Présentation. Les logiques de la dérégulation : penser la sociogenèse de l’État néolibéral à partir de Du temps acheté
p. 9-35
Texte intégral
1La dette publique s’impose aujourd’hui plus que jamais comme un problème politique. Son évolution sert de jauge à l’action des gouvernements européens et le taux auquel se négocient les emprunts de chaque pays vient objectiver le crédit dont il dispose, et le rang qui lui revient dans une hiérarchie dont les agences de notation sont les arbitres et les marchés financiers l’espace de véridiction. Avec la croissance de la dette, ce qui est en cause n’est pourtant pas seulement ce que ce dispositif de mesure de l’État, qui s’est progressivement imposé au cours des quatre dernières décennies, se donne pour objet d’évaluer, à savoir la bonne gestion des finances publiques. Ce sont les fondements mêmes de la démocratie qui sont touchés. La dette conduit à un dédoublement des instances auprès desquelles les gouvernements doivent répondre de leurs choix : à côté du corps des citoyens, qui se prononce périodiquement lors des élections, et en réalité avant lui car leurs réactions sont enregistrées en temps réel par la fluctuation des taux d’intérêt, les investisseurs sont devenus une deuxième instance d’évaluation des politiques publiques, disposant à travers leur décision de souscrire ou non aux emprunts émis par les États d’un levier puissant pour influencer les orientations de la politique fiscale et sociale de ceux qui occupent désormais la position de débiteurs.
2Cette démonstration, déployée par Wolfgang Streeck dans Du temps acheté (2014), fait de la dette à la fois le symptôme et le vecteur d’une reconfiguration profonde des relations entre démocratie et capitalisme dont il faut rappeler les grandes lignes, car elle définit le cadre à partir duquel s’articulent les contributions rassemblées dans ce volume.
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3Élever la dette au rang de problème de philosophie politique n’est possible qu’à condition d’inscrire son évolution dans une séquence historique longue, qui correspond, pour le sociologue allemand, au démantèlement du capitalisme démocratique qui s’était mis en place à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Ce syntagme, à y regarder de près, n’a rien d’évident. Il désigne bien plus qu’une simple juxtaposition de ses deux composantes : en l’employant, Streeck ne se contente pas de constater que l’on a vu s’imposer après 1945, en Europe de l’ouest et aux États-Unis, des régimes à la fois capitalistes et pourvus d’institutions démocratiques – ce qui, de fait, existait auparavant. L’enjeu est de faire apparaître une subordination inédite des mécanismes d’accumulation du capital à une exigence de justice sociale incarnée par la construction de l’État-providence à laquelle on a assisté après-guerre. Dans cette configuration, l’économie de marché s’est trouvée à la fois préservée – au contraire de ce qui se passait de l’autre côté du rideau de fer – et limitée par un État devenu largement keynésien, qui se pense comme garant des grands équilibres de la société, et dont l’action obéit à des objectifs d’intégration sociale et de redistribution, qui vont du plein-emploi à l’organisation de dispositifs collectifs de prise en charge de la santé, de l’éducation et des retraites de ses citoyens.
4Cette nouvelle forme d’État, Wolfgang Streeck la désigne par un terme qui peut prêter à équivoque, celui d’« État fiscal ». La monopolisation de la levée de l’impôt, et son intensification face aux exigences de guerres de plus en plus coûteuses, est un processus historique de longue durée dont l’importance ne saurait être surestimée dans la genèse des États modernes1. Mais il n’est question ici que d’une des toutes dernières phases de cette longue histoire : fixés autour de 10 % du PIB dans l’ensemble des pays occidentaux dans les années 1910, les prélèvements fiscaux atteignent 30 à 50 % du PIB, selon les pays, dans les années 1970 (Piketty, 2013, p. 757-759). Or cette progression spectaculaire, qui s’impose uniformément en dépit de la diversité des traditions politiques nationales, n’est plus liée à titre principal à la guerre, mais à la mise en place de mécanismes de redistribution et à la prise en charge par l’État de nouvelles fonctions auxquelles correspondent de nouveaux droits, les droits sociaux. Un des éléments centraux de Du temps acheté consiste à souligner que cette conquête sociale a aussi été une conquête politique. Les droits sociaux ont été dans l’après-guerre la clé de voûte d’une forme inédite de démocratie, dans laquelle la répartition des profits engendrés par le mode de production capitaliste, au lieu d’être abandonnée au mécanisme du marché, se décidait dans le cadre d’un débat démocratique arbitré par l’État.
5Ce modèle social forgé au sortir de la Seconde Guerre mondiale est désormais entré en crise : capitalisme et démocratie se dissocient sous l’effet des politiques néolibérales. Leur lent processus de divorce ne fait toutefois que révéler une hétérogénéité essentielle. Les apparentes affinités électives entre capitalisme et démocratie étaient en réalité le résultat d’un mariage forcé (shotgun wedding), imposé en raison du rôle accordé au capitalisme dans l’effondrement des années 1930. Le fait que le capitalisme se soit plié pendant plusieurs décennies à la contrainte fiscale a pu donner l’illusion qu’il acceptait de son plein gré de contribuer au projet de société qu’est l’État social. C’est ce que la crise de l’État fiscal est venue démentir : la croissance de la dette résulte aux yeux de Streeck de la capacité du capital à s’émanciper de la discipline démocratique qui lui avait été imposée de l’extérieur (Streeck, 2014, p. 45).
6La nature de cette crise doit pourtant être précisée. Car si la part des prélèvements fiscaux a eu tendance, en fonction des pays, à se stabiliser ou à régresser légèrement depuis les années 1980, elle n’a nulle part rejoint les niveaux du début du xxe siècle. L’État fiscal n’a donc pas été démantelé. La crise de l’État social qu’il finançait n’en est pourtant pas moins profonde, puisque les recettes fiscales s’avèrent structurellement insuffisantes pour faire face à des dépenses qui, en revanche, ont eu tendance à augmenter avec l’allongement de la durée de la vie, la massification de l’enseignement supérieur et la croissance du chômage. L’augmentation des impôts sur les profits qui aurait été requise pour continuer à financer les dispositifs de redistribution s’est avérée impossible en raison de la résistance farouche opposée par le capital, que ce soit en plaidant dans l’arène publique pour une politique fiscale allégée en faveur des entreprises et des ménages les plus aisés, ou, plus directement, en cessant d’investir dans les pays concernés par le poids croissant des politiques sociales pour se déplacer vers des lieux jugés plus « rentables ». Le déséquilibre entre recettes fiscales et dépenses publiques, qui n’a cessé de se creuser depuis les années 1980, et le fait qu’aucun acteur social n’était à disposition pour combler le déficit, a fait émerger une nouvelle figure, celle de l’État débiteur, qui se sert de l’emprunt pour garantir ses engagements en matière de politique sociale face à ses citoyens (ibid., p. 109-110).
7Ce n’est certes pas la première fois dans l’histoire que des États sont endettés, et une analyse comparative des formes de pouvoir exercées par les créanciers des États débiteurs beaucoup plus large que celle que nous pouvons offrir ici serait sans aucun doute précieuse pour affiner le diagnostic porté sur notre présent. Pour ne prendre qu’un exemple, l’impérialisme du crédit de la fin du xixe siècle, qui a abouti à la prise de contrôle quasi complète d’États comme l’Égypte par la France et l’Angleterre, démontre si besoin en est jusqu’où peuvent aller les atteintes à la souveraineté d’un État incapable de se financer par ses propres moyens2. Mais l’intérêt de l’approche de Streeck est d’identifier à travers l’analyse des crises de la dette des dernières décennies un déplacement bien plus difficile à définir qu’une telle altération des rapports de force interétatiques. Ce déplacement, il le décrit comme un dédoublement des « constituencies » qui se partagent la loyauté des gouvernements des États démocratiques – un terme dont l’équivoque même est intéressante, puisqu’il peut désigner à la fois un corps électoral et un groupe de pression. Au « peuple d’État », qui recouvre l’ensemble des citoyens, s’ajoute une entité aux contours plus flous, le « peuple de marché » ou « gens de marché », c’est-à-dire les détenteurs des dettes d’États (ibid., p. 119-122).
