1De la Révolution au Second empire, seuls les monuments historiques ont bénéficié de mesures protectrices. Les monuments préhistoriques quant à eux sont restés à l’écart de ce processus. Plusieurs initiatives vont permettre de rattraper ce retard institutionnel. L’aventure scientifique et humaine de la Commission de la topographie des Gaules et du Dictionnaire archéologique de la Gaule. Époque celtique est une étape fondamentale du processus d’institutionnalisation des études préhistoriques. Née de la passion de Napoléon III pour la guerre des Gaules, elle a permis de rassembler le premier réseau national de préhistoriens autour d’un projet éditorial d’inventaire et de cartographie, mais également de favoriser la création du Musée des antiquités nationales. Par ailleurs, Enfin, ce projet scientifique marque également une profonde mutation : le pouvoir central reprend à son compte les initiatives en faveur du patrimoine archéologique. Cette fois, ce ne sont plus les sociétés savantes et les groupements d’érudits locaux qui initient les opérations et les supervisent, mais Paris. Ce mouvement centralisateur va s’amplifier avec la création en 1879 au sein de la Commission des monuments historique d’une « Sous-commission d’inventaire des monuments mégalithiques et des blocs erratiques de la France et de l’Algérie ». Là, les préhistoriens vont trouver à la fois un outil de défense du patrimoine archéologique mais également une tribune officielle, vecteur de légitimation de leurs travaux.

I. L’empereur archéologue

2Le 17 juillet 1858, sur ordre de Napoléon III, le ministre de l’Instruction publique, Gustave Rouland, institue une commission « à l’effet d’étudier la géographie, l’histoire et l’archéologie nationale jusqu’à l’avènement de Charlemagne ». Présidée par Félicien de Saulcy, elle se met rapidement au travail avec pour premier objectif de dresser trois cartes (de la Gaule jusqu’au proconsulat de César, de la période romaine à celle de Constantin, de la France mérovingienne) de telle sorte « que l’on puisse suivre, en passant d’une carte à l’autre, la transformation des contrées et des localités sous les Celtes, les Romains et les Francs. » En complément de ces cartes sont programmés un dictionnaire d’archéologie celtique et un dictionnaire d’archéologie gallo-romaine81. Le vocable « celtique » illustre la confusion qui régnait à cette époque en matière d’archéologie préromaine. Alors que l’Europe du Nord avait adopté la division des trois âges de l’humanité (pierre, bronze, fer), soutenue par Christian Jurgensen Thomsen et confirmée sur le terrain par son brillant disciple Jen Jacob Worssae, la France ignore encore, majoritairement, cette approche, ce principe de succession. Le terme, à la fois vague dans son contenu et souple dans son utilisation, de « celtique » sert alors à englober des concepts et des pièces dissemblables provenant d’époques et de civilisations tout aussi diverses : industrie lithique, art mobilier, mégalithes, armes de bronze, tombes de l’âge du fer, antiquités franques et mérovingiennes.

3La Commission s’appuie sur quelques personnalités de premier plan : Amédée Thierry, Joseph-Daniel Guigniaut, Natalis de Wailly, Alfred Maury, Léon Régnier, les généraux Creuly et Blondel (directeur du Dépôt de la guerre), le colonel Raymond de Coynard (chef d’escadron d’état-major), Adolphe Chéruel inspecteur d’académie à Paris, Alexandre Bertrand, Gustave Rouland (homonyme du ministre), Alfred Jacobs Anatole de Barthélemy. Maury et Bertrand remplissent les fonctions de secrétaires correspondants et de rédacteurs des travaux préparatoires. Bertrand a été le premier à dresser un inventaire et à présenter une carte de répartition des monuments mégalithiques de France dans son Mémoire sur les monuments mégalithiques récompensé en 1862 par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres du prix dit des Monuments celtiques. Paradoxalement, Bertrand a été gratifié de ce prix « celtique » alors que son étude formulait une conclusion précisant que les faits objectifs démontrent que les mégalithes ont une origine qui remonte au-delà des Celtes et que par conséquent il n’était pas possible de leur attribuer le qualificatif de « celtiques »82. Malgré la démonstration du récipiendaire, l’Académie le désignait tout de même comme lauréat tout en déclarant ne pas « se prononcer sur cette dernière hypothèse, qui ne lui paraît pas encore suffisamment établie »83. La Commission fait aussi directement appel aux érudits locaux en entrant en relation avec toutes les sociétés archéologiques de France et de Rhénanie et finance quelques travaux de fouilles (Bibracte au Mont-Beuvray, sépulture de Magny-Lambert, tombes gauloises dans la Marne). Dès le 5 avril 1859, elle adresse au ministre de l’Instruction publique et des Cultes un état de ses travaux. À cette date, 2 495 fiches de recensement ont déjà été préparées qui se répartissent en : 140 pour les fleuves, rivières et lacs ; 620 monuments celtiques ; 100 camps romains ; 125 voies romaines ; 1260 localités anciennes ; 140 entrées bibliographiques et 100 fiches à classer84.

4En 1860, parce qu’il prépare son Histoire de Jules César, l’empereur Napoléon III s’intéresse de très près à l’époque romaine. Il charge la Commission de participer aux fouilles qu’il commandite à Alise-Sainte-Reine, sur le site supposé d’Alésia. Pendant deux ans, la Commission va mener de front ces travaux particuliers avec sa mission générale : « Les Commentaires de César en main, on part chercher sur le terrain les tombes des chefs gaulois ou helvètes de la Guerre des Gaules alors qu’on exhume en réalité des sépultures du Bronze final et du premier âge du fer. »85 Se mélangent ainsi données historiques tirées des sources classiques (écrites) et données archéologiques. Procédé qui illustre une tendance profonde du xix^e siècle, à savoir le recours encore prédominant à la preuve écrite. À cet égard, à propos des monuments mégalithiques et des moyens de déterminer leur signification et leur origine, l’historien Henri Martin rappelle, dans un texte de 1864, cette hiérarchie des sources :

« Il y a deux moyens d’élucider la question : 1° étudier ce qui peut se rapporter à ces monuments, d’une part, dans les livres des Grecs et des Romains, de l’autre, dans les traditions des peuples qui parlent encore maintenant les dialectes celtiques et dont les écrits peuvent suppléer jusqu’à un certain point à l’absence de documents gaulois antérieurs à l’ère chrétienne ; – 2° étudier directement en eux-mêmes les monuments de pierre vierge, moins muets peut-être qu’on ne l’imagine. »86

5Même si l’histoire, qui se veut positive, devient alors en elle-même un sujet de recherche, elle reste marquée par le présupposé qui tient au lien établi entre le fait archéologique (c’est-à-dire de terrain) et le fait relaté dans l’épopée écrite, en l’espèce les Commentaires sur la guerre des Gaules de César.

6La commission dresse une première carte : la Carte de la Gaule sous le proconsulat de César. Tirée à l’échelle 1.600.000^e et en couleur, elle est présentée à l’Empereur et distribuée en 1861 à quelques rares personnes ou sociétés savantes. Mais, en désaccord avec le tracé des campagnes de César, Napoléon III fait vertement savoir aux membres de la Commission qu’il n’accepte pas ce travail. Cette critique n’est pas isolée, puisque d’autres s’expriment également au sein même de la Société de géographie87. Pour Vivien de Saint-Martin, ce fiasco est avant tout celui d’une administration, d’une méthode de travail car, selon lui, une commission officielle porte en elle-même son échec :

« La carte des Gaules est l’œuvre d’une commission officielle ; en d’autres termes c’est une œuvre administrative. Or – et en ceci les exemples ne sont que trop nombreux –, jamais œuvre d’érudition administrative n’est née viable. Est-ce la faute des hommes ? Non, c’est la conséquence fatale du système. »88

7Ainsi désavouée, la commission abandonne les campagnes de César pour une approche plus globale : la géographie historique de la Gaule » et entame entre autres la rédaction du Dictionnaire archéologique de la Gaule – Époque celtique pour lequel sont préparées des cartes des cavernes et des dolmens.

8En 1866, les premiers articles de la lettre A sont imprimés aux frais de la Commission et édités sous la forme d’un petit fascicule de la Revue archéologique. Mais à partir du mois d’août 1870, la chute de l’Empire et l’impossibilité de joindre les correspondants de province, du fait de la guerre, forcent la Commission à interrompre ses travaux. Elle ne les reprend qu’à l’été 1871. En 1872, elle publie le bilan suivant : « carte orohydrographique de la Gaule », « carte des campagnes de César, aujourd’hui épuisée », « trois fascicules du dictionnaire d’archéologie celtique », « carte des dolmens et monuments mégalithiques », « carte des cavernes habitées aux temps préhistoriques », « carte préparatoire de la Gaule au v^e siècle », « quatre cahiers d’instructions » avec planches pour les correspondants et entame la préfabrication de plusieurs planches pour les prochains fascicules. Par ailleurs, entre 1870 et 1873, elle fait en son nom plusieurs dons au tout nouveau Musée des antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye : produit des fouilles de Ernest Chantre au lac de Paladru, fouilles de l’abbé Cérès des dolmens de l’Aveyron et des objets de Solutré.

