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    Plan détaillé Texte intégral Rendre mesurable la dépendance économique mondiale Rendre mesurable la marche en avant vers le néolibéralisme La relation entre l’exposition à la mondialisation et le tournant néolibéral Conclusions Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    La dette souveraine

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    La mondialisation et le triomphe ininterrompu du néolibéralisme

    Quelle est la force du lien ?

    Colin Crouch

    Traduit par Laurent Vannini

    p. 89-111

    Texte intégral Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Bien que le langage plus ou moins officiel de la classe politique ne cesse de le nier, les États contemporains ne sont qu’en partie responsables devant leur peuple : ils le sont également, pour une autre part, et selon des modalités différentes, devant les intérêts de la finance mondiale. L’un des nombreux apports de l’ouvrage de Wolfgang Streeck, Du temps acheté (2014), est l’élaboration d’un cadre théorique qui prend plus judicieusement en compte cette dualité et qui permet de remplacer les concepts faussement sécurisants de la théorie de la démocratie libérale. L’auteur affirme que les gouvernements « démocratiques » actuels ne représentent pas uniquement les voix de leurs citoyens, mais sont responsables auprès de deux Völker, ou groupes de personnes : le Staatsvolk (le peuple national, peuple d’État ou citoyens-électeurs), et le Marktvolk (les gens de marché, ou le peuple de marché). Le premier est organisé au niveau national, et il est composé de citoyens dotés de droits de citoyenneté inaliénables, qui votent (régulièrement) à l’occasion d’élections, expriment également par la parole leurs préoccupations et contribuent à la formation de l’opinion publique, font preuve de loyauté envers leurs gouvernements et se tournent vers eux pour faire valoir leurs droits sociaux au quotidien. Les seconds existent à l’échelle internationale, agissent en tant qu’acteurs financiers qui imposent leurs exigences, conduisent (sans discontinuité) leurs opérations lors de ventes aux enchères de bons du Trésor pour couvrir la dette publique, expriment également leurs revendications à travers les mouvements des taux d’intérêt, manifestent divers degrés de « confiance », et se tournent vers les administrations publiques afin que soit assuré le service de la dette qui leur est dû. Dans la présente contribution, je me concentrerai sur cet aspect du livre de Streeck.

    2Ce sur quoi Streeck porte ici son attention ne relève pas tant du thème traditionnel du pouvoir politique des lobbies économiques, que de la transformation à un niveau plus profond des responsabilités de l’État engendrée par l’augmentation de la dette publique, et plus spécifiquement par le passage de l’État fiscal (Steuerstaat) à l’État débiteur (Schuldenstaat). Il existe une relation fondamentale entre l’État fiscal et ses citoyens (le Staatsvolk), qui lui donnent leur assentiment pour le prélèvement des impôts. (Ce modèle est en réalité antérieur à la démocratie.) L’État débiteur, tout en conservant cette relation, en établit une seconde qui, à l’instar du système d’imposition, est également utilisée comme source majeure de fonds publics : celle qui le lie aux marchés financiers mondiaux sur lesquels il emprunte de l’argent. Ce qui explique sa responsabilité devant le Marktvolk. Nous avons déjà pu constater, en dressant ci-dessus le catalogue de leurs caractéristiques, que les investisseurs finançant l’État débiteur sont plus puissants que les citoyens : ils sont hors de portée du contrôle de l’État ; ils conduisent leurs opérations sans interruption, et pas seulement lorsque sont organisées des élections ; lorsqu’ils agissent sur les taux d’intérêt en accordant ou en retirant leur confiance, ils mobilisent une forme d’expression de leurs exigences bien plus contraignante que ne le sont les outils à la disposition des citoyens désireux d’exprimer leurs opinions.

    3Cette réfutation écrasante des prétentions démocratiques des États contemporains peut même être rendue plus implacable encore. Il est possible que Streeck, concentré comme il l’était sur des événements advenus après 2010 à la suite de la crise de la dette dans la zone euro, ait accordé trop d’importance au seul mécanisme de la dette publique. Qu’en est-il des États dont l’endettement est minime ? C’est en Scandinavie et dans plusieurs pays d’Europe Centrale et de l’Est que l’on trouve aujourd’hui les taux d’endettement les plus faibles du monde industrialisé, avec des niveaux inférieurs à 50 % du Produit Intérieur Brut qu’il faut comparer aux niveaux supérieurs à 100 % que l’on trouve dans plusieurs pays majeurs, et à celui du Japon qui dépasse 200 % du PIB. L’influence de l’État débiteur au sein d’un régime politique devrait être proportionnelle à l’ampleur de la dette publique. Si tel était le cas, l’État fiscal, l’État fondé sur la citoyenneté, devrait avoir gardé plus d’influence en Scandinavie et dans les pays d’Europe Centrale et de l’Est. Définie en ces termes, la thèse avancée par Streeck est confirmée par le premier exemple, mais est-ce vraiment dans les pays d’Europe Centrale et de l’Est, où les niveaux d’endettement sont les plus bas, que la citoyenneté politique est au plus haut ? Les gouvernements de ces pays dépendent grandement des faveurs accordées par les détenteurs de capitaux internationaux, mais selon des modalités différentes de celles des État fiscaux : leur dépendance s’établit essentiellement vis-à-vis des investissements étrangers. Lorsque des pays attirent de tels investissements en raison de leurs faibles coûts (bas salaires, coûts sociaux minimes, taux d’imposition faibles), l’autonomie de leurs gouvernements peut être restreinte dans les mêmes proportions que ce que subissent les États débiteurs, et la pression qui s’exerce sur eux pour suivre une voie fondamentalement favorable aux intérêts capitalistes internationaux peut être au moins aussi forte que lorsque la dépendance prend la forme de l’endettement.

    4La situation est encore différente dans des pays qui n’attirent pas une grande quantité de capitaux étrangers, ni pour financer la dette, ni pour soutenir l’investissement. Ces pays qui se contentent de capitaux nationaux trouvent cependant leur place sur des marchés mondiaux à faible valeur ajoutée1. Les pressions à la baisse qui s’exercent sur le niveau de vie moyen des travailleurs et les infrastructures publiques, qu’elles soient matérielles ou sociales, sont dans ce cas au moins aussi fortes que dans n’importe quel autre contexte national, mais sont générées par le biais des marchés de produits de masse plutôt qu’à travers les exigences plus ouvertement politiques de créanciers et de propriétaires de capitaux. Il ne s’agit pas ici d’une critique de fond du modèle proposé par Streeck, mais d’une indication sur la façon dont ce modèle pourrait être élargi pour prendre en compte des formes variées de dépendance au capital mondial. L’objectif serait alors de construire une théorie plus complète de la relation existante entre les contraintes exercées sur les États par les marchés d’un côté et la démocratie de l’autre.