8À ce dédoublement correspond un retournement dans le mode d’exercice du pouvoir. L’État keynésien de l’après-guerre était un État essentiellement régulateur, parce qu’il était issu de la prise de conscience des dangers inhérents à une économie de marché livrée à elle-même, illustrés par la crise économique des années 1930 et ses conséquences politiques3. Avec le tournant néolibéral, c’est au contraire la dérégulation qui s’impose comme la pierre angulaire de l’activité gouvernementale. La dérégulation est ce mouvement paradoxal par lequel l’État place délibérément hors de son contrôle des fonctions qu’il avait jusqu’alors assurées, pour s’en remettre à l’action supposée autorégulatrice et supérieurement efficiente des marchés. Contre la conviction que le jeu des marchés n’est viable qu’à condition qu’un réseau de dispositifs de sécurisation et de redistribution prémunisse la société contre ses effets destructeurs, que l’on peut qualifier d’idéal socialiste4, on assiste à une réactivation du principe fondateur de l’économie politique classique selon lequel la prospérité de tous ne peut advenir qu’à condition de laisser libre cours à l’action d’agents individuels, qui doivent eux-mêmes abandonner toute préoccupation pour l’intérêt général et ne songer qu’à leur profit privé5.
9Ce retour à une forme d’orthodoxie libérale a joué un rôle prépondérant dans les transformations de la gestion de la dette publique, comme le montre l’étude que Benjamin Lemoine (2016) a consacrée à l’administration du Trésor française depuis la Seconde Guerre mondiale. Le placement des finances de l’État sous la dépendance des marchés ne peut en effet être décrit comme l’effet involontaire d’une gestion imprévoyante, qui aurait peu à peu érodé les marges de manœuvre de la puissance publique. Au contraire, le démantèlement des formes administrées du crédit qui permettaient à l’État de se financer à des conditions qu’il imposait aux banques a été un projet réfléchi et imposé de haute lutte par les fractions réformatrices de l’administration du Trésor. L’enjeu était de faire jouer aux marchés le rôle d’un « principe de réalité » capable de limiter la dépense publique, et d’interdire ainsi le recours à des circuits de financement jugés « irréalistes » en raison de leurs effets inflationnistes.
10La bataille contre l’inflation revêt une portée historique décisive dans l’histoire des rapports entre capitalisme et démocratie, en ce qu’elle marque le point de rebroussement du keynésianisme qui s’était imposé comme la raison gouvernementale des États de l’après-guerre. Il ne fait nul doute que l’inflation posait un problème sérieux. Mais, aux yeux de Streeck, elle ne doit elle-même être considérée que comme le premier expédient employé pour répondre à la crise existentielle du compromis qui sous-tendait les Trente Glorieuses. Nous l’avons dit, celle-ci prend son point de départ dans une crise de l’investissement causée par l’érosion de la rémunération du capital face à celle du travail. Cette première crise sert, dans Du temps acheté, de révélateur à la fragilité structurelle du capitalisme démocratique. La hausse des salaires et le financement des engagements pris avec l’instauration des droits sociaux ne sont en effet possibles que grâce à une croissance de la production, elle-même dépendante de la coopération des détenteurs de capitaux sous la forme de l’investissement – une coopération qui se trouve précisément mise en péril dès lors que ceux-ci jugent les conditions qui leur sont offertes insuffisamment avantageuses, c’est-à-dire dès lors que le conflit entre capital et travail tend à se régler à l’avantage du travail (Streeck, 2014, p. 45-46). En d’autres termes, les progrès sociaux risquent constamment d’être victimes de leur propre succès en provoquant la défection des investisseurs. La réponse apportée à ce début de blocage dans les années 1970, à savoir l’inflation – ce moyen traditionnel du keynésianisme pour euthanasier les rentiers, qui a pour effet d’obliger les détenteurs de capitaux à préférer l’investissement à l’épargne, et d’inciter à l’investissement à crédit avec de l’argent dont le remboursement se trouve facilité par l’érosion de la valeur de la monnaie –, s’est avérée incapable de soutenir durablement la croissance non seulement parce qu’elle substituait des ressources fictives à une production de richesses réelles devenue insuffisante, mais aussi en raison de la fuite des capitaux monétaires qui, au lieu de se plier à la contrainte exercée sur eux par des monnaies nationales inflationnistes, préfèrent chercher refuge dans des monnaies stables, voire dans l’or, ou investir dans des États dont la politique fiscale garantit une rémunération du capital ressentie comme plus juste (ibid., p. 62).
11L’échec des politiques inflationnistes, marqué par l’émergence de la « stagflation », a conduit à un retournement qui marque la victoire du néolibéralisme : l’abandon de l’objectif de plein-emploi qui était la pierre angulaire des politiques économiques mises en place dans l’après-guerre. La stabilisation des monnaies n’a en effet été acquise qu’au prix de l’émergence d’un chômage de masse. L’intérêt de l’analyse de Streeck est pourtant de montrer que le tournant néolibéral, incarné par les gouvernements Thatcher et Reagan, n’a pas marqué la fin de l’État-providence. S’il s’est traduit par un recul du droit du travail et de la mobilisation syndicale (ibid., p. 63), il n’a pas conduit à un démantèlement de l’ensemble des dispositifs de redistribution. Privé de ses fondements par les réductions d’impôts consenties aux contribuables les plus aisés, mais aussi par la tension que l’abandon de l’objectif de plein-emploi fait peser sur l’assurance-chômage, celui-ci a survécu à crédit. La croissance de la dette publique traduit ainsi la tension entre une politique néolibérale prête à sacrifier les objectifs sociaux à la lutte contre l’inflation et une demande de protection trop forte pour être entièrement ignorée en raison de l’attachement des citoyens – qui sont aussi des électeurs – à leurs droits sociaux.
12À l’inverse de l’inflation, qui avait servi à apaiser le conflit de répartition entre capital et travail à l’aide d’instruments plutôt favorables aux salariés (ibid., p. 322, n. 66), la dette a servi à masquer la victoire des détenteurs de capitaux. Les politiques inflationnistes ont bien cherché à prolonger artificiellement le compromis de l’après-guerre par des manipulations des monnaies nationales, mais seul le recours à la dette a donné son sens littéral à l’expression qui donne son titre à l’ouvrage de Streeck. Du temps a dès lors été acheté auprès d’investisseurs trop heureux de trouver des placements sûrs pour les sommes qu’ils avaient cessé de payer sous forme d’impôts (ibid., p. 115). D’où la nature paradoxale de la dette : instrument d’apaisement des conflits qu’aurait pu engendrer le décrochage des revenus du travail par rapport à ceux du capital, elle renforce en même temps ce déséquilibre en fournissant des placements profitables au surcroît de capitaux conquis aux dépens du travail, et désormais épargnés par des politiques fiscales accommodantes. L’achat de temps – condition de la paix sociale –, et donc sa vente par ceux qui ont de l’argent à placer, devient ainsi l’un des piliers d’une industrie financière qui connaît une croissance fulgurante dans les deux dernières décennies du xxe siècle.
13Le financement à crédit de l’État-providence ne suffit pourtant pas à expliquer la crise de la dette de la dernière décennie. Car les États ont réagi à cette croissance de l’endettement en mettant en place dès les années 1990 des politiques de consolidation des finances publiques, en particulier aux États-Unis, mais aussi en Allemagne à partir des années 2000 avec les réformes Schröder, qui se sont traduites par des coupes dans les budgets sociaux (ibid., p. 67). Que ces efforts n’aient pas suffi à faire baisser durablement la dette publique, Streeck ne l’explique pas seulement par les nouvelles baisses d’impôts consenties par les gouvernements d’inspiration néolibérale (notamment par l’administration Bush) à leurs citoyens les plus riches, mais aussi par un mécanisme plus indirect, dont les conséquences n’apparaîtront qu’avec la crise de 2008.
14La victoire du capital sur le travail, illustrée par le décrochage qui s’opère à partir du milieu des années 1970 entre la croissance de la productivité et la stagnation des salaires (Streeck, 2016, p. 64), associée à la restriction des mesures de soutien à la consommation par des États soucieux d’équilibrer leurs budgets, risquait à la fois de provoquer une crise de la demande et d’attiser le mécontentement des salariés. Une fois encore, le blocage économique et social qui menaçait n’a été évité que par le recours à la dette. La libération de l’accès au crédit privé a ainsi permis aux ménages de maintenir un niveau de consommation bien supérieur à leurs revenus réels, tout en soutenant une nouvelle vague de développement de l’industrie financière. La dérégulation du crédit immobilier et du crédit à la consommation, qui seule pouvait soutenir un niveau de demande artificiellement élevé, a conduit tout droit à la crise financière de 2008 (Streeck, 2014, p. 67-70). Les États, contraints de prendre à leur charge les créances toxiques pour éviter l’effondrement du système bancaire, ont dû accepter une explosion de leur niveau d’endettement qui a balayé les efforts consentis dans la période précédente. Plus dépendants que jamais d’investisseurs qu’ils doivent convaincre de leur capacité à honorer cette dette, ils se voient forcés de poursuivre coûte que coûte leurs politiques de consolidation, c’est-à-dire la réduction de leurs dépenses publiques.