9En une quinzaine d’année, la Commission de la topographie des Gaules a développé un réseau d’une centaine de correspondants actifs dans les départements. Ils collectent les informations et rectifient au fur et à mesure celles qui sont centralisées. Bien évidemment ce travail est bénévole et les plus zélés d’entre eux ne peuvent espérer au mieux que de voir leur nom inscrit en tête des ouvrages auxquels ils ont collaboré ou bénéficier d’une petite aide financière pour leurs recherches sur le terrain et le défraiement de leurs frais. C’est, incontestablement, une vigoureuse et féconde impulsion qui est donnée aux études menées sur le terrain et c’est une communauté qui se crée :

« Ces travaux de recherches, faits par les savants du pays, ont singulièrement développé le goût et l’étude de l’archéologie en province ; des résultats importants ont été obtenus pour la science, et des objets précieux, inconnus jusque-là, ont été exhumés et sont venus prendre place dans les Musées de l’État et dans ceux des départements. La Commission des Gaules a donc pu ainsi exercer une action générale en popularisant l’étude de l’archéologie. En outre, la Commission compte parmi ses collaborateurs les archéologues les plus actifs et les plus distingués de chaque département. »89

10Nombre de ces correspondants ont le sentiment de participer à une œuvre importante et inédite. En revanche, l’échec de la commission de la topographie qui ne va pas tarder à poindre, résidera dans les défaillances de la « tête » parisienne du projet, débordée et désorganisée.

11En février 1874, Mortillet, qui est attaché aux travaux de la Commission depuis quelques mois, corrige les épreuves des lettres F et G et livre une version complètement révisée de la carte des cavernes qui était en préparation. Mais, dans l’ensemble, le travail n’avance plus. Le tome I du dictionnaire (lettres A-G) paraît bien en 1875, mais, à partir de 1876, la Commission est désorganisée : Saulcy ne vient plus aux séances, plusieurs membres ne font plus rien. Le tome II (pages 1-96) commence à paraître en 1878, à l’occasion de l’Exposition universelle qui se tient au Palais du Trocadéro, avec Mortillet pour auteur unique de la lettre H. Une dernière fois, le Journal Officiel du 1^er juillet 1879 évoque la commission, mais sous le nom de Commission de géographie historique de l’ancienne Gaule (celtique, romaine, mérovingienne). Il est annoncé qu’elle va publier plusieurs cartes et la lettre M du dictionnaire. Le 20 janvier 1880, le ministre de l’Instruction publique tente de relancer l’entreprise. Il institue par arrêté une « Commission de géographie historique de l’ancienne France » qui se substitue officiellement à la Commission de la topographie des Gaules. Elle est présidée par Henri Martin et composée de Léon Régnier, vice-président, Anatole de Barthélemy), secrétaire, Alexandre Bertrand, secrétaire, Alfred Maury, Félicien de Saulcy, Pierre-Charles Robert, Ernest Desjardins, Auguste Longnon, Antoine Héron de Ville-fosse, Ernest-Théodore Hamy, Gaston de la Noë. Ses membres sont chargés de terminer les travaux commencés par la précédente Commission, mais avec un champ de compétence singulièrement étendu : centraliser toutes les informations concernant la géographie historique du pays depuis les époques les plus reculées jusqu’aux temps modernes, c’est-à-dire, après débat au sein de la commission, à la fois l’antiquité et le Moyen Âge.

12Face à l’ampleur du travail qui l’attend, la Commission de géographie historique de l’ancienne France s’adjoint la Sous-commission des monuments mégalithiques, que vient de créer la Commission des monuments historiques, et s’affère à « multiplier le nombre de ses collaborateurs, en associant à son œuvre tous les érudits qui, chacun dans leur département, peuvent seuls la mettre à même de remplir sa mission. »90 Le 9 mars 1880, la Commission est rattachée au Comité des travaux historiques. Plusieurs circulaires sont adressées à partir de juin 1880 aux correspondants. La première, du 25 juin, donne un état des lieux au moment où la Commission se met en place. La publication du Dictionnaire d’archéologie celtique s’est arrêtée à la lettre L et comprend une carte des cavernes habitées, une carte des dolmens et 60 planches. La carte des bornes milliaires est entrée dans la phase de fabrication (gravure), celle des cités gauloises est à peu près terminée, celle des voies antiques de la Gaule (Nord-Ouest, Nord-Est) est dessinée. En ce qui concerne la période préhistorique, par définition, tout reste à faire (qu’il s’agisse de l’inventaire ou de la localisation des mégalithes). Le matériau de départ est maigre. En juin 1878, la Revue archéologique a bien publié une liste des dolmens et allées couvertes de la Gaule, classés par départements et établie « d’après les documents recueillis par la Commission de la topographie de la Gaule. »91 Mais il ne s’agit que d’une liste partielle fondée sur 66 départements et 1 118 communes, pour un total de 2 546 monuments. Cet inventaire, présenté alors comme « l’état actuel [des] connaissances touchant la statistique des monuments funéraires mégalithiques de la Gaule » nécessite d’être complété. C’est pourquoi la direction de la Revue archéologique demande à ses abonnés de lui adresser « leurs observations, rectifications et renseignements complémentaires ». Remarquons que ces appels adressés aux lecteurs des revues, liées ou non à des sociétés savantes, sont fréquents. Dans l’esprit des animateurs de ces périodiques, leurs lecteurs ne sont pas que des abonnés, mais de véritables interlocuteurs. Cette attitude montre à quel point les revues représentent des points d’ancrage pour une communauté intellectuelle.

13Le 20 juin 1881, à l’occasion d’une séance du Comité des travaux historiques, Auguste Longnon, qui prépare son Atlas historique de la France depuis César jusqu’à nos jours en partie sur la base des informations recueillies par la Commission, présente un rapport (un « testament » a écrit Reinach92) sur les travaux de la Commission de géographie historique de l’ancienne France93 et propose l’état des lieux suivant : le Dictionnaire archéologique de la Gaule demeure bloqué à la lettre L, plusieurs cartes sont en préparation (« Carte des alluvions quaternaires où la présence de silex taillés par l’homme a été constatée », « carte de l’ancienne configuration du littoral de la Gaule », « carte des forêts de la Gaule » fondée sur les recherches de Alfred Maury, « carte des tumulus et cimetières gaulois », « carte des cimetières mérovingiens de la rive droite et de la rive gauche du Rhin »), plusieurs autres travaux sont en cours (poursuite de l’étude des voies romaines et mise à jour de la carte de la Gaule à l’époque du proconsulat de César distribuée en 1865, préparation d’un atlas des oppida et enceintes fortifiées antérieurs au x^e siècle, édition critique de la Notitia provinciarum et civitatum Galliæ, relevé exhaustif des noms de lieux dits, rédaction du catalogue général des monnaies gauloises). En décembre 1882, dans une circulaire n° 4, le président de la Commission prend la décision d’arrêter définitivement l’enquête ouverte par la publication de 1878 et adresse à chacun des correspondants l’ensemble des éléments nouveaux, par département, accumulés au cours des quatre années qui viennent de s’écouler.