    Rendre mesurable la dépendance économique mondiale

    5On peut généraliser le raisonnement de Streeck pour formuler l’hypothèse que plus les pays sont exposés à l’économie mondiale, plus ils auront tendance à se conformer aux orientations du Marktvolk. Dès lors, l’influence du Marktvolk devrait être la plus faible et celle du Staatsvolk la plus forte là où les économies nationales sont plus ou moins isolées du reste du monde.

    Tableau 1 : Indicateurs d’exposition à la mondialisation des économies des pays membres de l’OCDE2

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    Abréviations de pays : AUS Australie ; AUT Autriche ; BEL Belgique ; CHE Suisse ; CAN Canada ; CYP Chypre ; CZE République tchèque ; DEU Allemagne ; DNK Danemark ; ESP Espagne ; EST Estonie ; FIN Finlande ; FRA France ; GBR Royaume-Uni ; GRC Grèce ; HUN Hongrie ; IRL Irlande ; ISL Islande ; ISR Israël ; ITA Italie ; JPN Japon ; KOR Corée du Sud ; LVA Lettonie ; LTU Lituanie ; LUX Luxembourg ; MEX Mexique ; MLT Malte ; NLD Pays-Bas ; NZL Nouvelle-Zélande ; NOR Norvège ; POL Pologne ; PRT Portugal ; ROU Roumanie ; RUS Russie ; SVN Slovénie ; SVK Slovaquie ; SWE Suède ; TUR Turquie ; USA États-Unis.

    6Le tableau no 1 répertorie les pays selon leur dépendance supposée au capital mondial en fonction de différents indicateurs, et ce en considérant à la fois leur situation actuelle (les données complètes les plus récentes remontent à 2015) et leur évolution au cours de la décennie précédente, c’est-à-dire à partir d’une période antérieure à la crise. Nous concentrerons notre analyse sur les économies dites avancées qui, pour des raisons pratiques (mais également parce que les données y sont disponibles), correspondent aux États membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Si l’on observe en premier lieu l’indicateur d’exposition à la mondialisation qui retient l’attention de Streeck, soit la dette générale des administrations publiques, nous nous apercevons qu’elle n’a cessé de croître fortement pour les États membres de l’OCDE entre 2005, où elle représentait en moyenne 63.64 % du PIB, et 2015, où sa valeur moyenne atteint désormais 92.13 % du PIB. Quasiment tous les pays ont été affectés par cette augmentation, bien qu’il y ait eu quelques exceptions, où l’endettement a diminué : c’est le cas d’Israël, de la Norvège, de la Suède et de la Suisse.

    7On peut prendre comme deuxième instrument de mesure de l’exposition le niveau des encours d’Investissements Directs Internationaux (IDI), puisqu’il indique dans quelle proportion les économies ont attiré des investissements étrangers. Ces derniers ont plus que doublé entre 2005 et 2015, passant de 31.03 % à 65.36 % dans l’ensemble des pays de l’OCDE. Cette augmentation reflète l’interdépendance croissante des économies nationales et le rôle grandissant joué par les flux de capitaux internationaux. Seul le Canada a connu une baisse des IDI sur la période.

    8Un troisième indicateur consisterait à évaluer dans quelle mesure les bénéfices de l’activité économique d’un pays sont transférés vers des propriétaires de capitaux étrangers. Il est possible d’établir une statistique nette en comparant le Produit Intérieur Brut (PIB) et le Revenu National Brut (RNB). Le PIB intègre dans son calcul les bénéfices réalisés par des entreprises étrangères ; le RNB ne les prend pas en compte, mais inclut les bénéfices d’activités réalisées à l’étranger par des entreprises nationales ou résidentes. Par définition, cet indicateur ne peut évoluer dans la même direction pour tous les pays. La moyenne pour l’ensemble des pays membres de l’OCDE était légèrement au-dessous de 100 % tant en 2005 qu’en 2015 (respectivement 98.59 % et 97.67 %), ce qui indique une légère « fuite » nette des bénéfices vers le reste du monde. Les pays dont le PIB était nettement supérieur à leur RNB (et qui subissaient donc un transfert de revenus vers l’étranger), tant en 2005 qu’en 2015, étaient l’Irlande et le Luxembourg. D’autres pays étaient plus ou moins à l’équilibre, ou réalisaient des bénéfices nets vis-à-vis de l’étranger. Les pays dont la perte nette de revenus s’est accentuée au cours de la période observée, donnant à voir en cela une exposition accrue aux propriétaires de capitaux étrangers, et ce indépendamment du fait d’être excédentaires ou déficitaires sont : l’Autriche, la Belgique, la République tchèque, la France, l’Islande, l’Irlande, Israël, l’Italie, le Luxembourg, le Mexique, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la Slovénie, la Suisse et le Royaume-Uni.

    9Enfin, nous pouvons analyser le niveau d’exposition le plus fondamental à l’économie mondiale : la somme cumulée des exportations et des importations, exprimée en pourcentage du PIB. Entre 2005 et 2015, le volume des échanges commerciaux a augmenté globalement pour l’ensemble des pays de l’OCDE de 44.08 % à 52.36 % du PIB. Les seuls pays qui n’ont pas bénéficié de cette croissance comprennent d’anciens territoires de l’Empire britannique (l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande), ainsi que la Finlande, Israël (de façon marquée) et la Norvège (de façon marginale). En dehors de l’OCDE, la Russie a également connu un léger recul de sa contribution aux échanges commerciaux internationaux.

    10Tous les pays occupent des positions différentes selon les indicateurs, ce qui rend difficile l’obtention d’une vision d’ensemble de leur dépendance globale à la mondialisation. Il est possible de fournir un indice cumulé en déterminant la position de chaque pays pour chacun des indicateurs en fonction de son rapport à l’écart type de la variable, et en faisant la somme des résultats. Cela implique de partir de l’hypothèse que chacune des variables est d’importance égale, ce qui n’est pas forcément justifié. Nous ne devrons donc l’utiliser qu’en tant qu’estimation empirique, pas en tant que mesure pleinement valide. Les dernières colonnes du tableau no 1 présentent les résultats des pays pour tous les indicateurs. Nous pouvons voir que le Luxembourg et l’Irlande sont dans un groupe à part en termes d’exposition à la mondialisation. Il n’y a pas d’intérêt à tenter de retrouver dans cette liste les classifications habituelles que l’on applique aux différentes économies politiques. Tant les pays d’Europe du Nord que ceux du monde anglophone sont éparpillés d’un bout à l’autre du classement. Les pays d’Europe Centrale et du Sud se retrouvent parmi les économies les plus dépendantes, mais ils n’en sont pas moins disséminés, notamment les pays d’Europe Centrale, dans l’intervalle de valeurs. Les seuls groupements homogènes sont constitués par les pays nordiques, qui occupent certaines des positions les moins dépendantes. C’est une découverte instructive, qui vient soutenir la thèse de Streeck, puisque ce sont des pays généralement associés aux positions les plus éloignées des orientations du libre marché.

