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Le régent

 | 
Denis Reynaud
, 
Chantal Thomas

Troisième partie. L’historiographie au travail

Chapitre V. Le regard des mémorialistes

Annie Rivara, Michael O’Dea et Chantal Thomas

Texte intégral

L. M. D. M. : La première biographie ?

1Éditée à Londres en 1736, en deux volumes de 375 et 402 pages, cette vie est un des rares textes de cette époque sur le Régent qui ne soit ni un pamphlet ni une fiction. Selon le libraire, c’est l’ouvrage d’ « un homme de condition qui avait de grands rapports avec le Prince » (Avertissement). Ce biographe qui dit « je » affirme ne pas outrer son savoir sur des « mystères qu’on n’a pas pénétrés » et garder « tous les ménagements exigés par la politesse et le respect » (I, 3). Il révèle toutefois des « choses communément ignorées » (I, p. 151). « Sans pénétrer ni développer les mystères d’iniquité » du système de Law, il peut en faire « un abrégé » (II, 5) : « [il] passai[t] à Paris dans ce temps d’horreur » (II, 47), à propos duquel il cite les Lettres persanes. Sur la Bulle Unigenitus il est à la fois réservé et plutôt anti-janséniste :

Quoiqu’il ne convienne ni à mon état, ni à mon caractère d’entrer dans ces sortes de questions […] on ne sera pas fâché sans doute, d’en voir une idée abrégée. Je puis assurer que je n’ai jamais lu la Constitution, ni aucun des ouvrages publiés pour ou contre (II, 152-153).

2Mais « le dogme de la liberté est le fond de toute religion » selon lui, comme de toute morale. Il le définit presque en théologien, en analysant chacun des termes de sa définition. Sa sympathie va pourtant au Parlement, « ce corps respectable » (I, 121) et « si éclairé » (II, 92) ; mais il en mesure les droits. Il affirme un respect absolu de l’autorité royale et dynastique : « un prince du sang est toujours au-dessus d’un Premier ministre » (II, 360). Son témoignage enfin se dit détaché de l’intérêt personnel ; ainsi, « l’obscurité » de Dubois « et l’éclat dans lequel il est mort seront toujours malgré l’envie une preuve sensible d’un génie supérieur » (II, 357) :

Quelque mécontentement personnel que moi et ma famille ayons de ce ministre [Dubois], je lui rendrai volontiers la justice qu’il mérite (II, 146).

3À un « portrait affreux » il oppose un « portrait rectifié ». C’est donc un travail d’historien, parfois engagé mais critique. Globalement très favorable au Régent, il marque aussi des réserves, en particulier au sujet des accusations qui ont « déchiré » sa réputation ; de l’installation de la Régence par la cassation du testament de Louis XIV ; du « système » ; des talents, des mœurs et de la politique du prince.

4La haine de Louis XIV pour Monsieur et sa méfiance précoce à l’égard de son neveu est dite : « Jamais il ne l’aima, toujours il le craignit » (I, 6) en dépit de sa « soumission parfaite » et de ses « manières respectueuses », ayant « peu d’égards aux droits des Orléans » (I, 28). Les talents du prince, son ambition, son désir d’être employé, son courage guerrier, gênaient le Roi. Il lui impose d’épouser une de ses bâtardes, limite son action par des « ordres expresses » pour l’empêcher de « chercher le combat » en Italie ; l’ayant envoyé en Espagne « pour l’éprouver », il le disculpe de calomnies auprès du roi d’Espagne (I, 90-105) mais le reçoit « froidement » malgré ses succès (I, 46) :

S’il ne l’avait pas cru coupable, du moins il lui était devenu fort suspect (I, 115).

5D’où ses dispositions testamentaires en faveur du duc du Maine, « persuadé qu’il régnerait encore après sa mort » (I, 125).

6Peu de développement est donné aux accusations portées contre le prince, dont beaucoup se dissolvent d’elles-mêmes. « Tendre » certes pour sa famille et pour la duchesse de Berry, peu louée ici, sauf ses très « belles mains » dont le prince « était idolâtre », Philippe est capable de sévir quand l’abbesse de Chelles protège des insoumis. Seule la jalousie de la duchesse de Bourgogne, relayée par les intrigues de la princesse des Ursins a inventé un complot du prince contre le roi d’Espagne (I, 94-100). L’auteur dénonce enfin la « calomnie étrange » qui attribue la mort du Régent à un projet d’empoisonnement du jeune roi qui aurait échoué (II, 400). Quant aux morts du Dauphin, du duc et de la duchesse de Bourgogne et de leur fils, dont on accusa le duc d’Orléans :

Ce jugement était certainement faux mais il faut avouer qu’il n’était pas tout à fait téméraire (I, 110).

7La débauche du prince, son irréligion, son ambition « prouvée », sa mésentente avec le duc et la duchesse, son « mécontentement de Louis XIV », plaidaient en effet contre lui. « Sans compter que le profit du crime lui revenait tout entier » (I, 110). Mais l’irréligion n’est pas inhumanité : Louis XV resta vivant ; et le duc aimait le Dauphin, demandant hautement qu’on lui fît un procès « s’il était coupable ». Alors « chacun fit silence… peut-être sans cesser de le croire coupable » (I, 111-112).

8L’installation du Régent fut habile : il « sut mettre dans son parti ceux qui ne sont pas du secret » (I, 118) et se servir des révélations de Mme de Maintenon qui pourtant ne l’aimait pas. Cependant elle est juridiquement contestable sur le fond et la forme. Son discours, d’ailleurs embarrassé, au Parlement n’est fondé sur aucune loi ; un père nomme librement le tuteur de ses enfants ; la qualité du duc lui assure la « succession » mais pas « la tutelle » ; un pupille ne doit pas dépendre de ses héritiers présomptifs. Une délibération mûrie eût été nécessaire (I, 130-132). Le testament « était-il si évidemment injuste » et méritait-il « d’être ignominieusement cassé après simple lecture » (I, 133) ? C’est « une décision de souverain, non de juge » : le Parlement aurait donc droit de donner la couronne ! « Certes S.A.R. était digne » de la Régence, mais plus de précautions aurait rendu la décision « plus juste » (I, 133-137). Mais « on était las du gouvernement précédent » ; « on avait besoin de soulagement » (I, 140). Le Régent sut « séduire et s’attacher les cœurs » (I, 140-141). Ainsi on vit « la mémoire de Louis XIV impitoyablement déchirée, ses vertus flétries, ses vices exagérés, ses statues insultées » (I, 148).

9En même temps que son inventeur, « cet homme né pour la ruine de presque tout ce qu’il y avoir d’honnêtes gens en France » (II, 2), le « système » de Law est condamné :

[...] admirable pour l’ordre et l’enchaînement des opérations qui le composaient […], fondé pour le moins autant sur la connaissance du cœur humain que sur la science des calculs, mais dont la bonne foi, l’équité, l’humanité étaient absolument exclus pour mettre à leur place l’injustice, la violence et la cruauté (II, 2).

10« L’esprit supérieur » du prince en avait, à l’évidence, « prévu les conséquences » (II, 3). Les édits, les largesses, les intrigues, la ruine du crédit accordé au métal, « tendaient tous au même but » (II, 81).

L’argent resta enfin à la Banque et le Public n’eut plus que du papier (II, 42).
Tous ceux qui devaient restaient quittes de leurs dettes sans les avoir payées, ceux-là à qui il était dû restèrent pauvres (II, 3).

11Ce projet, rejeté par Louis XIV, a « charmé » le prince, « plus entreprenant et moins scrupuleux » (II, 7). C’était un « secret » concerté pour sortir les finances royales de la crise sans que les sujets qui auraient donné leur argent puissent s’en prendre « qu’à leur propre avidité ». Il est vrai qu’il importe peu au bien de l’État en général que ces fortunes soient en certaines mains plutôt qu’en d’autres (II, 398). Le biographe certes refuse ce cynisme politique mais ajoute :

Quoi qu’il en puisse être, le duc d’Orléans, à sa mort laissa l’État avec des revenus suffisants pour en acquitter les charges (II ; 398-99).

