Introduction
p. 218-219
Texte intégral
1Les études urbaines menées par les orientalistes furent longtemps produites selon une vision essentialiste de l’organisation des villes du monde islamique. Ainsi, le souk, groupement d’échoppes et d’ateliers, voisin de la grande mosquée, fut tout d’abord perçu comme une structure obéissant à un modèle intemporel. Selon cette conception, le marché, à la fois lieu de vente et de production, aurait connu, tout comme le réseau viaire, un développement organique témoignant d’une hiérarchisation des activités et d’une organisation immuable, par type de produits, tout en étant, paradoxalement, anarchique. Selon ce modèle, l’or et les étoffes précieuses étaient vendus au plus près de la mosquée principale, tandis que les activités artisanales les plus « viles » (polluantes ou bruyantes par exemple) étaient reléguées en périphérie. Ces théories étaient fondées sur l’observation de quelques villes à l’époque coloniale et sur une surdétermination de la religion, où les questions de pur et d’impur auraient présidé à cette organisation. Elles s’accompagnaient, par ailleurs, d’enquêtes concernant les artisanats urbains dits traditionnels et les corps de métier.
2Cette vision de la ville dite « islamique », appliquée à des marchés du Maroc à l’Inde, fut toutefois remise en question dès les années 1970, grâce à la multiplication des études de cas. Un tel tournant critique fut notamment rendu possible par l’attention portée à de nouvelles sources narratives, normatives, archivistiques et archéologiques.
3Ainsi, le présent chapitre évoque-t-il aussi bien les souks du monde arabophone que les bazars des régions turcophones et persanophones, révélés par les sources textuelles et les travaux archéologiques. Il cherche à montrer la variété des modèles existant tout au long de la période médiévale, dans les différentes villes, que cela concerne l’implantation des marchés ou le vocabulaire utilisé pour désigner leurs différentes composantes. Les souks comprenaient en effet à la fois des alignements de boutiques et des édifices organisés autour d’une cour et pouvant être dévolus à la fabrication artisanale, au stockage des marchandises, au commerce de gros et de demi-gros ainsi qu’au logement des négociants.
4Ces caravansérails* étaient désignés par des termes variés selon les régions et les époques. Le mot arabe funduq* est hérité du grec pandokeion (πανδοχείον : hôtellerie), il a donné fondaco en italien et fondouk* en français. Il désigna, à partir du xiie siècle, les caravansérails urbains attribués aux marchands européens dans les médinas et les ports du Maghreb, d’Égypte et du Mashreq, qui leur servaient de consulat. La qaysāriyya* était une halle urbaine, couverte, abritant des boutiques et des ateliers. La terminologie s’est ensuite régionalisée, et le terme qaysāriyya devint plus fréquent dans le monde islamique occidental, quand wikāla* était de préférence employé en Égypte. Quant au terme khān*, issu du monde turco-persan, il désigna, au Moyen-Orient, un caravansérail urbain ou non, aux fonctions multiples, souvent consacré aussi bien à la fabrication, au stockage, à la vente qu’à l’hébergement des négociants de passage.
5Nombreuses étaient alors les villes du monde islamique médiéval spécialisées dans les artisanats de qualité, voire de luxe, impliquant des savoir-faire inconnus ou mal maîtrisés en Europe à la même époque et mobilisant des dizaines de métiers différents. Au sein des villes, ces industries où l’on travaillait le métal, les étoffes, le cuir, le bois, la terre ou le sable, pouvaient être implantées dans divers endroits, au cœur de la cité ou près des portes de l’enceinte ; elles obéissaient avant tout à des impératifs d’accès à l’eau, d’espace ou de circulation. Outre la production locale, les souks écoulaient aussi des matières premières ou des biens manufacturés, issus d’un commerce transrégional lié aux grands axes traversant le monde islamique, parmi lesquels la Route de la soie venant d’Extrême-Orient, les itinéraires transsahariens et les routes du ḥajj* qui parcouraient l’Arabie, transportant notamment épices, parfums et étoffes. Les marchandises les plus précieuses étaient vendues dans les souks proches de la grande mosquée car les transactions étaient certainement facilitées dans cet espace sanctuarisé et sécurisé. Toutefois, en fonction des époques, la nature de ces marchandises put varier, suivant ainsi les modes comme les contextes économiques ou politiques.