    Rendre mesurable la marche en avant vers le néolibéralisme

    11Afin d’étudier ce phénomène de façon moins subjective, il nous faut un indicateur permettant d’évaluer dans quelle mesure les différents pays peuvent être considérés comme subordonnés aux priorités du Marktvolk en matière politique. Il existe un moyen pratique pour y parvenir. L’Institut Fraser, situé au Canada, et lié étroitement à l’Institut Cato aux États-Unis, est un groupe de réflexion qui prône ouvertement les orientations néolibérales de l’économie du laisser-faire. Chaque année il publie un état des lieux du degré de ce qu’il appelle la « liberté économique » dans presque tous les pays du monde. Il attribue un score à chaque pays, avec un indice maximal de 10 correspondant à une liberté économique complète, et l’indice 0 signifiant son absence totale. Cet indice peut servir peu ou prou d’indicateur des préférences politiques du Marktvolk. La thèse de Streeck nous pousse à imaginer que la plupart des pays connaîtront une croissance progressive, au fil du temps, du degré de liberté économique, à mesure que la mondialisation économique, et plus particulièrement l’endettement des États, prennent de l’ampleur. Les données de l’Institut Fraser (2016) confirment cette thèse, du moins pour les économies avancées de la planète. Nous pouvons utiliser un plus grand éventail de pays que ceux inclus dans les données de l’OCDE, et nous avons ajouté les pays membres de l’Union européenne (UE) qui ne sont pas membres de l’OCDE, ainsi que la Russie. Entre 1970, la première année pour laquelle l’institut fournit des données, et 2014 (la dernière année pour laquelle l’institut a publié des données), le niveau de liberté économique a augmenté dans chacun des pays de notre panel. Bien que le tournant néolibéral de la doctrine économique des politiques publiques date de la fin des années 1970, il ne devient apparent, sans la moindre ambiguïté, dans les données Fraser qu’à partir du début des années 1990. Dans certains cas (le Canada, Chypre, la Suisse, la plupart des pays d’Europe Centrale et de l’Est), ce tournant se produit même plus tard encore. L’évolution a clairement été la plus marquée dans les anciens pays socialistes où, dans la majorité des cas, la liberté économique globale a augmenté de plus de trois points sur l’échelle de l’Institut Fraser. Dans les pays où l’économie de marché existait déjà, la croissance a été plus proche d’un point, et dans plusieurs cas elle a même été inférieure : c’est le cas de la Belgique, du Canada, du Danemark, de l’Allemagne (en comparaison de l’Allemagne de l’Ouest de l’année 1990), du Japon, du Luxembourg, des Pays-Bas, de la Suisse et du Royaume-Uni. Les États-Unis sont le seul pays au sein duquel la liberté économique a chuté entre 1990 et 2014. Il est nécessaire de rappeler que ces pays affichaient au départ des indices de liberté économique très variés, le Canada, la Suisse et les États-Unis ayant des niveaux élevés de liberté économique dès la première année. Pour commencer la comparaison avec nos données issues des différents indicateurs d’exposition à la mondialisation, nous devons nous concentrer sur la période plus courte située entre 2004 et 2014. Ces données sont consultables dans le tableau no2. Le score moyen n’a que peu augmenté au cours de ces années, passant de 7.44 à 7.56, mais il n’a décliné que dans une minorité de pays (très fortement en Islande et aux États-Unis ; à la marge seulement au Canada, en Finlande et en Irlande).

    Tableau 2 : Données de l’Institut Fraser (2016) sur la liberté économique, économies avancées

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    Abréviations de pays : AUS Australie ; AUT Autriche ; BEL Belgique ; CHE Suisse ; CAN Canada ; CYP Chypre ; CZE République tchèque ; DEU Allemagne ; DNK Danemark ; ESP Espagne ; EST Estonie ; FIN Finlande ; FRA France ; GBR Royaume-Uni ; GRC Grèce ; HUN Hongrie ; IRL Irlande ; ISL Islande ; ISR Israël ; ITA Italie ; JPN Japon ; KOR Corée du Sud ; LVA Lettonie ; LTU Lituanie ; LUX Luxembourg ; MEX Mexique ; MLT Malte ; NLD Pays-Bas ; NZL Nouvelle-Zélande ; NOR Norvège ; POL Pologne ; PRT Portugal ; ROU Roumanie ; RUS Russie ; SVN Slovénie ; SVK Slovaquie ; SWE Suède ; TUR Turquie ; USA États-Unis.

    La relation entre l’exposition à la mondialisation et le tournant néolibéral

    12Il est possible de vérifier s’il existe une forme de rapport statistique entre les indicateurs de l’exposition économique à la mondialisation et le degré de liberté économique en utilisant les données de l’indice de l’Institut Fraser qui concernent seulement les pays membres de l’OCDE. La thèse de Streeck devrait indiquer un rapport positif entre les scores des pays pour les deux indicateurs sur la période 2014-2015, et une évolution de ces scores des années 2004-2005 jusqu’aux années 2014-2015. Toutefois, il n’y a absolument aucune corrélation statistique. Ce résultat reste valide que l’on prenne chaque indicateur d’exposition à l’économie mondiale individuellement ou la mesure synthétique combinée. Il ne semble par conséquent y avoir aucun rapport direct entre l’exposition à l’économie mondiale de chaque pays pris individuellement et leur adoption de politiques néolibérales, en dépit du lien global entre les deux ensembles de variables. Il semble donc que les pays disposent toujours d’une marge de manœuvre pour adopter des politiques économiques indépendamment de leur degré d’intégration dans l’économie de marché mondiale : une marge qui a été utilisée dans la majorité des cas pour évoluer dans une direction néolibérale.

    13Cependant, nous ne pouvons pas partir du principe que les orientations du Marktvolk sont nécessairement opposées à ce que nous pourrions supposer être les orientations du Staatsvolk, et pas uniquement parce que ces dernières ne peuvent être anticipées avec autant de certitude que les premières. L’indice de Fraser est formé de cinq composantes :

    1. Le poids de l’administration publique (composante évaluée à partir des dépenses de l’administration publique, des dépenses de transferts et subventions publiques, de l’investissement public, du taux marginal d’imposition supérieur). Les résultats obtenus pour ces variables sont inversement proportionnels au degré de liberté économique.

