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Histoire des cuisiniers en France

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Alain Drouard

Chapitre 3. Profession cuisinier (1880-1914)

Texte intégral

« Je crois seulement que le cuisinier ne reprendra dans la société le rang qui lui est dévolu, que lorsque par des efforts persévérants, il aura relevé son art, et qu’il assimilera ses devoirs de travailleur intelligent à ceux d’honnête citoyen, et ce but sera atteint le jour où chaque cuisinier, pénétré de son importance, aspirera à prendre place au grand banquet scientifique. »
Philéas Gilbert, « La cuisine et les cuisiniers »,
L’Art culinaire, 1883, p. 23.

Deux nouveaux mots d’ordre : Enseignement et formation professionnelle

  • 1 À la fin des années 1880 et au début des années 1890 la référence à la profession est de plus en pl (...)

1Dans les années 1880-1890, les cuisiniers élaborèrent puis développèrent des stratégies de groupe pour faire reconnaître la cuisine comme un art et comme une « profession » à l’instar des professions libérales qui leur servaient de modèle de référence1. De nombreux cuisiniers ne manquèrent pas alors de comparer leur métier à la profession médicale : « Je vais essayer de comparer notre situation avec celles des professions dites libérales.

  • 2 E. GRANVILLIER, « Les hommes de cuisine », L’Art culinaire, 21 mai 1893, p. 110.

2Est-ce qu’un médecin, par exemple, ne se dévoue pas aussi bien à ceux qu’il sert pour qu’on l’appelle M. le Docteur X, au lieu de l’appeler X tout court ? Est-ce que ce médecin ne fait pas des travaux autrement répugnants que les nôtres, tout en étant considéré comme un savant et un artiste ? Je ne demanderai jamais que les patrons s’abaissent, sous prétexte d’un niveau égalitaire, cela ne serait pas du progrès, mais en revanche, je demanderai toujours que nous cherchions à nous élever pour arriver à atteindre leur indépendance morale et éduquer les jeunes débutants de façon à empêcher la décadence, que nous craignons tous2… »

3Si l’objectif était défini, les contenus et les modalités de la professionnalisation étaient loin d’être explicites. Tous s’accordaient toutefois sur la nécessité d’améliorer la formation de base et la formation professionnelle des cuisiniers. Tous souhaitaient que soit contrôlé l’accès à la profession de cuisinier.

4Tâche immense qui pouvait paraître démesurée si l’on songe que ceux qui l’entreprenaient étaient encore pour la plupart des domestiques ou des employés. L’on ne sera pas surpris de voir qu’ils n’ont réussi qu’imparfaitement à atteindre les objectifs qu’ils s’étaient fixés. Les cuisiniers ne sont jamais parvenus à créer l’équivalent d’un « ordre des cuisiniers » à l’instar de ceux des professions libérales qui ont la charge de réglementer l’exercice de ces professions. Hier comme aujourd’hui, n’importe qui peut ouvrir un restaurant et nul n’a besoin de connaître la cuisine pour s’établir restaurateur.

Réformer l’apprentissage ?

5C’est dans le domaine de la formation professionnelle que les efforts et les résultats sont les plus visibles avec la réforme de l’apprentissage et le projet d’école professionnelle.

6Sous le Second Empire, l’apprentissage, d’une durée de trois ans, se faisait le plus souvent en pâtisserie et ses modalités étaient fixées par contrat. L’apprenti devait fournir douze tabliers, douze torchons et acquitter une somme de 100 F par an à son patron, en échange du gîte, de la nourriture et de la formation.

7Les conditions de vie de l’apprenti dans les années 1850-1860 étaient dures :

  • 3 Rapport de M. Raff, délégué de la chambre syndicale des cuisiniers de Paris à l’exposition d’Amster (...)

« Les parents qui mettent leurs enfants en apprentissage avant quatorze ans commettent un crime, en raison du travail imposé. Ils ne se figurent pas qu’il est levé depuis six ou sept heures, en raison de la vente du matin ; qu’il y en ait peu ou beaucoup, il faut arriver. On dira : ils sont nombreux.
Une fois le travail de pâtisserie fini, chacun reprend son ouvrage et les derniers arrivés en apprentissage font les plus gros travaux… Il faut porter en ville, revenir et recommencer sans une minute de repos pendant la journée.
Le déjeuner arrive ; immédiatement après il faut se remettre à la besogne de l’après-midi laquelle se suit jusqu’au soir sans compter les préparations pour le lendemain. Telle est la journée d’un apprenti. Voyez s’il est possible de mettre un enfant de moins de quatorze ans à un métier semblable. Avec cela la plupart du temps il est mal couché, obligé souvent de faire le domestique, de fermer la boutique3. »

8Main-d’œuvre bon marché, les apprentis étaient en effet d’abord occupés à des tâches de livraison ou de nettoyage. Ils devaient souvent attendre la deuxième année d’apprentissage pour être autorisés à préparer des aliments :

  • 4 Chronique dédiée aux apprentis, in Le Progrès des cuisiniers, 1er août 1887.

« Le matin, à quatre heures nous étions aux Halles, avec la hotte ou la manne, puis nous allions tous à la Fontaine des Innocents, qui était le lieu de rendez vous des apprentis. Après le chargement, nous rentrions dans la boutique pour y commencer le grand travail de nettoyage : four, boutique, carreaux, devanture ; nettoyage complet des plaques, tourtières, tables et tout le matériel ; puis arrivait le travail de la pâtisserie. Il fallait hacher le godiveau puis le piler dans les mortiers, puisque les machines n’étaient pas connues et malheur à nous si le godiveau venait à tourner au moment de le mettre au four ! Ensuite nous nous rendions chez nos clients de la veille pour y prendre les ustensiles qui avaient servi au transport des marchandises que nous avions livrées. Le temps nous était compté ainsi que la casse ou la détérioration4. »

  • 5 Philéas Gilbert, « Considérations sur les apprentis », L’Art culinaire, 13 septembre 1885, p. 174.

9Dans les années 1880, la nécessité d’une meilleure formation, générale et professionnelle, était admise par tous les groupements et associations de cuisiniers. L’Art culinaire expliquait ainsi que l’enseignement technique devait être privilégié : « Savoir et pouvoir, connaître et transformer, en un mot, posséder à fonds les connaissances du métier5. »

10Quant à la Chambre syndicale, elle alla jusqu’à demander dans Le Progrès des cuisines du 15 avril 1886, que l’on intègrât la cuisine dans les arts libéraux et que l’on ne parlât plus d’apprentis mais d’élèves : « La dénomination d’élèves est plus rationnelle dans les professions qui supposent divers talents, une instruction assez soignée, de l’imagination, voire même un certain génie et la cuisine est au nombre de celles-ci. »

11Pour atteindre cet objectif et faire reconnaître la profession de cuisinier, les initiatives et les efforts se sont multipliés à partir des années 1880 et portèrent aussi bien sur l’enseignement et la formation professionnelle que sur la publicité et l’information du public.

Concours, expositions, revues

  • 6 Les statuts de l’Académie précisaient : « L’Académie de cuisine se compose de 30 membres titulaires (...)

12On assista le 18 février 1883 à la création de l’Académie de cuisine par des cuisiniers dissidents de l’Union universelle pour le progrès de l’art culinaire. Celle-ci était née un an auparavant « dans le but de donner le plus grand essor possible au développement de l’art culinaire, par l’étude des sciences qui se rattachent à l’alimentation6. En se référant à Carême, l’Académie de cuisine entendait promouvoir l’art et la science culinaire :

13« Au commencement de l’année 1883, après avoir vu s’effondrer une série de groupes culinaires parce qu’ils ne s’appuyaient sur aucune doctrine positive ou scientifique capable de rallier les hommes studieux de la partie, un noyau de cuisiniers résolus et tenaces décida de fonder l’Académie de Cuisine : l’Institut que notre immortel Carême avait rêvé. Ce titre parut prétentieux et ridicule car il ne tarda pas à être l’objet de virulentes attaques des groupes postérieurs que les dissidents fondèrent.

  • 7 Extrait du Bulletin officiel de l’Académie de cuisine, Année 1892.

14Mais les fondateurs dédaignant et quolibets et critiques ne s’occupèrent que de faire aboutir leur programme qui consistait à développer l’art culinaire sous tous les rapports afin de procurer aux ouvriers de la partie toutes les ressources nécessaires et compatibles avec les nouveaux progrès scientifiques, d’agrandir les jouissances matérielles et morales de la vie tout en poursuivant le but si digne d’attention, l’amélioration de la race et le développement mental de l’espèce, entrevu par le célèbre Cabanis vers la fin du siècle dernier et si bien exposé dans ses mémoires : Du physique et du moral de l’homme… »7

15Cette société publia deux revues qui n’eurent qu’une existence éphémère : La science culinaire en 1883 et L’Académie culinaire en 1884-1885.

  • 8 « La création en 1894 de notre journal Le Cordon bleu et des cours démonstratifs de cuisine a eu po (...)
  • 9 École de cuisine. Éléments culinaires à l’usage des demoiselles, Paris, l’Auteur, 1893.
  • 10 Fondé le 19 janvier 1883, L’Art culinaire était l’œuvre des cuisiniers eux-mêmes comme le précise l (...)
  • 11 Fondée en 1891 La Cuisine française et étrangère dont le directeur F. Barthélémy est membre de l’Ac (...)
  • 12 « Publication idéale de la maîtresse de maison fondée en 1908 », Culina définissait ainsi ses objec (...)

16Autres événements contemporains qui traduisaient la volonté de professionnaliser la cuisine : les Expositions et concours culinaires, les débuts de l’enseignement ménager, la fondation de l’École professionnelle de cuisine et de cours de cuisine comme Le Cordon bleu8 ou le Cours spécial de cuisine et de pâtisserie pour dames et demoiselles du monde d’Auguste Colombié9, sans oublier la création de revues professionnelles comme en 1883 L’Art culinaire10 ou La Cuisine française11 ou encore de revues destinées aux maîtresses de maison comme Le Gourmet, La Cuisine pour tous, Le Pot-au-feu Journal de cuisine pratique et d’économie domestique fondé en 1892 et au début du xxe siècle Culina12.

  • 13 Extrait des statuts et divers procès-verbaux de la Société des cuisiniers français, Paris, 1883.

17L’objectif prioritaire était d’élever le niveau de formation des cuisiniers : « Par son organe, L’Art culinaire, la Société des Cuisiniers français s’efforce de répandre, avec le concours de tous le goût et la science des choses de la cuisine13. »

18Au-delà de cette déclaration générale d’intention, le but visé par la nouvelle revue était la création d’une nouvelle école :

  • 14 Philéas Gilbert, « Notre nouveau titre et l’École professionnelle », L’Art culinaire, 1883, p. 88.

« Nous souhaitons ardemment la fondation de cette École, où les grands principes culinaires ne reposeront plus seulement sur des théories, mais sur des faits tangibles où, par nos efforts réunis, nous chercherons les moyens d’accélérer la marche de nos travaux en les simplifiant dans leur exécution par des différences si peu sensibles qu’il soit permis d’arriver aux mêmes résultats…
Les maîtres et profanes, débutants et classés, tous viendront chercher dans l’étude et l’application immédiate, les justes notions d’un travail à la fois artistique et hygiénique, le sentiment du beau et du bon en rapports intimes avec l’utile14. »

L’école professionnelle

19Le projet de création d’une école professionnelle était loin de rallier tous les suffrages au sein d’une corporation qui trouvait avec l’apprentissage une main-d’œuvre bon marché, pour ne pas dire gratuite. Aussi les promoteurs du projet sont-ils obligés de revenir à la charge : « Nous revenons sur le but poursuivi par la Société des cuisiniers français, c’est-à-dire la fondation de l’école professionnelle. Nous craignons de n’avoir pas été bien compris dans le sens que nous attribuons à cette école par nos collègues qui voient dans sa création un préjudice porté dans un temps plus ou moins long aux intérêts de la corporation… »

20Le projet de fondation d’une école de cuisine avait été débattu bien des années auparavant.

  • 15 Citons sa notice nécrologique parue dans L’Art culinaire de 1888 : « Aimant son métier par dessus t (...)

21En 1878, à l’époque où se fondait à Paris une section de l’Union universelle pour le progrès de l’art culinaire, le cuisinier Thomas Génin envisagea la création d’une école professionnelle de cuisine15.

Projet d’école professionnelle (extrait du discours prononcé par Thomas Génin, le 8 février 1883, devant mille cuisiniers)
« Nous voulons un établissement modèle, dans le centre même de Paris et construit de manière que les cuisines et les laboratoires qui se trouveraient en demi-sous-sol soient suffisamment éclairés par les fenêtres des différentes façades ; au-dessus des cuisines, une grande salle d’attente où seront exposés tous les produits fabriqués dans l’établissement : cuisine, pâtisserie, comestibles et confiseries ; enfin tout ce qui concerne l’alimentation ; puis un buffet permanent d’après lequel le public classerait les commandes.
Sur les côtés, deux salles à manger, où deux tables seraient servies à heures fixes, matin et soir, et où le public serait admis et devrait se faire inscrire d’avance le plus possible. Le service de ces tables devra être fait par les élèves sous la direction des professeurs. Des prix différents seront établis pour chaque salle.
Au premier étage, une grande salle de banquet, établie au centre et tout autour, différents salons particuliers pour les repas de famille ou de société et pouvant au besoin ne former qu’une seule salle.
Au deuxième étage, au-dessus de la salle de banquet, une salle de réunion où des conférences publiques, théoriques et pratiques, seront organisées ; la femme sera admise à suivre ces cours.
Une bibliothèque contenant tous les ouvrages sérieux anciens et modernes sera à la disposition des élèves ; plusieurs salles de récréation, de billard et autres jeux où le cuisinier trouvera quelques distractions en sortant de son travail et pourra se trouver en rapport avec les membres de la corporation. Enfin des concerts pourront être donnés de temps en temps dans la salle de conférences. »

22Le projet d’une école mixte n’était pas admissible pour nombre de cuisiniers imbus de la supériorité des hommes en cuisine et confrontés à la rude concurrence des cuisinières.

Enseigner aux femmes ?

