Introduction
p. 248-249
Texte intégral
1Comme ailleurs au Moyen Âge, la grande majorité des échanges en Islam se faisaient entre les villes et leur arrière-pays proche, mais ce commerce coexistait avec un négoce à longue distance, aussi bien au sein de l’Empire qu’avec les mondes extérieurs. Les géographes arabes témoignent, à partir du ixe siècle, de l’unité économique de la mamlakat al-Islam* et de son dynamisme, dessinant la carte d’un monde traversé par des routes reliant les principaux pôles urbains, sur lesquelles circulaient les hommes et les marchandises, plaçant l’Empire islamique au cœur de réseaux d’échanges étendus à l’ensemble du monde connu. Cette image d’un monde en réseau, unifié par la politique et le commerce, qui est celle d’une géographie impériale, correspond à la réalité d’un espace islamique profondément décloisonné, issu des grandes conquêtes des viie et viiie siècles, et de la formation d’un empire s’étendant de l’Atlantique à l’Asie centrale, de la Méditerranée au Sahara, et des fleuves russes à l’océan Indien. Ce monde était parsemé de villes dynamiques abritant un milieu marchand puissant. Cette représentation, transmise par les géographes, était centrée sur les capitales califales et celles des provinces de l’empire. Mais cette image participe aussi d’un discours sur l’espace, et sur l’Islam en général, qui insiste sur son unité et sa centralité, et présente les mondes extérieurs comme des périphéries qui n’auraient existé que par leur insertion dans des réseaux d’échanges islamiques. Ces textes doivent donc être confrontés à d’autres sources, quand elles sont disponibles, celles des documents de la pratique commerciale comme les lettres de la Geniza* ou celles fournies par l’archéologie, mais aussi les sources produites à l’extérieur du monde islamique comme les contrats notariés conservés dans les archives européennes.
2Même si très tôt des divisions apparurent, la formation de l’Empire islamique se traduisit par une réelle unification qui favorisa les échanges entre les différentes régions, parfois sur de très longues distances. La réforme monétaire de ʿAbd al-Malik à la fin du viiie siècle mit en place un système bimétallique faisant des dirhams d’argent et des dinars d’or, reconnus dans l’ensemble de l’Islam et souvent au-delà, les instruments du grand commerce, grâce à des frappes monétaires alimentées par un approvisionnement en métaux précieux, notamment en or africain réputé pour sa grande pureté. L’arabisation des populations de l’Empire, si elle ne fut jamais complète, fit néanmoins de l’arabe la langue commune au monde marchand. Enfin, les juristes musulmans élaborèrent un droit commercial et de la navigation que faisaient appliquer les cadis et auquel venaient s’ajouter des normes sociales propres au monde marchand, débordant des frontières confessionnelles entre chrétiens, juifs et musulmans, fondées sur la liberté des échanges et des valeurs partagées d’honnêteté et de respect du droit de propriété. Les États, peu interventionnistes sur le plan économique, assuraient la bonne marche des affaires par le respect du droit et, surtout, en s’efforçant autant que possible d’assurer la sécurité des marchands, sur terre comme sur mer.
3Les infrastructures commerciales, assez limitées, satisfaisaient aux besoins des marchands. L’abandon de l’usage de la roue rendit superflu l’entretien des routes pavées héritées de l’Antiquité, et les marchands empruntèrent les grandes voies de passage naturelles ; ils y conduisaient des caravanes, parfois imposantes, de chameaux ou de dromadaires, dont l’élevage s’était répandu dans l’ensemble du monde islamique. Le développement des constructions navales permit aux navires de devenir un des vecteurs majeurs du commerce à longue distance, en Méditerranée et dans l’océan Indien mais aussi sur les grands fleuves navigables, auxquels s’ajoutaient parfois, comme en Égypte, des canaux artificiels, et traversés par quelques rares ponts.
4Sur les routes, des lieux d’étape comme les caravansérails* étaient fondés pour accueillir les voyageurs, alors que les villes constituaient des carrefours commerciaux majeurs, équipés en infrastructures de logement et de stockage permettant de mettre en relations des réseaux d’échanges locaux, régionaux et inter-régionaux. Un milieu marchand puissant s’y était développé, contribuant à la prospérité des villes et au dynamisme des échanges, destinés tout d’abord à satisfaire les besoins des populations, notamment de l’élite urbaine, en produits de provenance parfois lointaine, mais aussi ceux des activités de transformation demandeuses de matières premières. Ces villes étaient également des pôles d’exportation, en direction de marchés plus lointains, des produits drainés depuis les campagnes environnantes ou issus des activités urbaines.