    2. Le système judiciaire et les droits de propriété (composante évaluée sur des critères d’indépendance de la justice, d’étendue des droits de propriété, d’absence d’ingérence militaire dans la politique, d’application des contrats, de fiabilité de la police). Les résultats obtenus pour ces variables sont proportionnels au niveau de liberté économique.

    3. La solidité de la monnaie (composante évaluée à partir de l’ampleur de la croissance économique, de l’inflation, de la liberté de détenir des comptes bancaires à l’étranger). Les résultats obtenus pour la première et la troisième de ces variables sont proportionnels au niveau de liberté économique, alors que l’inflation y est inversement proportionnelle.

    4. La liberté des échanges commerciaux à l’échelle internationale (composante évaluée au regard de l’importance des tarifs douaniers, des barrières commerciales et des freins aux mouvements de capitaux et de personnes). Les résultats obtenus pour ces variables sont inversement proportionnels au niveau de liberté économique.

    5. La réglementation (composante évaluée au regard de l’étendue de la réglementation (a) des marchés du crédit, (b) du marché du travail, (c) de l’activité commerciale et de la corruption). Les résultats obtenus pour ces variables sont inversement proportionnels au degré de liberté économique.

    14Ces indicateurs reflètent les inclinations idéologiques des Instituts Fraser et Cato, et sont ouverts à la critique dans le cadre même de la pensée néo-libérale. Par exemple, certains observateurs peuvent remettre en cause la contribution à la liberté économique de droits de propriété sans entraves, puisque ceux-ci peuvent induire la capacité des monopoles à restreindre la concurrence et, par conséquent, à nuire au libre marché. Plus contestable encore, l’indice de Fraser interprète l’absence de corruption comme un indicateur d’un niveau faible de réglementation. Or, il s’agit là d’une vérité triviale : si l’on définit la corruption comme étant un comportement qui viole la loi, alors moins il existe de lois, moins il peut exister d’infractions, de la même manière qu’il n’y a pas de délit de meurtre dans un pays où il n’existe pas de lois contre l’homicide. Mais si l’on se tourne vers une définition de la corruption qui n’est pas formulée uniquement en termes de lois existantes, on en arrive généralement à la conclusion qu’une réglementation est nécessaire pour refréner les infractions. Un faible niveau de corruption ne devrait donc pas être utilisé à la manière dont le fait l’indice Fraser, c’est-à-dire comme indicateur d’un faible niveau de réglementation. Néanmoins, dans l’ensemble, les composantes de l’indice Fraser donnent une image plutôt fidèle des orientations soutenues par les partisans d’une économie de marché où les autorités publiques ont une capacité d’action limitée, exceptée celle de garantir la liberté des entreprises et des autres acteurs du marché. Il est remarquable, parmi les économies avancées, que l’écart entre les résultats pour les différentes composantes de l’indice varie considérablement. En 2014, l’écart concernant le premier élément (poids de l’administration publique) allait de 3.4 (la Suède) à 7.8 (le Mexique). (Nous devons nous souvenir ici qu’un score élevé illustre un contexte en phase avec les orientations de Fraser et que, par conséquent, plus le rôle du gouvernement dans un pays est limité, plus le score est élevé.) Le Mexique était donc le pays d’entre les membres de l’OCDE le plus valorisé par l’Institut Fraser au regard de cette variable, tandis que la Suède l’était le moins. Pour ce qui concerne le deuxième point, le système judiciaire et les droits de propriété, l’écart était légèrement inférieur mais du même ordre, allant de 5 (la Bulgarie et la Turquie) à 8.9 (la Finlande). Cependant, sur le troisième élément (solidité de la monnaie), la plupart des pays membres de l’OCDE obtenaient des scores supérieurs à 9, que seuls l’Islande (7) et le Mexique (8.1) n’atteignaient pas. Il existait également un faible écart concernant le quatrième point (liberté des activités commerciales), allant de 7 (l’Islande) à 8.7 (l’Irlande, les Pays Bas et la Nouvelle-Zélande). L’écart se creusait pour le cinquième élément (réglementation) où il passait de 6.4 (la Grèce) à 8.5 (la Nouvelle-Zélande). (Là encore, un niveau faible de réglementation entraîne un score élevé, et inversement.) Il est également important de noter que certains pays apparaissent à des positions différentes selon les indicateurs, comme le montrent les scores contrastés obtenus par le Mexique (le plus haut score pour le poids du gouvernement, parmi les plus faibles à l’égard de la qualité du système judiciaire) et de la Suède (le score le plus bas pour le poids du gouvernement, et le plus haut pour la solidité de la monnaie).

    15Entre 2004 et 2014 le score moyen obtenu par l’ensemble des économies avancées pour les différentes composantes a évolué comme suit : le poids de l’administration publique, de 5.69 à 5.64 ; le système judiciaire, de 7.10 à 6.99 ; la solidité de la monnaie de 9.08 à 9.36 ; la liberté des activités commerciales, de 7.65 à 7.96 ; la réglementation de 6.70 à 7.44. Ces résultats sont très composites et exigent une analyse plus poussée. La solidité de la monnaie, la liberté des échanges commerciaux et en particulier la réglementation ont connu des progressions en termes de liberté économique telle qu’elle est définie par l’Institut Fraser ; il y a par ailleurs eu ce que l’Institut Fraser nomme des régressions, bien que minimes, pour ce qui concerne le poids de l’administration publique et le système judiciaire.

    16Bien que les orientations probables du Staatsvolk soient moins faciles à anticiper que celles du Marktvolk, puisque la démocratie ne produit pas seulement des objectifs de maximisation, nous pouvons néanmoins imaginer que son rapport aux cinq formes de liberté est différencié. Contrairement au Marktvolk, le Staatsvolk privilégiera sans doute un État fort à un État faible, et une réglementation stricte à une réglementation laxiste. Toutefois, le peuple national ne sera pas forcément en désaccord avec la préférence de l’Institut Fraser pour un système judiciaire et des droits de propriétés indépendants, ou encore à l’égard de la solidité de la monnaie et de la liberté des échanges commerciaux. Nous devons donc analyser les positions de chaque pays par rapport aux composantes de l’indice pour lesquelles les orientations des deux Völker sont le plus à même de s’éloigner, c’est-à-dire le poids de l’administration publique et la réglementation. Les résultats d’ensemble sont présentés dans le tableau no 2.