23Lorsqu’en 1887, à Rouen, fut créé un des premiers cours publics de cuisine gratuit à l’usage des femmes, les cuisiniers réagirent presque unanimement à ce qu’ils perçurent comme une menace pour leur métier : « Les élèves c’est-à-dire les ménagères qui vont puiser à ces cours les principes d’une cuisine usuelle, bonne, saine et facile s’en tiendront aux éléments qu’elles auront reçus et n’aspireront certainement pas par la suite à devenir des cordons bleus, voulant traiter d’égal à égal avec leurs professeurs… C’est donc un service immense à rendre aux femmes que de les initier et les rendre capables de faire une cuisine simple et bonne et nous ne le disons pas les premiers : c’est souvent par la porte de la cuisine qu’entrent dans le ménage des ouvriers le bonheur et la prospérité… »

24Mais il ne saurait être question pour les femmes d’aller au-delà et de viser par exemple ce que Philéas Gilbert appelle la « cuisine transcendante », c’est-à-dire la cuisine des chefs. La raison en est simple : « Nos idées d’autrefois sont encore celles d’aujourd’hui et il nous semblera toujours impossible qu’une femme, eût-elle reçu les meilleures leçons puisse atteindre à la perfection. »

25Tel n’était pas l’avis du cuisinier Marius Berte, seul dans la corporation à défendre dans un article du Progrès des cuisiniers du 15 janvier 1887 la cuisine des femmes et à annonçer l’avenir brillant des cuisinières :

  • 16 Marius Berte, « Les Écoles professionnelles », Le Progrès des cuisiniers, 15 janvier 1887.

« Je suis en position de garantir que je n’ai jamais eu la bonne occasion de voir dans les restaurants des boulevards, qui ont rang de premier ordre le délicieux mets Bœuf en daube que nos charmantes provençales confectionnent avec un goût particulier.
Nos gros bonnets du boulevard nous confectionnent du macaroni – dit à l’italienne – qui ne ressemble en rien au délicieux macaroni que l’on prépare en province et à Gênes les ménagères qui sont les cuisinières sont aussi les amphitryons…
J’entends tous les jours dire : les femmes ne feront jamais le travail que nous faisons : matériellement non ; intellectuellement oui.
[…] Votre ridicule idée de ne pas vouloir la femme aux écoles professionnelles m’oblige à vous dire que dans un avenir très prochain la femme occupera le premier degré de cet art16. »

  • 17 Le Progrès des cuisiniers, 15 février 1887. Le même Philéas Gilbert avait déja manifesté quatre ans (...)

26Philéas Gilbert répliqua vivement un mois après : « Moi qui crois fermement en la venue de cette école je ne puis admettre un tel non sens. Je dis et beaucoup disent avec moi aussi : “L’école aux cuisiniers et rien que pour eux”… Je ne suis pas, je n’ai jamais été partisan de donner aux femmes une éducation culinaire autre que celle strictement indispensable à la conduite de leur ménage et il y a longtemps déjà que j’ai déposé des conclusions en ce sens17. »

27Le projet de création d’une école mixte à Paris ne provoqua pas seulement de vives réactions au sein de la corporation mais il contribua aussi à créer une nouvelle scission au sein de la corporation des cuisiniers. Il fallait en effet financer le projet de création d’une école professionnelle et les cuisiniers étaient aussi divisés sur ce point. Quand elle se sépara de la section de Paris de l’Union universelle pour le progrès de l’art culinaire, la Société des cuisiniers français qui souhaitait la création d’une école professionnelle préconisa l’organisation d’Expositions culinaires dont les bénéfices devaient être attribués à l’école en projet.

L’École professionnelle de cuisine

  • 18 Le Président de la République fit remettre au Président de la Société des cuisiniers français par l (...)
  • 19 Le 19 février 1891, le ministre du Commerce, de l’Industrie et des Colonies adressait la lettre sui (...)
  • 20 Dans Le Progrès des Cuisiniers du 1er octobre 1886, on peut lire dans un article consacré à l’École (...)

28Après bien des atermoiements, le projet et le vœu des cuisiniers se réalisèrent : l’École professionnelle de cuisine et des sciences alimentaires vit le jour, à Paris, le 20 mars 1891 au 16 de la rue Bonaparte dans les locaux d’une succursale du Mont-de-Piété. Bien que le Président de la République lui apportât son concours18 et que le ministère du Commerce et de l’Industrie lui versât une subvention de mille francs19, l’État ne reconnut pas pour autant l’école, comme le souhaitaient les cuisiniers20.

29Le règlement précisait les objectifs de l’école : « L’École professionnelle de cuisine a pour but de former des praticiens dans toutes les branches de l’art culinaire et des sciences alimentaires : cuisine, pâtisserie, confiserie, liqueur, office et sommellerie, charcuterie, conserves alimentaires. » L’enseignement réservé aux hommes devait déboucher sur des diplômes professionnels dénommés « brevets de capacité professionnelle ». Il était organisé en deux niveaux distincts.

30L’enseignement élémentaire ou de premier degré devait être une initiation et comprenait : « l’étude des principes de pâtisserie et de cuisine élémentaire, les règles des préparations générales, les éléments d’économie domestique, d’hygiène, comptabilité ménagère, usage et entretien des fourneaux, ustensiles, etc., éléments d’histoire, de géographie, botanique, etc. au point de vue culinaire, etc. Un certificat d’études culinaires élémentaires était délivré à la fin de ce premier cycle et après examen.

31L’enseignement supérieur ou du second degré s’adressait aux jeunes gens déjà pourvus du certificat d’études culinaires. Il comprenait « l’étude complète de la cuisine, de la pâtisserie, de la confiserie et des liqueurs, de la charcuterie, des conserves et en général de tout ce qui a rapport aux sciences alimentaires, aux ustensiles, etc., l’hygiène, l’histoire, la géographie, la botanique, la zoologie culinaire, etc. »

32D’autres matières figuraient au programme : « l’anatomie animale, le découpage, la décoration des mets, le montage, le modelage et leur application culinaire, la science de l’office et de la cave, le service de la table et de la salle à manger. Droit public usuel, tenue ».

33Au terme de ce cycle, les élèves qui réussissaient l’examen obtenaient leur « brevet de capacité professionnelle » qui pouvait être un brevet de cuisine, ou de pâtisserie, confiserie, liqueurs, ou de charcuterie, ou d’office et de sommellerie ou de conservation alimentaire.

34Les titulaires de brevet de capacité professionnelle pouvaient par la suite passer un examen supérieur général et obtenir le « diplôme supérieur d’études professionnelles » de l’école qui devait conduire au professorat d’art culinaire dans les écoles et les collèges.

35Par ailleurs, l’École de cuisine organisait à l’initiative de Charles Driessens des cours de cuisine et d’économie domestique définis comme des « cours préparatoires et élémentaires publics » à l’intention des « jeunes filles et des maîtresses de maison ».

36Cet enseignement nouveau qui visait à former des ménagères prit alors le nom d’enseignement ménager. À cette époque, le vocable ménagère revêtait une double acception. Il désignait tout d’abord une femme de condition populaire – une femme du peuple – qui apprenait les techniques culinaires de la classe bourgeoise et les mettait ensuite en pratique pour le bien-être de sa famille et la défense de l’ordre social. Mais le mot renvoyait aussi à la maîtresse de maison d’appartenance bourgeoise – petite ou moyenne bourgeoisie – qui connaissait la cuisine ou l’apprenait pour être capable de diriger une cuisinière à son service.

  • 21 Le Temps, 23 juillet 1915. En 1895, Charles Driessens fut l’un des premiers cuisiniers à être décor (...)

37Aux yeux de ses promoteurs, l’enseignement ménager était un instrument de lutte contre les « fléaux sociaux » : tuberculose, alcoolisme et syphilis qui frappaient particulièrement les classes populaires. En devenant de bonnes ménagères, les jeunes filles pouvaient contribuer à la régénération morale du peuple : « Dès 1889, époque à laquelle [Charles Driessens] j’ai fondé les cours d’enseignement ménager, je me suis appliqué en ce qui concerne la cuisine, à étudier la valeur des aliments, leurs propriétés et leur cuisson… Quand la jeune fille mettra en pratique dans son intérieur les connaissances qu’elle aura acquises sur la valeur des aliments, leurs propriétés, en un mot saura pratiquer la science du ménage, l’alcool aura un ennemi de plus et des consommateurs en moins21. »

38La ménagère était chargée de réaliser une cuisine plus simple que celle des grands cuisiniers tout en s’en inspirant. Et d’ailleurs les grands cuisiniers se préoccupaient de la formation de la ménagère. Dans sa préface de la Nouvelle Cuisine bourgeoise Urbain Dubois précisait les principes d’économie qui devaient présider à la formation des ménagères :

« J’ai tenu à éviter cet écueil de produire des recettes qui ne pourraient être pratiquées ni par les ménagères ni par les cuisinières… L’ambition d’une bonne ménagère doit viser à ce résultat méritoire de faire bien avec peu ; le but est certainement difficile à atteindre ; mais elle pourra cependant y parvenir, si elle ne dédaigne pas de s’initier aux pratiques que j’enseigne, si elle sait s’attacher à cette méthode de procéder qui est à la base même de toute économie, consistant à ne rien laisser perdre de ce qui peut être utilisé, si enfin elle ne veut pas oublier qu’en cuisine, les aliments les plus coûteux sont toujours ceux qui, préparés sans mesure et en l’absence des connaissances nécessaires, ne donnent ni satisfaction ni profit. »

L’enseignement ménager : un enseignement moral

  • 22 De nombreux rapports officiels rappellent la fonction de défense de l’ordre social et politique de (...)

39Si, en 1891, la création de l’École professionnelle de cuisine fut le fruit de l’initiative privée, l’enseignement ménager fut, quant à lui, intégré la même année dans le système d’enseignement primaire public. L’État était en effet intéressé à une discipline qui pouvait contribuer à la défense de l’ordre social22.

  • 23 Né en 1814 et mort en 1896, Jules Simon fut plusieurs fois député, sénateur, ministre (de l’Instruc (...)

40Aussi en inaugurant l’École professionnelle, Jules Simon23 crut-il devoir rappeler son action en faveur de l’enseignement ménager :

« J’ai voulu venir à l’inauguration de votre école parce que si vous me permettez de faire mon éloge, je suis le promoteur de l’enseignement régulier de la cuisine dans les écoles…
J’ai réussi, avec quelle peine, à arracher au Conseil supérieur de l’Instruction publique l’inscription de la cuisine au chapitre des “matières obligatoires de l’enseignement professionnel” et voilà tout… J’ai cherché à examiner la manière dont on se nourrit. Le Parisien ne se nourrit pas d’une façon intelligente… L’École de cuisine aura ce résultat de substituer dans la nourriture le nutritif au remplissant et de rendre ainsi la nation forte. »

  • 24 Discours de M. Jules Simon à l’inauguration de l’École professionnelle de cuisine, in L’Art Culinai (...)

41Mais surtout l’École professionnelle avait pour tâche d’apprendre la cuisine aux « femmes qui travaillent » car : « dans son ménage la femme n’est plus un employé, c’est la Mère, c’est la morale. C’est la Mère qui enseigne à ses enfants ses devoirs et qui prépare la Patrie future24. »

42Très vite, alors que les cours élémentaires et le cours gratuit de Charles Driessens rencontraient un vif succès, l’École professionnelle de cuisine se heurta à l’hostilité des chefs et des patrons de restaurants qui, ne voulant pas perdre une main-d’œuvre bon marché, ne laissèrent pas leurs apprentis suivre les cours de l’École. Comme l’expliquait Philéas Gilbert :

« Notre profession ne peut se comparer à d’autres. Il n’y a chez nous aucune heure fixe, aucune limite, il n’y a rien que le travail qui commande en souverain maître et qui ne connaît pas d’heures. Dans ces conditions comment nos jeunes gens pourront-ils être exacts et assidus aux cours quelle que soit l’heure à laquelle ils auront lieu et à moins d’une complaisance marquée du chef et de l’assentiment du patron ?… À moins d’une entente formelle entre les chefs et les patrons, d’abord ; entre ceux ci et l’administration de l’école ensuite, il nous semble impossible que les jeunes gens de nos cuisines puissent suivre les cours de l’école qui ne seront dans ce cas profitables qu’à quelques-uns et ne pourront par conséquent rendre de bien grands services. »

43Faute d’élèves et de ressources l’École ferma ses portes quinze mois après son ouverture.

Expositions et concours culinaires

44Avant même de créer l’École professionnelle les cuisiniers avaient organisé des expositions culinaires pour montrer et démontrer que la cuisine est un art et que les cuisiniers sont des artistes.

  • 25 Joseph Favre, Dictionnaire universel de cuisine et d’hygiène alimentaire, préface de Charles-Pierre (...)

45Illustre chef et auteur du Dictionnaire universel de cuisine pratique25, fondateur d’un des premiers journaux professionnels et de l’Union universelle pour le progrès de l’art culinaire, Joseph Favre fut, avant 1870, à l’origine du projet d’exposition culinaire. À cette date déjà, à l’occasion de son bal annuel, la Société des cuisiniers de Paris organisait l’exposition de quelques grandes pièces sur socle offertes par des sociétaires qui cherchaient à reproduire les modèles de La Cuisine classique et de La Cuisine artistique d’Urbain Dubois.

  • 26 Auguste Escoffier publia en 1885 un ouvrage sur le sujet : Les Fleurs de cire, Éditions Paris Art C (...)

46Si la première exposition culinaire eut lieu en 1878 à Francfort, il fallut attendre quatre ans pour que s’ouvre à Paris la première exposition culinaire officielle. Auguste Escoffier y présenta des fleurs de cire26.

47Puis, pendant une dizaine d’années, la Société des cuisiniers français eut la charge des expositions et des concours de cuisine qui se déroulaient en même temps. À partir des années 1890, la direction et l’organisation des expositions incombèrent à l’Académie de cuisine et à l’Union philanthropique de l’alimentation.

  • 27 Aujourd’hui comme hier, la Grande Loge de France et le Grand Orient de France comptent des cuisinie (...)
  • 28 Philéas Gilbert, « Du potage national », L’Art culinaire, 1883, p. 74.