15Au point d’aboutissement de la démonstration de Streeck, on découvre ainsi la nature paradoxale de la crise de la dette dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. De fait, celle-ci n’est pas directement imputable au coût de l’État-providence, mais à un sauvetage au moyen de fonds publics d’un secteur financier qui s’est avéré incapable de s’autoréguler :
L’ironie est que ce sont les dettes que les États ont contractées pour protéger les sociétés des répercussions des prêts spéculatifs – eux-mêmes encouragés par des politiques gouvernementales de dérégulation et d’argent bon marché – qui ont conduit les « marchés financiers » à douter de la capacité des États à respecter leurs engagements en tant que débiteurs. (Streeck, 2016, p. 120)
16Autrement dit, le coût qui s’avère aujourd’hui insoutenable est celui la dérégulation. Et pourtant, c’est bien un nouveau tour de dérégulation du droit du travail, d’amputation de la dépense publique et de baisses d’impôts pour les plus riches en vertu de la « théorie du ruissellement » qui forme le programme de « l’État de consolidation6 ». De fait, il n’y a pas de doute que ces mesures sont les seules à pouvoir rassurer les investisseurs.
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17Le tableau dressé par Du temps acheté ne peut manquer d’interroger la capacité des sciences sociales à expliquer une trajectoire historique caractérisée par le recul de la vitalité démocratique (qui se traduit par une baisse de la participation électorale dans l’ensemble des pays développés), la montée des inégalités, et la crise d’une économie qui paraît aujourd’hui condamnée à des taux de croissance très faibles. Faut-il y voir une série tragique d’erreurs de calcul ? La victoire idéologique d’une poignée d’économistes néolibéraux ? L’effet de la soumission volontaire des pouvoirs publics aux puissances de l’argent et du manque de vigilance des citoyens ?
18Avant même de prétendre expliquer la crise indissociablement économique, sociale et politique que nous traversons, le problème premier consiste à se donner les moyens de la décrire. Tel est le sens du plaidoyer de Streeck pour une redéfinition de la sociologie comme « économie politique ». En abandonnant l’économie aux économistes, les sciences sociales se sont repliées sur un concept amoindri de société, qui leur interdisait de diagnostiquer les transformations du capitalisme contemporain. Ce mouvement, qui s’est traduit par une longue éclipse de la sociologie historique du capitalisme dans les trois dernières décennies du xxe siècle, n’a rien d’accidentel. Il s’explique paradoxalement par la capacité de l’État keynésien de l’après-guerre à réguler le capitalisme, c’est-à-dire à orienter et à contenir ses mécanismes d’accumulation d’une manière profitable à la société dans son ensemble. Trente ans de régulation ont masqué aux yeux de la critique l’antagonisme entre capitalisme et démocratie. Victimes d’une vision de l’économie comme « mécanisme neutre de création de richesse régi par des lois naturelles ésotériques et susceptible d’être gouverné par des techniciens informés scientifiquement » (ibid., p. 242), les sociologues étaient mal équipés pour percevoir la dynamique du capitalisme, et son affranchissement du carcan que lui avait imposé l’État régulateur.
19Il est vrai que le choix de l’expression d’économie politique a l’apparence d’un paradoxe : ne désigne-t-elle pas ordinairement l’élévation du laisser-faire au rang de science opérée entre la fin du xviiie et le début du xixe siècle par Adam Smith et Ricardo ? Bien que le rôle axial que Streeck confère au conflit de répartition entre capital et travail trahisse une inspiration ricardienne7, ce dont il est question n’est pas un retour à l’économie politique classique. Il s’agit plutôt, contre les théoriciens de l’économie comme science pure ayant pour objet les lois « naturelles » de la concurrence, de mettre en évidence la dimension politique de la science économique, notamment à travers la primauté qu’elle accorde à la « justice de marché » contre l’idéal de justice sociale. Au positivisme économique qui aboutit à désarmer une action politique qui aurait pour seule mission de faire admettre à des acteurs sociaux « irrationnels » les déterminismes qui régissent le marché, il faut opposer une analyse historique du capitalisme dans la lignée de Weber et de Polanyi, capable de saisir sa puissance de transformation des rapports sociaux, des formes collectives de pensée, et de modification des équilibres politiques entre les groupes (Streeck, 2016, p. 245-249).
20Mais l’enjeu n’est pas seulement de rendre leur dimension politique aux processus économiques – c’est-à-dire d’abord et avant tout d’identifier les déplacements des conflits de classes –, il est aussi de mettre en lumière la dimension économique des concepts politiques. Avec d’autres, et notamment Colin Crouch (2004), Streeck montre qu’un concept purement institutionnel de démocratie rend incompréhensible la crise actuelle de la participation électorale, qui s’éclaire au contraire lorsque l’on adopte un concept sociologique de démocratie comme travail d’imposition de critères de justice sociale sur le résultat de la distribution de richesses opérée par le marché. Cette capacité d’intervention étant désormais largement érodée, le fait que les classes populaires, qui sont pourtant les plus dépendantes des politiques de redistribution, se détournent d’élections qui ne leur paraissent pas pouvoir altérer la donne économique, n’a rien de mystérieux. Qu’une telle définition économico-politique de la démocratie n’aille pas de soi, y compris à gauche, est d’ailleurs illustré par la critique que Habermas adresse aux conclusions de Du temps acheté à partir d’une vision plus classiquement constitutionnelle de la démocratie8.
21Pour être en mesure de mettre en intelligibilité la crise actuelle, la sociologie ne se doit pas seulement d’être économique et historique, elle doit également renouer avec une forme de holisme macrosociologique que la spécialisation de la recherche a rendu de plus en plus difficile à assumer. En affirmant crânement que ses « réflexions sur la crise du capitalisme sont délibérément exhaustives », Streeck (2014, p. 17) s’installe sur le seul plan où la critique du néolibéralisme est susceptible de porter. L’argument selon lequel la dérégulation, en dépit des souffrances locales qu’elle ne peut manquer de causer, produit en fin de compte le bien commun sous la forme d’une prospérité partagée, se trouve en effet réfuté par une étude des effets globaux de quatre décennies de politiques néolibérales. De ce point de vue la conclusion est sans appel : l’augmentation de la richesse globale s’est bien poursuivie, mais elle s’est accompagnée d’une croissance exponentielle des inégalités, d’un décrochage de la courbe des salaires par rapport à celle des dividendes, d’une stérilisation de la démocratie, et finalement d’une panne de la croissance dans les économies développées. La libération du capitalisme de sa cage régulatrice n’a en définitive eu d’effet positif que sur l’accumulation elle-même. La croyance en une conversion automatique des vices privés en vertus publiques, qui a longtemps servi de bouclier contre une affirmation prétendument contre-productive de critères de justice sociale, relève aujourd’hui plus que jamais d’une foi délibérément aveugle (Streeck, 2016, p. 59).
22Et pourtant, la sociologie ne peut se contenter de ce diagnostic critique. Elle doit également expliquer le dépérissement du capitalisme démocratique et l’essor du néolibéralisme. Pour ce faire, il faut reprendre la séquence à partir de chacun des trois sommets du triangle streeckien : le capital, les citoyens, et l’État.
23Du temps acheté met l’accent sur l’agentivité du capital. Et on comprend aisément pourquoi : il s’agissait pour Streeck de rectifier une erreur de catégorie. Trop longtemps rangé du côté des choses, ou des processus sur lesquels l’action politique devait s’exercer, le capital doit au contraire être reconnu comme un acteur à part entière, comme c’était déjà le cas chez Marx. Cette réactivation de l’héritage marxien, peu commune dans la sociologie contemporaine (par contraste avec la popularité dont il jouit dans la théorie sociale), fournit la clé des transformations du capitalisme depuis l’après-guerre. L’inversion du modèle standard des crises de légitimation élaboré par la deuxième génération de l’École de Francfort que propose Streeck repose tout entière sur ce point : contre toute attente, ce n’est pas la révolte des salariés contre la discipline du travail qui a brisé le compromis de l’après-guerre9. C’est la classe des détenteurs de capitaux qui y a mis fin sous la forme d’une grève de l’investissement dès lors que ses exigences de rentabilité n’ont plus été satisfaites, d’autant que les États libéraient au même moment la circulation des capitaux. Tout au long de la genèse de l’ordre néolibéral, la capacité stratégique du capital à exploiter les points faibles de la réglementation étatique, à déplacer ses investissements vers les zones de moindre régulation, et à s’organiser en groupes de pression pour peser sur les décisions politiques, a bel et bien été un facteur essentiel des transformations sociales.