5Les marchands qui animaient ce grand commerce étaient d’abord issus des élites urbaines du monde islamique, musulmans mais aussi juifs ou chrétiens, même si les premiers tendirent progressivement à s’imposer, surtout après le xie siècle. Ils circulaient à l’intérieur des frontières de l’Islam, parfois sur de très longues distances, mais aussi à l’extérieur, en Afrique, en Asie et en Europe orientale – mais assez peu dans l’Europe latine – formant parfois des communautés marchandes dans les principaux centres économiques, notamment les ports, et participant dans certaines régions à la « seconde islamisation ». Ils contribuèrent à la construction d’une économie-monde qui reliait les espaces alors connus, par la formation de réseaux polarisés sur les grandes métropoles de l’Islam et connectés avec d’autres pôles d’impulsion en Asie orientale (notamment en Chine et en Inde) et, à partir du xie siècle, en Europe (en Italie, Catalogne, mais aussi, plus au nord, dans les Flandres ou en Angleterre). Les marchands non musulmans de ces régions extérieures à l’empire pouvaient aussi venir y commercer, mais on les repère surtout dans les zones de contact, alors qu’ils semblent moins présents au cœur des pays d’Islam. Les ports jouèrent à cet égard un rôle majeur d’interface et offraient à ces marchands étrangers à la fois des infrastructures d’accueil, comme les fondouks* concédés aux nations chrétiennes en Méditerranée, et un encadrement politique et fiscal par l’intermédiaire de la douane. On y trouvait un milieu cosmopolite de grands marchands, soudés par des intérêts économiques et des valeurs communes, au-delà des différences religieuses ou linguistiques. Le voyageur juif Benjamin de Tudèle, dans la description qu’il donne d’Alexandrie au xiie siècle, énumère ainsi, sans doute avec exagération, les marchands venus de tous les royaumes chrétiens, jusqu’aux lointaines Flandres, des pays musulmans, d’Inde et d’Afrique.
6Cette unité de l’espace économique n’empêche cependant pas des spécificités régionales et des évolutions au cours du Moyen Âge, qui obligent l’historien à varier les échelles spatiales et à être attentif aux changements dans les polarités et les flux commerciaux. Les diverses régions montrent des logiques propres, liées à leurs productions et aux complémentarités économiques avec d’autres parties du monde islamique qui en découlent, mais aussi à leur place dans les réseaux d’échanges à l’échelle mondiale, animés par des acteurs du monde islamique ou extérieurs. Certaines marchandises en effet ne pouvaient pas être trouvées à l’intérieur des frontières de l’Islam, soit qu’elles n’y aient pas été produites, ou en quantité insuffisante, comme par exemple l’or africain, les épices orientales ou encore les textiles européens à partir du xiie siècle, soit que des obstacles juridiques se soient opposés à leur commercialisation comme dans le cas des esclaves qui devaient être recherchés dans les terres considérées comme païennes, en Afrique ou en Asie centrale. À l’inverse, les pays musulmans répondaient aux besoins de certains marchés extérieurs, comme l’Europe, demandeuse à partir du xiie siècle de matières premières pour les industries de la laine, des cuirs ou de la soie, mais aussi de certains produits agricoles comme le sucre ou les céréales. Les terres d’Islam constituaient aussi un intermédiaire (autant qu’un verrou) pour accéder aux marchés asiatiques et africains. Dès lors, l’évolution de ces réseaux obéit à des logiques complexes qui tiennent autant aux contextes propres des différentes régions du monde islamique et des régions avec lesquelles elles sont en contact qu’à une conjoncture plus globale et qui a pu avoir des dimensions mondiales. C’est ce qui explique la progressive littoralisation des grands pôles commerciaux à partir du xie siècle, aussi bien au Maghreb qu’en Égypte ou au Yémen, en lien avec l’essor de la navigation maritime au long cours, mais aussi le rôle central de l’Égypte, entre Méditerranée et océan Indien, ou l’essor des échanges en Asie centrale, qui profite de la Paix mongole au xiiie siècle. Mais c’est aussi ce décloisonnement qui explique les conséquences dramatiques de la peste du xive siècle, qui, en l’espace de quelques années, se répandit, en suivant les routes marchandes, depuis la Chine jusqu’aux comptoirs italiens de Crimée, puis dans tout le bassin méditerranéen et dans les régions intérieures.
7Les conquêtes islamiques ont donc contribué à la formation d’un vaste marché, qui connectait les différentes régions d’un empire couvrant trois continents et ouvert sur deux espaces maritimes majeurs, la Méditerranée et l’océan Indien. Le dynamisme des échanges et des milieux marchands au sein de cet espace facilita l’insertion de l’Islam dans une économie-monde en formation dans laquelle il joua, jusqu’au grand décloisonnement du monde à la fin du xve siècle, un rôle pivot.
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