14La Commission de géographie historique de l’ancienne France est dissoute le 13 mars 1883. En 1889 paraîtra le Catalogue desmonnaies gauloises de la Bibliothèque nationale et, en 1892, l’Atlas des monnaies gauloises. Mais à cette date, elle n’a fait paraître que le premier fascicule du second volume jusqu’à la lettre M (1878) du Dictionnaire archéologique de la Gaule, époque celtique et achever sa publication devient nécessaire. C’est ainsi qu’en 1890, le professeur Hamy suggère à Émile Cartailhac, qui est déjà un savant reconnu et apprécié (il est entre autres secrétaire de l’Institut des Provinces fondé par Arcisse de Caumont), de reprendre la publication du Dictionnaire. C’est, officiellement, le 17 novembre 1892, que Léon Bourgeois, ministre de l’Instruction publique, le « charge de reprendre et de terminer » cette publication « dont l’achèvement préoccupe depuis longtemps [son] administration ainsi que le Comité [le C.T.H.S.] ».94Cartailhac, ainsi missionné, se met au travail. Il tente tout d’abord de reconstituer les archives des Commissions qui l’ont précédé dans cette œuvre. Il se procure diverses pièces au Musée des antiquités nationales et en trie d’autres, trouvées dans une « masse énorme » découverte dans ce qui était alors un débarras, au fond de la cour de l’Institut, sur la rue Mazarine. Très vite, en raison de cette documentation lacunaire et sur de nombreux points obsolète, il se rend compte de l’ampleur du travail qu’il reste à accomplir. Loin d’être une révision, voire une simple mise à jour, il s’agit de réexaminer l’ensemble des documents et de procéder à une nouvelle rédaction. Armé de ses notes personnelles, il reprend les dossiers et les complète. Au cours des années, il délaisse de temps en temps son pensum puis s’attelle de nouveau à le poursuivre, mais ne se fait guère d’illusion : « Mais mon gros travail, qui n’est pas moins mécanique, c’est le dictionnaire qui n’en finit pas. Œuvre ridicule parce qu’il n’y a pas moyen de la bien faire sans avoir des correspondants sérieux, dévoués... Je fais imprimer sans joie un texte meilleur souvent que celui qu’on imprimait avant moi, mais bien insuffisant et on ne saura jamais le mal que j’ai eu. »95 En 1902, son manuscrit est terminé et de nombreuses épreuves déjà corrigées. Pourtant, l’ensemble ne paraît pas car les premières corrections ont rendu nécessaires de nouvelles études sur le terrain, voire une refonte générale, que le ministère ne semble pas prêt à financer et, surtout, ce dernier ne dispose d’aucun crédit pour entamer la publication96. En octobre 1912, l’archéologue et industriel Joseph Déchelette qui travaille sur la deuxième partie du tome II de son Manuel d’archéologie préhistorique celtique et gallo-romaine fait acte de candidature pour reprendre le travail au cas où « Cartailhac renoncerait à son projet ». Il écrit en ce sens à Reinach97 qui, en réponse, lui fait clairement sentir le peu de soutien qu’il y a à attendre des pouvoirs publics dans cette entreprise98. En fait, Déchelette, également informé par Cartailhac de l’ampleur réelle du travail, finit par abandonner son projet.

15Pendant plus de dix ans, le manuscrit du Dictionnaire va demeurer oublié. Ce n’est qu’en 1915, une nouvelle fois sur l’initiative de Reinach, pour qui les envois des correspondants de la Commission représentent une source inestimable d’informations « très souvent de première main », qu’une édition complète (lettres L-Z) est enfin préparée avec l’aide de Camille Jullian et Émile Espérandieu. C’est en 1914 que Reinach avait répondu favorablement à une demande sur la faisabilité de l’opération que lui avait adressée le ministère de l’Instruction publique. Il est vrai que ce dernier venait de constater qu’il était versé chaque année de l’argent à l’Imprimerie nationale pour la conservation des feuilles composées mais non encore tirées du Dictionnaire99. À partir de 1919 et jusqu’en 1923, soit plus de soixante ans après la mise en place de la commission qui devait porter le projet, le Dictionnaire archéologique de la Gaule – époque celtique, tome second, peut enfin être diffusé. En définitive, l’entreprise aura coûté des sommes énormes, nécessité un travail de recherche et d’inventaire considérable pour un résultat qui, au moment de sa publication, n’était plus à la hauteur des connaissances. Pour nombre des amis de Cartailhac, ce Dictionnaire « absorba le meilleur de son temps au détriment d’autres travaux à la fois plus agréables et plus utiles. »100

II. Un musée pour les « antiquités nationales »

16Avec la fondation du Musée des antiquités nationales, pour la première fois, les pouvoirs publics offrent à la préhistoire un lieu permanent d’exposition et partant entérinent la pertinence de ces recherches. De plus, les choix muséographiques qui vont présider à l’agencement du musée, c’est-à-dire en particulier en présentant les pièces par leur année de découverte et non dans le cadre d’une classification chronologique des temps anciens, se veulent démonstratifs et explicatifs d’une science en marche : « L’exposition permanente de Saint-Germain était un double chemin vers l’institutionnalisation. En reconnaissant à la préhistoire un droit de cité dans le Musée des antiquités nationales, elle en établissait la valeur scientifique. En exposant les résultats et l’histoire de cette discipline, elle en était un mémorial. »101 Enfin, même avec des moyens très modestes, le Musée des antiquités nationales sera pendant de nombreuses années à la fois un centre de recherches et un vaste lieu de diffusion des connaissances ouvert au grand public.

A. Une filiation : du Musée d’Alexandre Lenoir au Musée des antiquités nationales

17Le Musée national danois de Copenhague a servi de modèle à plusieurs pays. Originellement inspiré par le musée parisien d’Alexandre Lenoir, il a été composé en partant des collections amassées par la Commission royale pour la conservation des antiquités du Danemark. Dans ses aspects muséographiques, il est marqué de l’empreinte de Thomsen, premier archéologue à avoir fondé un musée sur la succession des âges pierre, bronze, fer afin d’exposer, de façon accessible à tous, les étapes successives de l’histoire de l’homme. Il se distingue également par la volonté de mobiliser l’ensemble de la nation au service d’une institution scientifique et pédagogique et de la conservation des antiquités :

« Admettre sans cesse le public à visiter les collections et les lui expliquer [...] ; publier dans les journaux la liste des objets envoyés ou donnés ; publier des traités populaires sur les antiquités et leur signification [...] ; faire des conférences populaires à Copenhague et ailleurs ; établir de petites collections dans les provinces, les villes épiscopales, les écoles savantes, les hautes écoles et les écoles normales, surtout pour l’instruction de la jeunesse ; nouer des relations avec les prêtres, les instituteurs et les paysans éclairés, qui ont de l’influence sur le peuple et sont en mesure de veiller sur les trouvailles ; distribuer de l’argent, des livres et d’autres présents à ceux qui se distinguent par le zèle et le soin pour conserver ou recueillir des antiquités. »102

18Lors de la session de Copenhague du Congrès international d’archéologie préhistorique de 1870, le Français Armand de Quatrefages sera frappé par ce désir, inconnu alors en France, de se mettre à la portée du visiteur, de l’accompagner dans sa visite :

« Thomsen ne se contentait pas de recueillir, de classer, de décrire les monuments, les objets de toutes sortes qui racontaient l’histoire de sa patrie. Il aurait voulu que tout Danois en sût autant que lui. Dans cette pensée, chaque fois que s’ouvrait le musée, il était là devant les vitrines, prêt à expliquer à tout venant la signification de ce qu’elles contenaient. [...] Dans un pays où l’instruction est générale, cet enseignement populaire devait porter ses fruits. Thomsen lui dut plus d’un objet précieux apporté par quelques-uns de ses disciples de passage. »103

19À son tour, l’Allemand Ludwig Lindenschmit se lance, au milieu du xix^e siècle, dans un projet muséographique fortement inspiré par l’exemple danois d’éducation populaire, mais tout en s’inscrivant dans une optique différente qui associe démarche politique et scientifique, propice à mettre en exergue l’histoire et l’unité de l’Allemagne. Même s’il rejette les trois âges de Thomsen et Worsaae, c’est avec la collaboration de ces chercheurs qu’il fonde à Mayence le Römisch-germanische Zentralmuseum, établissement qu’il dirigera de 1852 à son décès. Pour Reinach : « On peut dire que le meilleur de son activité, pendant quarante ans, profita au Musée de Mayence, dont il fit non seulement un admirable instrument d’étude, mais une officine de moulages où les musées plus jeunes, en particulier celui de Saint-Germain, ont puisé dans des conditions avantageuses. »104 En France, le projet de création d’un musée national va mettre plusieurs décennies avant d’aboutir.

1. Un musée d’antiquités nationales à l’hôtel de Cluny ?

20Dès 1799, Legrand d’Aussy, dans son mémoire Des sépultures nationales, et particulièrement de celles des rois de France, a été le premier à proposer un projet global en faveur du Musée des monuments français. Donner à cette collection de circonstances un caractère pérenne nécessitait, selon lui, de l’inscrire dans une perspective plus globale c’est-à-dire dans une légitimité intellectuelle et pédagogique. La première étape repose sur une approche muséographique renouvelée afin d’y présenter les âges les plus anciens grâce à des monuments (objets, sépultures, tumulus) originaux ou des fac-similés (on ne parle pas encore de moulage).

« C’est alors qu’il aura le droit de se dire le musée des monuments français, et qu’à remonter aux temps les plus reculés, aucune espèce ne lui manquera. Quel autre en Europe présentera un spectacle aussi singulier, aussi piquant et aussi nouveau ? Et quel est le Français ou l’étranger qui, voyant réuni là ce que nulle part encore on n’a même projeté de recueillir, ne s’empressera de le connaître, et n’accourra y étudier cette partie de notre histoire primitive, qui, d’ailleurs, est l’histoire commune de toute l’Europe ? »105

21Comme on peut le constater, l’ambition se veut avant tout scientifique et muséographique. Il ne s’agit pas seulement de participer à la construction de l’identité nationale. Mais ce projet va rester longtemps sans suite.