24En dépit de l’importance analytique et critique de cette opération d’élévation du capital au rang de sujet, il ne peut être question de s’en tenir à une dénonciation de l’avidité des capitalistes pour rendre compte de la trajectoire historique des sociétés occidentales contemporaines. Comme le souligne Yves Duroux, l’action de cette classe ne peut pas être réduite à l’accumulation : cette dernière est en effet conditionnée par une dynamique d’innovation non seulement technique mais aussi managériale, qui vient contrecarrer la tendance à la baisse du taux de profit10.
25Cette dimension, largement absente de Du temps acheté, avait été élaborée quelques années auparavant dans un texte capital qui n’a pas reçu le même écho : « Bringing Capitalism Back In ». S’efforçant de définir le type singulier d’acteur que constituent les capitalistes, Streeck y avance deux traits principaux : ils disposent de fortes ressources (resourcefulness) et se caractérisent par leur « opportunisme indiscipliné » (unruly opportunism) (Streeck, 2009, p. 240). Ces deux dispositions produisent une attitude spécifique à l’égard des normes politiques et sociales que l’on peut qualifier de tendance structurelle au contournement. De fait, la logique schumpétérienne de l’innovation ne se limite pas au progrès technique : l’invention de moyens légaux (mais aussi illégaux, comme le montre l’importance croissante de la corruption dans la dynamique du capitalisme contemporain (Streeck, 2016, p. 70)) pour exploiter les failles des réglementations sociales et – peut-on ajouter – environnementales peut s’avérer tout aussi profitable que la mise au point d’un nouveau procédé de production pour l’acquisition d’un avantage compétitif sur ses concurrents (la délocalisation des lieux de production, rendue possible par une ouverture des marchés internationaux, est d’ailleurs un des principaux moyens de contourner les règles du jeu de l’État-providence avec son droit du travail restrictif). Une fois la brèche trouvée, l’ensemble des entreprises du secteur sont conduites à s’aligner sur ce qui ne tarde pas à devenir un nouveau standard, quand bien même elles n’auraient pas cherché de leur propre initiative à briser les normes fixées par la négociation politique.
26Parce qu’elles admettent et institutionnalisent en leur sein l’existence d’acteurs pour qui la recherche du profit est un motif jugé légitime, y compris si celui-ci doit être conquis par l’exploitation rusée des failles des dispositifs réglementaires, les sociétés capitalistes sont affectées d’une tendance endogène à la dérégulation qui ne peut être contrée que par des interventions politiques périodiquement renouvelées, confrontées à chaque fois au défi de reconstituer des normes communes à partir des ruines d’anciens compromis politiques (Streeck, 2009, p. 245). Le capital, comme le voyait déjà Marx, est la véritable force révolutionnaire des sociétés modernes. Aussi est-ce l’ordre (sous la forme de l’imposition de normes de justice sociale) plutôt que le désordre qui fait problème pour une sociologie politique du capitalisme. Du point de vue du capital en tout cas, le fait le plus étonnant n’est pas la dérégulation progressive des quatre dernières décennies, mais bien la capacité politique à contenir ces effets d’entropie dans les trois décennies qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale.
27Repris du côté des citoyens, l’explication du succès du néolibéralisme présente davantage de difficultés, car il apparaît comme un marché de dupes. Et pourtant, il serait trop simple de les cantonner au rang de victimes passives. Une explication sociologique ne peut faire l’économie d’identifier les appuis que le néolibéralisme trouve dans la société elle-même. Bien qu’il ne s’agisse pas de l’axe principal de la démonstration, Du temps acheté avance quelques éléments, qui rejoignent pour partie les analyses de Boltanski et Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme : emprise croissante de la consommation, affaiblissement de la demande de sécurité de la part d’une génération qui voit dans une mobilité qui menace de se retourner en précarité une forme nouvelle de liberté, idéologie méritocratique mâtinée de culte de la performance sportive qui légitime l’individualisation des rémunérations et des statuts, et, enfin, arrivée sur le marché du travail des femmes, qui vivent l’entrée dans le travail salarié comme une émancipation, quelles qu’en soient les conditions (Streeck, 2014, p. 59-60). Dénoncer ne suffit donc pas : le néolibéralisme répond bien à des aspirations subjectives présentes au sein des sociétés auxquelles il fait violence.
28Ces facteurs ne sont pourtant mentionnés qu’en passant. Pour en mesurer la pertinence et les éventuelles limites, il faut se reporter à « Citizens as Customers : Considerations on the New Politics of Consumption » (2012), un texte contemporain de Du temps acheté où la question a été portée à un degré supérieur d’élaboration. Les explications d’ordre « idéologique » mentionnées dans l’ouvrage s’y trouvent en effet inscrites dans une dynamique historique de formation des individus modernes. Renouant avec l’héritage de la sociologie classique (simmelienne, mais aussi durkheimienne), Streeck rattache le triomphe du néolibéralisme à un excès d’individualisation des sociétés contemporaines, ou, plus exactement, au privilège accordé à une socialisation « à la carte », débarrassée des formes traditionnelles d’autorité et de communauté. Tout l’intérêt de l’analyse proposée consiste à montrer que cette tendance – qui explique l’importance acquise dans les quatre dernières décennies par des formes de consommation hautement différenciées, capables d’entretenir et de relancer sans cesse le désir de distinction sociale – n’est pas une création des publicitaires. Au contraire, l’article souligne qu’elle s’est initialement manifestée comme un élément de résistance au capitalisme dans sa phase industrielle (Streeck, 2016, p. 96-98). Sous ses deux aspects de refus de la discipline de travail et de désaffection croissante des consommateurs pour les produits standardisés qui avaient soutenu la croissance des Trente Glorieuses, la crise du fordisme des années 1970 repose sur ce ressort (et l’entrée des femmes sur le marché du travail n’est elle-même qu’une autre face de ce mouvement qui affecte les communautés traditionnelles, au premier rang desquelles on trouve la famille).
29À moyen terme, cependant, ce désir de changements sociétaux s’est avéré bien plus destructeur pour la démocratie que pour le capitalisme. Ce dernier a, de fait, su s’adapter très rapidement. Grâce à la mise au point de procédures de production de plus en plus sophistiquées, capables de fabriquer une variété de biens que l’industrie standardisée des Trente Glorieuses ne permettait pas d’imaginer (grâce notamment à l’informatisation progressive des chaînes de montage), et au développement exponentiel d’un marketing entièrement consacré à sonder, à susciter et à satisfaire les préférences différenciées des individus, la consommation s’est imposée comme l’un des vecteurs privilégiés d’affirmation des identités sociales (ibid., p. 100).
30En revanche, ce même mouvement de distinction et de prééminence de liens faibles, optionnels et sans cesse mobiles pose à la politique démocratique un problème structurel. Les biens et les services fournis par l’État social ont en effet une dimension d’uniformité qui leur est essentielle : en matière de santé comme d’éducation, l’enjeu est de fournir les mêmes chances à tous. Plus largement, c’est l’exercice des droits politiques qui entre en tension avec la logique de satisfaction des préférences individuelles :
[J]e soutiens que la citoyenneté est par nature moins confortable que la consommation, et que si elle est évaluée aux mêmes critères, elle sort nécessairement perdante. Vue en termes de droit des consommateurs, la citoyenneté est condamnée à apparaître comme structurellement analogue à la consommation de masse à l’ancienne, dans laquelle les individus ne voient qu’une partie de leurs préférences idiosyncrasiques satisfaites et se trouvent contraints de faire des compromis sur le reste. (Ibid., p. 107)
31Pour Streeck, le résultat de cette aversion pour l’uniformité n’est pas tant une fin de la politisation qu’un primat accordé à des mobilisations sectorielles dépendant des intérêts de sous-groupes qui se sentent « concernés » par une question ou une injustice particulières, aux dépens de la participation à des partis politiques ou des syndicats capables d’élaborer et de défendre des programmes pour la société dans son ensemble. Ces derniers ont en effet l’inconvénient qu’aucun des citoyens-consommateurs ne s’y « reconnaît » complètement. Mais la régulation a par définition besoin de programmes généraux, puisqu’elle suppose de s’élever au point de vue du tout. En ce sens, ce sont bien les sociétés modernes, en tant que – comme Durkheim l’a souligné il y a plus d’un siècle – elles font de l’individu leur valeur la plus haute, qui se trouvent affectées d’un penchant à la dérégulation.