12Le portrait dispersé du prince est élogieux : intelligent, séduisant, doué de « qualités de cœur quoiqu’on l’ait fort décrié de ce côté-là » (I, 3), « il était fait pour être aimé » (I, 12). Son estime pour le mérite, ses talents militaires, stratégie et audace au combat, longuement évoqués à propos des campagnes d’Italie et d’Espagne, sa « clémence », sa lucidité (I, 118-124), sa raison éclairée incapable de haine (II, 320, 392), son énorme puissance de travail (II, 359 ; 385 et sq.) sont égalent loués. Ses succès politiques sont soulignés : ayant « persuadé toute la France qu’il était infiniment éloigné d’user despotiquement de l’autorité » à lui confiée (I, 149), il s’est rendu « maître en dedans et en dehors, et par sa fermeté, par sa sagesse, il a su retrancher jusqu’aux moindres occasions de guerre domestique ou étrangère » (II, 52, 392). On « a blâmé à tort » sa politique extérieure : s’allier utilement à la Hollande et à l’Angleterre, et montrer qu’une alliance avec l’Espagne ne pouvait aller jusqu’à favoriser les prétentions belliqueuses de cette couronne (II, 396). Certes son irréligion et sa débauche, comme celles de Dubois, sont regrettables mais « l’amour ne lui fit point faire les fautes énormes […] de tant de princes » (I, 15). Quant à son administration,

on y reconnaît une étendue prodigieuse de Lumières, une prudence consommée, une politique juste, une fermeté inébranlable, une clémence vraiment royale (II, 401).

13Au défaut de religion près, point « de modèle aussi accompli en fait de gouvernement ». Ainsi finit cette « vie », peut-être inspirée par un courant favorable à l’Angleterre. La relation entre mérites et vices est ici la plus complexe de toutes :

[...] il eut dans un degré supérieur tous les talents et presque toutes les qualités dont l’assemblage forme les grands hommes et les grands Princes : ses vices même, si j’ose dire, furent accompagnés de vertus (II, 391).

« Philippe d’Orléans, Régent, dessiné par Monnet, gravé par Voyer, 1771. (Cl. BnF.)

Piques et bouderies : Le Régent face à Saint-Simon

14Le Régent est d’abord pour Saint-Simon un homme qu’on saisit à travers un ensemble de gestes caractéristiques, une certaine manière d’être dans le monde. Des notations apparemment mineures reviennent souvent, des mouvements répétés, ou des façons de faire qui s’expliquent par la vue très basse du Régent ; l’attention que lui porte cet ami qu’est Saint-Simon est celle d’un observateur vigilant, aussi loin dans ses remarques de la cruauté gratuite que de la complaisance. Quand Saint-Simon réprouve Philippe, celui-ci baisse la tête, et puisque Saint-Simon le réprouve souvent, le geste revient à de nombreuses reprises dans le texte :

Je le vis rêveur et triste, la tête basse, et comme un homme flottant entre ses remords et sa faiblesse, et en qui même sa faiblesse combattait de part et d’autre (VII, p. 198).
La sincérité, la vérité, la force de ce discours [sur l’Espagne] accabla le Régent, et le tint assez longtemps en silence, la tête et le visage entre ses deux mains, les coudes sur son bureau, comme il se mettait toujours quand il était fort en peine (VII, p. 325).
À cette réponse [sur le duc du Maine] M. le duc d’Orléans n’eut point de réplique, baissa la tête et demeura quelque temps rêveur (VII, p. 401-402).

15Après une longue remontrance de Saint-Simon concernant la politique étrangère menée par Dubois, le Régent fut frappé, selon l’auteur « au-delà de ce que j’ai jamais vu ». À cette occasion :

Il s’appuya les coudes sur la table qui était entre lui et moi, se prit la tête entre ses deux mains et y demeura quelque peu en silence, le nez presque sur la table : c’était sa façon quand il était assis et fort agité (VII, p. 756).

16Pourtant, on le voit clairement en alignant les citations, si le texte cherche à saisir l’habitus d’un homme, ce geste réitéré a aussi un sens moral pour Saint-Simon : il correspond chez le Régent à un refus de donner suite à des reproches dont il reconnaît le bien-fondé, à une paralysie de la volonté, à une déchéance morale.

17Le récit de Saint-Simon se situant sur une frontière mouvante entre le public et le privé, la famille du Régent ne saurait en être complètement absente. Les Mémoires traitent discrètement mais clairement des rapports entre le Régent et son épouse, fille de Mme de Montespan et par conséquent sœur du détesté duc du Maine. Lorsque la disgrâce du duc du Maine se prépare, Saint-Simon prévient très franchement le Régent de la nécessité absolue de songer à la réaction de sa femme. Au grand dam de son ami, le Régent donnera suite à ce conseil en faisant de lui son émissaire auprès de la duchesse, qui ne peut ignorer l’opinion de cet ambassadeur malheureux concernant son frère aîné en particulier et les enfants de Mme de Montespan en général. Le Régent ne cède pas aux arguments circonstanciés de Saint-Simon mais, au cours d’un débat vigoureux, il tâche d’éveiller la sympathie de son ami ; en le citant, Saint-Simon révèle clairement le caractère des rapports entre le Régent et sa duchesse.

M. le duc d’Orléans me dit qu’il comprenait bien que j’avais beaucoup de peine à me résoudre d’apprendre à Mme la duchesse d’Orléans une nouvelle aussi affligeante pour elle dans sa manière de penser, mais qu’il m’avouait qu’il ne pouvait lui écrire ; qu’ils n’étaient point sur le tour de tendresse, que cette lettre serait gardée et montrée, qu’il valait mieux ne pas s’y exposer (VII, p. 270-271).

18Le mémorialiste s’abstient-il de tout commentaire parce que les paroles du Régent ne laissent plus rien à dire ? Dans le naufrage d’un mariage, on voit se dessiner de lourdes conséquences pour l’État. Si Saint-Simon tâche de maintenir une distinction entre la vie publique et les débordements de la vie privée (le crime de Louis XIV est précisément de n’avoir pas respecté cette distinction : il donna aux fruits de ses amours illicites un rang public auquel ils n’avaient pas droit), on voit ici les limites contre lesquelles bute toute tentative de poser entre les deux domaines une barrière infranchissable. L’épouse bafouée dispose de moyens, certes limités, mais non sans poids, permettant de gêner Philippe dans l’exercice de ses fonctions publiques.

  • 1 L’Opéra est un lieu de lutte passionnée et sournoise. La même année, Mme la duchesse (épouse de Lou (...)

19Si l’état des rapports entre Philippe et son épouse est révélateur d’un malaise qui peut avoir des conséquences politiques, celles-ci demeurent ponctuelles. En revanche, le comportement de la duchesse de Berry, fille du Régent, devient emblématique de l’effondrement de tout ordre, public ou privé, en France. La duchesse inspire un dégoût sans bornes à Saint-Simon qui reproche au Régent la faiblesse dont il fait preuve face à sa fille, notamment dans l’affaire de l’Opéra1. En 1718, deux dames de compagnie de la duchesse quittent leurs fonctions, ne supportant plus la conduite de Mme de Mouchy, une amie de la duchesse dont il sera question ultérieurement. Quelques mois plus tard, l’une de ces dames, Mme de Clermont-Gallerande, se trouvant un soir en face de la fille du Régent dans la loge du comte de Toulouse, la duchesse de Berry envoie lui ordonner de ne plus jamais se trouver dans les mêmes endroits qu’elle. Pour Saint-Simon des principes fondamentaux sont ainsi remis en cause :

Cette action fit un grand bruit dans le monde, et fut en effet un acte de vraie souveraineté, tel qu’il n’appartient qu’au Roi, qui seul a le pouvoir d’exiler, et de bannir partout de sa présence. C’était attenter aussi à la liberté publique, et se mettre au-dessus de toute mesure, de toute règle, de toute loi (VI, p. 649).

  • 2 Il faut ajouter que la passion dont fait preuve Saint-Simon ici s’explique en partie par un inciden (...)

20La menace qui pèse sur le royaume est précisément celle-là : le privé déborde partout sur le public, on abat les barrières qui doivent séparer l’un de l’autre. Comme le Maire et Montaigne dans une célèbre phrase des Essais, le roi et l’amant doivent être deux (les bâtards royaux étant par conséquent exclus du domaine public), et a fortiori une fille de France ne doit pas s’arroger dans ses petites querelles personnelles un pouvoir que seul le monarque a le droit d’exercer2. Quant au rôle joué par le Régent dans l’affaire, le reproche qui lui est fait a la forme d’une constatation désabusée :

Les propos ne se continrent pas, mais ce fut presque tout : la Princesse était fille du Régent ; on connaissait sa violence, et toute la faiblesse de son père (VI, p. 649).