    Évolutions du poids de l’administration publique

    17Le poids de l’administration publique a certes connu un déclin important entre 1994 et 2004, mais après cette date il a au contraire connu une légère croissance. Les cas illustrant les réductions les plus marquées après l’année 1994 comprennent, sans surprise, plusieurs pays d’Europe Centrale et de l’Est, qui au cours des années précédentes restaient dotés d’États puissants hérités de la période soviétique. Après 2004, cette évolution s’est poursuivie dans certains pays (les Républiques tchèque et slovaque, et la Slovénie), mais elle s’est inversée en Estonie et en Lettonie. La progression du poids de l’administration publique a été particulièrement forte aux États-Unis (où le poids de l’État est traditionnellement faible) et en Suède (où il était au contraire déjà élevé). Parmi les États membres de l’OCDE il n’y a pas de lien statistique entre le poids de l’administration publique et l’indice global de mondialisation, ou les différentes composantes de cet indice. Il existe cependant un faible lien (r2 = 0.22606) entre les résultats obtenus par pays sur l’indice Fraser en 2004 pour cette composante et l’évolution suivie au cours de la décennie suivante, les pays dont les scores sont faibles en 2004 tendant à réduire plus fortement le poids de leur administration publique que les pays obtenant des scores élevés. C’est une évolution que l’on pouvait anticiper, les pays caractérisés par de hauts niveaux d’intervention de l’État ayant une marge potentielle de rétrogression plus importante : cela produit une convergence asymétrique vers un gouvernement moins interventionniste, comme le prédit la thèse de Streeck. Néanmoins, la faible corrélation existante reflète l’idée qu’il y eut globalement une légère inversion du sens pris par l’évolution. On peut supposer que les tendances néolibérales globales étaient critiquées dans plusieurs pays face à la nécessité d’augmenter les dépenses publiques pour faire suite à la crise.

    Évolutions de la réglementation

    18Contrairement à la tendance observée dans l’évolution du poids de l’administration publique, les mesures de l’Institut Fraser indiquent qu’il y a eu une nette diminution globale de la réglementation entre 2004 et 2014. Les pays, dans leur grande majorité, avaient déjà connu une limitation de leur réglementation entre 1994 et 2004, en particulier, une fois encore, dans les pays d’Europe Centrale et de l’Est, mais également en Italie et dans une moindre mesure en Autriche, en Belgique, à Chypre, en France, en Allemagne, en Grèce, en Israël, à Malte, au Portugal, en Corée du Sud et en Suède. Peu de pays ont connu de véritables renforcements de leur réglementation, et ces modifications sont restées minimes, le principal exemple étant celui du Royaume-Uni. La tendance à la déréglementation est devenue plus évidente encore dans la période entre 2004 et 2014, puisque seule l’Islande s’y est opposée. Les évolutions les plus patentes au cours de cette période sont observables de nouveau dans plusieurs pays d’Europe Centrale et de l’Est (la Lituanie, la Lettonie, la République tchèque, la Pologne) mais également en Suède, en Belgique, en Israël, en Allemagne, en Corée du Sud et au Mexique. Il n’existe pas de corrélation statistique transnationale entre ces tendances et les indicateurs d’exposition à la mondialisation, mais il existe cependant une relation statistique significative (r2 = 0.5365) entre les positions occupées par les pays en 2004 et l’ampleur de la progression ultérieure. La crise n’a pas refréné la dynamique de déréglementation de la même manière qu’elle semble l’avoir fait concernant la diminution du rôle du gouvernement.

    19Au cours des dernières années, l’Institut Fraser a publié des données séparées concernant les trois composantes constituant l’indice de réglementation, c’est-à-dire la finance, le travail et le commerce. Il est par conséquent possible d’analyser séparément l’évolution de ces dernières sur la période (également donnée à voir dans le tableau no2). Ces chiffres montrent que l’élément ayant subi la diminution la plus importante en termes de réglementation a été le marché du travail, avec un score moyen de « libération » de la réglementation progressant de 5.59 à 6.86 entre 2004 et 2014. Tous les pays ont connu des diminutions, à l’exception de l’Espagne, de la Hongrie, de l’Islande, de la Russie, de l’Estonie, du Mexique et de la Corée du Sud. On peut remarquer qu’en 2014, sur les six pays anglophones pris en compte, cinq présentaient les marchés du travail les moins réglementés, l’Irlande faisant exception. Il y a également eu une déréglementation d’ensemble dans le secteur de la finance, en dépit du fait que la crise financière est advenue très tôt dans la décennie étudiée, le score moyen progressant de 8.34 à 9.19. Des trois composantes de l’indice de réglementation, le secteur de la finance est aujourd’hui, et de loin, le moins réglementé. Les seuls pays témoignant d’évolutions contraires sont le Royaume-Uni, où la re-réglementation a été très stricte, l’Islande, Chypre et les États-Unis. Il est à noter également qu’il s’agit ici des pays qui ont particulièrement souffert des effets directs de la crise de 2008. La réglementation du commerce en général n’a pas été restreinte dans les mêmes proportions, le score moyen ne progressant que de 6.18 à 6.49. Dans ce domaine, il y a eu des tendances marquées dans la direction inverse : c’est le cas en Autriche, en Finlande, en Hongrie, au Canada, en République tchèque, au Japon, en Slovaquie, en Suède et au Danemark.

    20Les corrélations statistiques varient grandement entre les scores de pays pour ces composantes en 2004 et l’ampleur du changement constaté en 2014. Dans tous les cas, la relation est négative, c’est-à-dire que plus un pays était réglementé en 2004, plus cette réglementation avait été restreinte en 2014. Les corrélations sont les suivantes : réglementation de la finance, r2 = 0.45513 ; réglementation du travail, r2 = 0.29732 ; réglementation du commerce, r2 = 0.75934. On a donc la preuve manifeste d’une convergence entre les pays. Celle-ci prend principalement la forme, comme le prévoyait la thèse de Streeck, de systèmes hautement réglementés le devenant progressivement de moins en moins. Cependant il y a également des contre-exemples intéressants, concernant en particulier la réglementation du commerce, où, de façon notable, la corrélation statistique entre les positions occupées en 2004 et leur évolution ultérieure a été singulièrement élevée. Bien que la convergence reste asymétrique, les contre-exemples indiquent la capacité toujours existante des systèmes politiques nationaux à braver, ou à inverser, la tendance des pressions néolibérales. Nous sommes donc en présence d’une situation beaucoup plus complexe qu’une inexorable dynamique néolibérale.

