Introduction
p. 292-293
Texte intégral
1À l’époque médiévale, conquêtes et reconquêtes, croisades et jihad* ont organisé la dynamique des Empires sassanide, byzantin et islamique. Mais c’est un empire islamique morcelé dès le viiie siècle qui dut affronter ennemis extérieurs comme intérieurs, non musulmans comme musulmans, souvent sur son territoire propre. À l’échelle locale, il y eut donc des batailles engagées contre les ennemis du Dār al-Islām*, mais aussi des rivalités armées entre factions rivales relevant d’un même pouvoir comme le sultananat mamluk en offre un remarquable exemple. À l’échelle du monde connu, combats et batailles pouvaient faire place à de nombreuses ambassades car la diplomatie était à l’œuvre de l’Occident à la Chine. Dans ce chapitre, nos études portent sur ces trois types d’échelles : locale, impériale et mondiale. Elles rendent compte des dynamiques internes et de la géopolitique entre le Dār al-Islām et le reste du monde.
2Après avoir défait, en 1250, la croisade de Louis IX en Égypte et y avoir gagné le sultanat, puis avoir mis les Mongols en déroute à la bataille de Ayn Jalut en 1260, les Mamluks attaquèrent systématiquement les Francs et démantelèrent leurs dernières possessions (prise d’Acre en 1291). Un de leurs points forts était la bonne maîtrise du territoire et les possibilités de communication d’une place forte à l’autre. Dès le sultan Baybars, ils accrurent cette aptitude par le développement de la poste aux pigeons et de la poste aux chevaux.
3Malgré tous ces succès, le système mamluk, qui n’était pas, sauf exception, une dynastie héréditaire, mais où l’accession au pouvoir se faisait en termes de rapports de force – chaque maison mamluke promouvant son champion –, était forcément sujet à de constantes luttes internes. Ces fitna-s* ont rythmé l’histoire du sultanat au point que, à la fin du du xive siècle, de grandes parties de la province de Syrie échappaient au sultan et étaient sous l’autorité d’un grand émir* qui lui était hostile. Dans le sultanat mamluk, la dynamique géopolitique interne était alors menée par ces émirs factieux.
4Les enjeux géopolitiques externes – à commencer par la confrontation armée entre les Empires byzantin et islamique – posaient, au niveau local, la question des espaces frontaliers. Les premiers adversaires des musulmans conquérants avaient été les Sassanides dont l’empire s’effondra totalement, et les Byzantins qui résistèrent et restèrent pendant de longs siècles l’ennemi, même si une grande partie de leurs territoires fut conquise, rapidement pour ce qui est de la Syrie et de l’Égypte (636‑642), avec beaucoup plus de difficultés pour le Maghreb (1re moitié du viiie siècle), et bien plus tardivement encore pour l’Anatolie (victoire des Turcs seljukides à Manzikert, 1071) et la capitale de l’Empire, Constantinople (conquise par les Turcs ottomans en 1453), ainsi que la Nubie.
5Une chose est claire, en ces périodes de conquêtes et reconquêtes, où les appartenances territoriales étaient fluctuantes, on ne peut considérer les frontières comme des lignes. Il s’agissait plutôt d’espaces, larges zones évoluant au gré des coups de force, dans lesquelles les combattants des deux côtés lançaient des escarmouches, prenaient une forteresse, devaient l’abandonner, y revenaient. Ces espaces frontaliers étaient donc considérés comme des marches, ce que rend le terme arabe de thaghr* (pluriel thughūr), – le terme frontière, entendu comme limite, ḥadd, n’étant pas employé pour désigner ces espaces – ; ils étaient émaillés de forteresses, villes fortes, tours de surveillance, et organisés, avec des capitales (en al-Andalus : Sarragosse, Medinacelli, Merida puis Tolède), ou bien avec des villes-refuges, les ʿawāṣim*, à l’arrière de cette sorte de front. Les populations locales y subissaient les assauts des différents pouvoirs. Elles fuyaient parfois et les thughūr étaient vidées d’occupation humaine ; les gouvernants déplaçaient alors des populations pour repeupler ces territoires, comme ce fut le cas des Arméniens de Cilicie.
6Après les fulgurances de la conquête islamique, les pouvoirs islamiques (Omeyyades de Cordoue comme Abbassides de Bagdad) subirent, dès la fin du viiie siècle, les attaques des puissances chrétiennes. En al-Andalus les comtes de Barcelone, de León et de Castille attaquèrent les marches du nord et, au nord de la Syrie, les empereurs byzantins reprirent les terres autour d’Alep.
7Le jeu se compliqua lorsque les pouvoirs se morcelèrent ou que les anciens alliés se retournaient. Si les Buyides originaires du Daylam en Iran, qui entrèrent à Bagdad en 945, maintinrent le califat, la prise de la capitale abbasside en 1055 par le sultan seljukide Toghril Beg marqua un changement majeur dans l’histoire du Proche-Orient arabe puisque les Turcs en furent désormais les acteurs principaux.