21Le bon jugement du Régent n’est pas mis en doute. Le lecteur apprend qu’avec sa femme il avait continué à bien traiter les deux dames, qu’après le bannissement de Mme de Clermont, père et mère avaient dit leur avis à Mme de Berry, mais les choses en restent là. Le même message revient sans arrêt dans les Mémoires. Le royaume a besoin d’être repris en main par un homme fort ; le Régent, par lassitude, par indifférence, par dégoût, ne prendra presque jamais les mesures qui s’imposent, que ce soit dans le domaine public ou bien là où le public et le privé déteignent l’un sur l’autre. Video meliora, proboque. Deteriora sequor. Ce sera finalement à Mme de Saint-Simon, qui est une des dames de compagnie de la duchesse de Berry, de faire le nécessaire pour que celle-ci fasse un geste envers les familles lésées. La leçon est claire : ce que Mme de Saint-Simon a accompli par des prouesses de diplomatie, le Régent aurait pu l’imposer d’office à sa fille. Face à la démission de ceux qui sont chargés du bon ordre du royaume de France, d’autres sont obligés d’intervenir, même si leur position est telle que leurs interventions ne peuvent être que ponctuelles.

22Pour son récit de l’accouchement de la duchesse, enceinte de son amant Rions, à un moment où elle souffre déjà d’une maladie mortelle, Saint-Simon a accès par sa femme à des scènes étonnantes, qu’il relate en insistant sur chaque détail grotesque. Mme de Saint-Simon réduisait au minimum décent ses contacts avec la duchesse de Berry ; son mari a d’ailleurs une phrase sibylline pour décrire ses rapports avec cette maison : elle « ignorait parfaitement tout ce qui s’y passait, quoiqu’elle en fût parfaitement instruite » (VII, p. 411). On pourrait objecter au mémorialiste que dans cette partie de son récit il ne respecte plus lui-même cette barrière entre le public et le privé si souvent mise en valeur dans les Mémoires, et Saint-Simon reconnaît implicitement la force de l’objection tout en l’écartant. Nous ne sommes pas chez Bussy-Rabutin, tout a une finalité noble.

Il faut tout dire, puisque cela sert à l’histoire, d’autant plus qu’on ne trouvera dans ces Mémoires aucunes autres galanteries répandues que celles qui tiennent nécessairement à l’intelligence nécessaire dans le cours des années qu’ils renferment (VII, p. 411).

23Au-delà de cette défense du sérieux de son ouvrage, certes valable, on devine une autre raison pour la présence de ce passage : c’est que ces scènes épouvantables donnent l’image d’une France en proie à une maladie aussi implacable que celle qui ronge la duchesse. Si un père est incapable de mettre l’ordre dans sa propre maison, comment peut-il gouverner un grand royaume ? Saint-Simon dépeint le mode de vie de la duchesse de Berry sans complaisance :

Elle était grosse de Rions ; elle s’en cachait tant qu’elle pouvait. Mme de Mouchy était leur commode, quoique les choses à cet égard se passassent tambour battant. Rions et la Mouchy étaient amoureux l’un de l’autre, et vivaient avec toute sorte de privances et de facilité pour les avoir. Ils se moquaient ensemble de la Princesse, qui était leur dupe, et de qui ils tiraient de concert tout ce qu‘ils pouvaient. En un mot, ils étaient les maîtres d’elle et de sa maison, et l’étaient avec insolence, jusque-là que M. et Mme la duchesse d’Orléans, qui les connaissaient et les haïssaient, les craignaient et les ménageaient (VII, p. 411).

24Ayant donc pu suivre les événements par Mme de Saint-Simon, l’auteur raconte le refus du curé de Saint-Sulpice de donner les sacrements à la duchesse de Berry tant que Rions et Mme de Mouchy ne seront pas expulsés du Luxembourg. Ce refus est signifié devant le Régent lui-même, qui en fait appel au cardinal de Noailles, lequel soutient la décision de son prêtre. La chambre de la malade est gardée par Mme de Mouchy, maîtresse elle aussi, comme on l’a vu, de Rions. La Mouchy est crainte même par la redoutable Madame, mère du Régent. C’est ainsi que la chambre demeure souvent inaccessible aux membres de la famille, réduits à demander à la porte des nouvelles de leur fille et petite-fille. Quand Philippe veut annoncer à sa fille la décision du cardinal, il traite à travers une porte entrebâillée avec la Mouchy et, fort imprudemment, en fait sa messagère avec sa fille. Quand il réussit enfin à s’entretenir avec la duchesse elle-même, elle ne cède pas aux conditions posées par les deux ecclésiastiques, et le Régent « revint à eux fort petit et fort en peine » (p. 414). On devine que pour Saint-Simon ces scènes sont l’image d’une France en proie à un désordre inimaginable. Quand plus tard on voit le Régent agir avec une certaine fermeté contre Rions devenu le mari de sa fille, et contre Mouchy, ses actions ne semblent revêtir aucune valeur exemplaire. Le mal est fait, ces actions tardives ne sauraient redresser la situation. En revanche, le Régent pleurant la mort imminente de sa fille est humain et compatissant, même si, comme toujours quand le portrait est positif, cette humanité est liée à un moment où Saint-Simon est écouté par le Régent et se voit attribuer un rôle important (VII, p. 453-456).

25Une autre fille du Régent, Mlle de Montpensier, donnera bien du fil à retordre à Saint-Simon lorsqu’il est nommé ambassadeur à la cour d’Espagne chargé de deux mariages, celui de la fille du Régent, fiancée en pleine crise d’adolescence au prince des Asturies, héritier du trône espagnol, et celui de Louis XV avec la petite infante d’Espagne. Saint-Simon a enfin le sentiment de jouer un rôle digne de son état, se réjouissant en particulier d’avoir connu l’insigne honneur d’être reçu par Leurs Majestés Catholiques encore couchées : « [...] or, il est inouï que […] qui que ce soit les vît jamais au lit » (VIII, p. 62). Malheureusement, l’enfant de treize ans qui doit épouser le prince héritier d’Espagne a un comportement impossible dès son arrivée dans ce pays. Elle demeure muette la plupart du temps, et se montre grossière avec tous ceux qui l’entourent, y compris le roi et la reine. Quand le roi propose un bal pour marquer son mariage, elle refuse d’y assister : « Moi y aller ? je n’irai point » (VIII, p. 362). Si sa conduite est fâcheuse pour un ambassadeur ayant une si haute conception de sa fonction, les bouderies d’une enfant ne menacent pas pour autant la mission du duc : la personnalité privée de la mariée et le fait public de son mariage sont deux choses bien distinctes : pour une fois cette distinction essentielle se maintient. C’est plutôt quand elle tombe malade qu’il y a à nouveau interférence, que l’on voit que la vie personnelle du Régent peut même avoir des incidences sur la haute politique européenne. De quoi souffre la princesse ? Le roi et la reine d’Espagne sont extrêmement inquiets, la jeune princesse a deux glandes fort gonflées dans le cou. Saint-Simon comprend d’emblée la question qui n’est pas posée et y répond d’une manière rassurante, mais à cette occasion le Régent a droit à une lettre polie mais claire :

  • 3 Saint-Simon, Mémoires, éd. de Gonzague Truc, Bibl. de la Pléiade, 1961, t. VII, p. 542.

Je dois tout dire à Votre Altesse Royale : ce sang [tiré de la princesse] est tel que je crus devoir prévenir des causes d’alarmes qu’on était peut-être embarrassé à me dire, et ce que j’ai témoigné sur votre santé et sur celle de Mme la duchesse d’Orléans, qui en ces cas-là dépend de la vôtre, n’a eu aucune peine à trouver toute confiance, et même avec des politesses sur Votre Altesse Royale qu’elle me pardonnera si je lui dis qu’elle n’a pas toujours méritées en ce genre3.

26Quoi qu’il en soit de la santé du Régent, la princesse guérit assez rapidement d’une maladie qui n’était pas d’origine vénérienne.

27L’autre enfant qui figure dans les pages de Saint-Simon est le petit roi, l’autre mariage royal est celui qui va unir cet enfant à l’infante d’Espagne. Avant d’en venir à ce mariage, rappelons que Saint-Simon rend un hommage éloquent aux talents que manifeste le Régent dans ses relations avec le jeune Louis XV :

Ce prince n’approchait jamais de lui en public et en quelque particulier qu’ils fussent, qu’avec le même air de respect qu’il se présentait devant le feu Roi. Jamais la moindre liberté, bien moins de familiarité, mais avec grâce, sans rien d’imposant par l’âge et la place, conversation à sa portée, et à lui et devant lui, avec quelque gaieté, mais très mesurée, et qui ne faisait que bannir les rides du sérieux et doucement apprivoiser l’enfant […] Cette conduite en public et en particulier, surtout cette manière de travailler avec le Roi, charmait le petit monarque ; il se croyait un homme ; il comptait régner, et en sentait tout le gré à celui qui le faisait ainsi régner (VII, p. 563).