32Contrairement à ce que peut laisser penser une lecture rapide de Du temps acheté, tout ne repose donc pas sur les ruses du capital. Le néolibéralisme n’a pu s’implanter que parce qu’il trouve des appuis dans les aspirations subjectives d’acteurs sociaux de plus en plus individualisés (ce qui ne veut pas dire qu’il les exprime fidèlement, mais qu’il a su les capter à son profit et les utiliser de manière à susciter une large adhésion notamment parmi les classes moyennes). On aurait donc tort de réduire le néolibéralisme à une simple doctrine économique : il doit être pensé comme une transformation radicale du projet de société de l’après-guerre, qui certes, dans le domaine du travail et de la consommation, laisse plus de place à l’épanouissement individuel, mais qui s’est faite au prix d’une destruction progressive des mécanismes d’intégration qui limitaient les inégalités dans l’accès aux ressources nécessaires pour accéder au statut d’individu autonome. Cette tension affecte en particulier l’État social, dont l’élément d’uniformité semble désormais se trouver en porte à faux par rapport à des aspirations qui émanent des citoyens eux-mêmes – lesquels, pourtant, ne veulent en aucun cas renoncer à leurs droits sociaux pour basculer entièrement dans un régime d’assurance privée. Soumis à de telles attentes contradictoires, celui-ci semble condamné à décevoir ceux qui restent ses principaux bénéficiaires. À défaut de proposer une solution à cette tension immanente au développement des sociétés capitalistes contemporaines, on peut estimer qu’une part importante de la tâche politique de la sociologie consiste aujourd’hui à la rendre pensable pour les individus qui y sont exposés.
33Le problème de la victoire du néolibéralisme, enfin, doit être posé une troisième fois à partir de l’État. C’est sans doute de ce point de vue que le triomphe de la dérégulation présente sa face la plus obscure, à moins que l’on ne s’accorde à considérer la servitude volontaire des politiques aux marchés comme une explication sociologique satisfaisante.
34Streeck, significativement, refuse d’aborder le problème sous cet angle : dans Du temps acheté, le tournant néolibéral est décrit comme une altération du rapport entre classes plutôt que comme une érosion de la puissance de l’État. La question de savoir si l’État possède à ses yeux le statut d’acteur à part entière, au même titre que les citoyens et le capital, reste d’ailleurs indécise. À première vue, il semble s’appuyer sur une forme de théorie marxiste dans laquelle l’État est réduit au rang d’appareil bureaucratique et administratif, sans mission propre, que les classes se disputent. La volonté de l’État, dans cette perspective, serait dictée par les intérêts de la classe qui remporte ce conflit. Une telle approche a l’avantage d’expliquer pourquoi il consent à une politique de dérégulation qui lui impose de renoncer à certaines de ses prérogatives : il se fait simplement l’exécuteur des exigences de la classe des capitalistes qui a pris l’ascendant sur les salariés dans les quatre dernières décennies.
35Il est pourtant possible d’affiner cette première lecture. En opposant deux modèles de justice – justice sociale (redistributive) et justice de marché – Streeck (2014, p. 93) permet de concevoir le conflit autour de l’État comme un conflit sur la définition du concept de justice. Dans cette interprétation, les groupes qui s’affrontent ne peuvent pas tout faire faire à l’État, mais doivent présenter leur projet de société en termes de justice. Au-delà du conflit sur le contenu à donner à ce concept, l’État aurait ainsi une mission propre reconnue par l’ensemble des acteurs, celle précisément de formaliser et de mettre en œuvre une conception de la justice. Cette manière d’analyser la place de l’État dans le conflit des classes a l’avantage de le traiter comme un acteur pourvu d’une autonomie relative, avec son ethos, qui du coup doit se voir reconnaître un rôle dans l’analyse sociologique des transformations du capitalisme démocratique. Ce qu’il faudrait analyser dans cette perspective, ce sont les controverses autour du concept de justice que les acteurs essaient de faire endosser à l’État. Il est vrai que Streeck lui-même ne s’engage pas dans ce type d’enquête, qui suppose une méthodologie différente, inspirée de la sociologie pragmatique. Dans Du temps acheté, son objectif se limite à mettre en lumière le déplacement par lequel l’État a privilégié ces dernières années une interprétation du concept de justice fondé sur la justice de marché, mais il ne problématise pas davantage les processus qui l’ont conduit à se détourner des impératifs de justice sociale qui étaient depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale au cœur de sa mission.
36Cette question est pourtant décisive : comme le démontre Colin Crouch dans sa contribution à ce volume, la dérégulation n’a pas été imposée directement par la pression des marchés, elle doit être comprise comme l’effet de choix politiques opérés au niveau des gouvernements11. De fait, l’altération des rapports de force en faveur du capital au cours des quatre dernières décennies résulte pour une large part de l’organisation de marchés internationaux de capitaux pensée, voulue et mise en œuvre par les États. S’il est vrai que la capacité du capital à se déplacer lui permet de mettre en échec des revendications de justice sociale qui parvenaient à s’imposer dans le cadre national, cette mobilité n’est elle-même pas un fait de nature – pas plus d’ailleurs que les entraves qui avaient été imposées dans l’après-guerre aux flux de capitaux.
37Comment donc expliquer la volonté d’un nombre sans cesse croissant de gouvernements d’abdiquer leurs prérogatives régulatrices pour s’en remettre au jeu de marchés qu’ils ont contribué à promouvoir ? La difficulté pour la sociologie est que le retrait de la puissance publique de la vie économique auquel on assiste depuis les années 1970 déjoue les explications institutionnelles classiques qui traitent l’État et sa bureaucratie comme un acteur intéressé à la perpétuation ou à la croissance de son pouvoir d’administrer la société12.
38À cette énigme, Streeck apporte deux éléments de réponse dans les textes que nous avons mobilisés. « Bringing Capitalism Back In » fait du recours à la concurrence un expédient trouvé par les pouvoirs publics pour limiter les marges parfois excessives dont profitaient des producteurs installés en situation de quasi-monopole par les politiques économiques nationales (dans le domaine des transports, des télécommunications, de l’énergie, etc.). Le texte souligne que la tendance à l’accumulation propre au capitalisme s’accommode très bien de ce type de situation de monopole. Incapables d’imposer à ces entreprises à statut protégé des critères de justice justifiables devant les électeurs, les gouvernements ont parfois pu trouver moins coûteux politiquement d’ouvrir le secteur à la concurrence que d’imposer un contrôle autoritaire des prix (Streeck, 2009, p. 243). La deuxième explication, avancée cette fois dans « Citizens as Customers », revient à affirmer que, face à la critique de l’uniformité des government goods (que l’on pense seulement, en matière de logement social, à la dénonciation des grands ensembles, ou, en matière d’audiovisuel, à la désaffection pour les programmes « ennuyeux » des chaînes publiques), les gouvernements ont admis leur incapacité à satisfaire la montée en puissance des préférences toujours plus différenciées des citoyens avec la même efficacité que le secteur privé (Streeck, 2016, p. 105).
39Ces deux arguments, qui font état d’un sentiment d’impuissance, à l’intérieur d’appareils d’État confrontés aux transformations de sociétés de plus en plus complexes et exigeantes, à répondre à ces demandes tout en continuant à assurer la charge de la régulation de l’économie et de la protection sociale, sont toutefois insuffisants pour rendre compte de la cohérence et de la systématicité du projet néolibéral. Ce projet, que Foucault (2004, p. 120) a défini dans Naissance de la biopolitique comme « un État sous surveillance de marché », se situe aux antipodes d’une volonté d’accroissement continu de la puissance étatique. De fait, depuis près de quarante ans, ce sont les critiques de l’État, compris comme appareil bureaucratique enclin à produire une réglementation proliférante qui met en danger le libre jeu des marchés, qui ont pris la tête des gouvernements des principales puissances occidentales.
