Aggiornamento

1Les réformes des années 1941-1942 ont fait basculer la France préhistorienne dans un autre monde. Tout en ne faisant qu’acter des évolutions profondes et des adaptations souhaitées, elles ont radicalement changé l’esprit, la pratique et la sociologie de l’archéologie préhistorique et bouleversé l’équilibre qui profitait jusque-là aux chercheurs individuels et aux sociétés savantes.

2En France, l’implication tardive de l’État avait laissé libre, pendant plus d’un siècle, l’initiative individuelle de l’archéologue tant en ce qui concerne les recherches elles-mêmes que le devenir des monuments et objets collectés. L’archéologie préhistorique se voulait à la fois populaire et didactique et les personnalités qui dominaient portaient des idées tranchées et affirmées, s’engageant parfois politiquement et chacune proclamant une indépendance scientifique sourcilleuse. L’échange scientifique et une certaine forme de « convivialité » s’exprimaient à travers des « lieux de rencontre » qui sont les congrès nationaux et internationaux, les sociétés savantes. Ces chercheurs formaient un groupement d’intérêts qui aspirait ouvertement à être reconnu et qui, pourtant, a fui tout ce qui pouvait lui donner un cadre d’action (qui n’est appréhendé que comme une entrave à la liberté d’action). C’est sciemment que les archéologues se sont opposés, dans leur grande majorité, à toutes les initiatives visant à encadrer leurs pratiques ou à limiter leurs droits absolus sur leurs recherches. La puissance publique apparaissait alors comme un obstacle et une entrave administrative à la liberté des recherches :

« Il faut que nous retrouvions cette initiative que la centralisation a éteinte et sans laquelle nos efforts seraient impuissants. Il nous faut répudier les anciennes traditions d’obéissance passive aux prescriptions parisiennes ; car il n’y a que les hommes spéciaux de la province qui puissent bien comprendre les besoins intellectuels du pays, qui puissent trouver dans leurs affections natales l’énergie nécessaire pour le vivifier et pour féconder leurs aptitudes. »500

3Cette liberté a favorisé un formidable dynamisme scientifique nourri par un nombre considérable de découvertes et une émulation qui a permis l’émergence d’une véritable communauté savante. Mais l’accumulation individuelle des découvertes, les centaines de chantiers de fouilles ouverts à travers le pays, la constitution de très nombreuses collections particulières ou publiques a façonné un ensemble qui n’a ouvert que marginalement des opportunités d’élaborer des synthèses d’envergure et a eu d’évidente conséquences scientifiques et patrimoniales (dispersion des collections, fouilles anarchiques, destruction de sites, absence de « mémoire » des gisements).

4Depuis la Seconde guerre mondiale, la recherche s’inscrit dans la durée et ses résultats ont incontestablement gagné en terme de validité scientifique. La puissance publique contrôle l’intégralité du processus archéologique, qu’il s’agisse d’archéologie préventive ou programmée, dans la mesure où elle fixe à la fois le cadre d’exercice, à travers l’abondante réglementation qu’elle a mise en place et au respect de laquelle veille son administration nationale et locale, délivre les autorisations de fouiller, gère la conservation des pièces, exerce l’effectivité de la pratique à travers ses personnels scientifiques et est de fait l’opérateur essentiel de l’exploitation et de la diffusion des résultats scientifiques.

5Le préhistorien est maintenant quasi exclusivement un archéologue de profession et plus précisément un agent public, chercheur ou technicien d’un laboratoire de recherche du C.N.R.S., d’une université, du Muséum national d’histoire naturelle, de l’Institut national de recherches archéologiques préventives, des services archéologiques des collectivités locales ou d’un service déconcentré du Ministère de la Culture.

6À de rares et notables exceptions près, comme Louis Méroc par exemple, les préhistoriens amateurs ont été peu à peu marginalisés. Leurs travaux ont été souvent décriés, voire marqués du sceau de l’« amateurisme », au sens le plus étroit et le plus péjoratif du terme. Quant à ceux des temps héroïques, ils ont parfois été au mieux utilisés comme illustrations d’une préhistoire pittoresque et anecdotique, au pire jugés à grand renfort d’anachronisme et jetés aux oubliettes d’un passé antéscientifique, par définition révolu. En commettant le « péché des péchés »501, le commentateur, pourtant habile à jongler avec les époques géologiques, isole du siècle les faits archéologiques et les hommes. De ce fait, il accentue alors le sentiment de rupture entre le présent et un passé récent, qui nous paraît dès lors à ce point éloigné de notre quotidien qu’il en devient malaisé à connaître.

« Ce que vos ancêtres appelaient des libertés, vous l’appelez déjà des désordres, des fantaisies. “Pas de fantaisies ! disent les gens d’affaires et les fonctionnaires également soucieux d’aller vite, le règlement est le règlement, nous n’avons pas de temps à perdre pour des originaux qui prétendent ne pas faire comme tout le monde... ” Cela va vite, en effet, cher lecteur, cela va très vite. J’ai vécu à une époque où la formalité du passeport semblait abolie à jamais. N’importe quel honnête homme, pour se rendre d’Europe en Amérique, n’avait que la peine d’aller payer son passage à la Compagnie transatlantique. Il pouvait faire le tour du monde avec une simple carte de visite dans son portefeuille. Les philosophes du xviii^e siècle protestaient avec indignation contre l’impôt sur le sel – la gabelle – qui leur paraissait immoral, le sel étant un don de la Nature au genre humain. Il y a vingt ans, le petit bourgeois français refusait de laisser prendre ses empreintes digitales, formalité jusqu’alors réservée aux forçats. »502