48La deuxième exposition organisée par la « Société des cuisiniers français » ouvrit ses portes le 19 janvier 1884 dans la salle du Grand Orient27 où elle accueillit plus de trois mille visiteurs. Après la remise des prix un grand souper réunit près de cinq cents convives. On y servit le potage national – un potage de légumes, à base de flageolets, de carottes, de tomates, d’oseille et de petits pois, recette du cuisinier Thomas Génin qui avait suscité des critiques dans la corporation : « Tout en rendant pleine et entière justice à la création de notre éminent collègue, nous penchons vers cette hypothèse que son appellation se trouve erronée28. »

49En 1885, la troisième exposition et le troisième concours culinaire se tinrent une fois encore dans une salle du Grand Orient. Le patriotisme des cuisiniers eut l’occasion de s’y manifester. En effet, Urbain Dubois, chef des cuisines de l’Empereur d’Allemagne présidait le jury. À un journaliste de Gil Blas illustré qui s’en étonnait lors du banquet final, l’Art culinaire répondit : « M. Urbain Dubois est l’un de nos auteurs culinaires les plus appréciés et jouit dans notre corporation tout entière parmi les Français comme parmi les étrangers, d’une estime et d’une réputation absolument incontestables. M. Urbain Dubois est français, sa cuisine et son enseignement sont français et l’Empereur d’Allemagne ne fait que rendre hommage à notre art culinaire national en confiant la direction de ses cuisines à nos deux compatriotes MM Urbain Dubois et Emile Bernard… »

50En 1886, la préoccupation « artistique » des cuisiniers n’avait pas échappé aux journalistes du Temps :

« Les concurrents ont exposé un assez grand nombre de pièces, dont le jury du concours aura à apprécier les mérites exclusivement culinaires, mais qui sont toutes remarquables au point de vue artistique par la fantaisie qui en a choisi la forme et inspiré l’exécution. Sur le buffet dressé au milieu de la salle, ce ne sont que chasses à courre, corbeilles de fleurs, navires chalets et monuments gothiques…
Messieurs les cuisiniers, pâtissiers et confiseurs ne se bornent pas d’ailleurs à l’architecture : tous les arts ont une part plus ou moins grande dans cette exposition où les galantines, les aspics, les buissons d’écrevisses ne sont souvent que des prétextes à édifices monumentaux, à bas-reliefs opulents, sculptés et taillés dans le vif d’un bloc de saindoux, le coutelas faisant fonction d’ébauchoir ; cela donne au concours l’apparence vague d’un salon de sculpture anticipé. »

51D’autres expositions suivirent, attirant de plus en plus de visiteurs au Pavillon de la Ville de Paris aux Champs-Élysées ou au Palais de l’Industrie ou encore à la salle Wagram. De 1900 à 1909, l’exposition culinaire se tint sous une tente érigée dans le jardin des Tuileries puis, de 1901 à 1914, elle se transporta à Luna Park.

  • 29 L’article XIV du règlement général du Concours précisait : « Les bénéfices nets de l’Exposition ser (...)
  • 30 Circulaire du Comité du Concours, L’Art Culinaire, 1890, p. 14.

52Vitrines de la haute cuisine française, les expositions avaient aux yeux de leurs promoteurs d’autres fonctions. Elles devaient permettre de professionnaliser le métier de cuisinier en démontrant au public sa dimension artistique. Mais elles devaient aussi procurer des ressources pour la création de la future École professionnelle29: « Grâce à ses expositions le cuisinier a pu prouver au monde qu’il est un artiste… Mais il y a plus. Les expositions et les concours en développant l’amour de la profession, tendent de plus en plus à améliorer le service des tables par la belle présentation des aliments. Enfin et surtout le sentiment plus vif de son importance et de sa dignité excite le praticien à une plus parfaite préparation des mets et à une plus complète entente des saveurs et de l’hygiène30… »

53Les expositions culinaires ne cherchaient pas seulement à faire connaître la haute cuisine, elles présentaient aussi aux visiteurs les productions des industries alimentaires et notamment des conserves. Rencontre moins inattendue qu’on pourrait le croire car, dès cette époque, des liens s’étaient établis entre les industriels de l’alimentation et des chefs qui cherchaient à promouvoir, en France et à l’étranger, les produits et les productions nationales.

  • 31 Dans La Revue Culinaire (1928, p. 235) Auguste Escoffier explique les origines de la tomate en cons (...)

54Citons un exemple parmi d’autres. Le plus célèbre des chefs français de la fin du xixe siècle, Auguste Escoffier, créateur de la pêche Melba, fut à l’origine aussi bien de la pêche en conserve que de la tomate en conserve, dite « tomate concassée », qui fit son apparition dans le commerce autour de 1892 et connût rapidement le succès31.

  • 32 L’Exposition Culinaire, Le Progrès des cuisiniers, 1er mars 1887.

55Toutefois, loin de faire l’unanimité, les expositions suscitèrent dès le départ interrogations et critiques au sein même de la corporation des cuisiniers. Dès 1887, certains d’entre eux dénoncèrent le primat donné au décor, à la forme, aux apparences32: « Rien, rien de nouveau n’est apparu. Plus que jamais la cuisine s’y révèle encroûtée, pervertie et cabotinisée… On s’est appliqué à faire ressortir le clinquant, d’inutiles frivolités ; on a atteint un trompe-l’œil à l’endroit du vulgaire et on a réussi»

56Le débat qui opposa alors chefs et cuisiniers portait sur la conception même de la cuisine et sur le lien entre le fond et la forme. La bonne cuisine doit elle être belle et les plats décoratifs ?

  • 33 Le Progrès des cuisiniers, 15 mars 1887.

57Les ouvriers firent valoir que la valeur de la cuisine n’avait rien à voir avec le dressage des plats : « Il faut bien faire ressortir ce point capital : un ouvrier peut être excellent cuisinier de fond et médiocre pour le dressage… Nous ne voulons pas dire par là qu’il faille abandonner les socles qui font de la cuisine une partie absolument artistique33. »

  • 34 Lettre de Georges Dugoy parue dans Le Progrès des ouvriers, 1er septembre 1888.

58D’autres critiques furent formulées dans Le Progrès des cuisiniers contre la cuisine décorative : « Je veux parler ici des socles où la fleur de cire forme le point capital du sujet exposé et où il n’est plus question naturellement du produit alimentaire… Ces pièces, dis-je, n’ont de remarquable que le décor, car, en regardant le dessous des cartes, on s’aperçoit bien vite qu’on est volé34… »

  • 35 Ibid.

59Ainsi, bien qu’il soit difficile de parler de deux groupes distincts, la corporation se partageait, vers la fin des années 1880, entre les défenseurs d’une cuisine décorative – plutôt les chefs de cuisine – et ceux qui mettaient en avant la défense du goût – plutôt des ouvriers. D’autres envisageaient déjà la disparition des socles : « pour les vrais cuisiniers qui préfèrent le fonds à la forme, la cuisine simple et bien rendue a toujours son prix, et fût-elle présentée sans socle et sans décor, si elle est dressée avec goût et symétrie, l’exposant aura toujours leurs suffrages35. »

Échecs et réussites à la fin du xixe siècle

60À la fin du xixe siècle, les appels à l’unité de la corporation des cuisiniers n’avaient pas toujours pas été entendus. Cuisiniers de maisons bourgeoises et cuisiniers de restaurants continuaient de s’ignorer en affirmant qu’ils ne faisaient pas le même métier. Plusieurs sociétés de secours se partageaient la représentation et la défense des intérêts des cuisiniers : la Saint Laurent, la Persévérance, la Chambre syndicale, la Société de secours mutuels des cuisiniers de Paris. Les deux principales – Société des cuisiniers de Paris et Société des cuisiniers français – étaient en conflit avec la Chambre syndicale des ouvriers cuisiniers. Toutes ces divisions affaiblissaient la corporation et, en conséquence, la suppression des bureaux de placement réclamée par tous se faisait attendre.

Les « marchands de soupe »

61Les chefs et les restaurateurs n’avaient pas, on l’a vu, la même conception de la cuisine que les ouvriers cuisiniers. Au-delà de l’opposition entre le fond et la forme, l’enjeu était bien la qualité de la cuisine. Les ouvriers syndiqués ne se privaient pas pour dénoncer les « marchands de soupe » :

« Restaurants fin de siècle
Pénétrons si tu veux ami lecteur dans un de ces somptueux restaurants (modernes) qui font la gloire de l’art culinaire. Pour 1, 25 francs tu manges à peu près bien ; pour 2 francs tu es traité en ambassadeur, quatre ou cinq plats au choix avec des noms plus mirobolants les uns que les autres.
Les timbales à la Talleyrand, les bouchées à la reine, les tournedos à la Mirabeau, les croquettes à la Pompadour défilent devant tes yeux éblouis et te donnent la fringale. Entrons. Une foule nombreuse mise décemment, gibus luisant et pardessus du meilleur faiseur savoure silencieusement les mets variés que nous venons de dénommer.
Les nappes sont d’une blancheur éclatante et le cristal de la verrerie ajoute encore du relief au décor de la salle. De nombreux garçons, d’une mise irréprochable, circulent, alertes et empressés pour exécuter les ordres des clients…
Au milieu, comme dans un cadre, trône la patronne, assistée le plus souvent d’une caissière jeune et jolie, il faut bien attirer le client, enfin tout semble réuni pour charmer et séduire.
Cependant, quels sont ces cris discordants que l’on entend à l’extrémité de la salle ? Dirigeons-nous, si tu veux bien en curieux, de ce côté. Ouvrons cette porte masquée par une riche tapisserie orientale. O rêve ! En puis-je croire mes yeux. Ne suis-je pas victime d’une illusion d’optique ! Mais non, c’est bien la triste et écœurante réalité : là, dans un trou noir et infect grouillent une demi-douzaine d’être humains, les joues blafardes, les yeux brillants de fièvre, le visage inondé de sueur, le corps trempé comme s’ils sortaient d’un bain, s’agitant dans une atmosphère suffocante saturée de toutes sortes de senteurs.
Dans un coin du réduit, des plongeurs “lavent" des monceaux de vaisselle dans une eau noirâtre et gluante. Sur un immense fourneau chauffé à blanc sont les récipients : casseroles dont l’étain n’est plus qu’à l’état de souvenir, vieilles et crasseuses boîtes de conserve qui servent de bain-marie où graillonnent des sauces innommables, extraits ou résidus de toutes sortes.
Surmontons notre dégoût et jetons un coup d’œil sur le contenu de ces récipients :
Voici d’abord le potage bisque : mixture composée de détritus d’écrevisses déjà sucées par les clients, puis pilées au mortier et passées au tamis, le tout allongé d’une purée de riz qui le plus souvent a séjourné sur le fourneau en garnitures de toutes sortes.
Le mélange, allongé de bouillon est coloré avec de la cochenille ou de la fuscine pour donner l’illusion au profane. Ceci pour les gourmets, les clients à deux francs.
Ces marchands de soupe ne voient en gens pratiques que le but final : les pièces de cent sous…
Peu importe l’empoisonnement lent de toute une population, peu leur importe que l’anémie, la phtisie, les bronchites fauchent annuellement dans la fleur de l’âge – voir les rapports du docteur Napias sur les maladies des cuisiniers – des milliers de malheureux qui, par profession ou nécessité sont contraints de travailler dans ces bouges infects, que des exploiteurs sans vergogne osent dénommer du nom de cuisine… »
Source : Le Progrès des cuisiniers, 1er juin 1892.

Le succès des femmes

62Les cuisiniers subissaient la concurrence de cuisinières. Comme l’écrit Pierre du Maroussem : « Le succès s’est franchement décidé en faveur de leurs rivales. Ménages de la classe moyenne, voire même offices de châteaux, où les “chefs” sont moins nombreux qu’on ne le suppose ; traiteurs et restaurants inférieurs, elles ont tout envahi, diminuant le domaine de l’homme. »

63Concurrence à tous les niveaux car il y avait plusieurs catégories de cuisinières à Paris :

  • 36 Le Gaulois cité dans L’Art culinaire, 1884.

« Il y a d’abord le cordon-bleu professant ; celui-ci a suivi des cours, a fait des études sérieuses dans les grandes cuisines privées ou dans les laboratoires de maisons importantes comme Bignon ou le café Anglais.
Puis la cuisinière pratiquant, à laquelle il faut ses aises, à qui rien ne doit manquer, il ne convient pas de la chicaner sur la cherté des ingrédients qu’elle emploie… Cette artiste vient souvent de la province ; elle est restée longtemps dans la famille où tout le monde l’entoure de respect car elle fait honneur à la maison dont elle est partie intégrante ;
C’est la Sophie célèbre du Dr Véron…
Puis vient la cuisinière plus modeste. Celle des ménages qui sont obligés de compter.
Elle rôtit comme ses chefs hiérarchiques qu’elle tient en profond mépris, sait économiquement fabriquer elle même les fonds de cuisine, des roux sans farine, des jus de viande pour la glace36… »

  • 37 Philéas Gilbert s’est distingué parmi les auteurs de diatribes contre les cuisinières : à ses yeux (...)

64Les cuisiniers incapables d’empêcher la concurrence réagirent par des articles pleins de mépris pour les cuisinières37.

  • 38 En hommage à la cantatrice Nelly Melba qu’il avait admirée à Londres, Escoffier avait inventé cette (...)
  • 39 Auguste Escoffier, Souvenirs inédits, Jeanne Laffitte, p. 193.

65Alors qu’au tournant du siècle la condition sociale des cuisiniers était en France pour le moins contrastée, de nombreux chefs et cuisiniers français partaient faire carrière à l’étranger. À côté des chefs attachés au service des Cours européennes, la plupart des cuisiniers français expatriés travaillaient dans les brigades des grands hôtels et des nouveaux palaces construits à cette époque pour accueillir une clientèle fortunée. Celui qu’on appela le « cuisinier des rois et le roi des cuisiniers », Auguste Escoffier, associé de César Ritz, fut chef de l’Hôtel Savoy de Londres de 1890 à 1897 puis de l’Hôtel Carlton de 1899 à 1909. Le créateur de la pêche Melba38 a raconté dans ses Mémoires qu’il avait « semé quelques 2000 cuisiniers de par le monde39 ». Le chiffre peut paraître énorme mais il n’est pas invraisemblable quand on sait qu’en 1886 les Français étaient déjà plus de cinq mille en Angleterre. En 1889, les cuisiniers français présents à New York formaient une nouvelle société La Saint Laurent et celle-ci comptait cinquante membres.

Être cuisinier en France à la fin du xixe siècle

66Combien y avait-il de cuisiniers en France à la fin du xixe siècle ? À Paris et en province ?

  • 40 Office du Travail, La Petite Industrie (Salaire et durée du travail), t. 1 : L’Alimentation à Paris(...)

