8. Histoire et évolution de la distribution de l'eau
p. 34-35
Texte intégral
1Dans l'ancienne Égypte, la construction et l'entretien des réseaux d'irrigation sont placés sous la responsabilité directe des rois. Avec l'aide de Hapi, la divinité du Nil, et d’Osiris, identifié avec les eaux fertiles des inondations, les Égyptiens conquièrent la terre avec l'eau. Les travaux commencent vraisemblablement dès le IIIe millénaire. À cette époque, d’autres civilisations — en Chine ainsi que dans les vallées de l’Indus et de l’Euphrate — distribuent l’eau à des fins agricole et urbaine. « J'ai contraint les fleuves à couler dans les lits que je leur avais tracés ; je les ai conduits partout où ils pouvaient être utiles ; j'ai fécondé la terre stérile par l'eau de mes fleuves » fait inscrire Sémiramis, la fondatrice de Babylone, à l'entrée de ses jardins suspendus, vers – 800 av. J.-C.
L’essor des infrastructures hydrauliques
2Dans la civilisation romaine, qui s’étend sur la Gaule au début de notre ère, l’eau naturelle — souterraine, stagnante ou courante — est écartée de la ville. De fait, l’eau claire est captée parfois très en amont de la ville. Son parcours est déterminé avec précision pour qu’elle puisse arriver sans interruption jusqu’au-dessus de la cité, grâce à un conduit en pierre ou en mortier, étanche, cuvelé et de faible pente. L’aqueduc* est l’une des toutes premières infrastructures urbaines (cf. VI.4). L’eau est stockée puis distribuée de manière gravitaire* jusqu’aux thermes, aux théâtres et aux fontaines monumentales.
3Aujourd’hui, les aqueducs conservés permettent aux chercheurs d’évaluer la population agglomérée de l’époque : les petites villes n'en possèdent qu'un, les capitales régionales (Reims, Sens…) deux ou trois, les métropoles comme Lyon quatre ou plus. La gestion de l’eau est alors confiée à un édile, administrateur important de la cité, chargé de l’entretien. L’eau coule en permanence, seule une infime partie est utilisée pour les besoins domestiques ou publics, le reste nettoie la ville pour se perdre dans le sol ou par les égouts, et à l’aval, dans la rivière. Le modèle romain d’adduction*, de stockage et de distribution, très rationnel, est au fondement de nos systèmes d’alimentation en eau.
4La ville gallo-romaine, ruinée à la fin du IIIe siècle par les révoltes, délaisse et abandonne ses thermes et ses aqueducs. Le repli de la cité à l’intérieur d’une muraille s’accompagne de grands travaux de terrassement visant à la ceinturer d’un fossé rempli d’eau soutirée d’une proche rivière. Ce noyau urbain perdure jusqu’au Xe siècle et fixe l’urbanisation médiévale, chef-d’œuvre de la distribution des eaux. Dans cette civilisation, l’eau sert à tous les usages : défense, énergie, artisanat, agriculture, pêche, transport, santé, alimentation et assainissement*. Les besoins sont énormes : plusieurs centaines de litres sont nécessaires pour fabriquer un kilo de cuir, de drap, de parchemin ou de farine.
5Le grand chantier de distribution de l’eau commence par la nouvelle ceinture de fossé, dont les déblais butent le futur rempart médiéval. Les eaux courantes tirées des rivières alentours clôturent une vaste surface, dans laquelle les autorités féodales — comtes et évêques — drainent les zones humides, aménagent des canaux et les équipent de moulins, fosses à tan* (écorces de chênes servant au tannage), quais et lavoirs, pour y développer l’artisanat et le commerce. La qualité de l’eau courante est particulièrement surveillée, car elle procure une très haute valeur au drap de laine fine, à la toile blanche et à la fourrure. Au XVIIIe siècle, beaucoup de villes d’Europe sont des petites Venise. Plus l’eau abonde, plus la ville s’enrichit, plus elle dote ses églises, et plus hauts montent les chœurs, plus flamboyants.
Les nouveaux usages de l’eau
6À la Renaissance, de nouveaux usages font pression sur l’eau courante : pour l’épuiser des mines, pour la faire jaillir en gerbe, en nappe ou en jet, pour la faire sourdre de ruines ou grimper les étages, elle doit être enfermée, pompée et ne subir aucune perte. Les savants s’y intéressent — Galilée, Mariotte, d’Alembert — et le fontainier, métier nouveau, cherche l’eau, pose les tuyaux à faible profondeur et l’achemine jusqu’à un bassin où elle sort, comme par enchantement.
