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L'eau à découvert

 | 
Agathe Euzen
, 
Catherine Jeandel
, 
Rémy Mosseri

Quatrième partie. Usages de l'eau

4. L'agriculture irriguée et ses enjeux au xxexxie siècle

Sami Bouarfa, Jean-Christophe Poussin e Jean-Yves Jamin

Testo integrale

1Depuis l’antiquité, l’irrigation permet de pratiquer l’agriculture dans des milieux trop arides pour les plantes, ou en saison sèche. L’importance des travaux pour la construction et la gestion des équipements de captage et de transport de l’eau ont imposé une dimension collective à l’agriculture irriguée. Les investissements importants et la concentration spatiale d’une forte production agricole ont justifié un étroit contrôle politique des systèmes irrigués. Ce contrôle a été relancé aux XIXe et XXe siècles, lorsque des projets d’irrigation de grande ampleur ont mobilisé de très importants fonds publics. En 1960, environ 10 % des terres cultivées étaient irriguées ; aujourd’hui, ce sont 18 % des terres, lesquelles produisent plus de 40 % des besoins alimentaires mondiaux. Aujourd’hui, si l’agriculture irriguée est presque trois fois plus productive que l’agriculture pluviale, elle a aussi ses contraintes. Tout d’abord, les investissements pour les infrastructures hydrauliques sont très élevés (de 3 000 à 20 000 €/ha). Ils sont souvent soutenus par l’État, mais ils doivent être valorisés pour être amortis. Par ailleurs, les charges de fonctionnement et de maintenance de ces aménagements sont élevées. Ce surcoût global de l’irrigation impose des cultures plus intensives, avec une forte dépendance aux performances des filières, en amont (agrofournitures), comme en aval (transformation et mise en marché des produits), et le recours à l’emprunt bancaire. De plus, la répartition de l’eau et des charges dans les périmètres irrigués collectifs suppose une gestion collective. Et enfin, l’irrigation prélève et rejette d’importants volumes d’eau, ce qui est parfois source de salinisation et de pollutions, et ce qui peut la placer dans une situation problématique avec le reste de la société.

Les évolutions récentes de l’irrigation

2Considérée comme l’un des piliers de la révolution verte, l’irrigation a été au centre des politiques de développement dans les années 1960 et 1970. Mais ces politiques agricoles interventionnistes ont été considérées comme trop coûteuses dans le contexte libéral qui a suivi. Les États et les bailleurs de fonds ont fortement réduit leurs investissements pour la création d’infrastructures hydrauliques et l’aménagement de nouvelles terres irrigables à partir des années 1980 et pendant les deux décennies suivantes. Ce recul des investissements publics a été en partie compensé par une très forte expansion de l’irrigation privée, petite ou grande. Les pompes immergées offrent en effet aujourd’hui la possibilité d’exploiter, individuellement, des nappes souterraines parfois très profondes. L’irrigation privée s’est développée à la fois sur de nouvelles terres et dans les périmètres irrigués collectifs pour pallier les défaillances de la distribution de l’eau. Cette innovation, qualifiée de groundwater revolution, est sans précédent dans l’histoire de l’irrigation.

3En France, l’irrigation individuelle est devenue majoritaire, avec un déplacement des surfaces irriguées vers le Bassin parisien (photo, gauche), aux dépens de la région méditerranéenne, où les terres traditionnellement irriguées sont gagnées par l’urbanisme. Au Maghreb, le développement de l’exploitation des nappes est lié à l’expansion rapide de la technique de l’irrigation aux « gouttes à goutte » (photo, droite). Promu par les États pour économiser de l’eau, le goutte à goutte est surtout moins coûteux en travail que l’irrigation traditionnelle, et il a ainsi permis d’étendre les superficies irriguées. En Afrique sub-saharienne, les États favorisent les investissements privés dans l’irrigation et prônent le partenariat public-privé pour faire face aux énormes besoins d’investissements. Dans cette région, et depuis les grandes crises alimentaires de 2007-2008, l’agrobusiness, orienté principalement vers le maraîchage sous serres et les cultures industrielles, s’est développé, mais en provoquant des conflits avec les usagers traditionnels des terres et de l’eau. Partout dans le monde, les questions de la répartition des ressources en eau et en terre et de leur usage durable, sont ainsi d’une brûlante actualité.