    Conclusions

    21La description que propose Streeck d’une prédominance croissante des orientations néolibérales dans les politiques publiques à une période où la mondialisation s’intensifie, est confirmée globalement par les données statistiques. Néanmoins, la force du lien entre les deux phénomènes dans les pays étudiés ne semble pas avoir de rapport direct avec les signes visibles du renforcement des leviers de pression de l’économie mondiale que sont l’endettement, les IDI, le rapatriement des profits ou l’implication dans le commerce mondial. En particulier, les pays dotés d’un niveau d’endettement faible n’ont pas été moins enclins que ceux qui sont fortement endettés à adopter des politiques publiques néolibérales. Ces mises en œuvre semblent s’expliquer par des décisions politiques plutôt que par une subordination politique aux pressions extérieures du marché. Il est vrai que dans les exemples qui ont sans doute motivé l’analyse de Streeck au départ, c’est-à-dire les pays débiteurs de la zone euro du sud de l’Europe, ces décisions ont été prises par des entités décisionnaires extérieures aux pays concernés. Ce n’est pas le marché en soi qui a imposé à ces pays des politiques publiques d’austérité d’un genre particulier, mais la Troïka composée d’experts de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international. Les marchés étaient présents lors des réunions de la Troïka sous la forme d’une commission représentant les banques impliquées dans la dette.

    22Nous en arrivons à un point essentiel. Le « marché » est souvent évoqué sous la forme d’un acteur décisionnaire conscient de ses actes, mais il s’agit là d’un anthropomorphisme. Les marchés sont en effet des lieux où sont menées des actions, ce ne sont pas des acteurs ; ils ne disposent d’aucune compétence stratégique, c’est là en effet l’une des vertus qui leur est attribuée par les philosophes néolibéraux3. Les marchés rendent possible l’expression d’orientations diverses par différents types d’acteurs, et sont par conséquent capables de tolérer un certain niveau de diversité, à condition que les exigences fondamentales d’optimisation des bénéfices soient respectées. Ironie du sort, c’est lorsque des autorités politiques ou financières tentent d’interpréter le marché de façon unilatérale que des orientations néolibérales tranchées et souvent intolérantes risquent le plus d’être imposées. Cela peut être le résultat, comme dans le cas de la crise de la zone euro, d’une contrainte extérieure. Mais les États peuvent également, chacun de leur côté, estimer que des politiques publiques de cet ordre sont nécessaires en raison de leurs propres prédispositions politiques, à l’instar des gouvernements du Royaume-Uni qui ont choisi depuis 2010 d’imposer l’austérité alors qu’ils ne sont pas même membres de la zone euro.

    23Ces facteurs aident à comprendre pourquoi il semble ne pas exister de relation mécanique entre les indicateurs d’exposition à la mondialisation de chaque pays et l’adoption de politiques publiques néolibérales : cette exposition passe par la médiation de choix idéologiques et politiques. Les autorités gouvernementales et bancaires disposent d’une certaine marge de manœuvre pour choisir d’accepter ou de rejeter ces politiques.

    24Les données relatives à l’évolution dans le temps des scores de chaque pays sur l’indice global de Fraser montrent clairement que la tendance générale est celle d’une adhésion à ces orientations néolibérales. Conformément à la thèse de Streeck, une convergence asymétrique s’est produite : les pays dont les scores étaient initialement bas sur les composantes séparées de l’indice de liberté économique de Fraser ayant vu leurs scores progresser. Néanmoins, il y a eu des exceptions, certains pays prenant le chemin opposé. Cela a été d’autant plus flagrant concernant la réglementation du commerce. Il s’agit de l’indice qui témoigne de la plus forte corrélation entre la position obtenue en 2005 et le degré de progression ultérieur, mais cette corrélation provient en partie du grand nombre de cas où des réglementations faibles ont été renforcées. Il est donc possible d’aller à contre-courant du mouvement de déréglementation. Il a souvent été souligné que plusieurs économies fortement exposées aux échanges commerciaux (autrement dit, caractérisées par des niveaux élevés d’importations et d’exportations) ont été en mesure de faire face aux contraintes que ces échanges imposent sur les revenus et la compétitivité à travers, par exemple, la coordination de négociations collectives (principalement les pays nordiques, les Pays-Bas et l’Autriche), ou encore par le biais d’accords salariaux, obtenus dans des branches clés de l’industrie, qui jouèrent un rôle directeur à l’échelle nationale (en particulier, l’industrie métallurgique allemande4). Ces institutions ont permis aux gouvernements et aux organismes en charge des relations professionnelles de contrôler l’impact des lois du marché sur leur économie, en effectuant pour cela des compromis (à l’exemple de la maîtrise des salaires ou des taux faibles d’imposition du capital) afin de protéger des politiques telles que le maintien de services publics de qualité ou la cogestion. Les « marchés », désignant ici les lieux impersonnels où sont mises en œuvre des actions plutôt que les acteurs eux-mêmes, n’ont empêché aucune de ces approches, pour autant que les économies concernées aient été en mesure de respecter les compromis sur lesquels ils s’étaient engagés afin de garantir leur compétitivité. Les politiques mises en œuvre par l’État d’investissement social (social investment welfare state, SIWS) constituent un exemple plus récent de ce type d’approche, c’est-à-dire un ensemble de mesures que l’on pense capables de renforcer la compétitivité nationale et les opportunités d’emploi de qualité grâce à l’État-providence et non pas en vertu de son démantèlement5. Les politiques de cet ordre les plus remarquables concernent l’éducation et la formation, l’amélioration de l’accès à l’emploi pour les femmes grâce aux systèmes de garde d’enfants, à la formation continue et à diverses formes de dépenses d’infrastructures. Ces politiques publiques ont principalement été mises en place dans les Pays nordiques, les Pays-Bas et, plus récemment, en Allemagne.

    25Plus généralement, il est à souligner que, si la plupart des pays du nord-ouest de l’Europe reçoivent des notes faibles sur l’indice Fraser pour ce qui concerne le poids de l’administration publique et la réglementation, la majorité d’entre eux obtiennent des résultats particulièrement élevés eu égard à la stabilité de leur système judiciaire, la solidité de leur monnaie et la liberté effective des échanges commerciaux. Le conflit entre le néolibéralisme et ce que l’on pourrait appeler la démocratie sociale, ou plus largement un éventuel ensemble d’orientations privilégiées par le Staatsvolk, n’est pas total. Les deux visions partagent le même héritage traditionnel progressiste d’un intérêt pour l’indépendance judiciaire et le libre-échange en particulier. L’opposition la plus forte au néolibéralisme est le fait de pays qui obtiennent des scores faibles pour les composantes 2 et 4 de l’indice de liberté économique de l’Institut Fraser, ainsi que pour les éléments 1 et 5. Il était remarquable que le Mexique, dont les performances globales ne satisfont que faiblement aux critères de liberté économique de l’Institut Fraser, répond malgré tout aux attentes néolibérales en matière de poids de l’administration publique. C’est également le cas des économies de l’Europe du Sud. En conclure que leur opposition aux autorités européennes et le FMI constitue un exemple patent du conflit entre Staatsvolk et Marktvolk revient à affirmer que l’indépendance judiciaire, la solidité de la monnaie et le libre-échange laissent indifférents les citoyens de ces pays. La situation est plus complexe que cela.