28Saint-Simon reconnaît franchement au Régent, et sans lui en retirer immédiatement le mérite, le don de la séduction. Il est en admiration devant l’aisance et la justesse des interventions du prince.

Il disait ce qu’il voulait, ni plus ni moins ; les termes étaient justes et précis ; une grâce naturelle les accompagnait, avec ce qu’il était toujours mêlé d’un air de politesse (VII, p. 336).

29Face à la tâche délicate d’annoncer au roi son mariage, cependant, le Régent ne semble guère avoir confiance en ses propres talents : « M. le duc d’Orléans ne laissait pas d’être en peine comment [le mariage] serait reçu de ce prince, que les surprises effarouchaient » (VII, p. 835). La difficulté est réelle, Saint-Simon en convient, il suffirait de peu pour que le grand projet chavire :

Quelque coup d’œil ou quelque geste du maréchal de Villeroi [gouverneur du Roi] pouvait le jeter dans le trouble, et ce trouble l’empêcher de dire un seul mot. Il fallait pourtant un oui et un consentement exprimé de sa part, et, s’il s’opiniâtrait à se taire, que devenir pour le Conseil de régence ? Et si, par dépit d’être pressé, il allait dire non, que faire et par où en sortir ? (p. 836).

30Avant l’entrevue, Saint-Simon voit le Régent qui « pirouetta un peu dans le cabinet du Conseil, en homme qui n’est pas bien brave et qui va monter à l’assaut » (p. 837). Le mémorialiste n’assiste pas à la première partie de l’audience, mais il entre dans la chambre du roi quand d’autres conseillers qui ne savent pas quel sujet délicat est en train d’être traité le lui proposent. Tout le génie visuel de Saint-Simon est dans la description des points de vue successifs qu’il a sur la scène.

  • 4 Louis-Henri de Bourbon.
  • 5 Fleury.

Nous entrâmes tous trois. Le dos du Roi était vers la porte par où nous entrions. M. le duc d’Orléans en face, plus rouge qu’à son ordinaire, Monsieur le Duc4 auprès de lui, tous deux la mine allongée ; le cardinal Dubois et le maréchal de Villeroi en biais, et Monsieur de Fréjus5tout près du Roi, un peu de côté, en sorte que je le voyais de profil d’un air qui me parut embarrassé. Nous demeurâmes comme nous étions entrés, derrière le Roi, moi tout à fait derrière. Je m’avançai la tête un instant pour tâcher de le voir de côté, et je la retirai bien vite, parce que je le vis rouge, et les yeux, au moins celui que je pus voir, plein de larmes (p. 838).

31Plus tard le Régent racontera confidentiellement à Saint-Simon la nature de leurs difficultés : « M. le duc d’Orléans […] me prit sous le bras et se jeta dans mon oreille » (p. 839). Au conseil qui approuvera le mariage, devant un roi dont les yeux sont encore rouges, le Régent sera « court mais nerveux » (p. 839). Saint-Simon juge pour une fois les hésitations de son ami avec indulgence, sans doute parce qu’il les avait partagées lui-même.

32Le côté nocturne de la vie du Régent, dont de toute façon Saint-Simon est exclu, est souvent traité avec résignation. La désapprobation demeure implicite, on a même parfois une impression d’indulgence. Pourtant, comme on l’a vu avec les glandes suspectes de la princesse des Asturies, la conduite, voire simplement la réputation du Régent, peut avoir des conséquences politiques. Et même dans les périodes critiques, les plaisirs du Régent sont inviolables pour ses conseillers. Au moment où le lit de justice de 1718 se prépare, Saint-Simon retourne tard au Palais-Royal. Il y trouve le concierge du palais, qui lui bloque l’entrée des appartements particuliers de son ami, en l’invitant à écrire au Régent.

C’était l’heure sacrée des roués et du souper, contre laquelle point d’affaire qui ne se brisât. Je lui écrivis donc dans son cabinet d’hiver ce que je venais de faire, non sans indignation qu’il n’eût pu différer ses plaisirs pour une chose de cette importance (VII, p. 134).

33Et la lettre remise au valet doit l’être avec la consigne de ne la montrer au Régent que quand il serait en état de la lire. Justement, on apprend que le matin, selon les secrétaires d’État, le Régent avait la tête « offusquée encore des fumées du vin et de la digestion des viandes du souper » (VII, p. 330) : c’était un moment où il ne tenait qu’à eux de lui faire signer tout ce qu’ils voulaient. Certains profitent sans scrupule de l’état affaibli du maître, comme le duc de Noailles qui fait nommer d’Aguesseau à la chancellerie en venant voir le Régent quand « il sortait de son lit et venait se mettre sur sa chaise percée, l’estomac fort indigeste, et sa tête fort étourdie du sommeil et du souper de la veille » (VI, p. 145), et, surtout, Dubois, qui choisit de rendre compte au Régent à la même heure de papiers qu’il ne montre pas, saisis à Poitiers et révélant chez les Espagnols une méfiance et un double jeu incompatibles avec les liens étroits qui unissent les deux royaumes. Le jugement de Saint-Simon est sévère :

La confiance aveugle et la négligence abandonnée de ce prince en cette occasion fut incompréhensible, et ce qui l’est encore plus, c’est que l’une et l’autre régna dans toute la suite de cette affaire et dans toutes ses parties, et rendit l’abbé Dubois le maître unique des preuves, des soupçons, de la conviction, de l’absolution, de la punition (VII, p. 330-331).

34On voit ici que le fond du problème est ailleurs : il ne suffit pas que les fumées du vin soient dissipées pour que le Régent ait un comportement digne de son rang et de sa fonction.

  • 6 En matière de politique, Saint-Simon suit d’ailleurs à peu près la même règle : « On a pu voir ici (...)

35Il n’arrive pourtant que rarement à Saint-Simon de reprendre le Régent sur la conduite de sa vie privée6. Sur ce sujet, comme sur d’autres, il préfère se taire, étant persuadé qu’il y perd son temps. Chose exceptionnelle, un jour, en 1718, dans le jardin du Palais-Royal, Philippe lui-même aborde le sujet pour annoncer une grande réforme personnelle : « [...] il n’y aurait plus de souper de roués et de putains, ce furent ses propres termes » (VII, p. 618). Saint-Simon est étonné mais ravi. Hélas, le lendemain déjà il apprend que le Régent l’avait dupé et s’en était félicité longuement en mauvaise compagnie un peu plus tard dans la soirée. Dans les pages qui suivent, on entrevoit (et c’est assez rare dans les Mémoires) ce que représente Saint-Simon pour le Régent : un ami et conseiller précieux, certes, mais qui, impatient et colérique, a un côté ridicule. La mauvaise plaisanterie de 1718 demeura unique, mais Philippe savait comment exaspérer son ami et ne se privait guère de ce plaisir :

[…] la niche qu’il me faisait volontiers plus tête-à-tête que devant des tiers, et dont ma vivacité était toujours la dupe, c’était d’interrompre tout à coup un raisonnement important par un sproposito de bouffonnerie. Je n’y tenais point ; la colère me prenait quelquefois jusqu’à vouloir m’en aller. Je lui disais que, s’il voulait plaisanter, je plaisanterais tant qu’il voudrait, que de mêler les choses les plus sérieuses de parties de main de bouffonneries, cela était insupportable. Il riait de tout son cœur, et d’autant plus que, cela n’étant pas rare et moi en devant être en garde, je n’y étais jamais et que j’avais dépit et de la chose, et de m’en laisser surprendre, et puis il reprenait ce que nous traitions. Il faut bien que les princes se délassent et badinent quelquefois avec ceux qu’ils veulent bien traiter d’amis (VII, p. 620).

36Le lecteur est frappé par le ton résigné et affectueux de Saint-Simon, qui aime cet homme et qui reconnaît ses propres faiblesses. Plutôt clairvoyant ici sur lui-même, ce qu’il voit sans doute moins bien est que cette légèreté du Régent peut avoir un sens politique : Saint-Simon est un bon conseiller, mais un conseiller parmi d’autres. Le Régent possède nécessairement une souplesse et une distance (qui s’expriment ici par la gaieté) inconnues de son ami. Cette distance par rapport à son ami augmente-t-elle avec le temps ? La chose n’est pas impossible : en 1718, on voit le Régent réagir vigoureusement aux éternelles jérémiades de Saint-Simon : « Mort… ! me dit-il, cela vous est bien aisé à dire à vous qui êtes immuable comme dieu, et qui êtes d’une suite enragée » (VI, p. 587). C’est (selon Saint-Simon) l’un des deux seuls moments où le Régent se met en colère avec lui ; l’autre incident, étonnant, a lieu un an après la mort du roi, quand le mémorialiste se permet d’adresser une phrase accablante à son ami : « [...] il faut dire la vérité : c’est que depuis Louis le Débonnaire il n’y eut jamais un si débonnaire que vous » (V, p. 235), et voit Philippe devenir « rouge de colère jusqu’au blanc des yeux ». Rien d’aussi violent dans les dernières années ; ils sont sans doute deux à avoir choisi d’éviter les sujets fâcheux.