À gauche : pivot d'irrigation en région Centre (France). © J-M. Leluc. À droite : parcelle irriguée au goutte-à-goutte au Maroc. © H. Quarouch

4L’intensification de l’agriculture par l’irrigation, associée à l’usage croissant de la mécanisation et d’intrants chimiques (cf. IV.5) est considérée comme nécessaire pour faire face aux défis futurs de l’alimentation mondiale. La croissance démographique génère en effet une progression constante de la demande en céréales et tubercules. À cet effet primaire, s’ajoute celui de la hausse du niveau de vie et de la demande en produits d’origine animale ; or, il faut 5 à 7 kg de céréales, soit environ 15 m3 d’eau, pour produire 1 kg de viande de bœuf (cf. VI.10). La consommation alimentaire mondiale moyenne journalière passerait ainsi de 3 000 kcal par personne aujourd’hui, à 3 600 kcal par personne en 2050.

D’autres scénarios de développement

5Ce mouvement général d’intensification de l’agriculture nécessite un meilleur contrôle des conditions biophysiques et socio-économiques des milieux. Mais ce contrôle se heurte aux incertitudes croissantes issues des changements mondiaux (climatiques et socio-économiques) et de leurs déclinaisons régionales et locales. La communauté scientifique s’intéresse de plus en plus à la compatibilité entre l’intensification des agro-écosystèmes (c’est-à-dire des écosystèmes cultivés), notamment irrigués, et leur capacité de résilience*. En effet, l’intensification par le contrôle d’une source de vulnérabilité de l’agriculture – la disponibilité de la ressource en eau, qui est liée à l’aléa climatique et hydrologique – induit une plus forte vulnérabilité à d’autres aléas et incertitudes – les fluctuations des marchés des produits agricoles ou l’incertitude de livraison d’intrants de qualité. Ceci pousse à relativiser la « sécurisation » alimentaire offerte par l’intensification agricole et à envisager d’autres scénarios de développement fondés sur la diversité des ressources, des usagers et des usages (agriculture, élevage, services écosystémiques*…), et sur de nouvelles formes de gouvernance (participation des usagers). Selon de nombreux auteurs, il apparaît en effet que la diversité et l’hétérogénéité sont des caractéristiques qui peuvent jouer un rôle clé dans le degré de résilience d’un agro-écosystème.

6Les projections récentes ne prévoient qu’une faible extension des superficies irriguées pour atteindre, au plus, 20 % des terres cultivées à l’horizon 2050. Pour faire face à la fois aux enjeux de la sécurité alimentaire (cf. I.11) et aux défis des changements mondiaux, l’agriculture irriguée devra faire preuve d’adaptation et de flexibilité.

Bibliografia

Références bibliographiques

• S. BOUARFA et M. KUPER (éds) – Groundwater Governance : Learning from Local Experiences, Irrigation and Drainage Special Issue, vol. 61, 2012.

• J.-Y. JAMIN, S. BOUARFA et J.-C. POUSSIN (éds) – Quels nouveaux défis pour les agricultures irriguées ? Cahiers agricultures, vol. 20, 2011.

• D. ROLLIN et S. BOUARFA S (éds) – L'irrigation en France : État des lieux, enjeux et perspectives, Sciences Eaux & Territoires, n° 11, 2013.

• L. MEHTA, G. J. VELDWISCH et J. FRANCO (éds) – Water Grabbing? Focus on the (Re) appropriation of Finite Water Resources, Water Alternatives, vol. 5. 2012.

Indice delle illustrazioni

Legenda À gauche : pivot d'irrigation en région Centre (France). © J-M. Leluc. À droite : parcelle irriguée au goutte-à-goutte au Maroc. © H. Quarouch
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/9933/img-1.jpg
File image/jpeg, 106k

Autori

Agronome, Irstea, G-EAU, Montpellier, p. 166.
sami.bouarfa@irstea.fr

Agronome, Chercheur à l’IRD, G-EAU, Montpellier, p. 166.
poussin@ird.fr

Agronome, Chercheur au CIRAD, G-EAU, Montpellier, p. 166.
jamin@cirad.fr

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