6Les fondations pieuses plus modestes, comme les mosquées de quartiers, attiraient, elles aussi, des commerces. La fréquentation des lieux de prière, y compris dans les faubourgs, garantissait celle des zones marchandes qui les bordaient, faisant de ces dernières de véritables espaces de sociabilité. Toutefois cette proximité était aussi souvent due au statut des boutiques dont les revenus étaient dévolus aux mosquées ou aux madrasas* par le biais du système des biens de mainmorte (habous* en Occident, waqf* en Orient), ce qui instaurait un lien indéfectible entre mondes spirituel et commercial. Dans ce cadre, les fondations pieuses urbaines (mosquées, madrasas*, couvents soufis*) et leurs biens de rapport, qui pouvaient être urbains ou ruraux, notamment des terrains agricoles, se trouvaient liés économiquement. En effet, les arrière-pays des villes leur étaient fortement connectés non seulement par la relation entre les biens de rapport et les fondations pieuses des habous et des waqf-s, mais aussi car ils approvisionnaient les marchés alimentaires de gros, souvent concentrés en périphérie des cités, qui, eux, fournissaient des commerces de détail.
7Ces échoppes d’alimentation se trouvaient disséminées partout dans la cité, sans hiérarchie, parfois près des boutiques dédiées aux produits précieux. Les seules règles à respecter étaient alors celles dictées par la ḥisba*, code du bon fonctionnement des souks et des ateliers, garantissant la licéité de la vente, la qualité des produits et la conformité des modes de fabrication vis-à-vis de la sharīʿa*, la loi islamique, et de l’usage. La configuration du marché lui-même obéissait à certaines règles. Ainsi, les dimensions intérieures des boutiques, l’existence d’auvents dépendant de ces dernières, la présence de mobilier ou de marchandises susceptibles de perturber la circulation, étaient contrôlées régulièrement par le muḥtasib* et ses agents. La fréquentation des souks pouvait également être régulée afin de prévenir l’insécurité ou encore l’illicite promiscuité liée à la présence d’une possible clientèle féminine parcourant les allées. De plus, les marchés de certaines grandes villes du Dār al-Islām* furent, dès la période médiévale, gardés, couverts, pavés, dotés de fontaines, de latrines et même éclairés la nuit. Toutes ces caractéristiques en faisaient non seulement des lieux sûrs, propices aux affaires, mais aussi des espaces relativement agréables, lieux de sociabilité, voire de divertissement.
8Les souks, où se croisaient et se mêlaient presque toutes les catégories sociales, étaient parfois associés aux lieux de pouvoir. La présence de complexes palatiaux et militaires impliquait celle de clientèles spécifiques. D’une part les élites affectionnaient les produits de luxe et attiraient ce type d’activité près de leurs résidences et, d’autre part, les militaires constituaient la clientèle des boutiques d’armement et d’équipements militaires, qui s’installaient alors près des casernes et des citadelles. Enfin, d’autres zones marchandes spécialisées, pérennes ou périodiques, pouvaient être localisées en périphérie et destinées aux populations nomades ou semi-sédentaires venant se procurer du matériel et des vivres, mais aussi vendre leur cheptel, lors de marchés hebdomadaires ou de foires saisonnières. Ainsi, au sein d’une même ville, plusieurs lieux pouvaient entraîner des groupements d’échoppes, générant de fait un polycentrisme, qui, s’il invalide l’idée d’un ordonnancement appliqué à la totalité du corps des marchés de la cité, n’exclut pas une organisation interne raisonnée, dictée par la rentabilité et non par l’observation d’une tradition ou par une hiérarchie figée des activités. Les cas traités dans ce chapitre tendent à démontrer que même la catégorisation des activités était relative, car certaines industries polluantes ou sources de nuisances (bruit, émanations, fumée) pouvaient délibérément être conservées au cœur de la ville quand leur importance le justifiait. Ainsi, les nombreuses études de cas dont ce chapitre rend compte, illustrent la souplesse et la rationalité de la configuration des souks dont l’implantation obéissait à une logique mercantile, et démontrent que des raisons topographiques ou sanitaires ont présidé à l’implantation des zones artisanales.
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