37L’entretien le plus révélateur de tous, de tonalité entièrement différente, a lieu en 1722. Le Régent est fatigué, il ne résiste plus guère aux intrigues de Dubois qui veut se faire nommer Premier ministre (en attendant de se faire Dieu le Père, comme le dira Philippe lui-même – VIII, p. 505). Saint-Simon s’indigne quand son ami évoque l’ennui des soirées à Versailles, le regret que lui inspire le souvenir de ses soupers libres à Paris à la sortie de l’Opéra ; sa fureur atteint son comble quand le Régent avoue n’avoir plus besoin de femmes, ajoutant « que le vin ne lui était plus de rien, même le dégoûtait » (VIII, p. 503). À quoi bon alors libérer ses soirées en prenant un Premier ministre ? Saint-Simon tâche d’intéresser le Régent à ce qui l’attend après la majorité du roi : sera-t-il de facto encore maître de la France, ou bien risque-t-il d’être tenu à l’écart, condamné même à une disgrâce durable ? La question mérite d’être posée, mais rien n’y fait, le Régent a déjà fait son choix, qui pour Saint-Simon est celui de la honte et de la démission. On peut suivre l’évolution de leurs débats à travers les notations incidentes :

38(Saint-Simon, préoccupé par les bruits qui courent, se rend à Versailles, « [son] jour ordinaire venu ») :

Je trouvai un homme occupé, distrait, qui me faisait répéter, lui qui était au fait avant qu’on eût achevé, et qui se plaisait assez souvent à mêler quelques plaisanteries dans les affaires les plus sérieuses […] Cette distraction et ce sérieux me donna lieu, au bout de quelque temps, de lui en demander la cause. Il balbutia, il hésita et ne s’expliqua point (VIII, p. 499-500).

39(Saint-Simon prend sur lui d’évoquer les rumeurs et de prononcer le nom de Dubois.)

Il me parut que ma question le mit au large, et que je le tirais de l’embarras de s’en taire avec moi, ou de m’en parler le premier. Il prit un air plus serein et plus libre… (p. 500).

40(Saint-Simon propose au Régent l’exemple du prince de Conti comme modèle de conduite à suivre.)

M. le duc d’Orléans eut la patience d’écouter, les coudes sur son bureau et sa tête entre ses deux mains, comme il se mettait toujours quand il était en peine et embarras et qu’il se trouvait assis, d’écouter, dis-je, cette pressante ratelée, bien plus longue que je ne l’écris (p. 503).

41(Le Régent avoue son dégoût des femmes et du vin, Saint-Simon revient vigoureusement à la charge.)

Je terminai cette reprise par l’exemple de Gaston, confiné à Blois, où il passa les dernières années de sa vie, et où il mourut dans la situation la plus triste, la plus délaissée, on n’ose dire d’un fils de France la plus méprisée. Je crus alors en avoir dit assez, peut-être même trop, emporté par la matière, et devoir attendre ce que cela produirait. Après un peu de silence, M. le duc d’Orléans se redressa sur sa chaise : Hé bien ! dit-il, j’irai planter mes choux à Villers-Cotterêts ; se leva et se mit à se promener dans le cabinet, et moi avec lui (p. 504-505).

42(Nouvel assaut de Saint-Simon, sur le sort ultérieur du Régent.)

Il y eut encore là quelques tours de cabinet en silence, après lesquels il m’avoua que cela méritait réflexion, et continua une douzaine de tours en silence. Se trouvant à la muraille, au coin de son bureau, où il y avait par hasard deux tabourets, j’en vois encore la place, il me tira par le bras sur l’un en s’asseyant sur l’autre, et se tournant tout à fait vers moi, me demanda vivement si je ne me souvenais pas d’avoir vu Dubois valet de Saint-Laurent et se tenant trop heureux de l’être (p. 505).

43(Nouveaux échanges entre les deux hommes. Le Régent est apparemment monté contre Dubois.)

Et le voilà de nouveau à se promener par son cabinet, sans plus rien dire ni moi non plus […] Cette seconde promenade dura assez de temps et toujours en silence, lui la tête basse comme quand il était embarrassé et peiné, moi comme ayant tout dit et attendant ce qui sortirait de ce silence après une telle conversation. Enfin il se remit à son bureau à sa place ordinaire et moi vis-à-vis de lui assis, lui, comme d’abord, ses coudes sur le bureau, sa tête fort basse entre ses deux mains. Il demeura plus d’un demi-quart d’heure de la sorte, sans remuer, sans ouvrir la bouche, ni moi non plus qui n’ôtais pas les yeux de dessus lui. Cela finit par soulever sa tête sans remuer d’ailleurs, l’avancer vers moi et me dire d’une voix basse, faible, honteuse, avec un regard qui ne l’était pas moins : Mais pourquoi attendre, et ne le pas déclarer tout à l’heure ? Tel fut le fruit de cette conversation. Je m’écriai : « Ah ! Monsieur, quelle parole ! » (p. 506).

  • 7 Voir H. Duranton, « Les Philippiques », p. 87 et l’extrait du Chevalier d’Harmental intitulé « Un c (...)

44Quelle parole ! Après de longs et vains discours, la frustration et l’impuissance de Saint-Simon s’expriment en deux mots. Même quand il se montre presque tendre pour son ami, d’ailleurs, des jugements sévères ne sont pas loin. On le voit dans la scène extraordinaire où, cédant aux instances du Régent, il lui apporte les Philippiques7, que personne d’autre n’osait lui montrer. Saint-Simon refuse net de lui lire la pièce : « Il la prit donc et la lut bas, debout dans la fenêtre du petit cabinet d’hiver, où nous étions » (VII, p. 384). D’abord tranquille, le Régent sera bientôt profondément ému. Dans son récit, Saint-Simon vise un délicat équilibre : la principale accusation est monstrueuse, le poème est pourtant caractérisé par « tout l’art et l’esprit qu’on peut imaginer » (p. 383). Quand le Régent se tourne les larmes aux yeux vers son ami, c’est qu’il est arrivé au passage qui le dépeint sur le point d’empoisonner le petit roi, mais le jugement de Saint-Simon, compatissant pour l’homme ainsi mis en accusation, sera aussi un jugement littéraire :

C’est où l’auteur redouble d’énergie, de poésie, d’invocations, de beautés effrayantes et terribles, d’invectives, de peintures hideuses, de portraits touchants de la jeunesse, de l’innocence du Roi, et des espérances qu’il donnait, d’adjurations à la nation de sauver une si chère victime de la barbarie du meurtrier, en un mot tout ce que l’art a de plus délicat, de plus tendre, de plus fort et de plus noir, de plus pompeux et de plus remuant (p. 384).

45L’émotion du Régent est éloquente (« À le voir, les plus prévenus, pourvu qu’ils ne le fussent que de bonne foi, se seraient rendus à l’éclat de l’innocence et de l’horreur du crime dans laquelle il était plongé », p. 384), mais le poème emporte l’adhésion aussi. Le langage n’est pas moins fortement teinté d’affectivité pour rendre compte de l’art de l’auteur que du désarroi de sa victime. C’est ainsi que Saint-Simon associe dans son texte un regard d’ami et un sobre jugement politique, et qu’il fait encore une fois la part du public et du privé, car les larmes du Régent sont versées devant un seul homme, les Philippiques sont lues partout. Les moyens dont dispose le Régent en tant que maître de la France sont bien entendu immenses, mais il ne s’en sert pas. C’est ainsi que Lagrange, auteur présumé des Philippiques, exilé momentanément, sera de retour à Paris avant la fin de la Régence.

Il eut l’audace de se montrer partout dans Paris, et, tandis qu’il y paraissait aux spectacles et dans tous les lieux publics, on eut l’impudence de répandre que M. le duc d’Orléans l’avait fait tuer. Les ennemis de M. le duc d’Orléans et ce prince ont été également infatigables, les premiers en toutes les plus noires horreurs, lui à la plus infructueuse clémence, pour ne lui pas donner un nom plus expressif (VII, p. 385).

46Les larmes ne sont que des larmes, l’action politique ne suit pas.

