1 Ce chapitre reprend l’essentiel d’un article paru dans la Revue française de sociologie (Dalgalarrondo & Urfalino, 2000).
2 Ce terme, forgé par Calabresi et Bobbitt (1978), qualifie la situation dans laquelle des biens nécessaires à la survie, à l’évitement de souffrances ou de tout autre mal, sont en nombre insuffisant pour les membres d’une collectivité qui en ont besoin. Cette situation implique non seulement l’effort pour accroître ces biens, mais aussi l’adoption d’un mode d’allocation, « tragique » puisqu’il exclut une partie de ceux pour qu’ils sont absolument indispensables.
3 La transplantation rénale a rencontré à sa naissance des problèmes similaires qui ont été réglés sans controverse (Herpin&Paterson, 1992).
4 Ainsi définie, la controverse est un modalité de la délibération entendue comme l’ensemble de la discussion préalable à l’adoption d’une ligne d’action (Urfalino, 2000a).
5 L’accès aux journaux télévisés de 20 heures est apparu comme un seuil pertinent. Il va de soi que cette définition restreinte adaptée à notre approche ne s’oppose nullement à l’usage habituel d’une conception plus large, pertinent pour d’autres travaux voir, pour une étude dont le sujet se rapproche du nôtre, Mehl (1998).
6 Dans le Littré, la signification du terme « pénurie » est encore restreinte à celle de disette grave.
7 Est-il besoin de préciser que le besoin de soin n’est, lui, pas relatif ?
8 Abbott informe dès 1995 les autorités et le milieu associatif que la France aura cent traitements dans le cadre de l’accès compassionnel mondial.
9 Le milieu hospitalier a alerté les associations de l’impossibilité de contenir le coût de l’argumentation des bithérapies et des futures prescriptions de trithérapies dans les limites des budgets prévus pour 1996.
10 Sur cet instance créée en 1983, voir Memmi (1996).
11 Dans un communiqué de novembre 1995, le TRT-5 affirmait, avant même la conférence de Washington : « Il est tout aussi clair que la disponibilité actuelle du produit ne saurait être satisfaisante et nous attendons des engagement fermes des laboratoires Abbott sur ce point ». Le TRT-5 demandait par ailleurs qu’on lui communique le calendrier prévisionnel de l’évolution de la production de l’inhibiteur de protéase et les prévisions de répartition de cette production au niveau mondial. Chiffres qu’ils n’obtiendront jamais, pas plus que quiconque.
12 La FDA, qui délivre l’AMM des États-Unis, exige que la firme pharmaceutique soit capable de fournir tous les besoins du pays dès son autorisation.
13 Le Monde 1er février 1996
14 Libération 5 février 1996
15 Libération, 5 février 1996 et 24 février 1996.
16 4 107 personnes étaient décédées du sida en 1994 et 3 846 en 1995 (Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n° 11, 1997).
17 Il demande également que le groupe de travail conduit par le Pr Dormont-chargé de formuler régulièrement des recommandations sur la prise en charge des malades du sida-se prononce dès la fin du mois de mars sur la valeur thérapeutique des antiprotéases et des trithérapies.
18 Selon le compte rendu de la réunion réalisé par les services du ministère de la Santé.
19 Impact Médecin Quotidien, n° 856, 22 février 1996.
20 Une dépêche d’agence est construite selon le principe de la pyramide inversée. Elle propose dans la phrase titre le fait majeur, puis dans le premier paragraphe une contextualisation du fait, sans jamais dépasser trente mots, et enfin, des sous-paragraphes susceptibles d’aider le journaliste dans l’écriture d’un article. L’objectif de ce dispositif est de pouvoir couper la dépêche en partant du bas à n’importe quel endroit sans pour autant manquer l’information principale. La dépêche de l’AFP a pour titre « Pénurie-traitement : vers un tirage au sort provisoire des patients », et le premier paragraphe précise que cette solution est envisagée « pour la première fois en France ». L’annonce des mille traitements supplémentaires n’est reprise que dans l’avant-dernier paragraphe de la dépêche.
