouvelles formes de subjectivité en refusant le type d’individualité que l’on nous a imposé pendant plusieurs siècles. » (Foucault, 1985, p. 307-308).

6 « Or de cette gouvernementalisation, qui me paraît assez caractéristique de ces sociétés de l’Occident européen au xvie siècle, ne peut pas être dissociée, me semble-t-il, la question du “comment ne pas être gouverné ?” Je ne veux pas dire par là que, à la gouvernementalisation, se serait opposée dans une sorte de face-à-face l’affirmation contraire, “nous ne voulons pas être gouvernés, et nous ne voulons pas être gouvernés du tout”. Je veux dire que, dans cette grande inquiétude autour de la manière de gouverner et dans la recherche sur les manières de gouverner, on repère une perpétuelle question qui serait : “comment ne pas être gouverné comme cela, par cela, au nom de ces principes-ci, en vue de tels objectifs et par le moyen de tels procédés, pas comme ça, pas pour ça, pas par eux”. » (Foucault, 1978, p. 37-38).

7 Haber (2012). Voir aussi Dardot & Laval (2010).

8 Voir par exemple James (2012).

9 « Société civile, donc, comme élément de réalité transactionnelle dans l’histoire des technologies gouvernementales, […] qui me paraît tout à fait corrélative de cette forme même de technologie gouvernementale que l’on appelle le libéralisme, c’est-à-dire une technologie de gouvernement ayant pour objectif sa propre autolimitation dans la mesure même où elle est indexée à la spécificité des processus économiques. » (Foucault, 2004, p. 305-307).

10 L’opposition capitalisme et démocratie se ramène à deux formules concurrentes de répartition : la justice de marché et la justice sociale. Par justice de marché, il faut entendre « la répartition des résultats de la production en fonction de l’évaluation des prestations individuelles réalisée par les participants au marché ; participation exprimée par leurs prix relatifs » (Streeck, 2014, p. 93). L’auteur établit non pas la pertinence de ce critère formel, mais sa force pour l’adhésion au néolibéralisme. La rationalisation de l’économie se présente comme étant finalisée par la conviction de la dimension irrationnelle de la politique. Voir sur cet argument contre le national-socialisme, l’analyse par Michel Foucault (2004) des arguments ordolibéraux.

11 Par exemple à la manière dont Jacques Rancière a pu le faire vis-à-vis de la captation de ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999) avaient appelé la « critique artiste », mais peut-être aussi dans les termes de cette attitude critique avec laquelle Michel Foucault avait tendu des ponts vers la Théorie critique à l’orée des années 1980. Voir Foucault (1978).

12 Foucault (2004, p. 316).

13 Voir Becker, Ewald & Harcourt (2014).

Autor

Philosophe, Université Paris Diderot, Paris VII.

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