47Ce type de jugement sera omniprésent. Il ne change pas quand les composantes affectives et intimes sont moins en évidence dans le récit de Saint-Simon. Ainsi, des notations réitérées évoquent la versatilité du Régent, son goût des mezzo termine, son incapacité à se résoudre à des actions décisives. Un thème constant, c’est que la parole du Régent n’a aucune valeur, il dit oui à tous ses conseillers, c’est le dernier qui a toujours raison. « C’était l’homme du monde qui convenait le plus aisément de ce qu’on lui disait de vrai, mais qui en convenait le plus inutilement » (VII, p. 501). La léthargie du prince est critiquée à maintes reprises. Face aux prétentions financières du Parlement, le laisser-aller du Régent provoque des comparaisons avec la Fronde, voire la Ligue. Les jugements sont politiques ou historiques, mais ils portent toujours la trace d’une frustration personnelle. L’affectif n’est jamais loin, car Saint-Simon ne se contente pas du rôle dans lequel on le cantonne : cette histoire d’une amitié difficile prend parfois (comme on l’a souvent dit) des allures d’histoire d’amour malheureuse. Philippe n’apprécie pas son ami à sa juste valeur…

quelque opinion qu’il eût de moi et de ma vérité et probité, dont il a souvent rendu de grands témoignages, il était en garde contre l’amour que j’avais pour ma dignité si attaquée par les usurpations des bâtards, les entreprises du Parlement, et les modernes imaginations de cette prétendue noblesse (VII, p. 120).

48et l’ami se réfugie dans le silence, qui sera rompu uniquement dans les cas où l’on risque de deviner que le duc est « en pique et en bouderie » (p. 120) contre le maître.

49La seule exception de poids à la critique systématique dont le Régent est l’objet concerne le lit de justice de 1718. Une longue section des Mémoires est consacrée à cette action décisive et à tout ce qui l’entoure. Une autre image du Régent se dessine, révélant momentanément au lecteur ce qui aurait pu être. Ainsi, avant le lit de justice, le Régent « promit […] merveilles, et, dans la vérité, il tint même et bien au-delà de ce qu’il avait promis » (VII, p. 208). Au conseil de Régence, Saint-Simon croit voir en face de lui un autre homme : « [...] la lecture achevée, le Régent, contre sa coutume, montra son avis par les louanges qu’il donna à cette pièce » (il s’agit de l’arrêt cassant ceux du Parlement) ; il prendra ensuite « un air et un ton de régent que personne ne lui avait encore vu, qui acheva d’étonner la compagnie » (VII, p. 235).

50À cet instant, selon le mémorialiste, « on eût entendu un ciron marcher » (VIII, p. 235). À l’homme qui cache sa tête dans ses mains quand il est confronté à la juste colère de Saint-Simon se substitue un chef qui, détail significatif, se redresse sur son siège d’un demi-pied avant de passer au deuxième volet de l’affaire, la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, en prenant un ton « encore plus ferme et plus de maître » (VII, p. 236) que précédemment. On découvre d’ailleurs à ce moment-là un renversement des rôles. Saint-Simon, plus prudent, craint l’amplitude des mesures proposées. Ses réticences sont soulignées inlassablement (signe sans doute que l’image qu’il donne de lui-même est sans doute la préoccupation primordiale de l’auteur). Mais on revient rapidement aux plaintes ordinaires de Saint-Simon : le duc du Maine n’est pas traité avec la rigueur qui s’impose, il est bientôt libre de ses mouvements. L’indulgence du Régent est l’objet d’un jugement cinglant :

M. le duc d’Orléans, parfaitement sans fiel comme la colombe, croyait que les autres étaient comme lui. Il ne tenait pourtant qu’à lui de bien savoir à quoi s’en tenir sur le duc du Maine ; mais il ne pouvait ni faire de mal à ceux qu’il savait être le plus ses ennemis, ni soutenir celui qu’il n’avait pu s’empêcher de leur faire. Sa nature, de plus, n’était pas d’être conséquent en rien (VII, p. 309).

51Saint-Simon, qui souvent se donne le beau rôle dans ses entretiens avec le Régent, consacre plusieurs pages à un grand discours qu’il lui fait en 1719, le mettant en garde contre le duc du Maine et tous ceux qui sont regroupés autour de celui-ci. Vers la fin du discours, le Régent prononce une seule phrase : « Mais, me répondit-il d’une voix basse, honteuse et faible, c’est mon beau-frère » (VII, p. 399-400). L’indignation de Saint-Simon ne connaît plus de bornes face à cette phrase, qui préfigure celle où le Régent laissera entendre que Dubois va être Premier ministre. N’ayant eu aucune satisfaction au sujet du duc du Maine, malgré un effort soutenu, Saint-Simon se résout en fin de compte à ne plus en parler. Ce sera le cas pour plusieurs autres sujets de désaccord fondamental : face aux agissements du mal, Saint-Simon hésite toujours entre l’attaque la plus vigoureuse et une ataraxie de contemplatif. Il choisira de plus en plus souvent d’abandonner la barque aux courants, comme il le dit (VII, p. 583). Tout bien n’est-il pas impossible en France ? C’est ce qu’affirme le duc, qui, loin d’en attribuer tout le blâme au Régent, fait remonter cet état de choses au gouvernement du cardinal Mazarin. Cette vérité, attristante en apparence, devient même « infiniment consolante pour ceux qui sentent et qui pensent, et qui n’ont plus à se mêler de rien » (VI, p. 583), tel le mémorialiste dans sa retraite.

52Dans les innombrables exemples de laisser-aller cités par Saint-Simon, le cas le plus grave pour lui, et de loin, c’est l’entière liberté laissée par le Régent (c’est du moins l’avis du mémorialiste) à Dubois, qui en profite non seulement pour s’enrichir personnellement, mais pour conclure une alliance détestable avec l’Angleterre. La montée de Dubois est en fait dans l’esprit de Saint-Simon l’événement le plus important de ces années-là. Le Régent est victime d’un ensorcellement, aucune explication rationnelle ne saurait justifier la place donnée à ce « venimeux serpent », à qui Saint-Simon ne reconnaît pas la moindre qualité morale ou intellectuelle. Il répand d’ailleurs deux rumeurs apparemment sans fondement, celle du mariage secret de Dubois, qui en aurait fait détruire toute trace écrite au moment de son élévation au cardinalat, celle de l’immense pension que les Anglais étaient censés lui verser : Saint-Simon s’acharne sur l’ennemi qui l’éloigne du Régent.

53Si Saint-Simon reconnaît au Régent de grandes qualités d’intelligence, on voit bien que souvent ces qualités ne sont évoquées que pour être ensuite vidées de toute substance. Ainsi, le Régent a « une supériorité d’esprit transcendante et très pénétrante » (VII, p. 78), mais cela ne l’empêche pas d’être conduit comme un enfant par cet homme « de la lie du peuple » qu’est Dubois. Pour Saint-Simon, Alberoni en Espagne, Dubois en France, ont réussi à faire chacun du pays qu’il domine « l’esclave et le jouet de leur ambition particulière contre les intérêts les plus évidents des deux princes et des deux monarchies » (ibid.). On pourrait difficilement exagérer la sévérité du jugement porté dans les Mémoires non seulement sur « l’ancien laquais » mais sur celui qui se laisse envoûter par lui : le Régent est « un paralytique qui ne pouvait être remué que par le Cardinal » (VIII, p. 495).

  • 8 Sur l’amitié entre Law et Dubois, voir Mémoires, VI, p. 574.
  • 9 Law l’avait courtisé avec assiduité : voir Mémoires, V, p. 885-887. Selon Saint-Simon, la banque «  (...)

54Une comparaison entre le portrait de Law et celui de Dubois révèle bien les préoccupations de Saint-Simon, car il n’accable pas outre mesure le banquier en rendant compte de la banqueroute8. Il avait eu lui-même des rapports suivis avec l’Écossais, mais en se tenant à l’écart de toute spéculation, et en refusant les actions que celui-ci voulait lui offrir et que le Régent le pressait d’accepter9. Il déclare ne rien comprendre aux finances, mais tire de la débâcle quelques leçons contestables mais non sans intérêt :

[Law] raisonnait comme un Anglais et ignorait combien est contraire au commerce et à ces sortes d’établissements la légèreté de la nation, son inexpérience, l’avidité de s’enrichir tout d’un coup, les inconvénients d’un gouvernement despotique, qui met la main sur tout, qui n’a que peu ou point de suite, et où ce que fait un ministre est toujours détruit et changé par son successeur (VII, p. 731).