40Phénomène paradoxal du point de vue d’une théorie de la souveraineté, l’autolimitation de l’intervention étatique constitue depuis plus de deux siècles le pivot de la problématique libérale entendue comme art de gouverner « le moins possible » (ibid., p. 29). Alors que le concept de souveraineté obéit à la logique du commandement et de l’obéissance, l’art libéral de gouverner part en revanche du principe que l’on dirige d’autant mieux la conduite des individus que l’on s’abstient de la réglementer intégralement. C’est en ce sens que le libéralisme peut être défini comme une forme de gouvernementalité « environnementale » : il consiste non pas à prescrire mais à disposer les choses de telle sorte que le jeu des intérêts suffise à orienter la conduite des individus dans une direction déterminée (ibid., p. 265).
41Si cette problématique de l’autolimitation de l’intervention étatique remonte à la seconde moitié du xviiie siècle, Foucault souligne que le néolibéralisme se distingue du libéralisme classique en ce qu’il ne cherche pas tant à soustraire la sphère économique à l’intervention de l’État qu’à utiliser le marché comme dispositif de régulation de l’exercice de la souveraineté13.
42C’est de ce point de vue que l’on peut parler de la dette comme d’un instrument de gouvernementalité. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, que la dette ait été créée de toutes pièces par des gouvernements dévoués à la cause de l’économie de marché afin de limiter les politiques de redistribution mises en œuvre par l’État social. En revanche, on se doit de constater que l’écart irrésolu entre des programmes économiques néolibéraux et une protection sociale désormais privée d’une partie essentielle de ses fondements fiscaux a abouti à la croissance d’une dette qui, à son tour, a pour effet de renforcer la cause de la dérégulation. De fait, les États se sont placés sous la dépendance des investisseurs alors même que la libéralisation des marchés financiers accroissait considérablement la mobilité des flux de capitaux. Au lieu de s’inscrire dans une logique d’investissement à long terme, qui impliquerait de reconnaître le rôle décisif de la dépense publique dans la croissance de la productivité (en termes d’infrastructure, mais aussi d’éducation), ceux-ci se sont de plus en plus tournés vers une recherche de profits rapides qui les incite à faire de la dérégulation du droit du travail et de l’optimisation fiscale leurs priorités absolues.
43Bien qu’elle soit davantage le résultat de contradictions inhérentes à la trajectoire économico-politique des sociétés capitalistes contemporaines que d’un quelconque calcul délibéré, la dette publique est devenue le pivot d’un « cosmos néolibéral » fait non seulement de marchés de capitaux globalisés, mais aussi d’agences de notations qui indexent les possibilités d’emprunt des États à la mise en œuvre de « réformes structurelles » réclamées par les investisseurs. Ce retournement – qui fait passer l’État du rang de sujet de connaissance, qu’il avait patiemment conquis à travers la construction d’un appareil statistique14, à celui d’objet mesuré, évalué, comparé à d’autres États par des centres de calcul qui se donnent pour fonction d’orienter les choix des investisseurs – revêt une portée considérable dans l’histoire des formes de réflexivité politique modernes. Car ces nouvelles méthodes de benchmarking pensées pour les investisseurs plutôt que pour les citoyens, qui tendent à détrôner les cadres d’analyse produits par les appareils de statistique publique qui guidaient l’État keynésien (et en particulier l’analyse en termes de classes et de catégories socioprofessionnelles, dont le rôle dans la mise en visibilité des inégalités est déterminant), possèdent désormais une influence prépondérante dans la détermination des politiques publiques et leur justification envers les citoyens15.
44Les relations de la dette publique avec le pouvoir politique sont donc plus complexes qu’il n’y paraît. S’il est incontestable qu’elle représente une limite pour la souveraineté des États, on omet trop souvent de relever qu’un État endetté est éminemment gouvernable. Les politiques de dérégulation n’y apparaissent plus comme des choix idéologiques mais comme des nécessités inscrites dans l’ordre des choses, et en particulier comme des conditions indispensables pour maintenir des taux suffisamment bas pour ne pas rendre le service de la dette insoutenable. Une des grandes leçons de quatre décennies de politique néolibérales est, qu’en Europe du moins, il n’est pas possible pour un gouvernement démocratiquement élu d’obtenir une renonciation volontaire des citoyens aux fonctions sociales de l’État. Le risque dénoncé par Streeck est que la dette serve à contourner la résistance que les peuples européens opposent à toute attaque directe contre les dispositifs de protection sociale en réussissant à faire apparaître leur démantèlement non plus comme un choix politique, mais comme le résultat d’un ensemble de contraintes objectives16.
45Réarmer la critique contre ce qui n’est pas tant une dépolitisation (puisque le néolibéralisme est bien un programme politique) qu’une dé-démocratisation (c’est-à-dire une soustraction de l’économie à tout critère de justice sociale) impose de faire réapparaître derrière cet « ordre des choses » instauré par le néolibéralisme des rapports de subordination politique entre groupes. Autrement dit, une analyse en termes de gouvernementalité ne peut suffire. Son intérêt principal consiste à faire comprendre pourquoi, à l’intérieur même de l’appareil d’État, s’est affirmé l’impératif de limiter l’emprise de la réglementation pour s’en remettre au marché en tant que dispositif décentralisé de coordination des acteurs auquel il serait contreproductif de prétendre toucher. Mais le risque que Du temps acheté s’emploie à conjurer consiste précisément à s’arrêter aux propriétés formelles du marché. Le lecteur remarquera que dans le texte que nous publions ici, comme dans son ouvrage, Streeck emploie fréquemment l’expression entre guillemets – « les marchés » – pour montrer ce qu’a de politiquement égarant une analyse qui se rend aveugle au rôle que ces institutions jouent dans les équilibres économico-politiques des sociétés contemporaines. Les marchés ne peuvent servir de point d’arrêt à l’analyse, car à travers la médiation de cette institution, ce sont bien les intérêts et le pouvoir d’une classe qui s’affirment. De ce point de vue, la question de savoir si le « peuple de marché » forme ou non une communauté de même nature que la communauté nationale – sur laquelle se sont concentrées quelques critiques majeures de Du temps acheté17 – passe à côté de l’enjeu principal du déplacement opéré par Streeck : faire basculer les marchés du rang de dispositif impersonnel d’allocation des ressources à celui d’institution au service d’une classe sociale déterminée, celle des détenteurs de capitaux, qui se sont dotés avec les agences de notation de porte-parole que l’on aurait tort de prendre pour les hérauts d’une vérité « objective ».
46Cette opération de re-sociologisation de l’analyse des marchés est le seul moyen d’échapper au piège que le néolibéralisme tend à la critique. C’est en effet en opposant le caractère purement formel des lois du marché aux interventions substantielles de l’État en faveur de catégories sociales déterminées que les tenants du néolibéralisme ont réussi à imposer l’idée d’une supériorité de la justice de marché sur la justice sociale, soupçonnée de favoriser arbitrairement certaines clientèles électorales (Streeck, 2014, p. 97-98). Contrer cet argument n’est possible qu’à condition de mettre en évidence les puissants effets substantiels auxquels aboutit le jeu des marchés, qui tendent à accroître sans cesse les avantages de ceux qui sont les mieux dotés en capital18. Faire apparaître ces déséquilibres et la menace qu’ils représentent pour la société afin de redonner sens à une action politique correctrice est la raison d’être de l’économie politique que Streeck appelle de ses vœux.
47Cette conversion sociologique du regard s’impose aujourd’hui plus que jamais, alors que se multiplient les phénomènes politiques incompréhensibles d’un pur point de vue économique. Le cas du Brexit revêt ici une valeur exemplaire19. Mais bien au-delà de la situation britannique, la montée des partis qualifiés de populistes doit être comprise comme un des principaux foyers de crise de la gouvernementalité libérale contemporaine. Le refus de continuer à se laisser conduire par la logique de l’intérêt individuel qui, dans les faits, ne semble profiter qu’à une élite restreinte, répond en effet à un sentiment d’injustice sous-tendu par des aspirations allant dans le sens de plus de solidarité entre les membres de la société. Mais celui-ci s’exprime sous forme d’une volonté de repli sur l’État-nation, perçu comme seul bouclier possible contre une internationalisation qui ne cesse de creuser les inégalités20.
48Si de telles réactions peuvent être décrites dans un langage polanyien comme des contre-mouvements que la société oppose aux effets destructeurs du marché, il n’y a là aucun motif d’optimisme. La leçon de La grande transformation est en effet que ces réactions risquent d’aboutir, comme l’ont montré les fascismes dans les années 1930, à des résultats plus catastrophiques que le libéralisme qu’elles combattent (Polanyi, 1983, p. 322-336). Pour échapper au dilemme qui se profile entre le triomphe de la décomposition néolibérale de la société – dont How Will Capitalism End ? offre une peinture lugubre – et les réactions sociales mal contrôlées qui alimentent les mouvements nationalistes d’extrême-droite, l’une des tâches les plus urgentes – et la seule en tout cas que l’on puisse se proposer dans le cadre d’un ouvrage académique – est de reconstituer une vision holiste de la crise dont nous sommes témoins. Car si l’on peut considérer avec Polanyi que les contre-mouvements sont des réactions spontanées de la société, la régulation, elle, ne l’est pas, et suppose une force de proposition politique qui ne peut se soutenir que d’une perception des grands équilibres sociaux.
