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La compagnie des ballets russes

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Natalia Smirnova

Serge Diaghilev

Texte intégral

1On a beaucoup écrit sur la personne et l’œuvre de Serge Diaghilev, et on a cherché à reproduire son portrait. Pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait penser, on possède très peu d’images de lui et ce sont toujours les mêmes, qui passent d’ouvrage en ouvrage. Diaghilev n’aimait pas se faire photographier. Un jour, en Russie, un amateur de ballets et collectionneur lui demanda s’il pouvait avoir son portrait. Diaghilev refusa catégoriquement, arguant que sa personne ne présentait aucun intérêt. Sa réponse semble plus coquette que sincère de la part d’un homme déjà illustre. Pourtant, à en croire le témoignage de ses proches, Diaghilev n’aimait réellement pas les photos, dangereusement révélatrices des ravages du temps. Toute sa vie, il a été hanté par le temps qui passe. Son secrétaire Boris Kochno le confirme : Diaghilev interdisait à ses amis de le photographier ou de réaliser son portrait. Il se détournait même des miroirs…

2Sur les quelques images conservées, on voit un monsieur clinquant, sûr de lui, d’une élégance à la limite du bon goût. La ballerine Tamara Karsavina le trouve très photogénique, car selon elle, sa personnalité hors du commun ressort immanquablement sur chaque photo. Elle a très certainement raison : son visage montre en effet l’homme aux grandes ambitions qu’il était. Une autre ballerine, Bronislava Nijinska, compare son visage, menaçant et attirant, avec celui d’un bouledogue, décourageant à l’avance toute approche amicale. Jean Cocteau reprend cette image en y ajoutant une petite précision : un visage de bouledogue, mais avec un sourire de bébé crocodile. Comme si Cocteau savait comment sourient les bébés crocodiles… Parmi les comparaisons animalières, il arrive aussi que l’on surnomme Diaghilev « le chinchilla », à cause de la mèche gris argenté qu’il portait au côté droit dans ses cheveux noir de jais.

3Pour quelques amis russes, le dessin de ses lèvres n’est pas sans rappeler les traits de Pierre le grand. Diaghilev en tire une certaine fierté. Plus qu’une similitude, c’est à ses yeux un véritable air de famille. Il affirme en effet que le sang de Pierre le grand coule dans ses veines et se plaît à raconter une obscure histoire selon laquelle sa grand-mère, descendante de l’ordonnance de Pierre le grand, était si proche du tsar que… Si Pierre le grand était d’une taille excédant deux mètres, son descendant présumé a une tête si grosse, qu’il doit faire faire ses chapeaux sur mesure.

4Serge Diaghilev fait partie de ces hommes malheureux dont parlait Victor Hugo, qui ne parviennent pas, à l’instar de Gustave Eiffel, à détacher leur nom d’une de leurs créations, comme si leur œuvre se réduisait à elle seule. Car le nom de Diaghilev est lié pour toujours à la Compagnie des Ballets Russes dont il est le fondateur. Il n’en demeure pas moins que si Diaghilev, par ailleurs historien, critique d’art éminent et bibliophile reconnu, n’avait pas été à l’origine de ce phénomène artistique, son nom ne serait resté que dans l’histoire nationale de la Russie.

  • 2 R. Nijinsky, Nijinsky, Paris, Denoël et Stelle, 1934, p. 68.

5Serge Diaghilev est un homme de grandes entreprises. Utilisant la « fenêtre » jadis ouverte sur le monde par Pierre le grand, il exporte l’art russe en Europe, le dépouillant du même coup de son aspect provincial et folklorique. Ses amis créateurs l’appellent Artifex Maximus, titre à la fois flatteur et décevant aux yeux de celui qui se veut surtout un artiste créateur. Passionné par la musique, Diaghilev rêve de devenir compositeur et suit les cours d’harmonie au conservatoire de Saint-Pétersbourg sous la direction de Rimski-Korsakov. Mais le célèbre compositeur et pédagogue lui dit un jour : « Faites ce que vous voulez […] mais promettez-moi de ne jamais devenir compositeur2 ». Diaghilev se met alors au piano avec une certaine virtuosité sans toutefois devenir un grand pianiste. Doté d’une agréable voix de baryton, il étudie également le chant avec une célébrité de l’époque, l’Italien Cotogni. Mais il ne deviendra pas chanteur professionnel. Parallèlement, il suit des études de droit… mais ne sera pas non plus juriste.