55Ces commentaires mesurés sont d’autant plus frappants quand on sait que le jugement d’ensemble de Saint-Simon sur l’affaire est sévère. Non seulement cela « valut des millions à une multitude de gens de la plus basse lie du peuple » (VII, p. 607), mais c’est « ce dont la France ne se relèvera jamais, quoiqu’il soit vrai que les terres en soient considérablement augmentées » (VII, p. 608). La haine que le duc manifeste pour Dubois contraste avec sa modération à l’égard de la personne de Law, mais Law n’est pas un rival, il s’occupe d’un domaine certes important mais bien précis, il n’accapare pas le Régent à l’exclusion de tous les autres.

  • 10 La défaveur de Saint-Simon aura pour conséquence le portrait terrible et quasi définitif que le mém (...)

56À la montée de Dubois correspondra une sorte de déclin des Mémoires. Déjà, en 1721, le Régent ne met plus Saint-Simon au fait de tout (VII, p. 753) même si l’ennemi « ne put si bien faire qu’il n’échappât toujours quelque chose à l’habitude et à la confiance » du Régent, qui a eu tout au plus quelques « petits chagrins » de courte durée contre le duc (VII, p. 753). Après la création du poste de Premier ministre pour Dubois, Saint-Simon ne voit plus guère le Régent : cela a pour effet de vider l’œuvre de sa substance10. Ainsi Saint-Simon annonce au début de l’année 1723 que la récolte est mauvaise pour cette année-là : il se retire déjà des affaires publiques, face à la toute-puissance de son ennemi. Il déclare ne voir le Régent qu’avec « répugnance » (VIII, p. 555) et prononce contre lui un de ses jugements les plus sévères :

Qu’aurais-je à dire ou à discuter avec un régent qui ne l’était plus, pas même de soi, bien loin de l’être du Royaume ou je voyais tout en désordre ?

57Pourtant Dubois n’attaque pas ouvertement Saint-Simon :

il me faisait la grâce du Cyclope : en attendant ce que les conjonctures lui pourraient offrir, il me réservait à me manger le dernier (VIII, p. 527).

58La mort intervenant, Dubois n’aura pas l’occasion de manger le duc, qui retrouve ultérieurement sa place auprès du Régent :

Je vécus donc de là en avant avec M. le duc d’Orléans comme j’avais toujours fait avant que le cardinal Dubois fût Premier ministre, et lui avec toute son ancienne confiance. Il faut pourtant que je convienne que je ne cherchai pas à en faire beaucoup d’usage (VIII, p. 607).

59Tout est comme avant, rien n’est comme avant. Le « désordre » du sacre du roi, où des distinctions de rang séculaires avaient été bousculées, semble avoir profondément assombri l’humeur du mémorialiste, mais tout dans la France des années 1720 lui déplaît. La duchesse d’Hanovre, que Saint-Simon considère comme une espèce d’aventurière, va rentrer en France en 1720, sachant que :

Tout avait changé de face, les prétentions les plus absurdes bien reçues, tout désordre et toute confusion protégée, tout ordre, toute règle, tout droit proscrit (VII, p. 718).

60Là-dessus au moins, le mémorialiste est d’accord avec elle. Quand le Régent mourra, peu de temps après son Premier ministre, les Mémoires s’achèvent, ces mémoires qui selon leur auteur « ne respirent qu’ordre, règle, vérité, principes certains » (VIII, p. 664) et qui ont longuement narré la carrière d’un régent qui est jugé avoir hâté le triomphe de tout ce qui s’oppose à ces principes.

61Malgré leur sévérité, les jugements de Saint-Simon sur le Régent reposent sur une distinction fondamentale. Il lui reproche sa faiblesse, cette faiblesse étant par moments aux yeux du mémorialiste presque criminelle, mais il ne lui attribue aucune action motivée par l’intérêt personnel ou la malveillance. « L’intérêt particulier ne dominait point le Régent, qui voulait et allait sincèrement au bien de l’État » (V, p. 678). Même au moment de son ambassade en Espagne, si Saint-Simon attribue à Dubois toutes sortes de manœuvres destinées à rendre sa mission aussi difficile que possible, il distingue clairement entre le ministre et son maître. Nous sommes donc loin de l’image du Régent que véhicule l’imaginaire populaire. Le Régent est l’ami de Saint-Simon, une certaine complicité subsiste jusqu’au bout entre ces deux hommes dont le tempérament et les convictions sont si différents. Saint-Simon sait que Philippe n’est pas un empoisonneur. Ainsi, par exemple, il reproche vivement à Villeroi d’entourer le roi de précautions excessives et très publiques qui ont pour but (c’est du moins sa conviction) et en tout cas pour effet d’alimenter les soupçons dont le Régent est encore l’objet. Les Mémoires n’évoquent pas directement les accusations d’inceste, mais de toute façon, ces accusations ne concernent que le Régent homme privé, et, on l’a vu, toute la vision politique de Saint-Simon est fondée sur la problématique nécessité de bien distinguer entre le public et le privé. Ce sont d’autres écarts de conduite de la part de la duchesse, ceux que nous avons évoqués, révélateurs de la faiblesse coupable du père, qui attirent les foudres du mémorialiste.

62Pourtant, la relation entre Saint-Simon et le Régent étant politiquement sinon humainement un échec, cet échec va en quelque sorte déteindre dans les Mémoires sur tous les acteurs, et en particulier sur le Régent lui-même. Si le Régent avait écouté Saint-Simon, il se serait consacré plus énergiquement à réparer les dégâts causés par les excès du pouvoir personnel de Louis XIV, il serait revenu aux lois fondamentales de l’État, il aurait maintenu et renouvelé l’alliance naturelle avec l’Espagne, cette alliance permettant seule de faire face à la puissance maritime des Anglais. Accessoirement, il aurait peut-être sacrifié ses soirées libertines aux obligations imposées par ses fonctions, mais cette question reste au second plan. Or, on sait que si le Régent a pris certaines mesures pour limiter l’influence des enfants de Mme de Montespan et celle du Parlement, il n’a pas entrepris contre eux une campagne systématique comme Saint-Simon l’aurait souhaité. D’autre part, à la place de l’alliance avec l’Espagne souhaitée par Saint-Simon il établit une double alliance avec l’Espagne et l’Angleterre (ou, plus précisément, si on suit le récit de Saint-Simon, Dubois arrive à créer cette alliance car on le laisse libre de faire comme il veut).

63La démarche du Régent admettrait sans doute une autre interprétation ; on pourrait évoquer une différence de fond entre Saint-Simon et lui dans la conception de l’action politique, souple et sinueuse pour l’un, rigidement assujettie à des principes inébranlables pour l’autre. Il n’y a pas de désaccord absolu entre eux concernant la plupart des questions qui, dans l’esprit de Saint-Simon, sont essentielles. Philippe voit bien que le duc et la duchesse du Maine sont dangereux : quand ce danger devient pressant, il intervient. Il s’impatiente devant les prétentions du Parlement et là encore dans les moments de crise, il est prêt à avoir recours à la répression. Ses interventions sont limitées dans le temps, cependant, et souvent accompagnées d’adoucissements destinés à les faire passer plus facilement. Le Parlement est renvoyé à Pontoise, mais le Régent fait verser au premier président de Mesmes des sommes énormes, qui lui permettent de consoler ses confrères exilés en les invitant à des banquets fastueux (VII, p. 693). Saint-Simon, ennemi personnel de Mesmes, est bien entendu scandalisé, comme il est scandalisé par les adoucissements qui sont rapidement apportés à l’emprisonnement du duc et de la duchesse du Maine, qu’il aurait laissé croupir toute leur vie dans un cachot loin de la capitale. C’est-à-dire que pour lui une telle bienveillance ne peut s’expliquer que par la faiblesse, une faiblesse qui ne serait pas liée à un quelconque rapport de forces politiques, mais qui au contraire tiendrait uniquement au caractère du Régent. Il reconnaît volontiers que son ami adhère à la maxime divide et regna (VI, p. 639 et passim), mais il le lui reproche : cela va avec son goût des moyens termes, et les deux révèlent un défaut de caractère plutôt qu’un choix politique. Par ailleurs, il est choqué par l’indifférence que manifeste Philippe pour sa dignité personnelle. Dans la plupart des cas, les injures dont le Régent est l’objet le font rire. Il n’arrive pas à haïr ses ennemis, semble-t-il : tout au plus connaît-il des moments d’impatience et de mauvaise humeur, mais cela retombe bien vite. Pour Saint-Simon, il y a un paradoxe du Régent : une évolution malsaine de la Constitution française met presque tous les leviers du pouvoir entre ses mains, et, loin d’en abuser, il ne s’en sert guère. La France est à la dérive (pourrait-on presque dire) parce que le Régent est paresseux. On ne quitte donc le domaine du personnel que pour y revenir. Cette réalité est finalement celle qui informe l’œuvre, et qui donne tout leur sens aux notations concernant la personne et les habitudes du Régent. Il faut savoir que Dubois l’amène à conclure une alliance contre nature avec l’Angleterre ; mais il faut savoir aussi qu’il avait « la vue fort basse : elle peinait surtout en écrivant, et il regardait son papier de si près que le bout de sa plume s’engageait toujours dans sa perruque » (VII, p. 87). L’homme est un prince, le prince est un homme : tout tient dans ces deux propositions, et dans leur précaire équilibre, cassé si allégrement par Philippe d’Orléans, qui est indifférent aux prérogatives princières et se dérobe aux responsabilités politiques ; et c’est ainsi que dans les Mémoiresde Saint-Simon, le personnel est partout, pour la plus grande joie du lecteur, pour le malheur (dirait l’auteur) de la France.