8L’appartenance religieuse n’était pas gage d’alliances indéfectibles et, souvent, l’impérialisme fut le moteur des accords et des conflits. Ainsi, les rois bulgares tentèrent une alliance avec les Fatimides contre les Byzantins, pendant que Byzantins et Fatimides s’alliaient contre les Omeyyades de Cordoue. En Orient, les émirs d’Alep, non seulement devaient payer tribut* aux Byzantins, mais, en outre, servirent de garants contre les incursions des Abbassides et des Fatimides en territoire byzantin. Parfois encore, Byzantins et Turcs seljukides firent alliance contre les Fatimides. Quant aux croisés, en principe alliés des Byzantins, ils firent, en 1204, le siège de Constantinople qu’ils pillèrent et dévastèrent. De même, on aurait pu penser qu’une fois convertis à l’islam, les Mongols seraient moins belliqueux vis-à-vis des puissances musulmanes, mais ce ne fut pas le cas et, si Hülegü, petit-fils de Gengis Khan, qui fit la conquête de Bagdad et mit fin au califat abbasside en 1258, était un adepte du chamanisme, Tamerlan, qui ravagea Damas en 1400 et lutta contre les Turcs ottomans, près d’Ankara, en 1402, était musulman. L’appartenance à la même religion n’empêcha donc pas les massacres des coreligionnaires.
9Comme toujours, guerre et paix sont indissociables et l’activité diplomatique, qui est une manière de traiter avec l’ennemi de façon non belliqueuse, se déploya parallèlement aux différents conflits. En effet, les pratiques diplomatiques sont attestées en Eurasie depuis l’Antiquité par les sources chinoises. La recherche d’alliances politiques contre un ennemi commun, tout comme les intérêts commerciaux, ont donné lieu à l’envoi d’ambassadeurs qui étaient choisis en raison de compétences particulières dont on trouve l’écho dans un texte en türk* oriental du xie siècle : « L’ambassadeur doit être intelligent et courageux. Il doit être un bon interprète des mots, les mots constituent son activité. » De fait, la maîtrise des langues était cruciale, d’où la nécessité de trouver sur place des interprètes. Les échanges diplomatiques ont connu leur plus grande intensité avec l’arrivée des Mongols dans le Dār al-Islām. De nombreux ambassadeurs, dont beaucoup étaient des religieux et des marchands, se sont déplacés sur de très longues distances depuis l’Europe jusqu’à la Chine et dans l’ensemble du monde musulman.
10Aux xie et xiie siècles, les principaux acteurs politiques en Méditerranée orientale étaient l’empereur byzantin et le calife fatimide du Caire. Les Fatimides menèrent une politique offensive envers les intérêts byzantins en Syrie, mais les traités témoignent d’échanges commerciaux ou d’accords pour la libération de prisonniers. Au xiiie siècle, la prise de Bagdad par Hülegü en 1258 opéra une coupure très nette entre deux puissances rivales : les Ilkhans*, dont les territoires s’étendaient sur une grande partie du plateau iranien et sur la Mésopotamie, et les Mamluks qui contrôlaient la Syrie et l’Égypte. Confrontés à l’hostilité des khans* de la Horde d’or et des Mamluks, les Ilkhans ont recherché des alliés potentiels. S’ils furent provisoirement arrêtés par Baybars en Palestine en 1260, Ghazan Khan, converti officiellement à l’islam en 1295, mena entre 1299 et 1303 trois campagnes militaires en Syrie, tout en envoyant une ambassade pour proposer la paix au sultan al-Malik al-Nāṣir. Tamerlan mena lui aussi de nombreuses expéditions militaires contre d’autres princes musulmans. La défaite qu’il infligea aux Ottomans près d’Ankara en 1402 suscita l’espoir des puissances occidentales qui virent en lui un allié potentiel. Plusieurs ambassades furent échangées entre le sultan timouride et les puissances européennes comme celle qu’Enrique III de Castille envoya en 1402 à Samarcande. L’activité diplomatique de Tamerlan et de ses successeurs se déploya également en direction de la Chine des Ming. D’après les lettres qui nous sont parvenues, il semblerait que ces ambassades timurides aient eu un but commercial. En effet, si la politique impériale est un moteur, et si les trêves peuvent être stratégiques comme celles signées entre Baybars et les princes francs, la dynamique mercantile ne l’est pas moins. Les trêves commerciales furent donc nombreuses, comme ce fut le cas en Méditerranée occidentale à partir du xiie siècle. Durant les croisades, de nombreuses trêves de cinq ou dix ans, assurant la sécurité des biens et des personnes, favorisèrent les activités commerciales. Les ambassades, aboutissant à des traités de trêve, se multiplièrent entre les puissances occidentales – les cités-États (Pise, Gênes, Venise), les principautés italiennes (duché de Milan, principautés de Mantoue, Ferrare et Rimini), le duché de Savoie et la Catalogne – et les États musulmans – les Mérinides, les Hafsides et les Mamluks.
11Ces multiples relations diplomatiques sont le signe que le monde était déjà fortement connecté, à travers toute l’Eurasie, depuis l’Atlantique jusqu’au Pacifique.
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