21 Une autre sélection était possible : quelques minutes plus tôt, la dépêche de l’Agence Médicale de Presse avait adopté une autre hiérarchie de l’information. Le titre porte sur les mille traitements supplémentaires annoncés par Hervé Gaymard, les premiers paragraphes mentionnent la recommandation du CNS d’acheter les molécules aux États-Unis, le tirage au sort n’est abordé que dans le dernier paragraphe.
22 Titres respectifs du Figaro, de Libération, de L’Humanité, du Monde.
23 Aussi, dans la partie qui suit, sauf mention explicite, nous ne nous intéresserons qu’aux médias audiovisuels.
24 Rappelons que la filiale du laboratoire Abbott excluait de recourir à cette solution en France, et que l’administration avait anticipé cette question en saisissant le Comité consultatif national d’éthique.
25 Émission de TF1 diffusée le 3 mars 1996, sondage Soffres réalisé par téléphone auprès de huit cents personnes de 18 ans et plus.
26 La question posée aux sondés reproduisait d’ailleurs la réduction et les simplifications, opérées par la plupart des médias audiovisuels, de la proposition du CNS en une question morale tranchée contenant implicitement déjà la réponse. Cette question et les réponses proposées étaient : « Le CNS a conseillé de tirer au sort les malades qui pourront bénéficier d’un médicament qui n’existe pas en assez grande quantité, estimez-vous que cette formule n’est : 1) Pas acceptable. 2) Il faut bien trouver un moyen puisqu’il n’y a pas assez de médicaments. 3) Sans opinion ».
27 L’analyse interactionniste du consensus prend en compte à la fois la distribution réelle des opinions sur un thème et la perception, éventuellement erronée, de cette distribution. Voir Padioleau (1986, p. 180-192).
28 « Un lieu commun est une réponse résolutoire. Par là il faut entendre ce qui permet de trancher une alternative ou une pluralité ouverte de solutions possibles » affirme Michel Meyer (1993, p. 68).
29 Ce commentaire d’une journaliste sur les images d’une manifestation d’Act Up va dans le même sens que celui de Philippe Gildas, deux jours plus tard, dans Nulle part ailleurs : « Mais c’est le tirage au sort qui est surtout choquant ».
30 Sur l’enthymème, voir entre autres Perelman & Olbrechts-Tyteca (1988).
31 Cette confusion est source d’erreurs fréquentes y compris en sciences sociales : Wittgenstein l’avait repéré dans le Rameau d’or de Frazer. Jacques Bouveresse (1982, p. 68-69) qui le commente souligne que « si l’on entend par arbitraire ce qui devrait et, dans d’autres circonstances, pourrait avoir une justification, mais, qui, dans la situation présente, n’en a pas », le même terme n’a pas le même sens quand il est employé pour qualifier ce qui, en aucun cas, n’exige ou ne peut avoir une justification.
32 Sur le problème de la reconstruction des arguments implicites des acteurs, voir Bouvier (1997, p. 104).
33 Sur l'importance de l'indexation contextuelle des jugements moraux, voir Boudon (1996), plus particulièrement p. 437 sur le tirage au sort.
34 À l’exception du Pr Lévy, président de l’ANRS, qui soutient la proposition du CNS dans un communiqué AFP du 27 février. Ce soutien et celui de l’Agence du médicament ne seront pas mentionnés par les télévisions.
35 L’ensemble de l’argumentation de ce clinicien est disponible dans une interview donnée à l’Humanité le 28 février. L’argumentation d’un autre clinicien, le même soir sur M6, est un peu plus développée et va exactement dans le même sens : « Le tirage au sort n’est éthiquement pas recevable que ce soit au plan médical ou au plan humain, on ne peut pas dire qu’un patient sur deux va bénéficier d’un nouveau traitement alors que l’autre, on le laisse dans son coin. Cela n’est pas recevable et ce n’est pas un critère scientifique ».