Serge Diaghilev.

  • 3 Arthur Gold et Robert Fizdale, Misia, Paris, Gallimard, 1981, p.164-165.

6À vingt-trois ans, Diaghilev écrit avec une perspicacité facétieuse : « Je suis premièrement un charlatan, encore qu’assez brillant. Deuxièmement, un grand charmeur. Troisièmement, je n’ai peur de personne. Quatrièmement, je suis un homme doué d’une grande logique et de fort peu de scrupules. Cinquièmement, il semble que je n’aie aucun talent véritable. Je crois néanmoins avoir trouvé ma vraie vocation : celle de Mécène. J’ai tout ce qu’il faut, sauf l’argent… Mais ça viendra3. » Rares sont les personnes qui, à cet âge, ont si bien cerné leur vocation.

7Avec le temps Diaghilev fera partie de ces hommes dont parlait Kandinsky, doués d’une mystérieuse puissance de vision, de ceux qui montrent le chemin et traînent à leur suite le lourd chariot de l’humanité. Diaghilev a traîné toute sa vie le lourd chariot de l’art national russe à la conquête de l’Occident.

8Diaghilev commence en 1906 sa campagne d’exportation de l’art national à l’étranger en faisant venir à Paris une exposition rétrospective de peinture russe. L’année suivante, il organise des concerts de musique russe à l’Opéra de Paris. en 1908, il est temps selon lui de montrer l’opéra national aux Parisiens : ce sera Boris Godounov, de Moussorgski, avec la célèbre basse Chaliapine dans le rôle titre (rappelons que, pour Tchaïkovski, voir ces œuvres sur la scène de l’Opéra de Paris était un rêve irréalisable). Enfin, en 1909, c’est le tour des ballets. Et pourtant, faire connaître les ballets nationaux à l’étranger ne faisait pas initialement partie des projets de Diaghilev. C’est à un hasard, ou plutôt à un concours de circonstances, qu’on doit le spectacle du 19 mai 1909 au théâtre du Châtelet à Paris, qui inaugure les Saisons des désormais fameux Ballets Russes.

9Tout commence à Saint-Pétersbourg deux années plus tôt, en 1907. Un soir du mois de novembre, Diaghilev assiste à la première du ballet Le Pavillon d’Armide au théâtre Mariinski. Enthousiasmé, comme du reste l’ensemble du public, il s’écrie, en proie à une grande agitation : « Il faut montrer cela à l’étranger ! » Ce ballet fait certes partie de la programmation, mais non du répertoire du théâtre impérial et il est ainsi programmé en seconde partie de soirée, après le Lac des cygnes de Tchaïkovski. La direction du théâtre Mariinski espère peut-être que le public, fatigué par une si longue soirée, ne restera pas jusqu’au bout. Pourtant il tient bon, personne ne quitte la salle et c’est même un véritable triomphe.

10C’est le peintre et critique d’art Alexandre Benois qui est à l’origine du Pavillon d’Armide, et non la direction du théâtre, encore moins un chorégraphe ou un compositeur. C’est la réalisation, dit-il, de son rêve d’enfant.

11Alexandre Benois est l’inspirateur et l’initiateur du cercle artistique et intellectuel de ses amis pétersbourgeois, tous amateurs d’art. C’est une élite d’hommes cultivés et Serge Diaghilev est admis parmi eux en qualité de cousin de province. Il débarque en effet de sa province natale, mais devient rapidement membre à part entière et il fera tout son possible pour réaliser leurs projets communs.

Alexandre Benois par Léon Bakst.

Alexandre Benois par Léon Bakst.
  • 4 D. Sarabianov, L’Art russe, du néoclassicisme à l’avant-garde, Paris, Albin Michel, 1990, p. 222.