Saint-Simon : une partialité radicale

64Le Régent vu à travers le regard de Saint-Simon s’impose avec une force et un pouvoir d’insistance incomparable. À cause de la sincérité de son ton ? Grâce à un certain air de vérité auquel on ne pourrait se dérober ? Sans doute, mais il faut préciser que cette vérité dont se réclame Saint-Simon est très singulière. Vérité « pour lui », elle ne s’entoure d’aucune des précautions dont, à l’inverse, ne cesseront de se protéger tous ceux, innombrables, qui utiliseront ses écrits comme référence probante, caution ultime, ou évidence reconnue.

65À propos des fêtes qui, en 1722, accueillent à Paris l’infante d’Espagne, promise au jeune roi Louis XV, Saint-Simon alors en poste d’ambassadeur à Madrid a cette phrase : « J’étais trop loin pour les voir et pour m’en occuper » (t. VIII, p. 401). La vision de loin, la distance qui relativise, qu’elle soit spatiale ou temporelle, ne sont pas le fait de Saint-Simon. Cette caractéristique qu’il souligne si souvent à propos de Philippe d’Orléans – à savoir qu’il ne voyait que de tout près au point de presque toucher la page, ou l’objet – vaut symboliquement pour lui-même. Non par défaut physique mais par disposition affective et mentale. Cette vision foncièrement myope s’attache à saisir du Régent les détails qui échapperaient à un observateur plus éloigné. Par exemple des gestes qui ne sont qu’à lui, ou, d’encore plus près, son teint, une qualité de peau, la marque sur son visage, par sa rougeur, des excès auxquels il se livre. Le duc d’Orléans est un sanguin. Rouge, et de plus en plus rouge au fil des années, il finira, à l’heure de sa mort, saigné sur le parquet de sa chambre. Remède qui, d’ailleurs, lui sera administré en vain.

66Dans cette attention à la personne physique de son ami, Saint-Simon tente de ne rien perdre des paroles de ce dernier, ni des mots chuchotés ou prononcés en aparté. Sensible à la diction et à l’éloquence du Régent, il ne manque pas, non plus, de nous signaler ses éclats de rire. Or le Régent aimait rire, et Saint-Simon, que cette bonne humeur irrépressible devait parfois exaspérer, a noté ces rires (VIII, p. 448).

67La proximité de Saint-Simon au Régent n’est pas la place fixe d’un peintre par rapport à son modèle. Elle est vibrante, émue, parcourue de tensions. Proche, Saint-Simon ne l’est jamais assez à son gré. Et l’énergie de sa narration est portée par une infatigable volonté d’emprise et de rapprochement.

68La présence du Régent dans les pages de Saint-Simon continue d’agir car elle n’est jamais statique, simplement donnée. Elle est convoitée, enviée, motif d’attente, prétexte à crises et ressassements. Le Régent, homme facile, se laisse aisément séduire. On n’est donc jamais sûr de le posséder, mais lorsqu’on le perd, il y a de grandes chances de le reconquérir, et ainsi de suite… Cette « amitié exigeante », souvent déçue, mais toujours prête à poursuivre, se vit dans la tension d’une relation aussi vive qu’une relation amoureuse. En fait, comme l’écrit Michael O’Dea, ce n’est pas une, mais deux images qui se constituent et évoluent au fil de l’immense volume des Mémoires entre les années 1715 et 1724 : celle du Régent et celle du narrateur lui-même. Les portraits du Régent sont pris dans une mobilité perpétuelle, dans un jeu de miroirs et de réflexion, dans une dialectique de la demande et du désir. Une partialité véhémente, où se conjuguent la complexité de sentiments d’amitié, le fanatisme de préjugés de naissance et des revendications qu’ils entraînent animent tous les propos et jugements de Saint-Simon sur le Régent. Aucun n’est détaché, serein, a priori valable dans un autre contexte, pour un autre regard. Ils sont absolument intéressés.

69Ainsi « facilité », « faiblesse », « mollesse », « paresse », « irrésolution » sont des traits de la personnalité du Régent sans cesse indiqués et soulignés par Saint-Simon. Ils traduisent une déception de ce dernier, une insatisfaction perpétuelle par rapport à un idéal de pouvoir et d’autorité manifestement non partagé par le Régent. Ces traits de caractère de Philippe d’Orléans sont indissociables de celui de Saint-Simon lui-même ; ils sont cependant comme fatalement repris par commentateurs, historiens, romanciers et cela en contradiction évidente avec tout ce qui a pu être dit de la grande capacité de travail du Régent, de son audace novatrice, de sa curiosité intellectuelle. Peu importe, il reste, pour l’éternité, selon l’étrange formule de Saint-Simon : « contre son gré flottant » (t. V, p. 866).

70Mais c’est parce que le Régent est doté de cette force d’attirance particulière à l’insaisissable, et parce que cet insaisissable est ressenti avec une intensité constante, en toute subjectivité et par une personne singulière, que le Régent vu par Saint-Simon tranche sur tous les autres témoignages et portraits, plus raisonnables et mesurés, et par là moins marquants.

Notes

1 L’Opéra est un lieu de lutte passionnée et sournoise. La même année, Mme la duchesse (épouse de Louis III duc de Bourbon-Condé et fille de Louis XIV par Mme de Montespan) enlève « de haute lutte » une petite loge à son amie de toujours, la maréchale d’Estrées. Le Régent refuse de se mêler à l’affaire (VI, p. 578).

2 Il faut ajouter que la passion dont fait preuve Saint-Simon ici s’explique en partie par un incident qui précède de peu l’affaire de la loge : la duchesse de Berry avait eu des paroles imprudentes, voire inadmissibles, concernant le maréchal de Villars, et se faisait ainsi aux yeux du mémorialiste le jouet de M. et Mme du Maine. Cet incident fera l’objet d’un commentaire plus long que celui de l’affaire de la loge. Y surgissent les préoccupations perpétuelles de Saint-Simon (risque d’anéantissement de la « grande, ancienne et véritable noblesse ») ; plus spécifiquement, la duchesse est accusée de manquer de respect au roi et d’usurper une autorité inséparable de la couronne. Voir VI, p. 648-649.

3 Saint-Simon, Mémoires, éd. de Gonzague Truc, Bibl. de la Pléiade, 1961, t. VII, p. 542.

4 Louis-Henri de Bourbon.

5 Fleury.

6 En matière de politique, Saint-Simon suit d’ailleurs à peu près la même règle : « On a pu voir ici en plusieurs endroits que j’avais pour maxime de ne lui parler jamais des choses qu’il avait mal faites, quand il ne m’en parlait pas le premier » (VII, p. 782).

7 Voir H. Duranton, « Les Philippiques », p. 87 et l’extrait du Chevalier d’Harmental intitulé « Un chapitre de Saint-Simon », p. 181.

8 Sur l’amitié entre Law et Dubois, voir Mémoires, VI, p. 574.

9 Law l’avait courtisé avec assiduité : voir Mémoires, V, p. 885-887. Selon Saint-Simon, la banque « était une excellente chose en elle-même, mais pour un autre pays que la France, et avec un prince moins facile que le Régent » (p. 885). Saint-Simon avait par ailleurs pris le parti dans les Mémoires de ne traiter ni de la constitution Unigenitus ni des affaires de la banque.

10 La défaveur de Saint-Simon aura pour conséquence le portrait terrible et quasi définitif que le mémorialiste a tracé de son rival. E. Le Roy Ladurie (« Réflexions sur la Régence ») souligne que la réputation d’un grand homme d’État (notamment en matière de politique étrangère) a été ainsi ternie de manière injuste.

Table des illustrations

Légende « Philippe d’Orléans, Régent, dessiné par Monnet, gravé par Voyer, 1771. (Cl. BnF.)
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