67L’État qui n’a pas reconnu l’École professionnelle de cuisine ne s’est guère préoccupé de recenser une population qui est toujours assimilée à la domesticité. Aussi la question des effectifs de cuisiniers à la fin du xixe siècle reste-t-elle posée. Bien qu’il soit difficile de donner un chiffre pour la France entière – on peut parler de 60000 cuisiniers dans les années 1890 – on dispose de données fiables sur Paris grâce à l’enquête de Pierre du Maroussem de janvier 189340.

68On pouvait distinguer au sein de cette population : les cuisiniers de maison bourgeoise qui étaient environ 4000 et les cuisiniers de restaurant plus de 10000. Les uns et les autres faisaient-ils le même métier ? La même cuisine ? Les carrières étaient-elles différentes ? Un cuisinier de maison bourgeoise pouvait-il devenir chef d’un restaurant et, à l’inverse, un chef de restaurant pouvait-il exercer son art dans un hôtel particulier ?

Des rôles interchangeables

  • 41 On sait peu de choses sur Gustave Garlin. Né à Tonnerre en 1838, il acquit sa formation sur le tas (...)

69L’ouvrage Le Cuisinier moderne de Gustave Garlin41 apporte des réponses à ces questions : « En créant ce livre j’ai voulu aussi réparer une erreur qui s’est accréditée dans l’esprit de bien des personnes, à savoir qu’un cuisinier de restaurant n’est pas capable de remplir la place d’un chef de cuisine de maison bourgeoise. »

70Gustave Garlin insiste sur les similarités. Le travail du chef de maison bourgeoise est identique à celui de chef de restaurant parce que l’organisation du travail en cuisine est la même dans les restaurants et les maisons bourgeoises. L’ordre et la discipline doivent y régner sans partage mais sans arbitraire car le chef a un rôle pédagogique essentiel à l’égard de ses aides : « Celui qui craint d’instruire ses collègues, soit par intérêt, soit par jalousie de métier, n’est pas digne de vivre et encore moins d’occuper la place de chef dans une grande maison. »

71Le chef est le pivot de l’organisation du travail : « Dans sa cuisine, le chef est le maître absolu : chefs de partie, aides et garçons de cuisine lui doivent le plus grand respect et l’obéissance ; cette obéissance doit plutôt être de l’aménité, des prévenances, qu’une soumission passive et involontaire. »

72Le chef de cuisine de maison bourgeoise a plusieurs fonctions :

« [Il] doit s’efforcer de contenter son amphitryon et savoir, par une économie sage et réservée, tenir ses intérêts… également satisfaire l’appétit du personnel, ce qui n’est pas moins difficile, car souvent celui-ci est plus exigeant que l’amphitryon lui-même… autant que faire se peut, exiger la régularité des repas et jamais ne faire attendre… éviter tout conflit dans sa cuisine entre les valets et son personnel… faire son menu lui-même et toujours la veille, afin que l’amphitryon ait le temps de l’examiner, et doit se conformer aux goûts de ce dernier… [ne] pas enfreindre les ordres ni les commenter lorsqu’il les a acceptés de son amphitryon… [ne] pas excéder les dépenses ou le budget de la maison qu’il administre, et surtout faire acquitter avec soin les notes des fournisseurs, afin de ne jamais s’attirer les désagréments que cette omission pourrait lui causer… »

73Dans les grandes maisons, le chef est aidé par des chefs de partie : chef saucier, chef entremetier, rôtisseur, chef du garde- manger, pâtissier, glacier. Le plus important était le chef saucier qui pouvait être « appelé à le remplacer ». Le chef saucier qui dispose lui-même d’aides était chargé de la préparation « des relevés et des grosses pièces braisées ou bouillies à l’anglaise », de « toutes les entrées en général et des garnitures » ainsi que d’une partie des hors-d’œuvre. Le chef entremetier s’occupait des potages, des entremets de légumes, des entremets d’œufs, des pâtes et des entremets sucrés ainsi que des conserves de fruits et de légumes. Le rôtisseur était chargé « de la broche, de la grillade et des fritures en général… [il] doit connaître exactement le temps nécessaire à la cuisson des pièces de toutes les grosseurs ; le degré de délicatesse que chacune de ces pièces possède et le degré de cuisson qu’elles réclament… Généralement, dans les grandes maisons, le chef rôtisseur a une aide… » Le chef du garde-manger était « responsable des viandes de boucherie, du poisson, de la volaille et du gibier qui lui sont confiés, c’est-à-dire qu’il doit avoir soin que rien ne se détériore dans son garde-manger. » Il taille et pare la boucherie de concert avec le chef principal… Il « est chargé de trousser, de flamber et de barder les volailles et le gibier pour entrée… les entrées froides (aspics, chauds-froids, mayonnaise, salades italienne, russe, américaine) lui incombent. Il est aussi chargé de la gelée et des socles en général. »

74Il faisait surtout fonction d’économe et activait « les fournisseurs afin de ne jamais laisser manquer d’épicerie, fruiterie, pâtes diverses, confiserie, charcuterie, boucherie, volaille, gibier et poisson de mer et d’eau douce, écrevisses, homards, moules, huîtres et coquillages divers ».

75Le pâtissier préparait les entremets de pâtisserie, fournissait « aux chefs de partie les croûtes de pâté chaud, de vol-au-vent, de timbales et les petites bouchées, quelquefois même les flancs foncés de pâtes diverses, suivant l’emploi que l’entremetier doit en faire ». Il préparait les glaces, s’il n’y avait pas de glacier spécial et des desserts, « s’il n’y a pas d’officier de bouche. » Enfin le glacier-limonadier était « chargé de la confection des appareils ou sirops et crèmes ; gramolates ou liqueurs aqueuses glacées ; des bombes, des biscuits glacés, des crèmes fouettées et glacées, des mousses, des sorbets, bischofs et punchs glacés ».

76Dans les maisons bourgeoises il y avait un « office ». Le rôle d’officier était assuré par le maître d’hôtel « complètement indépendant de la cuisine ». Il avait la charge des desserts, des liqueurs, des sirops, du thé, café et chocolat. Quant aux aides, ils devaient dans chaque partie éplucher le matin les légumes et préparer l’assiette assortie pour le service. [Ils vont] chercher dans le garde-manger les articles dont leur chef a besoin… Ils doivent régulièrement entretenir les articles usuels sur la table de leur partie respective… Ils doivent entretenir dans le plus grand état de propreté les tables, les ustensiles dont ils se servent journellement et le sol qui recouvre leur partie. »

77Il ne faisait pas de doute pour Gustave Garlin que les rôles de cuisinier de maison bourgeoise et de cuisinier de restaurant étaient interchangeables. À l’exception toutefois de celui de garçon de cuisine « un des aides les plus actifs d’une cuisine » qui « s’emploie avec le chef rôtisseur, l’aide en vidant poisson, volaille ou gibier, prépare la grillade et la broche, allume les fourneaux en général, passe les marmites, jus ou braisières, écume et garnit les marmites et les jus, fait les blanchissages et les échaudages, désosse les têtes de veaux et les pieds de mouton, marque en cuisson les mollusques… » En effet le garçon de cuisine de maison bourgeoise est aussi grâce à ses longs « apprentissages » dans plusieurs maisons un « ouvrier » accompli qui connaît non seulement la cuisine mais la pâtisserie, les glaces et l’office. Son ambition est de devenir chef à son tour. En revanche, les garçons de cuisine de restaurant n’ont pas généralement la même soif d’apprendre et de se perfectionner dans l’art de la cuisine, « ce qui ne les empêche pas de se créer une position parfois très avantageuse, car ils s’établissent plus facilement avec leurs économies que l’artiste avec son talent. »

78La salle du restaurant était, elle aussi, une structure très hiérarchisée : à sa tête était placé le maître d’hôtel. Celui-ci avait sous ses ordres le ou les chefs de rang qui commandaient et surveillaient le travail des commis.

79Faut-il voir dans la description de Gustave Garlin une vue théorique et idéale du métier à la fin du xixe siècle ? Les témoignages des cuisiniers vont en tout cas dans le même sens.

Cuisiniers et chefs de maison bourgeoise

80À la fin du xixe siècle siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale, les cuisiniers de maisons bourgeoises étaient encore des domestiques. Ils exercaient leur art au service des familles de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie qui occupaient, à cette époque, hôtels particuliers en ville et châteaux à la campagne.

81Dans ses souvenirs, Paul Oudin, ancien chef de maison bourgeoise évoque les hôtels particuliers connus pour l’excellence de leur cuisine : Place Vendôme, rue Saint-Florentin les hôtels de Talleyrand – actuelle ambassade des États-Unis et, presque en face, l’hôtel du baron Alphonse de Rothschild : « Maison fameuse dont le chef de cuisine était Léon Barré ; il s’y servait des dîners où rien ne pouvait être plus parfait ni meilleur. À l’issue de ces dîners, fréquemment, le chef était appelé par la baronne ; il savait déjà quelle en était la réussite et paraissait sans crainte devant la maîtresse de maison pour recevoir une foule de critiques, cela avec déférence en exprimant ses regrets et Barré quittait le salon, promettant de mieux faire la fois suivante. Le chef parti, les invités se récriaient : voyons, baronne mais tout était exquis, parfait, délicieux ! À quoi la baronne répondait oui, je sais, mais c’est ainsi qu’il faut faire pour être bien servi. »

82Poursuivons la visite des hôtels avec notre cuisinier qui évoque, avenue Gabriel, l’hôtel du duc de la Trémouille ; l’hôtel du Cercle de l’Épatant rue Boissy d’Anglas et avenue Kléber à l’emplacement actuel du Majestic, l’hôtel occupé par la reine d’Espagne Isabelle II ; place des États-Unis, l’hôtel Deutsch de la Meurthe et non loin de là, l’hôtel Bischoffsheim…

83Avenue Montaigne, deux maisons d’importance : l’hôtel de Madame Porgès au n˚ 18 : « Le chef était Marion dont l’embonpoint nécessitait deux places dans l’omnibus ; grande, très grande maison, dîners et réceptions fastueuses sous la direction de M. Marion dont le ventre majestueux n’empêchait pas la vivacité… Au n˚ 20 était l’hôtel Stern qui était tout flambant neuf ; j’y fus garçon de cuisine. Victor Duverne était le chef ; quel affreux braillard ; la cuisine retentissait de ses cris qui allaient se perdre dans l’avenue où il devait être bien connu ; ses colères lui coloraient la face et il en arrivait à bégayer, perdant le contrôle de lui-même. »

84Sur la rive gauche et ne le cédant en rien à la rive droite pour la magnificence et le luxe de la table, les hôtels du Faubourg Saint Germain et les ambassades dont les cuisines étaient dirigées par des chefs et des cuisiniers français – celle d’Autriche-Hongrie fut longtemps confiée à Victor Michon, président de la Société des cuisiniers français.

L’apprentissage d’un chef

  • 42 Cette règle était encore en vigueur après la guerre de 1914-1918 comme il ressort de la publication (...)

85Avant l’entrée en vigueur des lois scolaires de Jules Ferry instituant l’obligation, la gratuité et la laïcité de l’enseignement primaire, il était d’usage que l’apprentissage commence dès l’âge de onze ou douze ans. Après et pour de longues années, l’âge d’entrée en apprentissage se situa autour de quatorze ans42.

86Le même Paul Oudin a raconté son apprentissage en pâtisserie à Blois à la fin du xixe siècle :

« Au mois de juin 1891 j’étais le dernier apprenti de la maison Gaucher rue Denis Papin à Blois. Il est à peine croyable que l’on puisse se plier avec autant d’insouciance que je fis à une vie si différente de celle que j’avais menée jusqu’alors. Je quittais l’air pur, les grands champs de la Beauce. Tout cela était fini. Qu’est-ce qui m’était donné en échange ? Travailler dans une cave, à la lumière indécise d’un lumignon, sans air, et des heures si longues, si bien remplies ; à la grande chambre de mes parents où le tictac inlassable de la vieille horloge troublait seul le silence de la nuit, j’allais me trouver dans un dortoir sordide, glacial l’hiver, dans une chaleur d’étuve durant l’été, dévoré de punaises… »

  • 43 Paul Oudin, « Le milicien », L’Art Culinaire, 1894.

87Au terme de ses années d’apprentissage, le jeune est devenu un « milicien ». Il commence généralement par faire la vaisselle, récurer les casseroles et le fourneau avant de passer à la cuisine. Écoutons le témoignage d’un ancien chef parler de ces « miliciens » : « Quand dans une maison bourgeoise qui occupait déjà un chef et un garçon de cuisine, il y avait trop de travail, le chef, quand cela lui était permis prenait un débutant. Il n’était pas payé et n’était pas couché, il gagnait sa nourriture et quand on lui avait trouvé une place, un autre le remplaçait43. »

  • 44 On connaît mal le recrutement géographique des cuisiniers de Paris. Nombre d’entre eux étaient orig (...)

88Jeune apprenti qui n’a pas encore trouvé de place, le milicien était souvent un jeune provincial qui débarquait à Paris dans un autre monde44:

  • 45 Paul Oudin, art. cité.

« Il n’y a pas de place mais il débutera comme milicien et dès le lendemain, le voici au travail. Quel changement ! Après les obscurs laboratoires poisseux, au matériel terni et cabossé, le voici dans une cuisine aux cuivres nombreux et éblouissants, aux murs de faïence, aux rayons chargés de matériel pour lui inconnu, le sol pavé de carreaux de couleur lavés plusieurs fois par jour, d’une propreté parfaite.
Mais quelle différence et comme notre pauvre petit ouvrier est perdu. Quel est donc ce chef si difficile ! lui qui sait travailler avec les artistes de cette époque, si difficiles à satisfaire, qui considère ses recettes comme un dogme intangible. Il s’entend dire pour ses débuts : « Petit tes sablés sont trop durs, la génoise trop lourde ; s’il fait une tarte, la pâte doit en être fine, fragile et il a toutes les peines du monde à ne pas la briser et la cuisine, quel art inconnu et aux insurmontables difficultés, il ne sait rien, rien et tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a fait jusqu’à présent ne compte pas et toujours ces mots : “Dépêche toi, tu n’avances pas il faut être plus vif !” et ce fourneau rouge qui chauffe et lui ravive un peu ses couleurs45. »

  • 46 Après avoir servi souvent plusieurs années, le garçon de cuisine devient aide de cuisine. Il second (...)

89Le milicien qui a trouvé sa première place est devenu un garçon de cuisine46. À lui la préparation des petits déjeuners, l’épluchage des légumes le matin, au retour du marché ou après la réception des marchandises, l’aide au chef au moment du coup de feu du déjeuner et surtout le service du personnel de la maison. Service particulièrement lourd dans les grandes maisons où le personnel à nourrir est nombreux.