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49À partir du cadre théorique fixé par Du temps acheté, les contributions réunies dans le présent volume s’ordonnent autour de trois questions : est-il possible de réguler un capitalisme qui s’est largement émancipé du cadre étatique au sein duquel s’était défini le compromis de l’après-guerre ? L’intégration européenne – et, désormais, sa désintégration – est-elle un obstacle ou un atout pour remettre une économie globalisée sous contrôle démocratique ? Comment le néolibéralisme, en faisant pénétrer les logiques marchandes jusque dans la subjectivation des citoyens, altère-t-il le principe de cohésion des sociétés démocratiques contemporaines et, partant, le type de réflexivité et d’action politique qui peuvent avoir prise sur leur devenir ?
50Dans la première section, Wolfgang Streeck et Colin Crouch abordent de deux points de vue différents l’impuissance apparente des États-nations face à une économie mondialisée elle-même dépourvue d’institutions capables de lui imposer la régulation dont elle aurait besoin. Analysant à la lumière du modèle théorique construit dans son ouvrage les politiques économiques mises en place depuis 2012 pour maintenir à flot un capitalisme en crise, Streeck décrit l’injection massive de monnaie dans le secteur financier par les Banques centrales (quantitative easing) comme l’ultime moyen trouvé pour « acheter du temps » – un moyen qui s’est avéré incapable de relancer la croissance et qui menace désormais de susciter une crise aussi grave que celle de 2008. Contre la fuite en avant incontrôlée orchestrée par les apprentis sorciers du capitalisme globalisé, il réaffirme la nécessité de réguler politiquement le secteur financier, et d’augmenter l’imposition sur les catégories les plus aisées pour relancer l’économie réelle. Répondant aux critiques de Habermas, il revient également sur la nécessité de distinguer entre l’Union monétaire européenne, qui semble moins capable que jamais de mener un tel travail, et l’Europe en tant qu’entité socio-historique composée d’États-nations dont la diversité économique et politique doit être respectée. Refusant de s’en remettre à l’utopie d’une régulation européenne ou mondiale, Streeck réaffirme que ces derniers demeurent le principal point d’appui disponible pour essayer, s’il en est encore temps, de remettre l’économie au service de la démocratie.
51Colin Crouch propose quant à lui de tester à partir d’un ensemble de données statistiques les hypothèses avancées dans Du temps acheté quant à l’influence des marchés sur les orientations politiques des pays développés. Prenant à contre-pied la thèse de l’impuissance du politique, il conclut que le tournant néolibéral n’a pas été imposé directement par la pression des marchés, mais qu’il doit être compris comme l’effet de choix idéologiques pris par les gouvernements. À partir de l’idée que ce ne sont pas les marchés en eux-mêmes qui déterminent les orientations politiques nationales et internationales, et en prenant acte du fait que la politique économique ne se décide plus uniquement au niveau des gouvernements nationaux, même si ce sont eux qui ont amorcé le processus de mondialisation, il s’interroge sur la capacité des grandes institutions chargées de la gestion du capitalisme mondialisé (FMI, Banque mondiale, grandes banques et firmes multinationales) à désamorcer les tendances autodestructrices du capitalisme néolibéral.
52La deuxième section regroupe sous le titre de « Souveraineté nationale, intégration européenne et mondialisation économique » les contributions de Jürgen Habermas, Robert Boyer et Bruno Karsenti. Elle s’ouvre par la traduction de la recension de Du temps acheté publiée par Habermas à l’occasion de la sortie de l’ouvrage, à laquelle Wolfgang Streeck répond dans la postface de l’édition française. Ce texte est ici mis pour la première fois à la disposition du public français, afin de lui fournir une vue complète de ce qui est devenu une controverse théorique majeure sur le rôle et le devenir de l’Union européenne. S’il admet le diagnostic posé par Streeck sur l’évolution du capitalisme, Habermas conteste en revanche ses conclusions politiques : plutôt qu’un repli sur l’État-nation, c’est un renforcement de l’intégration politique de l’Union européenne et une démocratisation de ses institutions qui permettront de sortir de la crise actuelle. C’est cette solution, avec le type de souveraineté super-étatique qu’elle implique, que Streeck récuse à son tour dans le texte qui ouvre ce volume.
53Robert Boyer renverse pour ainsi dire la perspective adoptée par Habermas, en interrogeant non pas les potentialités de l’intégration européenne, mais les raisons de la désintégration – certes partielle – qu’elle vient de connaître avec le Brexit. Alors que d’un point de vue économique, l’intégration européenne ne présentait que des avantages pour le Royaume-Uni, le peuple britannique a décidé de sortir de la communauté européenne. Pour expliquer ce paradoxe, Robert Boyer analyse les transformations qu’a subies la stratification sociale britannique au cours des dernières décennies, et constate qu’un net accroissement des inégalités a accompagné l’amélioration globale de la situation économique du pays. Ceci permet de comprendre le vote pour le Brexit comme une demande de rétablir une souveraineté étatique qui semble aux citoyens être l’unique moyen pour faire cesser l’accroissement des inégalités. L’article plaide ainsi pour une reconsidération par les sciences sociales des motifs auxquels obéissent les décisions des acteurs sociaux : comme le montre le Brexit, la « rationalité économique » invoquée par les gouvernants et les experts ne peut plus se permettre d’ignorer des demandes politiques de solidarité qui risquent, si elles ne trouvent aucune réponse dans des politiques économiques ordonnées à la seule logique de marché, de prendre la forme d’affects xénophobes.
54Bruno Karsenti, dans sa contribution, propose une analyse de l’État de consolidation qui, selon Streeck, est la forme politique par laquelle les États-nations européens ont répondu à la crise de 2008. Il interroge la complexion du « social » propre à un tel État, qui tend à s’affranchir de ses obligations à l’égard de ses citoyens pour répondre aux injonctions d’une Union européenne qui, à la différence des États-nations, n’est pas articulée à une société politique. Or la critique interne propre à la réflexion sociologique dépendait d’un dispositif de prise de décision ordonné aux exigences de justice et de solidarité des citoyens tel que l’État social issu du compromis de l’après-guerre l’avait mis en place. À partir du constat selon lequel la dialectique entre l’État de consolidation et l’Union européenne produit donc un décollement du politique par rapport au social, Bruno Karsenti met au jour le dilemme auquel est confrontée la critique contemporaine : soit abandonner le niveau de la nation pour passer à un concept de solidarité élargi – mouvement généreux, mais dont les appuis sociopolitiques, en termes d’institutions et d’acteurs, restent à définir –, soit se replier sur un « petit-étatisme » qui, s’il n’est pas à la mesure d’une économie mondialisée, a l’avantage d’insister sur une conception pleine du social tel qu’il s’est construit dans le cadre national.
55Dans le prolongement de ces interrogations, la troisième section prend pour objet les effets du néolibéralisme sur la société. Les contributions de Benjamin Lemoine, Marie Cuillerai et Jean-Michel Rey explorent ainsi les points d’appui et les résistances que les politiques néolibérales rencontrent à l’intérieur des populations des États démocratiques contemporains, l’enjeu étant de savoir si les transformations en cours justifient de les qualifier de « sociétés néolibérales ». Dans cette optique, Benjamin Lemoine analyse les politiques d’enrôlement des « citoyens-épargnants » dans et par la dette mises en place en France (mais aussi aux États-Unis) suite au démantèlement des formes administrées de crédit propres à l’après-guerre. Contestant l’idée selon laquelle nous serions tous concernés au même titre par une dette publique qui engage le crédit de la nation tout entière, il décrit la façon dont les structures techniques, sociales et politiques d’émission des contrats d’emprunt souverain produisent des formes d’oppositions entre des classes sociales qui ne bénéficient pas au même titre de la dette. Toute la difficulté est que la législation – qui interdit d’identifier les détenteurs de la dette d’État – et la grille de lecture qui s’est imposée dans le débat public et dans la comptabilité nationale – centrée sur l’opposition entre la génération actuelle et les générations futures – aboutissent précisément à masquer la hiérarchisation des statuts et des droits sociaux et politiques qui découlent d’un régime de dette « marchandisée ». Dénonçant le risque de la mise en place d’une redistribution à l’envers, c’est-à-dire des plus pauvres vers les plus riches, l’article met également en garde contre la reconfiguration subreptice du débat démocratique autour des préoccupations des investisseurs et des places financières, dont l’émergence de la catégorie de « risque politique » lors de la dernière élection présidentielle porte le témoignage.