7Les importantes infrastructures hydrauliques qui fondent la puissance urbaine médiévale, perdurent jusqu’au XIXe siècle industriel, époque où l’idéologie hygiéniste, la pression foncière et le démantèlement des fortifications enterrent ces ouvrages pour en faire des égouts ou des boulevards. Quelques sections de cours d’eau, mémoires des grands travaux médiévaux, ont cependant pu être sauvegardées. Le début du XIXe siècle marque en Europe la naissance d'une véritable politique municipale de l'eau. Ce n'est pas tant l'emploi de l'eau qui change — elle a toujours été utilisée pour la consommation ménagère, la lutte contre les incendies ou le nettoyage du pavé — que son mode de distribution et sa demande croissante en qualité et en quantité, qui nécessitent peu à peu l'abandon du système traditionnel. À cela s'ajoutent de nouveaux besoins pour l'industrie naissante, qui exige une eau sous forte pression et relativement pure. Durant tout le XIXe siècle, les prévisions de la consommation d'eau ménagère mettent l'accent sur une croissance accélérée des besoins domestiques, publics et industriels. Les villes anglaises, pionnières, passent de 20 L par jour et par habitant en 1800 à 120 en 1900. Paris passe à 60 L/j/hab en 1825 à 180 en 1870, 250 en 1910. New York tient le record en 1850 : 1000 L/j/hab.

Profil d’Étampes (Essonne), gravure de Nicolas [Christophe] Tassin, 1636. Fondée en 1015 par la reine Constance d'Arles, épouse de Robert II Le Pieux, Étampes est capitale du royaume de Francia. Le palais est entouré de douves alimentées par une dérivation de la Chalouette, sur laquelle sont édifiés trois moulins à blé pour nourrir promptement la cour royale. Le parc d'agrément voulu par la reine est irrigué par une dérivation de la Louette, l'autre affluent de l'Essonne. Un siècle plus tard, Philippe Auguste choisit Paris pour capitale. Étampes se fige jusqu'au milieu du XXe siècle. La vedute présente la façade méridionale avec ses larges fossés : à gauche le palais, à droite la collégiale Saint-Basile dominent la cité
8Face à cette demande encouragée par les politiques d’industrialisation, la technologie de l'eau – jusqu'alors confinée à la construction de fontaines monumentales – innove en tirant parti de la puissance de la machine vapeur pour actionner des pompes foulantes et de la baisse des prix de la fonte pour en faire des tuyaux bien plus résistants. Le prix unitaire est divisé par 20 entre 1810 et 1850. Les fontainiers distribuent l’eau selon une répartition arborescente : à partir d’une conduite maîtresse (tronc) issue du réservoir, se greffent des conduites secondaires (branches), d’où l’on tire des conduites tertiaires (rameaux). À chaque installation et à chaque réparation, il faut couper l’eau puis la rétablir, de quoi courroucer le consommateur. À Paris, vers 1827, les ingénieurs connectent les conduites secondaires pour former un réseau dans lequel l’eau circule dans les deux sens. Le système de distribution, maillé, réduit les différences de pression et les pertes énergétiques, et les coupures n’empêchent plus l’eau de circuler.
Bibliographie
Références bibliographiques
• J.-C. DEUTSCH et I. GAUTHERON (éds) – Eaux pour la ville, eaux des villes. Eugène Belgrand, XIXe -XXIe siècles, Presses des Ponts, 2013.
• A. GUILLERME – Les temps de l’eau : la cité, l’eau et les techniques. Nord de la France, fin IIIe -début XIXe siècle, Champ Vallon, 2010.
• J.-P. GOUBERT – La conquête de l’eau : l’avènement de la santé à l’âge industriel, Laffont, 1989.
• T. OSTICARDT – Water and Urbanization, I. B. Taurys, 2014.
Auteur
Ingénieur et historien, Professeur au CNAM, HT2S, Paris, p.34.
guillerm@cnam.fr
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L'archéologie à découvert
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Sophie A. de Beaune et Henri-Paul Francfort (dir.)
2012