22En 1807, Quatremère de Quincy est le premier à suggérer la création d’un musée gallo-romain dans les ruines du palais des Thermes de Paris. En 1819, le duc d’Angoulême reprend à son compte le projet, des crédits sont accordés pour la restauration des lieux et un conservateur du futur musée est nommé. Mais en 1820 tout est abandonné à la chute du ministère Decazes106. En 1831, la ville de Paris achète le palais des Thermes de la Lutèce gallo-romaine, annexé à l’hôtel des Abbés de Cluny où sont exposées les collections d’Alexandre Du Sommerard. Se trouvent ainsi réunis, réconciliés, l’antique et le médiéval. Albert Lenoir, fils d’Alexandre Lenoir, propose d’offrir aux visiteurs une présentation où les « monuments druidiques » pourraient prendre place dans « une cour gauloise » où l’on entrerait par des ponts « à la manière des dolmens c’est-à-dire avec une énorme pierre jetée sur le fossé »107. Le 17 juin 1843, Arago fait rapport à la Chambre des députés des travaux de la commission instituée afin d’étudier le projet de loi relatif à l’acquisition de l’hôtel de Cluny et de la collection de Du Sommerard (1434 pièces distinctes estimées à 200 000 francs) afin d’y établir un « musée historique national »108. Arago regrette que la France n’ait pas su préserver le Musée des monuments français d’Alexandre Lenoir, qui était le précurseur de tant d’autres et qui connaissait en plus « un succès populaire », c’est-à-dire « le plus honorable de tous ». Aussi, l’acquisition proposée représente une opportunité qu’il convient de saisir : « Nous trouvons, Messieurs, dans l’ensemble des établissements de Paris, des collections grecques, romaines, égyptiennes ; les sauvages d’Océanie eux-mêmes n’ont pas été oubliés ; il est temps de penser quelque peu à nos ancêtres ; faisons que la capitale de la France renferme aussi un musée historique français. »109 Et, le 17 mars 1844, le musée de Cluny est inauguré. En apparence le projet de Albert Lenoir est ressuscité. En réalité, les collections présentées négligent les périodes antérieures à Charlemagne. Pourtant, depuis quelques années déjà, ces temps plus anciens passionnent de nombreux érudits et des recherches ont été entreprises un peu partout par des précurseurs comme Paul Tournal, François Jouannet, Marcel de Serres et tant d’autres, parmi lesquels Jacques Boucher de Perthes occupe une place à part.

2. Que faire des collections de Boucher de Perthes ?

23Après des années de dilettantisme, Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes, président de la Société d’émulation d’Abbeville, commence à l’été 1837 à prêter attention aux travaux archéologiques que Casimir Picard mène dans la région avec sa protection. À son tour, il fait procéder à des fouilles sous les remparts d’Abbeville à la Portelette, où Picard avait trouvé des « haches celtiques ». Les premières trouvailles que Boucher de Perthes fait alors marquent le début d’une extraordinaire aventure scientifique mais également l’origine de sa collection paléolithique.

24Les découvertes s’accumulant, en 1839, avec l’accord de Picard il propose au Muséum national d’histoire naturelle d’y adresser des « débris de poteries celtiques » et des « ossemens d’animaux trouvés à Mareuil et à la Portelette »110. Plus tard, en 1840, il expédie à Pierre-Louis-Antoine Cordier, professeur de géologie au Muséum, des ossements fossiles de faune qu’accompagneraient des pierres taillées trouvées, selon les ouvriers, dans les mêmes niveaux stratigraphiques de la sablière de Menchecourt. En réalité, il ne s’agit que de la première supercherie (en l’espèce sur la provenance réelle des pièces et donc leur coïncidence) d’une longue série provoquée par les terrassiers employés par Boucher de Perthes. Pourtant, elle va ouvrir la voie à une révolution des idées sur l’origine de l’homme.

25En 1840, Boucher de Perthes semble avoir pour projet de s’installer à Paris dans les trois ans. « Au cours de l’été 1842 », alors qu’il commence à être sérieusement question d’établir un musée d’antiquités nationales, il fait « des ouvertures à de Cailleux pour faire entrer sa collection dans un musée parisien. »111 Un an plus tard, au moment où la veuve Du Sommerard propose à l’État de se porter acquéreur de la collection familiale, Boucher de Perthes écrit à Eugène Viollet-le-Duc pour lui demander les règles à suivre pour faire le don de ses pièces « de façon qu’il soit bien constaté que je n’ai rien vendu ni fait de spéculation quelconque, mais donné dans le seul intérêt de l’art et du pays. »112 Quelques jours après, désireux de profiter de la création du Musée de Cluny, c’est vers Vitet qu’il se tourne pour faire la même offre. Pour cela il pose trois conditions : que le musée soit bel et bien créé, qu’une ou des salles soient dévolues à sa collection et qu’il conserve « le droit d’intervenir comme conseil dans le classement »113. Le 8 juin 1843, il renouvelle sa proposition auprès du ministre et de la commission parlementaire, chargée d’étudier le projet de loi, dont Arago est le rapporteur. Le 20 août 1843 une lettre de Vitet, confirmée par un déplacement à Abbeville, l’informe que la donation est acceptée et qu’un premier transfert de pièces devrait être opéré dans les prochains jours. Par lettre du 27 août 1843, le ministre de l’Intérieur lui déclare accepter au nom du gouvernement le don de sa collection et ajoute aux conditions premières « que la galerie prendrait le nom du donateur ». Boucher de Perthes s’affaire aussitôt à préparer ses meubles, mais « après quatre mois d’attente, il fallut remettre le tout en place ». Ultérieurement, malgré deux nouvelles tentatives qui se révèlent également infructueuses, rien n’évolue. Il est vrai que le Musée lui-même tarde à prendre forme : les crédits manquent, alors que les travaux d’aménagement à réaliser sont immenses et ont été manifestement sous-estimés. De plus, les derniers locataires du bâtiment mettent du temps à quitter les lieux. Si Boucher de Perthes perd patience, ses correspondants (Du Sommerard, Mérimée) commencent eux aussi à se lasser de lui, d’autant que ses collections ne présentent pour eux que peu d’intérêt et sont trop nombreuses. Il est vrai que celles-ci, qui remplissent quasiment son hôtel particulier d’Abbeville, forment un ensemble pour le moins hétéroclite, à l’image de ce « bohème de la science »114 : « Meubles de chêne, d’écaille, d’ébène, des incrustations, des bas-reliefs, des statues, des armes, des figures en bois, en marbre, en bronze, des poteries de toutes les époques, dont plusieurs de Bernard Palissy, de formes peu connues, des ivoires fort anciens et du plus beau travail [...]. »115 Pour Boucher de Perthes ces pièces ne représentent qu’une première étape de la donation qu’il envisage. Ce sont en réalité toutes ses collections qu’il entend concéder à l’État. L’archéologue Adolphe-Napoléon Didron, qui a vu à Abbeville l’ensemble, est impressionné :

« Cet amateur possède une collection d’un autre genre, unique en France et probablement en Europe : c’est celle de ses instruments celtiques en os et en pierre, et de ses haches et figures, dont on imprime en ce moment la description et les dessins, ainsi que la coupe des terrains où elles ont été découvertes. Cette collection est composée de plusieurs centaines de morceaux d’une rareté incontestable, et qui remplirait on ne peut mieux une lacune existant dans nos musées, si riches d’autres monuments. »116

26En ce qui concerne ces pièces, les autorités ne sont pas du tout tentées. Sans doute parce que le sujet n’est pas encore scientifiquement établi, mais aussi parce ce qu’elles ne doivent pas savoir comment aborder cet impossible capharnaüm. Le fouillis est immense et la confusion règne, tant en raison de la nature disparate des objets que d’un singulier assortiment de pièces de qualités discutables (même s’il n’est pas encore établi qu’il s’agit d’un mélange de vraies et de fausses pièces).