90Après le déjeuner, il jouit d’un bref répit avant de recommencer son travail : vaisselle, préparation du dîner, souvent pâtisserie. Les longues journées se terminent souvent après 10 heures et les loisirs sont rares. Le soir les portes de l’hôtel particulier sont souvent fermées à 11 heures. Il faut donc faire vite une promenade et rentrer se coucher. Il lui arrivait toutefois d’aller au café-concert mais, ce jour-là, comme le rappelle Paul Oudin, « le petit cuisinier ne dînait pas, il n’avait pas le temps… »

  • 47 Paul Oudin, « Le garçon de cuisine », L’Art Culinaire, 1895.

« Ses plaisirs à cette époque étaient simples et il goûtait de purs délices au café-concert où pour 75 centimes il pouvait entendre des grandes vedettes comme Yvette Guilbert, Polin, Dranem, Polaire, Mayol, Vilbert, Reschal et combien d’autres. Tous les grands concerts avaient successivement sa présence : la Scala, l’Eldorado, le Petit Casino, Trianon, la Gaîté Rochechouart, la Cigale, l’Européen, Parisiana et puis, pendant l’été, aux Champs-Élysées les concerts de l’Horloge, des Ambassadeurs, de l’Alcazar47… »

  • 48 Ibid.

91Les journées de travail sont encore plus longues l’été et surtout à la saison de la chasse lorsque, dans le château où il a suivi ses maîtres, il doit préparer les déjeuners de chasseurs à 10 heures mais aussi les déjeuners et thés de dames sans oublier le personnel : « Minuit surprenait le petit apprenti harassé tombant de fatigue, lavant la cuisine. Le lendemain, de nouveau en cette saison des chasses, à 5 h il fallait être là48. »

Paul Oudin chez Rothschild

92Le témoignage du même Paul Oudin paru dans Le Cuisinier français (1934) éclaire – bien qu’il s’agisse d’une maison exceptionnelle – le fonctionnement des cuisines des grandes maisons bourgeoises au tournant du siècle :

« Ce n’est pas sans un peu de fierté qu’un beau matin j’arrivai avec mon modeste bagage au n˚ 45 de la rue de Monceau, chez M. le Baron Adolphe de Rothschild, chez qui j’étais engagé en qualité de garçon de cuisine. Venant de chez M. le Comte Martin du Nord où j’étais seul avec le chef, M. Louis Corette, j’allais connaître une grande maison avec six hommes à la cuisine. Le chef, M. Chobaz, le premier aide M. Jules Repin, le deuxième aide Louis Dousset, le pâtissier Emile Eigler, le troisième aide Ernest Ramage et enfin votre serviteur. Cuisine vaste, aérée, claire, au rez- de- chaussée ; maison munie de toutes les commodités et où autrefois on avait beaucoup travaillé. Un bureau pour le chef, légumier, pâtisserie, plonge, vaste garde-manger malheureusement assez éloigné de la cuisine et qui me causa bien des pas et de la fatigue ; du matériel magnifique, des moules de toutes sortes sous vitrine attestant des splendeurs passées ; un fourneau chauffant au bois, une broche pouvant rôtir à la fois de nombreuses volailles…
Nous avions deux maîtres à servir : le Baron et la Baronne, tous deux très âgés, trois secrétaires et un personnel nombreux comprenant environ 35 personnes qui déjeune toujours avant les maîtres. »

93Quant au chef M. Chobaz, comment ne pas s’étonner d’apprendre qu’il portait redingote et haut de forme ? Le chef employé, le chef, domestique à l’intérieur de l’hôtel de ses patrons était un Monsieur quand il quittait sa cuisine pour aller se promener en ville et d’ailleurs certains allaient même jouer aux courses : « Restait le chef. M. Chobaz avait à cette époque 74 ans et était dans la maison depuis quarante-cinq ans ; toujours vêtu d’une redingote dont les deux pointes s’inclinaient vers le sol, coiffé invariablement du chapeau de haute forme, la petite couronne de cheveux qui lui restaient ainsi que la moustache frisés au petit fer, rasé de frais tous les jours, il avait vraiment grand air et aurait très bien pu figurer avec l’épée au côté et la veste garnie de dentelles de l’Ancien Régime ; d’une politesse raffinée, nous appelant souvent monsieur ; quand il avait besoin de moi si je ne répondais pas il partait à ma recherche en disant : “Où est-il ce garçon de cuisine, Monsieur Paul peut-on vous voir ? ” »

94Le service des cuisiniers était double : il y avait d’abord le service de la Baronne et du Baron et ensuite le service de l’office c’est-à-dire celui du personnel, le plus difficile n’étant pas celui qu’on pourrait croire : « Le service de la Baronne était facile ; sa cuisine se composait toujours d’un plat froid servi tantôt le matin tantôt le soir, et qui comprenait toujours de la volaille, de la galantine, langue, jambon, etc., le repas chaud presque toujours était une volaille, un légume, entremets… »

95Comme dans toutes les maisons bourgeoises, les menus étaient soumis à l’avance au maître ou à la maîtresse de maison qui les retournait au chef : « Monsieur le Baron manifestait son contentement ou sa désapprobation sur ce qui lui était servi par les menus qui redescendaient soulignés d’annotations aux crayons rouges et bleus ; sa cuisine était peu compliquée ; le matin, un déjeuner copieux composé de poisson, volailles et très souvent de côtelettes d’agneau… Le soir, le dîner était léger : parfois des œufs à la coque, des pains de volaille, farce mousseline dont le pilage m’était généreusement attribué, une gelée de raisins ou d’oranges ou un entremets de pâtisserie… »

96À la fin du xixe siècle, chez le baron Adolphe de Rothschild, rue de Monceau on comptait deux maîtres d’hôtel, six valets de chambre pour le baron et six pour la baronne. À quoi s’ajoutaient de nombreux valets de pied, hommes de peine, lingères, concierges au nombre de quatre.

97Les chefs de cuisine des maisons bourgeoises étaient alors mal payés – leurs gages se situant entre 1500 et 1800 francs – mais il ne faut pas oublier les « petits profits » qui leur permettaient d’atteindre souvent la somme de 4000 francs ou plus. Ces petits profits ont perduré jusqu’après la Seconde Guerre Mondiale et même au-delà.

98Il s’agit de ce que l’on appelle soit l’« anse du panier », le « sou du denier » ou encore « la gratte ». Le chef, en passant ses commandes auprès de ses fournisseurs, majorait le montant de chaque commande et perçevait ainsi la différence entre le prix figurant sur la facture ou sur le livre de comptes et le prix de la marchandise effectivement payée.

99Cette pratique arrangeait tout le monde : les patrons qui ne payaient pas bien leur personnel, les fournisseurs qui s’attachaient les chefs et les chefs qui amélioraient ainsi leurs revenus puisqu’ils pouvaient ainsi doubler ou tripler leurs gains mensuels.

Des statistiques professionnelles

  • 49 Comme l’a montré Eric Mension-Rigau : « Dans les années 1880, le cercle est devenu le plus répandu (...)

100À côté des cuisiniers de maison bourgeoise, il existait bien d’autres catégories de cuisiniers : les traiteurs, les cuisiniers des hôtels et des cercles qui se multipliaient49, les cuisiniers des grands restaurants, les cuisiniers des pensions, ceux des restaurants à prix fixe bon marché, ceux des restaurants dits de grande carte, ceux des bouillons, ceux des débits de vins.

101Dans les hôtels, cercles et restaurants il y avait, selon l’enquête de 1893, 5000 ouvriers dont 1500 cuisiniers avertis qui devaient se contenter de places d’extra.

102Dans les grands restaurants à prix fixe, les cuisiniers étaient une soixantaine ; dans les restaurants à prix fixe bon marché, il y avait 1400 à 1500 cuisiniers. Pour ce qui est des restaurants de grande carte, le chiffre était de 2500 à 3000 cuisiniers. 1000 cuisiniers travaillaient dans les bouillons. Enfin dans les débits de vins restaurants, il y aurait eu une centaine de cuisiniers en activité.

103Au total il y avait plus de 10000 cuisiniers de restaurant à Paris en comptant les « gros bonnets », les commis, les sous ordres et même les plongeurs. D’autres chiffres sont avancés qui font état de 14 000 cuisiniers à Paris à la fin du xixe siècle.

104Une chose est sûre : cette population était très hétérogène. Gains, revenus, statuts étaient très inégaux et très variables. En effet, si la plupart des chefs de cuisine gagnaient entre 100 et 125 francs par mois, le chef d’une grande maison pouvait être payé 12 000 francs par an et encore ne s’agissait-il que de ses gains licites alors que le chef de restaurant à prix fixe devait se contenter de deux mille francs par an.

  • 50 L’entremetier est le cuisinier pâtissier spécialiste des entremets. À la fin du xixe siècle, il s’a (...)

105Le chef saucier qui, subordonné du chef de cuisine, gagnait de 80 à 90 francs par mois, avait souvent sous ses ordres un ou deux sauciers ; un rôtisseur payé entre 60 et 70 francs par mois ; un entremetier50 dont le salaire variait entre 70 et 80 francs par mois en moyenne même si dans les grandes maisons le salaire annuel pouvait aller de 1200 à 3000 francs.

106Si les salaires des « gros bonnets » pouvaient varier de 4000 francs à plus de 12 000 francs par an dans les grands hôtels, les commis gagnaient environ moitié moins que les chefs : autour de 5 francs. Plus on descendait dans la hiérarchie, plus les salaires étaient bas.

Le plongeur
« Il est le premier à l’ouvrage et le dernier à la tâche. Il a la charge d’ouvrir les volets le matin et de fermer la boutique le soir après la sortie des cuisiniers et des garçons de salle. Le matin, après avoir nettoyé et rangé la cuisine et préparé les feux, il lui faut se diriger vers la halle, chargé d’une hotte ou d’une manne, et apporter les lourdes provisions achetées au marché par le patron. Ployant sous le poids de son fardeau, il revient à la maison, vide sa hotte et retourne faire à la halle un second et quelquefois un troisième voyage.
Dans le coin le plus obscur du sous-sol, où sont installées les cuisines, se trouve le lavoir. Eclairé par une lucarne étroite qui ne laisse pénétrer que peu d’air et moins encore de lumière, ou bien par un simple bec de gaz, un homme est là, nu jusqu’à la ceinture, penché au-dessus d’une énorme cuve de cuivre remplie d’eau grasse chauffée au moyen d’un foyer de charbon de bois placé dans le milieu du cylindre. De ce récipient, dans lequel viennent s’entasser casseroles, poêlons et marmites s’échappe une odeur nauséabonde et pestilentielle, mélange disparate de graisse, de graillon, de tripoli et de gaz carbonique. Cet homme aux larges épaules c’est le plongeur.
Ses mains calleuses n’ont plus de forme humaine. Ses ongles, rongés par le frottement laissent voir le bout de ses doigts dont la chair est presque à vif. Ses poignets, comme ceux des lutteurs, sont sanglés de bracelets de cuir et sur ses bras nus se dessinent des muscles gonflés outre mesure par un travail manuel pénible et incessant. Pour tout vêtement, il porte un pantalon de toile et un grossier tablier, et comme chaussure des sabots.
De temps en temps il redresse l’échine et de sa main calleuse, humide et grasse, il essuie la moiteur de sa chevelure et la sueur qui perle sur son front. Puis d’une toile grossière, il éponge l’eau qui ruisselle sur ses épaules nues. De temps en temps il s’éloigne de sa cuve fumante, d’où s’échappent en nuages gris des bouffées de gaz et de vapeur, pour respirer à pleins poumons l’air un peu moins vicié, mais guère plus pur qui vient de la cuisine ou du magasin au charbon. Puis il se remet à sa tâche et plonge encore, plonge toujours sous peine de se voir déborder par la masse d’ustensiles qui lui est apportée sans trêve de la cuisine et de la salle à manger. Et tout cela pour des appointements minimes et des bénéfices dérisoires. »
Source : Alfred Suzanne, « Les coulisses de la cuisine. Le plongeur », L’Art culinaire, Avril Gourmand, 1891.

107Les tâches les plus lourdes et les moins bien payées étaient celles des plongeurs. Les plongeurs recevaient autour de 50 à 60 francs fixes par mois. Si l’on tient compte de la nourriture et du logement soit 750 francs, le salaire annuel se situe entre 1350 et 1470 francs. Le plongeur récupérait en outre les os et les graisses de la cuisine qu’il pouvait revendre, notamment aux engraisseurs de porcs.

108Dans les restaurants comme dans les hôtels, la durée quotidienne du travail des cuisiniers dépassait généralement les douze heures (de 7 heures du matin à 8 heures du soir) et les congés étaient rares, pour ne pas dire exceptionnels : un jour de congé par mois et encore qui n’était pas régulièrement payé ; parfois les chefs prenaient une quinzaine de jours de congé en été.

109Les cuisiniers étaient aussi nourris. Et les commis souvent logés sur place. À ce sujet on lit dans l’enquête de 1893 : « Existence pénible. Cuisines mal installées, conditions hygiéniques déplorables ; la nourriture est fade, souvent insuffisante en raison du travail exigé : elle se compose toute l’année de bœuf bouilli, reste de pot-au-feu. L’atmosphère des cuisines dépasse parfois 40 degrés. L’anémie et l’alcoolisme en résultent. »

  • 51 Meslard, « Le cuisinier de magasin », L’Art culinaire, 1890, p. 99.

110Il faut aussi compter les cuisiniers de collectivités comme le cuisinier de grand magasin. Chatillon-Plessis le considère comme un « faiseur de miracles » parce qu’il dispose d’un budget des plus réduits pour nourrir le personnel du magasin et qu’il tient malgré tout à satisfaire sa clientèle. Un autre observateur souligne ses qualités d’administrateur : « Quand on saura qu’une maison de commerce alloue par jour et par personne et pour deux repas la somme de un franc soixante centimes, vin compris, on se rendra parfaitement compte de la somme d’intelligence, d’énergie et de diplomatie que doit déployer dans de semblables circonstances le cuisinier qui assume la responsabilité de nourrir confortablement le personnel d’une maison de commerce proprement dite51. »

111On ne saurait oublier enfin les cuisiniers des hôpitaux, des lycées, des prisons. Même si l’on dispose de peu d’informations à leur sujet, une chose est sûre : ces catégories peu qualifiées et parmi les moins « professionnalisées » de la corporation ont joué un rôle dans la diffusion de l’innovation alimentaire et le développement de la consommation de certains aliments tels que la viande de bœuf. Celle-ci faisait désormais partie du nouveau régime alimentaire des adultes malades des Hôpitaux de l’Assistance publique mis en place en 1866 : « Le nouveau régime prescrit la viande à chacun des repas et cette viande n’est pas toujours bouillie ; elle est plusieurs fois par semaine, grillée ou rôtie. Le poisson, les œufs, les légumes de saison, les ragoûts de bœuf et les abats entrent également dans leur menu. »

112De même les cuisiniers des armées contribuèrent à faire connaître les conserves alimentaires inventées au début du xixe siècle par Nicolas Appert. Les conserves de viande et de poisson, déjà utilisées pendant la guerre de Crimée firent ensuite partie des approvisionnements réguliers des armées.