56Marie Cuillerai reprend la question des effets des politiques néolibérales sur les modes de subjectivation et de politisation des peuples européens à la lumière de l’analyse foucaldienne du néolibéralisme. Aborder la dette comme technologie de gouvernement la conduit à interroger les partis pris théoriques qui conduisent Wolfgang Streeck à soutenir un renforcement de l’État-nation pour lutter contre la dé-démocratisation induite par l’extension de l’endettement public et privé. Au lieu d’opposer deux peuples luttant pour le contrôle d’un même État (« peuple national » contre « gens de marché »), il convient à ses yeux de poser la question de savoir comment des acteurs soumis à la gouvernementalité néolibérale font société. En deçà de la distinction entre deux peuples, l’article soutient que c’est la subjectivation des individus par l’intérêt qui les engage dans la production et la reproduction d’une logique d’asservissement au marché, rendant du même coup illusoire les espoirs placés dans les vertus civiques du « peuple national ».
57L’article de Jean-Michel Rey clôt cette section en interrogeant le régime néolibéral sous l’angle de la perception du temps et de la justice qu’il propose, voire impose à ses citoyens. À travers une étude de la rhétorique mobilisée dans les discours néolibéraux, il montre que l’on assiste à la production d’une temporalité sociale inédite : face à la promesse d’une justice qui adviendrait automatiquement dans un futur plus ou moins proche à condition de laisser faire les marchés, les acteurs sociaux se trouvent assignés à une position de passivité. L’action politique, qui était le lieu où, dans la modernité, on œuvrait pour rendre le monde de l’ici-bas plus juste, est donc déclarée vaine et l’expérience du temps se transforme en un éternel présent, réduit à l’attente de l’intervention d’une justice de marché divinisée. L’analyse de cette théologie appauvrie au plus extrême degré fait apparaître ses effets de dépolitisation et d’immunisation contre un réel autrement plus complexe.
58En guise de conclusion, enfin, nous publions un entretien dans lequel nous avons soumis à Yves Duroux les principales questions que le livre de Wolfgang Streeck nous paraît soulever : quelle place accorder au marxisme dans l’analyse de la crise contemporaine ? Les stratégies du capital sont-elles seules responsables de l’explosion de la dette ? Quel rôle a joué l’État dans le tournant néolibéral ? Quelles sont les transformations du travail et de la famille qui rendent les politiques néolibérales socialement acceptables ? La nation est-elle l’horizon indépassable des politiques de redistribution ? Est-il possible aujourd’hui d’intégrer la question écologique à un modèle d’inspiration keynésienne ?
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Pour une analyse de la sociogenèse de l’État fiscal voir Elias (1975, p. 149-179), ainsi que le programme de recherche sur la genèse de l’État moderne conduit par Jean-Philippe Genêt, notamment Genêt & Le Mené (1987), et Genêt (1990).
2 Sur ce point, voir notamment Bouvier (1960, p. 75-104), et Saul (1997), mais aussi l’analyse proposée par Rosa Luxemburg (1967, livre III, chapitre 30 « L’emprunt international »).
3 Voir notamment le diagnostic porté par Polanyi (1983 [1944]).
4 Voir Durkheim (2011 [1928]), et Polanyi (1983 [1944], p. 337-351).
5 De la Fable des abeilles de Mandeville à la « main invisible » d’Adam Smith, tel est le paradoxe sur lequel est fondée l’économie politique classique.
6 On peut définir ce dernier comme la dernière étape du démantèlement du compromis d’après-guerre, dans laquelle le conflit entre « peuple d’État » et « gens de marché » qui émerge avec l’État-débiteur se trouve tranché en faveur des seconds : « En bref, un État de consolidation peut être décrit comme un État dont les obligations commerciales vis-à-vis des marchés prennent le pas sur ses obligations politiques vis-à-vis de ses citoyens, et où les citoyens n’ont pas accès aux ressources politiques ou idéologiques qui leur permettraient de contester cet arbitrage. » (Ibid., p. 124).
7 Sur ce point, voir ci-dessous : Entretien avec Yves Duroux, « On ne fabrique pas un peuple en lui donnant du pain. Ni une constitution », p. 275.
8 Voir dans ce volume Jürgen Habermas, « Démocratie ou capitalisme ? Misère des États-nations et de leur fragmentation au sein d’une société mondiale intégrée par le capitalisme », p. 115.
9 Telle était en effet l’attente qui ressortait des travaux que Habermas a menés au début des années 1970 avec l’un de ses assistants de l’époque, Claus Offe, sur les « problèmes de légitimation du capitalisme avancé » (Habermas & Offe, 1973). La thèse centrale du livre consiste à dire que le capitalisme n’entre plus en crise parce qu’il est une structure d’exploitation, c’est-à-dire du fait de la révolte des salariés contre l’injustice que constitue l’extorsion de la survaleur par le capital – un mouvement qui vise nécessairement l’abolition du système capitaliste comme mode de production. La révolte des salariés se dirigerait désormais contre le capitalisme comme structure de domination. Selon Offe et Habermas, le capitalisme doit donc dorénavant se légitimer comme forme politique, et non comme mode de production – thèse qui supposait subrepticement que les conflits de répartition étaient réglés et ne risquaient plus de refaire surface, bref : que le capital s’était rangé à la discipline de l’État social.
10 Sur la baisse tendancielle du taux de profit et les causes extérieures à la logique de la mise à profit du capital qui contrecarrent cette tendance voir Marx (2008, Livre III, Section 3, p. 356-412). Voir également ci-dessous, « On ne fabrique pas un peuple en lui donnant du pain. Ni une constitution », Entretien avec Yves Duroux, p. 275.
11 Voir ci-dessous, « La mondialisation et le triomphe ininterrompu du néolibéralisme : quelle est la force du lien ? », p. 89.
12 Voir par exemple Weber (2013, p. 100-101).
13 La formule s’applique en particulier à la version allemande, ordolibérale, du néolibéralisme, à laquelle Foucault consacre les leçons du 31 janvier, 7, 14 et 21 février 1979 : « Autrement dit, au lieu d’accepter une liberté de marché, définie par l’État et maintenue en quelque sorte sous surveillance étatique, – ce qui était, en quelque sorte, la formule de départ du libéralisme : établissons un espace de liberté économique, circonscrivons-le et laissons-le circonscrire par un État qui le surveillera – eh bien, disent les ordolibéraux, il faut entièrement retourner la formule et se donner la liberté de marché comme principe organisateur et régulateur de l’État, depuis son existence jusqu’à la dernière forme de ses interventions. Autrement dit, un État sous surveillance de marché plutôt qu’un marché sous surveillance d’État. » (Foucault, 2014, p. 120). On trouve toutefois quelque chose d’analogue dans le néolibéralisme américain, qui utilise l’analyse économique comme principe de critique de l’action gouvernementale (ibid., p. 252).
14 Voir notamment Brian (1994), et Desrosières (1993).
15 Voir dans ce volume la contribution de Benjamin Lemoine p. 195, ainsi que Lemoine (2014).
16 Tel est précisément le sens de la formule thatchérienne selon laquelle « il n’y a pas d’alternative », dont Streeck (2014, p. 91) dénonce les effets délétères sur la démocratie.
17 Voir en particulier la charge d’Adam Tooze (2017). La critique de Tooze porte sur How Will Capitalism End ? mais inclut dans son analyse les thèses avancées dans Du temps acheté et critique violemment le terme de Marktvolk.
18 C’est ce que Streeck appelle, en s’appuyant sur la sociologie des sciences de Merton, le « principe de Matthieu » : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. » (Streeck, 2016, p. 37 et p. 48).
19 Voir dans ce volume l’article de Robert Boyer : « Le Brexit. Souveraineté nationale contre internationalisation de l’économie », p. 133.
20 Une explication de ce phénomène est avancée dans Karsenti & Lemieux (2017).
Auteurs
Philosophe, Curapp/IMM-LIER/Institut für Sozialforschung Frankfurt – CNRS.
Philosophe, Institut Marcel Mauss (LIER) – CNRS-EHESS.
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