    26Les stratégies de compromis propres aux pays d’Europe du Nord et de l’Ouest se heurtent à des problèmes lorsque des décisions idéologiques conformes aux orientations néolibérales remplacent le marché lui-même. C’est dans ce contexte que les décideurs sont susceptibles de mettre à mal les compromis obtenus, soit par ignorance, soit par désir de conformité avec la pensée néolibérale. Les orientations des politiques publiques de l’Union européenne sont en règle générale hostiles aux négociations collectives6 et les décisions de la Cour de Justice rendent difficile pour les syndicats des Pays nordiques le maintien de l’esprit de coordination et du caractère inclusif qui ont été un élément décisif du succès des organismes de réglementation du marché du travail dans cette région du monde7.

    27Lorsque les gens de marché, le Marktvolk, expriment leurs orientations en premier lieu sur les marchés en tant que tels, il est possible qu’ils ne se soucient guère de la stabilité intérieure et des orientations démocratiques de chaque pays, et qu’ils rendent difficile l’adoption de politiques publiques qui requièrent la présence de ce que l’Institut Fraser nomme un « Big Government », ou encore une administration publique puissante. Mais si des pays parviennent à la prospérité économique en adoptant des politiques publiques à forte dimension sociale ainsi que certaines formes de réglementation, le Marktvolk ne va pas insister pour qu’ils abandonnent de telles orientations. C’est seulement lorsque le Marktvolk agit à travers et avec le soutien des représentants nationaux ou internationaux du Staatsvolk que le programme néolibéral de politique publique apparaît dans sa forme la plus agressive.

    28Un point important de la réflexion que propose Streeck dans son ouvrage Du temps acheté, et qui n’entrait pas dans le périmètre de l’analyse choisie pour le présent article, consiste à dire que les lois mondialisées du marché, dépendantes comme elles le sont d’une suite de développements instables, à l’instar de l’endettement excessif des ménages et des États, courent à leur propre perte. Mes conclusions permettent cependant de commenter ce point, qui peut sembler en contradiction avec mon développement précèdent. Dans la mesure où la mondialisation et la libéralisation sont mises en œuvre par les marchés eux-mêmes, la prophétie de Streeck pourrait bien se réaliser. Ainsi que nous l’avons affirmé plus haut, les marchés n’ont pas de compétence stratégique. Si cela limite la rigueur avec laquelle ils peuvent basculer vers un néolibéralisme extrême, cela signifie également qu’ils n’ont aucune capacité à freiner leurs propres inclinations à l’auto-destruction. Plus les partisans du néolibéralisme parviendront à démanteler les organismes de gouvernance extérieurs au marché mondial, plus ils réduiront les possibilités existantes de juguler les forces qu’ils ont déchaînées, dont les tendances destructrices ont été si bien dépeintes par Streeck dans un livre ultérieur (2016). La mondialisation en tant que telle contribue clairement à ces tendances, dans la mesure où elle place les aspects les plus importants de la vie économique hors de portée de l’instance de réglementation la plus efficace historiquement et la plus démocratique : l’État-nation.

    29À l’échelle mondiale, toutefois, il n’y a pas de vide institutionnel, puisque l’on y trouve des organisations telles que l’Organisation Mondiale du Commerce, le Fond Monétaire International, la Banque Mondiale, l’OCDE, le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, ainsi que des entités régionales au rang desquelles se trouvent l’Union européenne ou encore l’Accord de libre-échange nord-américain (l’ALENA). On peut également mentionner ici certaines entreprises multinationales, notamment les banques. Il est paradoxal que la pensée néolibérale triomphante, qui privilégie les acteurs du marché au détriment des acteurs politiques mais tolère en règle générale les tendances oligopolistiques (ce qui en théorie contredit le concept de position dominante sur un marché), engendre des entreprises qui dominent à un point tel le marché qu’elles acquièrent des caractéristiques liées en temps normal aux gouvernements, leurs compétences stratégiques notamment, voire même le fait d’assumer la responsabilité des retombées de leurs actions, lorsque ces dernières ont une portée systémique. À l’exception, dans une certaine mesure, de l’Union européenne, aucune de ces institutions n’est tenue à une responsabilité démocratique, et leur rôle grandissant est un exemple des dynamiques d’évidement des démocraties nationales que dépeint Streeck. Elles sont également limitées dans leurs capacités de gouvernance, et ont été incapables de refréner les tendances autodestructrices qui ont animé les marchés financiers et engendré la crise financière. En réalité, c’est précisément parce qu’elles ne possédaient qu’un degré limité de compétences stratégiques, qu’elles ont pu conduire une vague de déréglementation plus rapide que ce qui aurait pu advenir à l’aide des seules lois du marché.

    30Néanmoins, cette compétence stratégique même restreinte leur permet aujourd’hui de percevoir, et de tenter de répondre à de nouvelles tendances autodestructrices. Ces organisations ont sans doute joué un rôle important lorsqu’il a fallu maîtriser les conséquences de la crise de 2008, et elles l’ont fait plus efficacement que si la situation avait été laissée aux seules mains du marché, ou bien si elle avait été réellement prise en charge par des politiques économiques semblables à celles menées en 1929-1931, déterminées bien plus fortement dans leur nature par le Staatsvolk et des perspectives nationales. Plus récemment, tant l’OCDE que le FMI ont paru préoccupés par les conséquences économiques probables des inégalités grandissantes que la mondialisation est en train de produire dans sa forme actuelle8. L’Union européenne soutient officiellement la formule d’un État-providence fondé sur l’investissement social, bien qu’elle ait échoué à résoudre la contradiction entre la vision prônée par ce dernier et ses propres positions favorables à l’austérité de manière générale. Toutes ces institutions étant transnationales, notamment les groupes bancaires dominants, elles sont menacées par la montée de la xénophobie, qui affecte la majorité des régions du monde et a d’ores et déjà engendré le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne. Elles deviennent aujourd’hui capables de percevoir les liens existants entre ces récents développements et l’instabilité inhérente à la mondialisation.