113Si diverse et divisée qu’elle soit à la fin du xixe siècle, la corporation des cuisiniers n’en proclamait pas moins haut et fort son attachement à la cuisine « française », sa volonté de la servir et de la défendre. Mais que recouvraient les accents patriotiques des cuisiniers français ?

Unité et diversité de la cuisine « française »

  • 52 Philéas Gilbert, « Du potage national », L’Art Culinaire, 1883, p. 74. Le même auteur nommait et at (...)

114La fin du xixe siècle et le début du xxe siècle ont vu s’affronter les nationalités et s’exacerber les nationalismes. En France chefs et gastronomes tentèrent de définir la cuisine « nationale » et les plats « nationaux » qui la représentent. Leur choix se porta sur le pot-au-feu : « Le classique pot-au-feu (…) nous semble en effet mériter davantage la qualité de potage national, car il est confectionné à la chaumière et au palais, et a surtout le mérite d’être à la base de l’alimentation de la classe ouvrière52. »

  • 53 Maurice Edmond Sailland est né en 1872 à Angers dans une famille bourgeoise. Curnonsky défendit tou (...)

115Mais peut-on parler d’une cuisine « française » sinon par comparaison et opposition aux cuisines étrangères ? À l’intérieur de l’hexagone, au début du xxe siècle, les chefs et cuisiniers de maisons bourgeoises, les chefs et cuisiniers de restaurants faisaient- ils la même cuisine ? Rien n’est moins sûr. Selon Curnonsky53, Prince des gastronomes, il faudrait distinguer à cette époque au moins quatre cuisines françaises.

Les quatre cuisines françaises
« La Grande Cuisine, apanage des grands Chefs qui savent mettre à profit toute la science culinaire acquise au cours des siècles, la cuisine recherchée sans doute et riche, mais honnête et loyale, la cuisine aux recettes innombrables fondée sur le génie personnel de chaque grand cuisinier.
La cuisine bourgeoise, honneur de nos vieilles familles. La cuisine attentive, soignée et mijotée, celle qu’on savoure surtout “chez l’habitant”… La cuisine de nos braves Cordons Bleus qui savent que la préparation d’un bon repas exige une sorte de piété, que le temps ne respecte point ce qu’on a fait sans lui, que les choses doivent avoir “le goût de ce qu’elles sont” et que rien ne remplace le beurre… si ce n’est la bonne graisse et l’huile d’olive.
La cuisine régionale, cette cuisine incomparable qui résume la diversité de nos trente-deux provinces et qui a créé cinq mille plats locaux dont vous trouverez le répertoire complet dans le Trésor gastronomique de la France.
Enfin la cuisine paysanne… la cuisine pour ainsi dire impromptue qui s’improvise en un tour de main avec les volailles du poulailler, le poisson de la rivière voisine, le lapin du clapier, les légumes du potager, les fruits du verger ».
Source : Curnonsky et Pierre Andrieu, Les Fines Gueules de France… Typographie Firmin, Didot, 1935.

  • 54 Dans ses Souvenirs inédits (p. 128) Escoffier évoque Le Guide culinaire et affirme « avoir simplifi (...)

116Ces distinctions sont elles pertinentes ? Il y avait bien une haute cuisine ou grande cuisine. Héritière de Carême et redéfinie par Escoffier dans son Guide culinaire54, cette cuisine, luxueuse, fastueuse, à base de produits rares et chers s’adresse à une clientèle fortunée et privilégiée – noblesse, bourgeoisie d’affaires et rentiers – qui se veut gastronome et tient à sa réputation de gastronome.

  • 55 « Profils gourmands », L’Art Culinaire, 30 septembre 1889.

117Une anecdote parmi tant d’autres rapportée par le chef Philéas Gilbert55 illustre la place et la fonction de cette haute cuisine dans la société. Le Vicomte de M* s’adresse à son chef :

Chef, je me plais à reconnaître en vous l’homme de talent, d’ordre et de ponctualité, je remets absolument entre vos mains la renommée culinaire de ma maison. Dévalisez les marchés, que les belles pièces de poissons, volailles et gibiers que les meilleurs morceaux de boucherie appellent votre attention… Le Vicomte de M* [le locuteur] n’a qu’une ambition et qu’un orgueil. Il veut que sa maison soit citée parmi celles où la bonne chère est journalière et il ne saurait lésiner sur les crédits accordés à son cuisinier…
En ouvrant au chef un crédit illimité, j’agis sagement car j’ai confiance dans sa loyauté et dans son incorruptible honnêteté. Et savez-vous, madame, que cet homme est un artiste et un artiste dans toute l’acception du mot ? Confondu parmi vos serviteurs, ne lui faites pas l’injure de le considérer comme tel… Savez vous combien cet homme a travaillé d’années, a sué, a peiné, a souffert les souffrances morales de l’artiste, aux prises avec un travail à nul autre pareil ? […] Lui seul est responsable, il doit tout voir, tout savoir, tout prévoir, rien ne doit échapper à sa sagacité. Pour ma part, je ne vois pas en lui un serviteur, mais un ami et un conseiller de ma santé et de mes plaisirs gastronomiques. »

La haute cuisine

  • 56 « Causerie culinaire », Le Progrès des Cuisiniers, 1er novembre1889.

118Œuvre des chefs de maison bourgeoise aussi bien que des chefs des restaurants et des palaces, cette haute cuisine s’exprimait dans les menus de dîners et de réception composés selon un ordre et des principes stricts admis par la corporation tout entière. Chefs et ouvriers étaient d’accord sur ce point : « L’ordonnance des menus repose sur des règles et des principes comme tout le travail en cuisine56… »

Les recommandations de l’Art culinaire*
« Tâchez toujours que dans un dîner ne se rencontrent pas deux viandes de boucherie ou tout au moins deux viandes blanches. Qu’aucune garniture ne ressemble à une entrée fût-elle en hors-d’œuvre.
Qu’un plat un peu relevé soit tempéré par un plat moins épicé.
Qu’une entrée froide au moins vienne délasser des entrées chaudes (aspic, chaud froid ou mayonnaise).
Qu’un poisson fût-il représenté en hors-d’œuvre chaud n’ait pas son pendant, même comme rôt froid, exception faite pour les huîtres qui n’excluent pas une entrée de poisson…
Il en est de même des rôts, des entremets, deux volailles, deux gibiers, deux fritures ne sont pas tolérés à moins de cas imprévus comme lorsque le gibier presse ; alors on peut faire un salmis ou une chartreuse de perdreaux pour entrée et servir un faisan ou un cuissot de chevreuil comme rôt…
Si un légume se trouve dans une garniture, il ne doit plus reparaître comme entremets. Il en est de même des nouilles, des macaronis et des lasagnes…
Lorsqu’un entremets sucré tel qu’un bavarois, une gelée, une macédoine de fruits fait partie du menu, un biscuit, une génoise ou un petit gâteau sec doit l’accompagner, ne fût-ce que la traditionnelle gaufrette.
Avec les entremets chauds, l’accompagnement devient inutile.
La glace ne doit avoir rien de commun avec les entremets, sauf que l’on peut également la présenter avec gaufrettes et petits fours.
* Source : Gustave Garlin, « L’art de faire un menu », L’Art culinaire, 1889, p. 179

  • 57 À la même époque, Chatillon-Plessis décrivait ainsi la marche d’un menu : « Le potage. Brûlant et v (...)

119En obéissant à des règles, les menus des dîners et encore plus les menus de réception définissaient un ordre de la table appelé à se perpétuer au-delà de la Première Guerre mondiale, voire de la Seconde dans les maisons ayant des cuisiniers et qui impliquait la succession des plats suivants : Potage, Hors-d’œuvre chaud, Relevé, Entrées, Rôt, Punch, Salade, Entremets, Glace, Dessert, Café57.

  • 58 Dans un article intitulé « Des dénominations culinaires » (L’Art culinaire, 1885, pp. 142-143) Phil (...)

120Cette haute cuisine était faite autant pour être vue que pour être consommée. Fait significatif : son souci des apparences transparaissait aussi dans les dénominations culinaires plus ou moins fantaisistes qui suscitaient des interrogations au sein de la profession58. Les noms des plats sont d’autant plus ronflants que les chefs veulent faire reconnaître leur qualité d’artiste. Le but est de gagner en prestige et en reconnaissance sociale quitte à jeter de la poudre aux yeux.

  • 59 André Guillot, La Grande Cuisine bourgeoise, Paris, Flammarion, 1976.

121Il est impossible de distinguer cette haute cuisine aristocratique de « la grande cuisine bourgeoise », pour reprendre le titre d’un livre d’André Guillot59. Toutes deux sont l’œuvre de cuisiniers de maison passés maîtres dans leur art, artisans et artistes à la fois. Toutes deux utilisent des produits de luxe rares et chers. Toutes deux visent à produire et reproduire chaque jour des chefs-d’œuvre éphémères destinés à satisfaire les goûts d’une clientèle ou de patrons, gourmets et gastronomes.

La cuisine bourgeoise et ménagère : enseignement et pratique

  • 60 Marcel Proust évoque la fameuse recette du bœuf carottes de la cuisinière Françoise. Dans Du côté d (...)
  • 61 Curnonsky, Souvenirs littéraires et gastronomiques, Paris, Albin Michel, 1958, pp. 177-178.

122À côté de cette haute cuisine ou de cette « grande cuisine bourgeoise », la cuisine bourgeoise est une cuisine de plats mijotés, une cuisine de femmes, de cuisinières qui sans avoir jamais appris la cuisine faisaient aussi « des chefs-d’œuvre » comme Françoise dans l’œuvre de Proust60. Ou bien Marie Chevalier, veuve Coutance, cuisinière de la famille de Curnonsky « pendant quarante et un an » et dont le Prince des gastronomes dit : « Je garde d’elle le souvenir d’une grande paysanne française et d’un des parfaits cordons bleus que j’aie connus. Elle n’avait point appris la cuisine dans des écoles ni des livres. Elle la savait de naissance et par atavisme, et la faisait comme sa mère, comme sa grand’mère, sa bisaïeule et sa trisaïeule, comme vingt générations de bonnes gardiennes du foyer. Elle y apportait les qualités de sa province et de sa race : la mesure, le goût, la probité, la patience et la simplicité… » Cette cuisine de femme était une « cuisine simple, nette, droite en goût et qui ne vise jamais à l’effet… Une cuisine paisible et mijotée, une cuisine de cordons bleus61. »

123Si l’on descend encore d’un rang dans la hiérarchie de la cuisine, on rencontre la cuisine « populaire » ou « ménagère » qui, comme son nom l’indique, est celle du peuple et des « ménagères ». La distinction de plusieurs cuisines n’était pas seulement celle de Curnonsky. Elle était admise et même institutionnalisée. Au début du xxe siècle, à l’école de cuisine Le Cordon bleu, l’enseignement était réparti entre haute cuisine, cuisine bourgeoise, cuisine ménagère et cuisine moderne. Mais certains cours s’intitulaient « cours de cuisine bourgeoise et ménagère » comme pour indiquer les limites de distinctions trop tranchées.

Cours de haute cuisine de l’École du Cordon bleu (semaine du 15 janvier 1907)
Mercredi 16 janvier – Œufs farcis Elisabeth (nouveauté) – Filet de bœuf à la Moderne (Pièce chaude de grand dîner) – Suprême de foie gras à la Périgueux (entrée chaude de grand dîner) – Mandarines glacées en surprise – Langues de chat fondantes
À 4 heures leçon de coupage [sic] – Manière de découper le filet de bœuf servi en entrée
Jeudi 17. – Langouste à la Parisienne (Pièce froide) – Cervelles de veau à l’Autrichienne – Médaillon d’York à la Printanière (Pièce froide) – Gateau Le Progrès – Crème beurrée au nougat.
Vendredi 18. – Filets de soles Sylvette (Nouveauté de grand dîner) – Poularde à la Césarine (Création du Cordon bleu) – Mousse de jambon à la Hongroise – Pudding Sans Souci (entremets chaud) – Pâte à brioche
À 4 heures, leçon de découpage – Manière de découper la poularde Césarine
Samedi 19. – Petits flans suisses (Hors-d’oeuvre chauds) – Poulets à l’Escurial – Daube de mouton à la Marseillaise – Brioche à tête et brioche mousseline (cuisson) – Krapfen (Entremets chauds)
Lundi 21. – Œufs brouillés en canelons – Noix de veau braisée à la Reine Margot (entrée chaude) – Croustades de pommes de terre – Croûtes aux fruits à la Maréchale (Entremets nouveau)
Mardi 22. – Filets de soles Robert Charlie (Nouveauté) – Tournedos Gabrielle – Laitues braisées au jus – Préparation d’une galantine de volaille à la gelée – Riz à la Maltaise (Entremets froid)
Source : Le Cordon bleu, 15 janvier 1907, pp. 13-14.

124Les cours de « cuisine bourgeoise et ménagère » portaient, eux, aussi bien sur la préparation de « filet de sole Marguery » que de l’« omelette Parmentier », de « chaud-froid de mauviettes à la Caennaise » que de « bœuf bourguignon », de « longe de veau Polignac », que de « sauté de veau Marengo », de « merlans au gratin » que de « carbonade de bœuf à la Flamande ».

125Au Cordon bleu la cuisine bourgeoise et ménagère reprenait ainsi les recettes de cuisine bourgeoise tandis que les manuels d’enseignement ménager définissaient la cuisine « ménagère » comme une cuisine bourgeoise simplifiée.