36 En témoignent les communiqués du 27 février des deux principales associations de malades, Aides et Act Up, leur condamnation morale du tirage au sort y est très rapide, elle est immédiatement suivie de la condamnation morale des firmes pharmaceutiques et de la caution éthique maladroitement apportée par le CNS.
37 Dans les journaux télévisés des 27 et 28 février, la seule mention d’un choix explicite des firmes pharmaceutiques pouvant peser sur l’état supposé de pénurie est une phrase de transition dans le commentaire de la journaliste, précisant que les laboratoires américains désirent approvisionner le territoire américain avant l’Europe et l’Afrique. Cette phrase passe inaperçue puisqu’elle fait le lien entre les interviews des responsables associatifs condamnant le tirage au sort, et un long reportage sur les difficultés de production des firmes.
38 C’est en raison d’un désaccord à ce sujet que le TRT-5, dont la règle de travail est l’unanimité, n’a rédigé aucun communiqué sur l’avis du CNS. Les associations ont rédigé séparément leurs propres communiqués.
39 Une analyse exhaustive des sujets « sida » traités dans les journaux de 20 heures, en 1996, ne repère que cinq thèmes : organisation du Sidaction, retour de Magic Johnson dans son équipe de basket, propos du Pape sur le préservatif, controverse sur le tirage au sort, Congrès de Washington (base de données de l’Inathèque).
40 Pour une bonne critique de cette vision trop simple, voir Schlesinger (1992).
41 Problèmes de faisabilité rapidement invoqués par le président d’Aides, quand il explique que le tirage au sort ne fait que repousser à un autre niveau le risque de choix discrétionnaire : celui de l’inscription des malades sur la liste des participants au tirage au sort.
42 Souligné dans le communiqué.
43 Ainsi Engelhardt et al. (1987) envisagent cinq modes de clôture des controverses : la perte d’intérêt ou abandon, la force, le consensus, la force d’un argument, la négociation.
44 Au point que partisans et adversaires du tirage au sort se sentiront également confortés par cet avis.
45 Cette stratégie n’a rien d’exceptionnel : le dossier d’enregistrement du saquinavir, première antiprotéase sur le marché mondial, fut confié par Roche à l’Agence européenne plus de cinq mois après son dépôt à la FDA.
46 Le nombre estimé de cas de sida chez les adultes, de la fin des années 1970 jusqu’à la fin 1996, est de 553 000 pour l’Amérique du Nord et de 235 000 pour l’Europe occidentale ( Relevé épidémiologique hebdomadaire, n° 48, novembre 1996).
47 Rappelons que les associations américaines n’ont pas repris à leur compte les demandes des associations européennes et s’étonnèrent même, pour certaines, de ce qui se passait en France.
48 Nous n’avons pas eu l’occasion de mentionner l’action la plus spectaculaire : le 29 février, une usine d’Abbott implantée en France était envahie par des militants d’Act Up. Les images de l’intrusion et de l’occupation furent retransmises sur CNN dans la matinée du 1er mars.
49 Conforté par les entretiens menés au sein des sièges américains des deux firmes, en juillet 1999.
50 Précisons que cela n’allait pas de soi. Les firmes n’ont rencontré la mobilisation et la pression que l’on a décrites qu’en France.
51 Cf. l’interview du président de Aides dans Libération, 27 mars 1996.
52 Le fait était suffisamment important pour qu’un haut responsable des hôpitaux s’en inquiète au début du mois de mai : « Il faut souligner que les associations disposent de ces données fournies par les laboratoires pharmaceutiques. C’est ainsi que certains Cisih sont accusés de ne pas suffisamment prescrire. La diffusion de ce type de données par site prescripteur est incontestablement de la part des laboratoires un moyen de pression pour amener certains sites à prescrire. La stigmatisation de certains hôpitaux ou Cisih est dangereuse à plusieurs titres. Elle peut remettre en cause la liberté de prescription et amener à des transferts de clientèle.