    31S’il existe une possibilité de mettre un point d’arrêt à ces tendances que décrit Streeck, elle ne peut résider que dans la mise en œuvre d’une action concertée entre ces différentes entités internationales et les gouvernements de chaque pays. Karl Marx disait du gouvernement qu’il était le comité de gestion des affaires communes de l’ensemble de la classe bourgeoise. Les États nationaux existaient avant l’émergence de la bourgeoisie. Cette dernière n’a peut-être pas inventé une telle institution pour elle-même, mais elle a été capable de tirer profit de quelque chose qui avait été construit par la monarchie et l’aristocratie. Aucune institution de dimension planétaire n’a existé antérieurement à l’essor du capitalisme mondial contemporain, et la bourgeoisie mondiale n’a instauré pour elle-même que des institutions sans pouvoir véritable à l’échelle internationale. Mais la bourgeoisie contemporaine, qu’elle soit locale ou globale, est confrontée également à un problème qui n’existait pas du temps de Marx : sa prospérité repose sur la consommation de masse, et cela exige d’elle qu’elle prête une certaine attention aux besoins de la majorité de la population. C’est un enjeu stratégique qui ne peut être traité par les seuls marchés. La réponse à la question de savoir si les dynamiques décrites par Streeck sont irréversibles dépend par conséquent des réponses apportées à deux autres interrogations : est-ce que le capitalisme mondial est en mesure de créer des institutions capables de gouverner l’économie globale plus efficacement que cela n’a été le cas dans les années antérieures à 2008 ? Et si cela est possible, dans quelle mesure ces institutions pourraient-elles accepter, ou rejeter, une pluralité d’approches de la gouvernance économique ? Nous avons vécu jusqu’à aujourd’hui le paradoxe d’un néolibéralisme mis en œuvre de la façon la plus impitoyable lorsqu’il est défendu non pas par le marché seul, mais par des organismes de gouvernance qui lui sont en principe opposés. Cependant, il n’est pas impossible que ces institutions nous permettent un jour, moyennant un nouveau changement de cap et le renforcement de leurs compétences, d’éviter ses conséquences les plus néfastes.

    Bibliographie

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    Notes de bas de page

    1 Marchés de produits dont la fabrication s’appuie essentiellement sur une main-d’œuvre peu qualifiée et un niveau technique peu élevé, comme les vêtements ou les produits alimentaires de base, ou encore les petites activités commerciales lorsqu’il s’agit de marchés de services.

    2 Sources : Statistiques de l’OCDE sur la dette des administrations publiques, [data.oecd.org/fr/gga/dette-des-administrations-publiques.htm] ; Statistiques de l’OCDE sur les encours d’IDI, [data.oecd.org/fr/fdi/encours-d-idi.htm] ; Statistiques de l’OCDE sur le produit intérieur brut, [data.oecd.org/fr/gdp/produit-interieur-brut-pib.htm] ; Statistiques de l’OCDE sur le revenu national brut, [data.oecd.org/fr/natincome/revenu-national-brut-rnb.htm] ; Statistiques de l’OCDE sur les échanges de biens et de services, [data.oecd.org/fr/trade/echanges-de-biens-et-services.htm] (dernière visite le 15 octobre 2017).

    3 Hayek (1994).

    4 Traxler (1996), Traxler & Brandl (2010), Traxler & Kittel (2000).

    5 Esping-Andersen, avec Gallie, Hemerijck & Myles (2003), Hemerijck (2012), Morel, Palier & Palme (eds) (2012).

    6 Meardi (2011).

    7 Deakin & Rogowski (2011), Höpner (2008 ; 2014).

    8 Förster, Llena-Nozal & Nafilyan (2014), OCDE (2012), Ostry, Loungani & Furceri (2016).

    Auteurs

    • Colin Crouch

      Sociologue et politologue, University of Warwick.

    • Laurent Vannini (trad.)
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    1 Marchés de produits dont la fabrication s’appuie essentiellement sur une main-d’œuvre peu qualifiée et un niveau technique peu élevé, comme les vêtements ou les produits alimentaires de base, ou encore les petites activités commerciales lorsqu’il s’agit de marchés de services.

    2 Sources : Statistiques de l’OCDE sur la dette des administrations publiques, [data.oecd.org/fr/gga/dette-des-administrations-publiques.htm] ; Statistiques de l’OCDE sur les encours d’IDI, [data.oecd.org/fr/fdi/encours-d-idi.htm] ; Statistiques de l’OCDE sur le produit intérieur brut, [data.oecd.org/fr/gdp/produit-interieur-brut-pib.htm] ; Statistiques de l’OCDE sur le revenu national brut, [data.oecd.org/fr/natincome/revenu-national-brut-rnb.htm] ; Statistiques de l’OCDE sur les échanges de biens et de services, [data.oecd.org/fr/trade/echanges-de-biens-et-services.htm] (dernière visite le 15 octobre 2017).

    3 Hayek (1994).

    4 Traxler (1996), Traxler & Brandl (2010), Traxler & Kittel (2000).

    5 Esping-Andersen, avec Gallie, Hemerijck & Myles (2003), Hemerijck (2012), Morel, Palier & Palme (eds) (2012).

    6 Meardi (2011).

    7 Deakin & Rogowski (2011), Höpner (2008 ; 2014).

    8 Förster, Llena-Nozal & Nafilyan (2014), OCDE (2012), Ostry, Loungani & Furceri (2016).

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    Ce livre est cité par

    • Monjo, Roger. (2023) Le débat, la démocratie et l’éducation scolaire à la citoyenneté. Recherches & éducations. DOI: 10.4000/rechercheseducations.13895

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    Crouch, C. (2018). La mondialisation et le triomphe ininterrompu du néolibéralisme (L. Vannini, trad.). In J. Christ & G. Salmon (éds.), La dette souveraine (1‑). Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales. https://doi.org/10.4000/books.editionsehess.12385
    Crouch, Colin. « La mondialisation et le triomphe ininterrompu du néolibéralisme ». In La dette souveraine, édité par Julia Christ et Gildas Salmon, traduit par Laurent Vannini. Paris: Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2018. https://doi.org/10.4000/books.editionsehess.12385.
    Crouch, Colin. « La mondialisation et le triomphe ininterrompu du néolibéralisme ». La dette souveraine, édité par Julia Christ et Gildas Salmon, traduit par Laurent Vannini, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2018, https://doi.org/10.4000/books.editionsehess.12385.

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    Christ, J., & Salmon, G. (éds.). (2018). La dette souveraine (1‑). Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales. https://doi.org/10.4000/books.editionsehess.12343
    Christ, Julia, et Gildas Salmon, éd. La dette souveraine. Paris: Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2018. https://doi.org/10.4000/books.editionsehess.12343.
    Christ, Julia, et Gildas Salmon, éditeurs. La dette souveraine. Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2018, https://doi.org/10.4000/books.editionsehess.12343.
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