126Œuvre des chefs aussi bien de restaurants que de maisons bourgeoises, la haute cuisine se distinguait principalement de la cuisine bourgeoise par le nombre et la complexité des opérations mises en œuvre aussi bien au stade de la préparation que de la cuisson et du dressage final du plat. Les produits utilisés faisaient moins la différence puisque l’on trouve dans ces deux cuisines le foie gras, les truffes, le saumon, le turbot, la sole, la langouste le filet de bœuf, les faisans, les bécasses, les ortolans. La forme importait autant que le fond :

  • 62 E. Capdeville, « La cuisine en 1891 », L’Art culinaire, 30 juin 1891, p. 126.

« Les relevés dressés sur socle très bas, sobres de décors, malgré cela élégants, riches entrées dressées sur corbeille en pâte de nouilles, ou bien encore, sur coupes en riz, taillées si artistement, que l’on croirait voir une entrée dressée dans une belle coupe d’albâtre, fins entremets sur de jolis fonds en pastillage, avec garniture de fleurs de sucre, à rendre la nature jalouse, enfin glaces montées sur rocher lumineux. Comme finesse de sauces votre palais fera vite la différence, car ne vous y trompez pas ; la richesse et l’élégance d’un grand dîner n’en exclut pas la bonté, régal des yeux et du palais.
Voilà à mon avis la grande cuisine française à laquelle nous devons notre supériorité incontestée et qui fait dire dans le monde entier. Il n’y a pas de grande cuisine sans cuisiniers français62. »

Une recette de haute cuisine : Le faisan poêlé à la Saint-Cyr
« Commencer par préparer une farce à gratin avec 80 g de lard gras frais coupé en petits dés et revenus à la poêle avec un peu de graisse ; y ajouter alors 250 g de foies de volaille escalopés, 125 g de foie gras cru émincé et 10 g d’échalotes hachées. Aussitôt que ces substances sont saisies, on les pile et on les passe au tamis pour en faire une purée que l’on assaisonne et dont on se sert pour farcir un faisan plumé, vidé, flambé et la poitrine désossée. Ensuite, on barde et on bride le faisan que l’on fait colorer au beurre, puis on le mouille avec un quart de litre de madère et un demi-litre de sauce demi-glace claire. Après avoir fait braiser le faisan pendant 50 minutes dans une cocotte hermétiquement fermée, on l’égoutte, on le débarde et débride, puis on en retranche la poitrine que l’on découpe en aiguillettes que l’on replace sur le faisan en le reconstituant dans sa forme primitive. On pose alors le faisan sur le milieu d’un socle en pommes duchesse cuites au four et dans le milieu desquelles on a mis une mauviette braisée dans une cocotte. Entre chaque cassolette on y dispose en petits bouquets des beaux grains de raisins noirs épluchés et mélangés avec des morceaux de noix épluchés. Avec la cuisson du faisan et celle des mauviettes mélangées ensemble, bien dégraissées et passées, au tamis fin on nappe le faisan et les mauviettes. On envoie en saucière le restant de cette sauce et on sert bien chaud. »
Source : Résumé de la recette d’Henri Pellaprat, Le Cordon bleu, 1er janvier 1907, p. 4.

127Dans ce même numéro on peut lire une recette de cuisine bourgeoise : La Barbue à l’amiral, censée être d’exécution plus facile : le poisson est poché entier et sans farce. Quant à la présentation du plat, elle doit seulement répondre à un souci de « symétrie ».

Une recette de cuisine bourgeoise : Barbue à l’amiral
« Dépouiller une belle barbue bien fraîche ; en détacher légèrement les filets de l’arête pour faciliter la cuisson du poisson. Déposer alors la barbue dans un grand sautoir ou mieux dans une plaque dont le fond aura été beurré et recouvert d’une couche d’oignons émincés. Arroser la barbue avec deux décilitres de vin blanc, autant de cuisson de champignons et de fumet de poisson. Après avoir fait pocher au four ou à couvert sur le fourneau la barbue qu’il faut tenir recouverte d’une feuille de papier beurrée, on l’égoutte ; on la range sur un plat en argent et ovale.
D’autre part, on manie ensemble 30 g de beurre fin avec une petite cuillerée à bouche de farine tamisée. Ensuite avec la cuisson de la barbue réduite de moitié on délaye ce beurre manié et on place sur le feu cette sauce pour la lier en la tournant avec une cuiller de bois.
Une fois liée, on ajoute à cette sauce 125 grammes de champignons émincés et déjà cuits, ainsi que quatre belles laitances de carpe. On donne deux ou trois bouillons puis on finit de lier la sauce avec un jaune d’œuf et 125 grammes de beurre d’écrivisse. Il ne reste plus qu’à assaisonner à point cette sauce avec sel fin, poivre blanc moulu (très peu) et une pointe de muscade râpée.
On verse alors cette sauce sur la barbue autour de laquelle on range les laitances de carpe, 6 belles têtes de champignons tournées, 6 écrevisses, une douzaine de moules et d’huîtres à la Villeroy ; le tout rangé et entremêlé avec symétrie ».
Source : J. Morard, Le Cordon bleu, 1er janvier 1907, p. 14.

128Enfin la cuisine dite ménagère devait être encore plus simple que la cuisine bourgeoise. Toujours dans Le Cordon bleu on peut citer comme plats de cuisine ménagère le hachis Parmentier ou les côtelettes de porc sauce Robert.

Une recette de cuisine ménagère : Côtelettes de porc Sauce Robert
Parer six côtelettes de porc, les faire cuire doucement avec 30 grammes de beurre, quinze minutes de chaque côté. Une fois cuites, les égoutter et, à leur place, mettre 120 grammes d’oignons finement émincés ; lorsqu’ils sont de belle couleur dorée, on les mouille avec 2 décilitres de vin blanc et une cuillerée à bouche de vinaigre que l’on fait réduire de moitié. D’autre part, avec 15 grammes de farine et 20 grammes de beurre, faire un roux brun que l’on délaye avec 2 décilitres de bouillon. Après quatre ou cinq minutes d’ébullition, verser le tout dans la casserole où se trouve la réduction de vin blanc avec le vinaigre ; assaisonner à point cette sauce ; y ajouter une pincée de sucre et, hors du feu, une cuillerée à bouche de moutarde. Avec cette sauce, napper les côtelettes dressées sur plat et servir chaud.
Source : Recette de P. Robert, Le Cordon bleu, 15 janvier 1907, p. 46.

129La cuisine « ménagère » faisait l’objet d’un enseignement particulier depuis la fin des années 1880. Le premier cours de cuisine « populaire » donné le 18 février 1890 au Pavillon de la Ville de Paris par Charles Driessens visait à apprendre à préparer le menu suivant : Pot-au-feu, Rognon sauté, Emincé de gigot, sauce piquante, Poulet rôti cresson, Œufs à la neige à la vanille.

130En réalité, cuisine ménagère et cuisine bourgeoise étaient loin de s’opposer : la ménagère faisait à sa façon la même cuisine que la bourgeoise. Si les recettes sont souvent identiques, les conditions d’élaboration de chaque cuisine sont différentes : alors que la « ménagère » est seule à préparer la cuisine, la bourgeoise et la « grande dame » ont à leur service et pour les aider, des cuisiniers ou des cordons bleus. Néanmoins la « ménagère » et la « bourgeoise » ont en commun de connaître et d’apprécier la bonne cuisine française :

  • 63 « La ménagère française », L’Art culinaire, 1890, p. 123.

« Est-il, par exemple, dans la classe ouvrière une femme qui ne sache préparer un pot-au-feu, faire une blanquette ou accommoder une matelote ou un civet ? Et si, le dimanche, pour ajouter un plat à l’ordinaire, elle commande un vol-au-vent de deux francs chez le pâtissier et lorsque l’apprenti pâtissier l’apporte, elle en examine minutieusement le contenu pour se convaincre que rien n’y manque et que les boulettes, les cervelles et les champignons sont en quantité suffisante et elle n’oublie pas de réclamer l’écrevisse réglementaire qui doit orner le dessus du vol-au-vent.
La bourgeoise, elle aussi, quoique n’ayant jamais pris de leçons de cuisine sait s’occuper de la construction du menu et de la composition du dîner. Elle dresse elle-même son dessert, ses fruits et ses petits fours. Et lorsque le fameux Vol-au-Vent de dix francs arrive de chez le pâtissier, elle passe aussi l’inspection de la garniture, compte les truffes et cherche à découvrir dans la sauce le foie gras, les crêtes et les rognons de coq63. »

  • 64 La France gastronomique, 1921-1928.

131Il y avait enfin la cuisine paysanne ou régionale faite avec les produits des terroirs. Curnonsky et Marcel Rouff en ont fait l’inventaire après la Première Guerre mondiale et recensé alors plus de 5 000 recettes différentes64.

132De même qu’il y avait à la fin du xixe siècle plusieurs catégories de cuisiniers en France, de même plusieurs cuisines coexistaient sous l’appellation de « cuisine française ». Ces cuisines ont évolué en fonction des changements de la société. C’est ainsi que la haute cuisine illustrée et codifiée par Auguste Escoffier dans son Guide culinaire jeta ses derniers feux à la veille de la Grande Guerre et que la période de l’entre-deux-guerres fut celle d’une simplification de la cuisine.

Notes

1 À la fin des années 1880 et au début des années 1890 la référence à la profession est de plus en plus fréquente dans les articles et revues culinaires : Le Progrès des cuisiniers (15 octobre 1887) veut « donner au cuisinier la liberté nécessaire à son existence et à son émancipation professionnelle ». Quant à L’Art culinaire (31 mai 1893) il écrit : « L’Art culinaire, qui fait du socialisme à sa manière – la bonne, la vraie, comme dirait Jules Simon […] le proclame depuis plus de dix ans, sans repos ni trêve. Pour que l’artiste culinaire reprenne son rang dans la société, il faut qu’il travaille – en dehors de sa tâche professionnelle – à se montrer digne de ses grands maîtres par son éducation, ses lectures, sa tenue, sa dignité personnelle. »

2 E. GRANVILLIER, « Les hommes de cuisine », L’Art culinaire, 21 mai 1893, p. 110.

3 Rapport de M. Raff, délégué de la chambre syndicale des cuisiniers de Paris à l’exposition d’Amsterdam de 1883, L’Art culinaire, 1884.

4 Chronique dédiée aux apprentis, in Le Progrès des cuisiniers, 1er août 1887.

5 Philéas Gilbert, « Considérations sur les apprentis », L’Art culinaire, 13 septembre 1885, p. 174.

6 Les statuts de l’Académie précisaient : « L’Académie de cuisine se compose de 30 membres titulaires, d’un nombre illimité de membres correspondants. Les membres titulaires et correspondants sont élus à vie. Tout candidat au titre de membre titulaire doit présenter une thèse écrite, cachetée, qui sera ouverte et lue en assemblée de l’Académie de cuisine. Peut faire partie de l’Académie toute personne exerçant ou ayant exercé l’une des professions suivantes : cuisinier, pâtissier, confiseur, glacier, charcutier, fabricant de conserves alimentaires. La limite d’âge est de 25 à 50 ans. Pour faire partie de l’Académie de cuisine, il faut adresser une demande au Comité en l’accompagnant du casier judiciaire, de l’acte de naissance, des certificats de travail prouvant que le demandeur exerce depuis huit ans au moins… »

7 Extrait du Bulletin officiel de l’Académie de cuisine, Année 1892.

8 « La création en 1894 de notre journal Le Cordon bleu et des cours démonstratifs de cuisine a eu pour but la vulgarisation de l’art culinaire auquel jusqu’alors il était assez difficile d’être initié ; cet art se trouvant accaparé par un nombre assez restreint de professionnels qui pour la plupart le considéraient comme un monopole réservé à leur seul profit… Nous sommes heureux de constater que grâce à cette vulgarisation de l’art culinaire entreprise par nous un revirement commence à s’opérer dans les habitudes et les idées. Les jeunes filles d’aujourd’hui sont moins disposées à considérer l’occupation des soins de la cuisine comme une déchéance. Elles sont également plus convaincues que pour savoir commander ou pouvoir apprécier les services d’un chef de cuisine ou ceux d’une cuisinière, il est indispensable de connaître les difficultés d’exécution que peuvent offrir les ordres qu’on leur donne… »

9 École de cuisine. Éléments culinaires à l’usage des demoiselles, Paris, l’Auteur, 1893.

10 Fondé le 19 janvier 1883, L’Art culinaire était l’œuvre des cuisiniers eux-mêmes comme le précise le premier numéro : « Exclusivement rédigé par des praticiens tous les articles sont signés par leurs auteurs qui en assument la responsabilité, chacun en ce qui le concerne… »

11 Fondée en 1891 La Cuisine française et étrangère dont le directeur F. Barthélémy est membre de l’Académie de cuisine de Paris se donne comme but de « répandre dans notre pays le savoir culinaire, développer l’importance professionnelle et industrielle de la cuisine et, si nous pouvons nous exprimer ainsi : vulgariser le goût gastronomique. » Et de préciser à l’intention des cuisiniers : « Nous nous attacherons spécialement à l’étude scientifique des substances alimentaires, étude indispensable au cuisinier moderne appelé à remplir dans l’avenir un rôle important à mesure qu’il saura faire apprécier le caractère hygiénique de la science culinaire. » La cuisine française veut enfin promouvoir l’enseignement de la cuisine.

12 « Publication idéale de la maîtresse de maison fondée en 1908 », Culina définissait ainsi ses objectifs : « Nous avons le ferme espoir d’obtenir que toute dame du monde possède sur le tapis de sa table notre publication et que les recettes culinaires, les conseils mondains, les mille renseignements sur la conduite du home élégant lui démontrent l’utilité et l’originalité de notre création… »

13 Extrait des statuts et divers procès-verbaux de la Société des cuisiniers français, Paris, 1883.

14 Philéas Gilbert, « Notre nouveau titre et l’École professionnelle », L’Art culinaire, 1883, p. 88.

15 Citons sa notice nécrologique parue dans L’Art culinaire de 1888 : « Aimant son métier par dessus tout, son seul désir était de voir s’améliorer le sort de ses collègues ; c’est surtout pour cela qu’il poursuivait avec ardeur la création de notre école professionnelle car il avait la conviction, comme il le disait, que c’est en faisant du cuisinier un maître en sa profession qu’on l’élèvera au-dessus de sa condition actuelle ; c’est en lui donnant le goût des beaux travaux qu’on en fera un ouvrier supérieur ; c’est en lui inculquant l’amour de son art qu’on l’arrachera au découragement de sa carrière difficile… »

16 Marius Berte, « Les Écoles professionnelles », Le Progrès des cuisiniers, 15 janvier 1887.

17 Le Progrès des cuisiniers, 15 février 1887. Le même Philéas Gilbert avait déja manifesté quatre ans plus tôt son opposition à la formation professionnelle des filles :
« Voyons comme se forme la majorité des cuisinières :
Aidée des conseils de Madame (voire même de Monsieur) et des théories de la Cuisinière bourgeoise (dont l’auteur mérite d’être voué aux gémonies), elle apprend à gargoter, ne pouvant logiquement se rendre compte du travail qu’elle opère… Je soutiens donc qu’il est impossible qu’une cuisinière puisse marcher de pai avec le le infime de nos cuisiniers… » (L’Art culinaire, 1883, 114).