27Du Sommerard doit être visiblement embarrassé puisque le 2 octobre 1845 il adresse à Boucher de Perthes une note lui indiquant que « Le ministre de l’intérieur, informé, monsieur, par les rapports de beaucoup d’amateurs de Paris, du peu d’importance qu’avait, sous le rapport de l’art, votre collection annoncée tout d’abord d’une manière pompeuse, a pensé qu’il était tout à fait dans votre intérêt de la faire rentrer dans le classement général. »117 Bref, c’est un échec et une vexation. Boucher de Perthes ne pouvant accepter que ses collections soient ainsi banalisées, voire qu’elles lui échappent. Furibond, il va même poursuivre de sa vindicte Du Sommerard ainsi qu’en témoigne Mérimée dans une lettre du 16 octobre 1845 à Vitet :

28« Il est à couteaux tirés avec du Sommerard et lui écrit de grosses injures, bien que du Sommerard ait mis les plus grands ménagements dans sa correspondance. Cet enragé de Boucher le prend sur un ton tellement grossier que du Sommerard ne veut plus s’exposer à de nouvelles bordées d’injures. Il lui a écrit de s’adresser au Ministre et à la Commission. »118

29Boucher de Perthes réclame en vain une commission indépendante (en particulier de la Commission des monuments historiques, c’est-à-dire de Mérimée et Vitet) qui serait chargée de donner un avis, objectif, sur sa collection. Mais lui qui rêvait d’être associé à la création (et à l’organisation ?) du premier musée d’antiquités nationales va finir par abandonner, peu à peu, tout espoir de voir ses meubles et pièces intégrer le Musée de Cluny. D’autant plus dépité que le Muséum ne soit pas intéressé par ses collections d’industries lithiques (il est vrai que Boucher de Perthes et ses théories sur les antiquités celtiques et antédiluviennes sont en pleine tourmente, et que l’Académie des sciences se montre peu favorable à ses idées), il se lance alors de plus belle dans ses fouilles des terrasses de la Somme. Celles-ci se révèlent à ce point fructueuses que les pièces finissent par attirer l’attention et la convoitise des membres de la société archéologique de Londres.

B. La création du musée des antiquités nationales

30La question du devenir des collections de Boucher de Perthes illustre le retard pris par la France dans l’intégration des objets préhistoriques dans son programme muséographique, ce que constatent tous ceux qui se rendent à l’étranger. De retour de voyages d’études dans les « pays celtes et scandinaves », Henri Martin livre ses impressions tout au long de plusieurs articles. Il introduit ses notes de voyage au Pays de Galles de 1861 par une relation de sa découverte de « la partie des collections du British Museum qui se rapport[ent] à l’objet de [ses] études, c’est-à-dire aux époques reculées où les antiquités de France se confondent dans un même type avec celles des îles Britanniques. » De cette visite, il est ressorti troublé par un évident contraste :

« L’aspect d’une si belle collection nationale dans un pays dépourvu de la centralisation, reporte forcément la pensée de l’archéologue français sur ce Louvre dont les galeries cosmopolites s’ouvrent aux antiquités du monde entier, excepté à celles de nos pères, de même que nos établissements de haut enseignement ont des classes de toutes les langues, même de javanais et de mantchou, ce que nous approuvons fort, mais pas une chaire de celtique. Après avoir répandu notre curiosité sur tout l’univers, nous finirons sans doute par la reporter sur nous-mêmes, et il faut dire qu’à cet égard la province [...] n’a point attendu Paris. »119

31En note, il ajoute que « Les quelques raretés celtiques de haute valeur qui se rencontrent au musée des Thermes et de Cluni [sic] ne comblent point la lacune du Louvre et ne constituent pas une galerie spéciale. On assure que cette lacune va disparaître, et qu’un musée gaulois et gallo-romain ne tardera point à être fondé. »120 En 1872, lorsque paraissent ces réflexions, la situation française a évolué et Martin ne peut que modifier cette note infra-paginale en ajoutant : « Le musée de Saint-Germain a réalisé nos espérances. »

32En France, la profusion de sociétés savantes locales et d’archéologues amateurs permet d’alimenter les collections particulières et les nombreux musées archéologiques qui voient le jour. Les journaux, les bulletins savants, mais également le développement d’une nouvelle approche historiographique et la multiplication des grandes monographies érudites (comme l’Histoire de la Gaule de Camille Julian) alimentent ce goût pour les antiquités nationales.

33L’intérêt personnel de Napoléon III pour l’antiquité romaine, Jules César et la guerre des Gaules en particulier, a eu pour conséquence la création de la Commission de la topographie des Gaules et est à l’origine de l’impulsion décisive donnée à une prospection concertée et centralisée des terrains (à Alésia par exemple). Mais pour l’archéologue Joël Le Gall, « C’est moins le souvenir du siège qui avait attiré d’abord l’attention de Napoléon III sur Alise-Sainte-Reine que la richesse du Mont-Auxois en objets antiques. »121 Effectivement, dès les premières fouilles, l’Empereur montre sa volonté de recueillir le plus grand nombre d’objets. Leur départ de Bourgogne suscite bien sur place quelques réactions, mais le véritable problème qui se pose est celui du stockage à Paris de toutes ces pièces, nombreuses au point d’en devenir encombrantes. Les autorités, confrontées à l’accumulation des objets, sont obligées de mettre un terme aux envois et de favoriser l’ouverture d’un musée d’Alésia, premier musée de site archéologique français.

34Cette question de l’encombrement ne se pose pas que pour les pièces recueillies au cours de fouilles ou, plus généralement, pour celles qui relèvent des antiquités nationales. Les péripéties de la collection Campana illustrent cette question, bien qu’il s’agisse d’objets d’art et d’antiquités étrusques, grecques ou romaines. Car, en 1861, une fois acquises les centaines d’objets et tableaux qui la composent (plus de 800 caisses ont été utiles pour en assurer le transport), s’est posée la question de leur conservation et de leur présentation, voire de leur simple stockage et déballage. C’est ainsi que le Louvre se trouva très vite encombré. Le Palais de l’Industrie, qui avait été construit sur les Champs-Élysées dans la perspective de l’Exposition de 1855, est alors choisi pour accueillir l’ensemble. Et, le 1^er mai 1861, au moment même où est inaugurée l’Exposition universelle de Londres, s’ouvre le Musée Napoléon III. Aux pièces de la collection Campana s’ajoutent rapidement des originaux et des moulages des expéditions en Asie mineure (comme celle de Renan en Syrie) et en Macédoine. Après quelques mois, cette exposition temporaire, que l’Empereur avait conçue comme un musée d’éducation populaire avant l’heure avec la volonté de rivaliser avec le Musée de la science et de l’industrie de Kensington, ferme ses portes. Le débat est alors intense entre ceux qui refusent de voir intégrer un tel bric-à-brac à l’inventaire du Louvre, ceux qui ne voient que le Louvre comme solution de repli122 et ceux qui souhaitaient pérenniser cette institution123.

35L’intérêt que montre l’empereur à l’égard de l’archéologie a rapidement fait le tour des cours d’Europe. C’est ainsi qu’en décembre 1861, Frédéric VII roi de Danemark lui offre une collection d’antiquités préhistoriques danoises composée de 347 pièces dont 307 de l’âge de la pierre, 12 de l’âge du Bronze et 28 du premier âge du fer, « le tout [...] rangé dans des caisses de bois poli et accompagné d’un petit catalogue rédigé en français. »124. Frédéric VII connaît parfaitement la valeur des pièces données car il est lui-même, comme nombre de ses sujets, un archéologue averti. Ce cadeau fait suite à la mission confiée à Louis-Antoine Léouzon Le Duc par Napoléon III, afin de rechercher au Danemark « les traces des Romains et des Celtes ». Il y a été accueilli à bras ouvert par les savants, dont Thomsen, mais également par le roi Frédéric VII qui voyait une opportunité offerte à son petit royaume d’attirer l’attention de la France au moment où son turbulent voisin allemand se montrait menaçant à son égard. Archéologie et géopolitique se trouvent ainsi mêlées.

36Grâce à l’entremise de Hortense Cornu, amie et confidente de l’empereur, Napoléon III a perçu l’importance d’une institution comme le Römisch-Germanische Zentralmuseum de Lindenschmit125. Ceci est vrai, à la fois en terme de patrimoine national, mais également d’un point de vue scientifique, car de telles institutions permettent d’opérer des échanges de pièces de collection à collection ou des reproductions. Ses fouilles et la préparation de son Histoire de Jules César rendent nécessaire, en effet, le recours à des pièces de comparaison (armes gauloises et romaines par exemple) que Mayence peut lui procurer126.

