1Une bonne partie des discours qui prennent pour objet la question de l’eau douce s’articule aujourd’hui autour de la reconnaissance de l’eau comme bien commun (cf. VI.6). Derrière cette expression qui mêle considérations éthiques, philosophiques et économiques, se cache en réalité une variété d’acceptions, qui permet de souligner le caractère polysémique de la notion de « bien(s) commun(s) ». Un autre vocable est pourtant consacré dans le domaine juridique et trouve des prolongements récents en sciences sociales : celui de « patrimoine commun ».

Du bien commun…

2Le concept de bien commun renvoie généralement à un principe moral, philosophique ou éthique, qui attribuerait un caractère inaliénable et non commercialisable à des objets, dont la gestion devrait être confiée à une instance collective (état, collectivité, communauté) garante de l’intérêt commun ou de l’intérêt général des usagers de cette ressource. Le bien commun serait considéré comme une contribution à la vie bonne, au sens philosophique du terme. La gestion de l’eau « en bien commun » pourrait alors être caractérisée par des principes d’accès universel, un droit à l’eau pour tous, pouvant aller même jusqu’à la gratuité. Cette vision des choses, mobilisée en particulier par un certain nombre de mouvements militants plaidant pour un retour à des modes de gestion publique de l’eau, entretient cependant généralement une confusion sur ce qu’il convient de nommer « bien commun ». S’agit-il de l’eau douce ? De l’accès à l’eau ? Des services d’eau potable et d’assainissement* ? Ces éléments se superposent bien souvent. À titre d’exemple, la « Coordination Eau bien commun », qui regroupe un collectif d’associations françaises travaillant dans ce domaine, soutenait un certain nombre de revendications à l’occasion des élections municipales françaises de 2014, parmi lesquelles : « la gestion publique de l’eau, l’accès à l’eau pour tous, une réelle participation des usagers à la gestion de l’eau, la suppression de l’abonnement, une première tranche gratuite et une tarification progressive, le choix de l’eau du robinet plutôt que l’eau en bouteille, des actions de solidarité internationale ».

… aux biens communs

3Lorsque le bien commun se décline au pluriel, il renvoie souvent à la catégorisation des biens issue des travaux d’économie publique, qui distinguent de manière habituelle : les biens privés, les biens publics, les biens de club et les biens communs, selon des critères de rivalité et d’exclusion (figure).

4Le statut de l’eau, suivant cette catégorisation, dépend des conditions de son usage et, notamment, des droits de propriété qui s’y appliquent de facto. Considérer l’eau comme relevant des biens communs renvoie également à la fameuse fable de Garrett Hardin relative à la tragédie des biens communs. Selon cet auteur, les ressources communes (il faut entendre par là les ressources en libre accès) seraient en danger, car chaque usager, poursuivant son bénéfice individuel, serait incité à prélever un maximum de ressources, tandis que les coûts de ce comportement seraient supportés par l’ensemble de la collectivité. À terme, cette situation engendrerait une surexploitation des ressources, qui ne pourrait être endiguée que si une autorité publique met en place des règles d’usage strictes (intervention de l’État) ou si des droits de propriété privée sont établis sur les ressources – limitant l’accès à ceux qui s’acquitteraient d’un paiement au détenteur des droits de propriété (mise en place de marchés de droits). Cette alternative entre le marché et l’État a toutefois été critiquée, notamment dans les travaux d’Elinor Ostrom, démontrant aussi la possibilité, pour un groupe limité d’usagers, de mettre en place des règles de gestion co-construites, qui permettent d’éviter la tragédie décrite par Hardin. L’action collective pour la gouvernance des biens communs est dès lors envisagée comme possible, si un certain nombre de conditions sont réunies.

… et au patrimoine commun

5La notion de bien(s) commun(s) renvoie donc, suivant l’usage du singulier ou du pluriel, à des acceptions assez différentes, ce qui pousse à recourir à un autre terme, parfois utilisé comme synonyme de bien(s) commun(s) et dont l’usage s’est répandu au cours de ces quarante dernières années. La loi sur l’eau de 1992 reconnaît en effet que « l’eau fait partie du patrimoine commun de la Nation » (Article 1) et la Directive-cadre européenne sur l’eau adoptée en 2000 stipule, pour sa part, que « L’eau n’est pas un bien marchand comme les autres, mais un patrimoine qu’il faut protéger, défendre et traiter comme tel » (Considérant n° 1). De surcroît, de nombreux mouvements citoyens revendiquent la reconnaissance de l’eau comme « patrimoine commun de l’humanité » et cette préoccupation rejoint également celle d’institutions internationales, (cf. VI.7) comme le Conseil Mondial de l’Eau, qui avait choisi de consacrer le premier Forum Mondial de l’Eau à Marrakech (1997) à ce sujet. Signalons d’emblée, toutefois, que malgré le recours à un vocabulaire identique, chacun n’assigne pas les mêmes objectifs aux politiques héritées de cette notion. C’est une des raisons pour lesquelles plusieurs chercheurs travaillant dans le champ des sciences sociales et économiques ont décidé de faire de ce concept de patrimoine commun un élément structurant de leurs recherches sur l’eau, en se référant souvent à la définition d’Henry Ollagnon. Selon lui, le patrimoine commun désigne « l’ensemble des éléments qui concourent à maintenir et à développer l’identité et l’autonomie de son titulaire dans le temps et l’espace, par adaptation en milieu évolutif ».

Caractérisation des biens en économie selon les critères d'exclusion et de rivalité. Un bien est considéré comme « rival » si son usage par un individu réduit ou empêche son usage simultané par un autre individu. Un bien est considéré comme « exclusif » s'il est possible d'exclure quelqu'un de l'usage de ce bien. L'accès aux biens communs ne peut donc être aisément restreint (non exclusion), ceux-ci s'épuisent lorsqu'ils sont consommés (rivalité)

6L’intérêt d’une réactivation de la notion de patrimoine, dans le domaine de la gestion des ressources naturelles et de l’environnement tient à plusieurs facteurs. Tout d’abord, cette notion dépasse la question de l’appropriation publique ou privée. Ensuite, elle permet de désigner des titulaires dont le rapport à l’objet patrimonial contribue à faire exister celui-ci – le patrimoine n’existe pas en soi, il n’existe qu’en lien avec l’identification de titulaires – en même temps qu’il contribue à définir leur identité. Enfin, le patrimoine constitue un objet d’interface qui permet aux titulaires de penser leur rapport au temps (au passé, à l’avenir) et à l’espace (du local au global), afin que soient mis en débat les différents discours portés par une variété d’acteurs aux objectifs distincts. Cette façon de penser l’eau ouvre donc sur les dimensions identitaire, territoriale et temporelle de sa gestion et appelle à la constitution de communautés permettant d’envisager cette gestion dans une perspective de développement durable (prise en compte du long terme et souci de transmission aux générations futures).