18 Le Président de la République fit remettre au Président de la Société des cuisiniers français par l’entremise de M. Pétrot, secrétaire du Conseil municipal de Paris la somme de cent francs pour la caisse de l’École professionnelle créée par cette société.

19 Le 19 février 1891, le ministre du Commerce, de l’Industrie et des Colonies adressait la lettre suivante au Président de la Société des Cuisiniers français :
« Monsieur,
J’ai l’honneur de vous informer que sur votre demande, j’ai accordé à l’École professionnelle de cuisine fondée par la Société des cuisiniers français, à titre de subvention pour 1891, une somme de mille francs. J’ai également accordé à la dite société, pour être décernées en mon nom, aux lauréats de l’exposition et du concours culinaires qu’elle organise cette année, une médaille de vermeil grand module, deux médailles d’argent, l’une de grand module et l’autre petit module et trois médailles de bronze.
Recevez, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée
Le ministre du Commerce, de l’Industrie et des Colonies
Jules Roche.

20 Dans Le Progrès des Cuisiniers du 1er octobre 1886, on peut lire dans un article consacré à l’École professionnelle de cuisine « C’est sur les bases sures et solides de la reconnaissance par l’État, c’est sous la protection de nos édiles qu’elle sera placée, et nous pensons que, essentiellement française, l’école professionnelle de cuisine ne pourra que rendre service à notre corporation, et faire honneur à notre patrie. »

21 Le Temps, 23 juillet 1915. En 1895, Charles Driessens fut l’un des premiers cuisiniers à être décoré et nommé officier d’académie.

22 De nombreux rapports officiels rappellent la fonction de défense de l’ordre social et politique de l’enseignement ménager. Citons ces lignes extraites d’un Mémoire sur l’enseignement ménager présenté à l’exposition internationale d’hygiène de Londres de 1884 : « L’enseignement ménager – hygiène, coupe, couture, repassage, cuisine – est pour ainsi dire l’adjuvant le plus puissant de la morale théorique ; c’est comme une morale en action surtout pour les classes peu favorisées de la fortune. Bien instruites à ces différent points de vue, les jeunes filles se préparent plus efficacement à leurs devoirs de gardienne du foyer. Elles feront des familles fortes et comme c’est de la famille, cellule sociale que dépend le progrès normal de la société, elles contribueront à la paix, au bonheur de l’humanité même. »

23 Né en 1814 et mort en 1896, Jules Simon fut plusieurs fois député, sénateur, ministre (de l’Instruction publique, de l’Intérieur) avant d’exercer les fonctions de Président du Conseil. Académicien, il fut aussi l’auteur de très nombreux ouvrages.

24 Discours de M. Jules Simon à l’inauguration de l’École professionnelle de cuisine, in L’Art Culinaire, 31 mars 1891, p. 69.

25 Joseph Favre, Dictionnaire universel de cuisine et d’hygiène alimentaire, préface de Charles-Pierre Monselet, Paris, 1889-1891, in 4˚.

26 Auguste Escoffier publia en 1885 un ouvrage sur le sujet : Les Fleurs de cire, Éditions Paris Art Culinaire (rééd. 1910).

27 Aujourd’hui comme hier, la Grande Loge de France et le Grand Orient de France comptent des cuisiniers parmi leurs adhérents. S’il est impossible de donner des chiffres, une chose est sûre : l’idéologie du compagnonnage qui a imprégné la corporation recoupe pleinement les idéaux maçonniques de solidarité et de fraternité.

28 Philéas Gilbert, « Du potage national », L’Art culinaire, 1883, p. 74.

29 L’article XIV du règlement général du Concours précisait : « Les bénéfices nets de l’Exposition seront partagés en quatre parts égales affectées comme suit : 1) Deux parts pour la caisse de fondation d’une École professionnelle de cuisine, but de la Société des cuisiniers français ; 2) Une part pour les caisses de secours de toutes les Sociétés culinaires adhérentes et à partager entre elles à part égales ; 3) Une part à l’Assistance publique des pauvres de la Ville de Paris. »

30 Circulaire du Comité du Concours, L’Art Culinaire, 1890, p. 14.

31 Dans La Revue Culinaire (1928, p. 235) Auguste Escoffier explique les origines de la tomate en conserve : « L’idée première de cette fabrication a été conçue en 1874-1875, époque où j’étais chef de cuisine au restaurant du Petit Moulin Rouge aux Champs-Elysées, maison disparue vers 1880. Il était d’usage, en ce temps, pendant la saison des tomates, de mettre de la purée de ce fruit en conserve dans des bouteilles à Champagne, puis de stériliser mais cette purée ne pouvait être utilisée que pour les sauces. Je me disais qu’il était possible de faire mieux en préparant un produit qui en toutes saisons pourrait remplacer la tomate fraîche pour apprêter divers mets qui n’étaient possibles que pendant la saison des tomates. » Quinze ans plus tard Escoffier fit fabriquer de la tomate concassée dans une entreprise de conserves où il avait des intérêts et il en expédia ensuite deux mille boîtes au Savoy Hotel de Londres dont il dirigeait les cuisines. « Ce fut un grand succès. La tomate concassée fut lancée et sa renommée si vite répandue que l’année suivante on en fabriquait soixante mille kilos. »

32 L’Exposition Culinaire, Le Progrès des cuisiniers, 1er mars 1887.

33 Le Progrès des cuisiniers, 15 mars 1887.

34 Lettre de Georges Dugoy parue dans Le Progrès des ouvriers, 1er septembre 1888.

35 Ibid.

36 Le Gaulois cité dans L’Art culinaire, 1884.

37 Philéas Gilbert s’est distingué parmi les auteurs de diatribes contre les cuisinières : à ses yeux (L’Art culinaire, 1884, p. 55) la cuisinière « est la scorie de la profession. Produit malsain d’un temps pratique, avide et vulgaire, qui préfère la quantité à la qualité, qu’un luxe effréné temporise et dont depuis trop longtemps nous subissons les désastreux effets… »

38 En hommage à la cantatrice Nelly Melba qu’il avait admirée à Londres, Escoffier avait inventé cette recette. Comme il le dit lui-même : « La pêche Melba se compose de pêches tendres, mûres à point, de glace à la vanille et de purée de framboise sucrée. »

39 Auguste Escoffier, Souvenirs inédits, Jeanne Laffitte, p. 193.

40 Office du Travail, La Petite Industrie (Salaire et durée du travail), t. 1 : L’Alimentation à Paris, Paris, Imprimerie nationale, 1893.

41 On sait peu de choses sur Gustave Garlin. Né à Tonnerre en 1838, il acquit sa formation sur le tas avant de travailler dans des grandes maisons privées et des ambassades. Sa carrière fut brisée par la Commune à laquelle il participa. Condamné à cinq ans de détention – peine qui fut commuée à deux ans et demi de prison – il commença alors à écrire Le Cuisinier moderne qui devait paraître en 1887.

42 Cette règle était encore en vigueur après la guerre de 1914-1918 comme il ressort de la publication dans La Revue culinaire (1921, p. 81) du règlement de l’apprentissage rédigé et arrêté en collaboration par l’Union syndicale des restaurateurs de la Seine, le syndicat des grands hôtels de Paris et la Société des cuisiniers de Paris : Art. III – L’enfant doit être français, avoir quatorze ans révolus ; il doit apporter son acte de naissance et avoir une solide instruction primaire. Art. V – La durée de l’apprentissage est de deux ans sans aucune interruption… (une période d’essai de deux mois).

43 Paul Oudin, « Le milicien », L’Art Culinaire, 1894.

44 On connaît mal le recrutement géographique des cuisiniers de Paris. Nombre d’entre eux étaient originaires des départements limitrophes ainsi que des départements du centre de la France.

45 Paul Oudin, art. cité.

46 Après avoir servi souvent plusieurs années, le garçon de cuisine devient aide de cuisine. Il seconde alors le chef en assurant directement la préparation de plats et de recettes.

47 Paul Oudin, « Le garçon de cuisine », L’Art Culinaire, 1895.

48 Ibid.

49 Comme l’a montré Eric Mension-Rigau : « Dans les années 1880, le cercle est devenu le plus répandu des modes de sociabilité masculine : en 1885, on en compte soixante-treize à Paris, contre vingt et un en 1860. » Jules Gouffé, auteur du Livre de cuisine (1867) fut précisément le cuisinier du plus prestigieux de ces cercles parisiens : le Jockey Club.

50 L’entremetier est le cuisinier pâtissier spécialiste des entremets. À la fin du xixe siècle, il s’agit surtout d’entremets sucrés tels que bavarois, charlottes, compotes, gâteaux de riz ou de semoule, puddings, sorbets, soufflés.

51 Meslard, « Le cuisinier de magasin », L’Art culinaire, 1890, p. 99.

52 Philéas Gilbert, « Du potage national », L’Art Culinaire, 1883, p. 74. Le même auteur nommait et attribuait dans cet article les plats nationaux des autres nations : le plum pudding à l’Angleterre, l’« alla podrida » (sic) à l’Espagne, le tschi des Russes, « saher- kraut » (sic) des Allemands. Dans les revues culinaires le couscous est défini comme plat national arabe et le haggis est présenté comme le plat national écossais.

53 Maurice Edmond Sailland est né en 1872 à Angers dans une famille bourgeoise. Curnonsky défendit toujours la cuisine de femme qu’il définissait comme « une cuisine paisible et mijotée ». Il y a chez lui un mélange d’archaïsme et de modernité, de réaction et d’innovation. En 1895 il fait le choix du patronyme Curnonsky sur l’invitation d’Alphonse Allais : pourquoi pas sky ce qui donna Cur non sky. On est en pleine alliance franco-russe. Il meurt dans des conditions mystérieuses en 1956.

54 Dans ses Souvenirs inédits (p. 128) Escoffier évoque Le Guide culinaire et affirme « avoir simplifié la cuisine en supprimant les socles et créé de nouvelles méthodes de dressage simplifié. »

55 « Profils gourmands », L’Art Culinaire, 30 septembre 1889.

56 « Causerie culinaire », Le Progrès des Cuisiniers, 1er novembre1889.

57 À la même époque, Chatillon-Plessis décrivait ainsi la marche d’un menu : « Le potage. Brûlant et velouté, c’est lui qui ouvre la marche, et “déblaie le terrain” en débarrassant la langue de tous les goûts étrangers aux sens gourmands pour y substituer les premières essences nutritives.
Les Hors-d’œuvre froids, pointe d’avant-garde du déjeuner ne se servent pas ordinairement au dîner. Hors-d’œuvre chauds, escorte mignonne pourront suivre le Potage Héraut. Les Relevés, grosses pièces de poisson ou de boucherie sont pour satisfaire aux premières manifestations des appétits pressés. Dans les Entrées, chaudes ou froides se feront apprécier les délicatesses de l’art culinaire pour le fond comme pour la forme : côtelettes parées en turban, filets d’agneau, de sole, de volaille ; tant et tant de ces jolies et grassouillettes choses avec leurs fines sauces nappées de gelées transparentes. C’est le moment paradisiaque pour le gourmet vrai. Le Rôti qui est pour le Gourmand ce que l’Entrée est pour le gourmet ; qui constitue une source de jouissances plus solides, plus toniques mais moins délicates. Le bœuf est souverain de ce service, avec la Poularde-Reine… Voici la fin du cortège royal ; les Entremets de légumes dont la joyeuse cohorte provoque un indulgent sourire. Puis, tout d’un coup, les gendarmes qui ferment le défilé et assurent un bon ordre gustatif : les fromages ! »

58 Dans un article intitulé « Des dénominations culinaires » (L’Art culinaire, 1885, pp. 142-143) Philéas Gilbert écrivait :
« D’où naissent inévitablement, dans les termes culinaires, cette incohérence et ce barbarisme que l’on a maintes fois, et non sans raison, reproché aux cuisiniers français, qui ont néanmoins conservé l’habitude d’emprunter pour leurs créations, un vocabulaire et un idiome qui ne sont pas les nôtres, et qui, comme nous le disions plus haut, créent les plus grands embarras à l’ouvrier peu expérimenté… Certainement, toutes nos dénominations ne sont pas dans ce cas, et quelques-unes, ont été dédiées et portent les plus beaux noms de la noblesse française. Telles sont : les Talleyrand, Montesquieu, Soubise, Condé, Colbert, Villeroy, Maintenon ; à la Reine, à la Royale, à la Dauphine, etc. Puis celles dites : à la Parisienne, à la Lyonnaise, à la Bordelaise, à la Provençale, à la Périgueux, à la Montpellier et d’autres dont les noms nous échappent. Celles- là, certes sont illustres et bien françaises, et la critique ne saurait avoir prise sur elles. Mais combien en trouvons-nous à côté sur lesquelles elle a beau jeu et que par un sentiment facile à concevoir nous nous abstiendrons de citer… »

59 André Guillot, La Grande Cuisine bourgeoise, Paris, Flammarion, 1976.

60 Marcel Proust évoque la fameuse recette du bœuf carottes de la cuisinière Françoise. Dans Du côté de chez Swann (1913) il dresse ce portrait de Françoise dans sa cuisine : « À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà commencé et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d’oeuvre culinaires d’abord préparés dans des récipients de céramistes qui allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie et petits pots de crème en passant par une collection complète de casseroles de toutes dimensions. »

61 Curnonsky, Souvenirs littéraires et gastronomiques, Paris, Albin Michel, 1958, pp. 177-178.

62 E. Capdeville, « La cuisine en 1891 », L’Art culinaire, 30 juin 1891, p. 126.

63 « La ménagère française », L’Art culinaire, 1890, p. 123.

64 La France gastronomique, 1921-1928.

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