37Quoique déjà âgé, Thomsen, directeur des Musées Royaux de Copenhague a été chargé de convoyer les pièces offertes par le roi du Danemark et de les présenter lui-même à l’Empereur. Le choix de Thomsen n’est pas qu’honorifique. Frédéric VII voit l’occasion d’établir des relations culturelles suivies en proposant à Napoléon III les services d’un précurseur de la muséographie scientifique. Avant de partir pour la France, le savant danois a pris soin de prévenir de sa mission son ami Lindenschmit, lequel intervient aussitôt pour lui auprès de madame Cornu pour sensibilise l’empereur à l’idée de créer en France un musée d’antiquités nationales. Effectivement, grâce à cet appui et à l’entregent des époux Cornu, Thomsen est convié auprès de la cour à Compiègne puis aux Tuileries. À Paris, il peut longuement présenter les objets offerts par Frédéric VII et vanter l’intérêt qu’il y aurait à créer un musée et « une collection générale d’ethnographie »127. Le 19 décembre 1861, Thomsen est invité au dîner de l’empereur. Dès le lendemain, il peut écrire ses premières impressions à Lindenschmit :

« Un pas important est franchi, l’Empereur a acheté une collection française de pierre et de bronze avec l’aide de Saulcy, il me l’a montrée avec celle que j’apportais et il a dit Cela sera le début d’une collection d’antiquités françaises avec une collection d’antiquités comparatives – J’ai répondu à l’Empereur que cela était le plus beau dessert qu’Il ait pu me servir. »128

38De fait, la volonté de Napoléon III de créer un Musée est acquise : « Je remercie bien votre Majesté du beau cadeau qu’elle m’a fait en m’envoyant par un savant distingué une collection d’antiquités qui m’a vivement intéressé et qui formera la base d’un musée où les progrès de la civilisation seront constatés par la différence des armes. » écrit-il à Frédéric VII129.

39En réalité, il semblerait que l’action des Danois n’ait fait qu’accélérer un processus plus ancien. En effet, dans une lettre du 8 novembre 1861, l’Empereur écrit au comte Alexandre Walewski :

« L’impulsion que j’ai donnée à la recherche des antiquités fait que nous allons bientôt être encombrés d’objets. M. Renan entre autres me rapporte 60 caisses de Syrie et je recevrai probablement beaucoup d’objets de Grèce et d’Asie, sans compter les antiquités gauloises qui sont en grand nombre. Je voudrais donc faire du château de Saint-Germain-en-Laye un musée d’antiquités gauloises, romaines, phéniciennes et grecques. Dans ce but, il faudrait reprendre le projet de restauration du château qu’on m’avait donné il y a plusieurs années et qui doit être dans les archives du ministre d’État. [...] ce qui m’importerait surtout pour le moment, ce sera de disposer le rez-de-chaussée, de manière à recevoir les objets de grandes dimensions [...]. »130

40Quoi qu’il en soit, le 8 mars 1862, un décret de Napoléon III fonde à Saint-Germain-en-Laye un musée d’antiquités gallo-romaines « placé dans les attributions du Service des Musées Impériaux (deuxième conservation). »131 L’intention du souverain était, selon Alfred Nieuwerkerke, surintendant des beaux-arts, « de réunir les pièces justificatives, pour ainsi dire, de notre histoire nationale. »132

41Le château du roi François I^er à Saint-Germain ayant connu au cours de siècles bien des vicissitudes (résidence royale, prison sous la Révolution, école de cavalerie sous l’Empire, caserne puis pénitencier), des travaux importants de restauration et d’aménagement sont rendus indispensables avant toute utilisation muséographique. L’architecte Eugène Millet s’acquitte avec conscience de cette tâche et l’Empereur vient lui-même sur place, trois fois (1863, 1865, 1866), constater la progression des travaux.

42Claude Rossignol, alors conservateur des archives de la Côte-d’Or est nommé conservateur adjoint des Musées impériaux et chargé à ce titre du nouveau musée. Directement impliqué dans les fouilles menées à Alise-Sainte-Reine, il avait mené, dès 1855, en tant que de membre de l’Académie impériale des sciences, arts et belles-lettres de Dijon et de la Commission des antiquités de la Côte-d’Or, la contre-attaque en faveur d’Alise dans la polémique sur le site d’Alésia. Delacroix et Quicherat voyaient alors Alésia à Alaise (Franche-Comté). Lui sont adjoints un conservateur, Philibert Beaune, deux gardiens et une commission d’orientation où l’on retrouve entre autres de Nieuwerkerke, de Saulcy, de Longpérier, Maury, Penguilly-l’Haridon conservateur du musée de l’artillerie depuis 1854, le commandant Auguste Verchère de Reffye l’officier d’ordonnance de l’Empereur qui a participé aux fouilles d’Alésia, le paléontologue et préhistorien Lartet, Viollet-le-Duc, Bertrand. La commission se réunit pour la première fois le 1^er avril 1865. Après huit séances, elle peut proposer à l’empereur, en janvier 1866, un projet définitif d’organisation. La mise en pratique de ce plan est confiée à une sous-commission spéciale composée de Bertrand, Rossignol et de Verchère de Reffye. La commission permanente se trouvera par la suite renforcée par des représentants de « sciences spéciales dont le concours est nécessaire au développement du musée » (paléontologie, géologie, minéralogie, archéologie, linguistique, épigraphie, numismatique, céramique, architecture, sciences militaires, mythologie et ethnographie)133.

43Mais en août 1866, trouvant que les travaux d’aménagement tardent trop, Napoléon III demande à Nieuwerkerke de remplacer Rossignol et de nommer à sa place Bertrand, qui est alors secrétaire de la Commission de la topographie des Gaules et mène à ce titre les fouilles d’Alise. Il lui est réclamé de préparer l’ouverture du Musée pour l’Exposition universelle, c’est-à-dire pour le mois de mai 1867. En 1868, au décès de Beaune, Mortillet est recommandé par Lartet pour le remplacer comme attaché de conservation.

44Boucher de Perthes a raconté dans ses Antiquités celtiques et antédiluviennes l’événement important que représente la proposition que lui fait l’Empereur de léguer ses collections lithiques au musée de Saint-Germain. Mais, sans doute convient-il de voir ailleurs que dans leur qualité intrinsèque (où le faux côtoie le suspect et l’indéterminé) la véritable valeur de ces pièces. Pour le doyen Lionel Balout, l’aspect le plus fondamental de ce geste réside dans la « reconnaissance que les humbles et grossiers silex taillés antédiluviens, si longtemps et encore décriés, ont leur place parmi les témoignages du passé de la France. »134. Effectivement, si Boucher de Perthes n’a pas trouvé l’homme fossile, il a apporté et fait reconnaître la preuve de son existence. Avec l’agrément de la majeure partie de ses collections (près de 700 pièces), c’est bel et bien l’acceptation de la préhistoire en tant que telle dont il s’agit. Et, de fait, lorsque l’on se demande à quelle période situer les origines véritables de la France, il n’est alors plus envisageable de se cantonner aux seules campagnes de César.

45Le peu d’empressement que mettra le Musée des antiquités nationales à inventorier l’ensemble (46 ans ont été nécessaires pour enregistrer une collection qui n’est pas gigantesque) peut laisser penser qu’au moment où Boucher de Perthes verse les pièces « l’importance de la collection est déjà très relativisée sur le plan des connaissances qu’elle apporte. »135 À côté de cette collection essentielle, d’autres fonds prennent le chemin de Saint-Germain-en-Laye dont les dons personnels de l’Empereur (en particulier le produit des fouilles d’Alésia, Compiègne et Uxellodunum), qui représentent, au total, plus de 5 000 objets (dont 500 provenant des seules fouilles d’Alésia)136.

46En 1864, la Revue archéologique publie quelques extraits du dernier rapport établi par le comte de Nieuwerkerke en 1863137. Ce document fournit une première liste : « deux collections déjà considérables d’armes et d’instruments domestiques en pierre et en bronze », pièces de la donation de Frédéric VII de Danemark qui est la première inscrite à l’inventaire de 1862 (cotes 1-347), collection Boucher de Pertes, « le résultat des fouilles nombreuses opérées sur tous les points de la vieille Gaule à différentes époques », « suite de moulages destinés à représenter l’ensemble des monuments de divers âges intéressants au double point de vue de l’art et de l’histoire, et dispersés sur le territoire de l’Empire », « objets romains de toute nature qui existaient au Louvre ». À côté de ces ensembles figurent d’autres donations particulières dues à « Duquenelle, Forgeais, Bizet, Galibert, J. Théry, de Curlen, Regnard, Le Métayer-Masselin, Béraud-Dupaty, de Saulcy, André Doutre, Beaune, Guégan, J. Caron, Rossignol, conservateur adjoint chargé du service de ce musée, enfin à M. le préfet du Morbihan, à M. le vicaire de Questembert et à Mme la comtesse de Guéhéneuc. »