12Leur raison d’être s’enracine dans l’amour pour les formes d’art les plus variées, sur lesquelles ils ont de vastes connaissances : « Ils étaient des dilettantes et cultivaient une sorte d’amateurisme de talent4. »

13Parmi les membres de ce cercle restreint on compte quelques enfants d’artistes illustres. C’est précisément le cas d’Alexandre Benois. Son père, Nicolas Benois, est un architecte de renom dont on peut voir les œuvres aux environs de Saint-Pétersbourg, à Peterhof et Pavlovsk. Son grand-père maternel est également architecte : albert Kavos, auquel on doit la reconstruction du théâtre Bolchoï à Moscou et celle du théâtre Mariinski à Saint-Pétersbourg (Kavos a également participé au concours pour l’Opéra de Paris, remporté, comme on le sait, par Charles Garnier). D’origine italienne, la famille Kavos compte de nombreux musiciens et collectionneurs d’art. Alexandre Benois est dès sa plus tendre enfance entouré de toiles de maîtres rapportées de son Italie natale par le compositeur Katarino Kavos à la fin du xviiie siècle. Le tableau le plus important de cette collection se trouve actuellement au musée de l’ermitage à Saint-Pétersbourg. Il s’agit de la Madonne de Léonard de Vinci, dite « Madonna Benois » car le tableau (acheté celui-ci en Russie) a été cédé au musée par la famille Benois.

14Alexandre Benois appartient à un véritable « clan artistique » à l’origine duquel est un certain Louis Jules Benois, pâtissier confiseur de son état. Fuyant la Révolution française, il s’installe à Saint-Pétersbourg et donne naissance à toute la lignée artistique des Benois, les plus russes des têtes d’origine française, qui ne manquent pas en Russie à cette époque-là.

15Alexandre Benois, comme ses amis « dilettanti » cultivés, cultive une grande tendresse pour le passé et le désir d’en faire valoir les mérites. « Rêveur rétrospectif », peintre de profession, Benois est passionné par le grand Siècle français, dont il espère bien tirer un sujet… pour un ballet, en spectateur assidu et amateur passionné de danse qu’il est. Depuis sa prime jeunesse, il rêve de réaliser un ballet pour lequel il serait, outre le décorateur, l’auteur de l’argument et le metteur en scène. Il envisage même d’en composer la musique et s’adonne des heures durant à l’improvisation. Cependant, au vu des résultats, il est forcé de renoncer…

  • 5 Nicolas Tcherepnine est l’un des fondateurs du conservatoire russe de Paris où il finira sa vie. Il (...)

16C’est dans une nouvelle de Théophile Gauthier qu’il trouve un thème lui permettant d’évoquer l’époque de Louis XIV, époque romantique, splendide et mystérieuse (c’est ainsi, tout du moins, qu’il se la figure). Ce récit, dont le titre est Omphale et qui évoque en fait l’époque de Louis XV plutôt que celle de Louis XIV, lui sert de point de départ pour le canevas de son futur spectacle, Le Pavillon d’Armide. Il ne lui reste qu’à trouver un compositeur pour son œuvre qu’il imagine à mi-chemin entre les ballets de la cour de Versailles et les ballets romantiques du xixe siècle. Il le trouve en la personne de Nicolas Tcherepnine, membre du même cercle artistique, mais aussi parent par alliance d’Alexandre Benois. Élève de Rimski-Korsakov, jeune homme cultivé et doué, Nicolas Tcherepnine sort tout juste du conservatoire de Saint-Pétersbourg5. Les deux créateurs présentent en 1903 leur projet au directeur du théâtre Mariinski, grand amateur, entre autres choses, de valses, et qui commence d’ailleurs par s’enquérir de la présence de valses dans le spectacle. Ce n’est évidemment pas prévu, puisqu’on ne dansait pas la valse à la cour de Louis XIV. Mais Tcherepnine sauve la situation en assurant à cet amateur inconditionnel que quelques valses plaisantes figureront dans l’œuvre (et en effet, deux valses figureront dans la version finale du ballet). La direction achète le projet, offrant aux auteurs une somme conséquente (supérieure, même, à ce qu’avait reçu Tchaïkovski pour le Lac des cygnes). Pourtant, tout reste en sommeil pendant quatre ans, au point que Benois pense qu’il a, en tant que critique d’art, déplu à la direction du théâtre en critiquant certains de ses spectacles.

  • 6 Elle se mariera avec le grand duc André et terminera sa vie à Paris. Elle est enterrée au cimetière (...)