47D’autres fonds substantiels vont être, petit à petit, versés. Reinach fournit, en 1921, une liste chronologique des principales entrées au catalogue du Musée des antiquités nationales depuis 1862138. Ce sont tout d’abord des pièces diverses (armes de pierre et de bronze, poteries, objets gallo-romains, céramiques romaines) provenant des réserves du Louvre et une collection d’objets en pierre et en bronze acquise, en 1862, de l’antiquaire Charvet. À partir de 1867, les dons en rapport avec les temps préhistoriques se multiplient. Et l’on retrouve alors parmi les donateurs des deux premières années tous les pionniers de la préhistoire : Honoré Labande et Élie Massénat (objets des cavernes de Dordogne), silex du Moustier offerts par Peccadeau de l’Isle, « silex tertiaires » donnés par l’abbé Bourgeois, objets provenant des stations lacustres du lac du Bourget fouillées aux frais du Musée des antiquités nationales par Laurent Rabut, don de silex de Belgique par sir John Evans, collection de silex de Pressigny-le-grand offerte par le docteur Léveillé, dons de Lartet et Christy (environ 400 pièces : brèches, industrie lithique et osseuse), pierres polies en provenance de Java réunies par un haut fonctionnaire des Indes néerlandaises (Van de Poël)139, entrent également une collection de Paul de Vibraye et le produit des fouilles de Mortillet et de l’abbé Cérès dans l’Aveyron, dons des Suisses Ferdinand Keller et Édouard Desor provenant de leurs fouilles de stations lacustres dans les lacs de Zurich et Neufchâtel, objets du site éponyme de La Tène donnés par Frédéric Schwab, reliques de cimetières mérovingiens de Seine-Inférieure offerts par l’abbé Cochet. Apparaissent également à l’inventaire : une collection de pierres taillées du Périgord offerte par Jules-Xavier de Breuvery maire de Saint-Germain-en-Laye et des dons de membres de la commission d’organisation du musée (comme les objets trouvés par Verchère de Reffye dans les dragages de la Seine) et ceux de la Commission de la topographie des Gaules. Un bilan établi en 1868-1869, signale que les acquisitions du musée représentaient alors seulement 3 000 objets par rapport aux 18 000 provenant de dons. En 1870, un rapport de Verchère de Reffye indique que 16 000 pièces étaient exposées dans les vitrines et que le cabinet de numismatique renfermait plus de 2 500 médailles140.

48Cependant, en 1885, Worsaae déplore que la France qui, avec le musée de Lenoir, avait été novatrice, ait peu à peu perdu son avance sur les autres pays :

« Même en France, où l’idée d’un musée national classé par ordre chronologique fut exposée dès le commencement du siècle, le Musée de Saint-Germain, qui ne dépasse pourtant pas encore les temps mérovingiens, est sinon l’unique, du moins le point le plus lumineux. Mais il n’a pas même obtenu des diverses collections de Paris (le Louvre, le Musée d’artillerie, le cabinet des médailles et l’Hôtel de Cluny) les nombreux objets nationaux, qui seraient utiles pour le compléter et qui sont sans profit dispersés dans tant de lieux. »141

49Remarquons tout de même que le désir de Worsaae de voir regrouper les collections fut en partie exhaussé en 1887, date à laquelle des objets préhistoriques, « celtiques » et gallo-romains faisant partie du Musée de Cluny furent déposés au Musée des antiquités nationales. Avec ce Musée, la France dispose à la fin des années 1860 d’un lieu d’accueil pour les collections, y compris d’objets préhistoriques. Mais, sur le terrain, elle tarde à agir pour protéger monuments et sites.

III. Il est urgent de sauver les derniers mégalithes

50Le 5 décembre 1878, se déroule à la Société d’anthropologie de Paris (S.A.P.)142 une séance animée qui va se révéler déterminante pour la prise en compte des monuments préhistoriques dans le processus général de sauvegarde du patrimoine143. M. Gaillard fait un long exposé sur les mégalithes de Bretagne, présente son projet de carte des monuments des communes de Carnac et d’Erdeven et déplore les menaces qui pèsent sur les alignements. Effectivement, à cette date, comme nous l’avons précédemment constaté, la situation semble bloquée car l’État est incapable de faire appliquer sa décision d’exproprier les propriétaires sur les terres desquels se situent les pierres levées. La présentation terminée, le sénateur Henri Martin indique à l’assemblée l’opportunité de placer définitivement ces sites sous la protection de l’État et de profiter pour cela du dépôt par le ministre de l’Instruction publique, du Culte et des Beaux-Arts, d’un projet de loi pour la conservation des monuments historiques. L’idée serait de ranger les monuments mégalithiques par extension parmi les monuments historiques avec, à terme, l’espoir d’obtenir l’acquisition par l’État des terrains de Carnac, Erdeven et Locmariaquer. Dès lors, il serait possible de préserver les derniers menhirs et d’en relever un grand nombre.

51Intégrer les mégalithes aux monuments historiques marquerait effectivement un pas déterminant en faveur de leur protection. Devenant potentiellement des monuments « historiques », leur classement serait banalisé. De même, à travers eux, il s’agirait d’une reconnaissance officielle de l’intérêt et de la valeur des études préhistoriques. Fin 1878, peu de monuments mégalithiques ont bénéficié d’une mesure de classement144. La discussion qui s’engage à la S.A.P. permet de rappeler qu’en Normandie un petit nombre l’ont été (comme ceux de Bretteville, Carleville et Martinvast) et que le Conseil général des Deux-Sèvres a pris sur lui d’acheter un terrain de Bougon, afin de préserver de la destruction les monuments qui s’y trouvaient. Enfin, après avoir souligné l’intérêt que la Corse porte à ses vestiges antiques, les membres de la Société sont bien obligés, faute de nouvel exemple, de clore leur inventaire impromptu. Deux vœux sont alors adoptés à l’unanimité. Le premier suggère au ministre de l’Instruction publique de nommer « une commission chargée de désigner dans toute la France et dans l’Algérie les monuments mégalithiques qui doivent être classés parmi les monuments historiques ». Cette commission, investie d’une mission, simple mais décisive, d’inventaire et de signalement des monuments à protéger, viendrait alors en complément de la Commission des monuments historiques sans prétendre à tenir le même rang. Le second vœu exprime le désir que « l’État fasse l’acquisition des terrains sur lesquels sont situés les monuments mégalithiques de Carnac, Erdeven, Lockmariaker. » La S.A.P., assemblée essentiellement parisienne et par nature élitiste, considère donc que la sauvegarde du patrimoine préhistorique doit être centralisée (une commission), que la rédaction d’un inventaire constitue l’étape préalable et que l’action doit être placée sous l’égide de l’État (acquisition des terrains). Mais le moteur de ce processus demeure la société savante (initiative privée) et les individualités qui la composent. Il est d’ailleurs significatif que la Société ne fasse nulle part allusion, dans ses vœux, au projet de loi sur les monuments historiques en préparation depuis plusieurs années. Ce dernier n’est à l’évidence conçu que comme un palliatif, un mal nécessaire.

52Paul Broca, en tant que secrétaire général de la S.A.P., rend compte au ministre de l’Instruction publique des débats et précise que « Le meilleur moyen de préserver ces restes si intéressants du passé, consisterait à confier à une commission spéciale le soin d’en dresser la liste complète et de désigner les monuments mégalithiques qui doivent bénéficier des lois concernant la conservation des monuments historiques. »145 Pendant près d’un an cette lettre va rester sans réponse. Il est vrai que le projet de loi sur les monuments historiques connaît alors un cheminement erratique.

53Le 29 octobre 1879, Martin assiste à une réunion de la Commission des monuments historiques présidée par Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. Profitant des circonstances, le sénateur rappelle alors au ministre les vœux exprimés en 1878 par la S.A.P. en faveur de la protection des monuments mégalithiques. Il obtient la promesse de la création d’une sous-commission, rattachée à la Commission des monuments historiques, chargée de la conservation des monuments mégalithiques et des blocs erratiques. Sur-le-champ trois membres de la Commission sont désignés pour faire partie de la future Sous-commission : Martin, Mortillet et, pour les questions liées à la conservation des blocs erratiques, le géologue Auguste Daubrée, professeur au Muséum national d’histoire naturelle et directeur de l’École des mines. Enfin, la S.A.P. est chargée de désigner trois de ses membres pour intégrer à ce titre la nouvelle instance. Ainsi Martin, l’un des chantres de la celtomanie et de ses erreurs, devient l’acteur décisif de la mise en œuvre de la première mesure de sauvegarde du patrimoine mégalithique français. Rapidement, le 6 novembre 1879, les membres de la S.A.P. ont communication de ces dispositions et élisent les trois membres élus qui intègreront la commission ministérielle : Paul Broca, sénateur et secrétaire général fondateur de l’École d’anthropologie, Louis Leguay qui est architecte et membre de la Société depuis 1863, Philippe Salmon, qui a été admis en son sein en 1878 et a déjà dressé plusieurs inventaires des monuments préhistoriques (Yonne, Aude, Seine-et-Marne).