17Le hasard veut qu’au même moment, le jeune chorégraphe Michel Fokine, enseignant à l’École de danse de Saint-Pétersbourg, cherche un ballet pour son spectacle de fin d’année. un jour, il entend en concert l’œuvre de Tcherepnine qui, en attendant la création du ballet Le Pavillon d’Armide, présente sa musique sous forme de suite. Le chorégraphe trouve la musique plaisante et non académique. Il propose au compositeur d’en faire un ballet, et se montre très surpris d’apprendre que celui-ci est déjà écrit… Michel Fokine monte alors un ballet sur la musique de la Suite. Son spectacle est une réussite. Le succès est tel qu’on décide enfin de créer le ballet, certes raccourci en un seul acte à trois tableaux, sur la scène du théâtre Mariinski. Alexandre Benois est chargé du décor, des costumes et de la direction générale, c’est-à-dire de tout ce dont il rêvait. Le rôle principal d’Armide est attribué à une brillante ballerine, Mathilda Kchessinskaïa, proche de la famille impériale6. Ce statut semble la libérer de toute obligation puisque soudain, quelques jours avant la première et sans motif plausible, elle refuse de danser. C’est donc Anna Pavlova, ballerine non moins brillante, qui la remplace, en quelque sorte, au pied levé. Dans ce spectacle apparaît pour la première fois Vaslav Nijinski, danseur fraîchement émoulu de l’École de danse de Saint-Pétersbourg. Sur la proposition insistante du chorégraphe Michel Fokine, Benois crée spécialement pour lui le rôle de « l’esclave favori d’Armide », qui n’était pas initialement prévu.

  • 7 Boris Kochno, Diaghilev et les Ballets russes, Paris, Fayard, 1973, p. 9.

18La première du Pavillon d’Armide a lieu le 25 novembre 1907. Selon Benois, une excitation de curiosité règne dans le public. Fait décisif pour l’avenir du ballet : dans la salle, parmi les spectateurs enthousiasmés, se trouve Serge Diaghilev. Il est lui aussi en proie à une grande agitation et s’écrie : « Voilà ce qu’il faut montrer en Europe, voilà ce que nous porterons à Paris7 ! »

19Que peut donc voir de si foudroyant cet homme réputé pour son flair quasi infaillible et son regard visionnaire sur les œuvres ? Diaghilev apprécie précisément ce que les critiques russes reprochent au spectacle : la prédominance des décors et des costumes sur la musique et la danse (ce qui n’a rien d’étonnant, ce ballet ayant été conçu par un peintre décorateur). L’approche musicale, elle aussi, est neuve. Si les costumes sont certes de l’époque de Louis XIV, la musique, incluant des valses, est, par contraste, du temps présent.

20Quant à la danse, elle dévoile un phénomène inédit jusqu’alors : l’apparition d’un danseur étoile homme, marquant l’abolition de la suprématie des danseuses. En effet, le jeune Nijinski défie les lois de la pesanteur par son don de l’élévation et la hauteur phénoménale de ses sauts (il est également notoire que Diaghilev a plus d’affinités avec la grâce masculine que féminine).

21Enfin, Diaghilev, envisageant de montrer le ballet à Paris, apprécie le choix du sujet qui, sans aucun doute, plaira aux Français, toujours intéressés par ce qui les concerne… Le Pavillon d’Armide révèlera le côté romantique de la France du Grand Siècle, vue par des yeux russes.

Notes

2 R. Nijinsky, Nijinsky, Paris, Denoël et Stelle, 1934, p. 68.

3 Arthur Gold et Robert Fizdale, Misia, Paris, Gallimard, 1981, p.164-165.

4 D. Sarabianov, L’Art russe, du néoclassicisme à l’avant-garde, Paris, Albin Michel, 1990, p. 222.

5 Nicolas Tcherepnine est l’un des fondateurs du conservatoire russe de Paris où il finira sa vie. Il est enterré au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois.

6 Elle se mariera avec le grand duc André et terminera sa vie à Paris. Elle est enterrée au cimetière russe de Sainte-Geneviève-des-Bois.

7 Boris Kochno, Diaghilev et les Ballets russes, Paris, Fayard, 1973, p. 9.

Table des illustrations

Légende Serge Diaghilev.
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Titre Alexandre Benois par Léon Bakst.
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