54Le 21 novembre 1879, un arrêté ministériel institue la « Sous-commission d’inventaire des monuments mégalithiques et des blocs erratiques de la France et de l’Algérie ». Elle est composée de messieurs Martin, président, Daubrée, vice-président pour les blocs erratiques, Mortillet, vice-président pour les monuments mégalithiques. Sont nommés membres au titre des monuments mégalithiques : Broca, Cartailhac au titre de directeur des Matériaux pour l’histoire primitive de l’homme, Chantre sous-directeur du Muséum d’histoire naturelle de Lyon, Leguay, Salmon, Nicolas Auguste Pomel, sénateur et fondateur de l’École des sciences d’Alger, Du Sommerard, directeur du Musée de Cluny, Anatole de Barthélemy, secrétaire de la Commission de la topographie de l’ancienne France. Le géologue Albert Falsan et Eugène Trutat, conservateur du Muséum d’histoire naturelle de Toulouse, sont nommés pour les blocs erratiques. Viollet-Le-Duc, alors chef de bureau des monuments historiques, est le secrétaire de la sous-commission. Remarquons que le conservateur du Musée des antiquités nationales ne figure pas ès qualités dans la liste des membres de droit et l’omniprésence de la S.A.P. puisque, à cette date, Broca, Cartailhac, Mortillet, Chantre, Martin, Leguay et Salmon en sont tous membres.

55À l’occasion de la séance du 22 janvier 1880 de la S.A.P., Broca rappelle les conditions dans lesquelles a été créée la Sous-commission des mégalithes et la mission d’inventaire national qui lui a été confiée. Dans cette perspective, ses membres ont divisé la France en six zones : la Bretagne sous la responsabilité du sénateur Martin, le Nord-ouest sous celle de Mortillet, le Nord-est est dévolu à Salmon, Chantre prend en charge le Sud-est, Cartailhac est chargé du groupe sud, enfin, Leguay s’occupera du groupe centre. Par circulaire, le président Martin fait appel « à tous les amis de la science, en leur demandant de concourir avec [la sous-commission] à cette œuvre qui complètera le grand inventaire qui vient d’être fait à nouveau des monuments de notre architecture nationale par les soins de la Commission des Monuments historiques. » Un inventaire sommaire est tout d’abord dressé et publié, en même temps que l’appel aux érudits de France, dans la revue de Mortillet, les Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme146. Cette liste distingue les six régions administratives de recensement définies pour la Sous-commission. Sur quatre-vingt-six départements, elle présente la répartition suivante : 3 380 dolmens, 1 602 menhirs, 44 alignements, 451 cromlechs, 55 polissoirs, 123 « pierres à bassins », 97 « pierres branlantes », 496 « pierres diverses ». Ce tableau récapitulatif indique également, par département, le nombre de dolmens recensés par la Commission des Gaules, soit 2 280.

56Puis un premier inventaire officiel des monuments mégalithiques qui tend à l’exhaustivité (3 457 dolmens, 1 585 menhirs, 45 alignements dans 12 départements, 454 cromlechs dans 48 départements) est publié par la Sous-commission dans le Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris147. Deux questionnaires avaient été mis au point par la Commission des monuments historiques, l’un sur les mégalithes, l’autre sur les blocs erratiques. L’ensemble est présenté par région et par département, puis regroupé par commune et par types : dolmens, menhirs, alignements, cromlechs, polissoirs, pierres à bassins, pierres branlantes, pierres diverses.

57À Carnac, la création de la Sous-commission des mégalithes va permettre d’enclencher un mouvement d’acquisition des monuments. À l’instigation de Martin puis de Mortillet, la Sous-commission des mégalithes va réussir à débloquer des fonds spécifiques (prélevés, à défaut de fonds propres, sur le budget de la Commission des monuments historiques).

58Sous la présidence de Martin, la Sous-commission se préoccupe tout d’abord des monuments des communes d’Erdeven, Plouharnel, Carnac et Locmariaquer et principalement « ceux qui contiennent des pierres gravées »148. Sur place, c’est Félix Gaillard, hôtelier à Plouharnel, qui est chargé d’acquérir à l’amiable les terrains et de restaurer les monuments. Il est l’auteur d’un important mémoire, véritable feuille de route, consacré aux mesures à prendre pour la conservation des monuments de Carnac présenté à la Société polymathique le 26 août 1879. Il s’implique beaucoup dans sa mission. C’est ainsi que craignant les retards de paiement de la part de l’administration (ce qui aurait été une véritable contre-publicité auprès des propriétaires qu’il avait déjà tant de mal à convaincre), il lui arrivera d’avancer sur ses fonds propres le prix de certaines acquisitions et autres droits d’enregistrement. Grâce à lui, en 1882, la Sous-commission peut procéder à l’acquisition à l’amiable de certaines parcelles du site de Carnac (373 francs pour 72 menhirs) et Plouharnel (900 francs pour le dolmen de Crucuno). Ces premiers achats fournissent une base d’estimation sérieuse pour les futures transactions, voire les éventuelles expropriations, et garantissent « qu’on ne peut plus rien entreprendre de dangereux sans [le] consentement » de la Sous-commission149.

59Mais, une fois l’acquisition faite se pose la question de la légitimité ou non d’entreprendre une éventuelle restauration de dolmens ou menhirs endommagés. Cette interrogation est récurrente en ce qui concerne les monuments historiques et a suscité de nombreux débats, mais elle est nouvelle pour un monument préhistorique. C’est le cas, à Locmariaquer, avec la « Table des marchands » et le « Roi des menhirs », ce dernier étant couché sur le sol et brisé en trois morceaux. Martin, Mortillet et Jean-Juste Lisch, inspecteur général des monuments historiques, se rendent sur place pour expertise et constatent qu’une restauration n’est pas envisageable. D’un point de vue technique, elle « ne pourrait se faire sans mettre des tenons entre les fragments, tenons qui seraient en métal ; en outre, il faudrait compléter les joints avec du ciment. Métal et ciment sont tout à fait en dehors des données du monument. » Enfin, et surtout, un motif apparaît « plus concluant, c’est la dépense » estimée à soixante mille francs150.

60Les ventes vont se succéder jusqu’en décembre 1883. Mais, alors, les prétentions financières des propriétaires sont attisées par les expertises successives et les opérations de classement. Lorsqu’en 1883, Mortillet prend à son tour la direction de la Sous-commission, il confie cette mission de conservation des monuments mégalithiques à Daniel Beaupré, agent-voyer cantonal à Auray. Dans son travail, celui-ci sera l’objet de nombreuses critiques. Il est vrai que, n’ayant aucune connaissance particulière en archéologie, il commet quelques méprises notoires. L’une des plus célèbres étant d’avoir fait relever tête en bas des menhirs, notamment ceux de Kerzerho. En 1887, chacun constate que les exigences (ou les refus) des derniers propriétaires dépassent de loin la marge de manœuvre financière de l’administration et la situation est, de nouveau, bloquée.

61À partir du 27 octobre 1898, c’est Salmon qui prend la présidence de la Sous-commission dont la composition manifeste encore la prépondérance de la S.A.P. : outre Salmon, Geoffroy d’Ault du Mesnil (administrateur des musées d’Abbeville) est vice-président, Cartailhac, Chantre, Julien Girard de Rialle (chef de la division des archives au ministère des affaires étrangères), Paul Sébillot (artiste peintre), Adrien de Mortillet (professeur à l’École d’Anthropologie), les docteurs Georges Hervé, Louis Capitan, et Henri Thuilé (directeur de l’École d’Anthropologie) appartiennent à la société savante. Seuls Anatole de Barthélemy et Jules Marcou sont extérieurs. Avec la présidence Salmon, c’est Zacharie Le Rouzic qui prend en charge la conservation locale des mégalithes. Très attaqué, lui également, il doit se défendre à de nombreuses reprises. L’abbé Henri Breuil sera même contraint de prendre officiellement sa défense, en 1938, à l’occasion d’une séance de la Société préhistorique de France (S.P.F.). Quoi qu’il en soit, entre 1923 et 1939, Le Rouzic permettra le classement de 129 monuments mégalithiques au titre des monuments historiques.

62Dans l’esprit de tous les préhistoriens, la création de la Sous-commission des mégalithes représentait l’étape initiale de ce qui aurait dû être un vaste mouvement national de protection des mégalithes et la prise en considération officielle, c’est-à-dire institutionnelle, de la préhistoire. Pourtant, la reconnaissance ministérielle se limite aux seuls mégalithes. Alors que cela fait plusieurs décennies que les découvertes de gisements paléolithiques se sont multipliées avec un très fort retentissement dans le monde scientifique et dans l’opinion publique personne ne semble, en définitive, songer à intégrer dans le patrimoine national les sites de fouilles et le matériel qui y est recueilli. Effectivement, la perception que les uns et les autres ont des études préhistoriques, élément d’étude fondé sur la liberté des fouilles et source inédite de pièces originales à collectionner, demeure l’obstacle fondamental à toute politique générale en la matière.