Du Yémen à La Mecque
Les voies locales du pèlerinage
p. 178-179
Texte intégral
1L’expérience du pèlerinage à La Mecque reste associée, dans les représentations collectives, à un cheminement long qui, pour les pèlerins venant de régions éloignées comme le Maghreb ou l’Asie centrale, prenait la forme d’un véritable périple. Ce fait bien connu ne saurait masquer l’importance du petit (ʿumra*) et du grand (ḥajj*) pèlerinage de La Mecque au niveau local, non seulement comme lieu d’accomplissement de rituels, mais aussi comme espace d’échanges commerciaux et savants à l’échelle régionale, et, parfois, de rivalités politiques. L’évolution des routes du pèlerinage reliant La Mecque au Yémen, région de montagnes bien arrosées par les pluies, au sud-ouest de la péninsule Arabique, est révélatrice de cette histoire méconnue et pourtant essentielle, qui faisait du premier des lieux saints de l’islam non seulement le théâtre des prétentions impériales des grands califats et sultanats du nord, mais aussi un espace dépendant de la circulation des hommes et des produits venant de la fertile Arabie du Sud.
2Le xie siècle vit un basculement important des itinéraires de circulation depuis l’intérieur des terres vers le littoral. La route des Hauts Plateaux, filant du nord de Sanaa vers la région de Najran, empruntée avant l’apparition de l’islam, fut alors largement délaissée au profit de l’itinéraire de la Tihama, cette longue bande côtière bordant la mer Rouge du sud au nord de l’Arabie occidentale. Les circulations se firent alors non seulement par la voie terrestre, le long de la « route sultanienne » (jāda sulṭāniyya) qui constituait la dorsale de nouveaux pouvoirs plus fermement intégrés à la sphère égyptienne à partir du xiie siècle, mais aussi par une route maritime parcourue par des boutres (jilāb), ces bateaux de contenance moyenne adaptés à la circulation dans les eaux hérissées de récifs. Organisés sous l’autorité du pouvoir sultanien rasūlide (1229- 1454) depuis le grand port d’Aden, les convois de jilāb-s, essentiels au ravitaillement de La Mecque lors du grand pèlerinage, devinrent un enjeu des luttes pour le pouvoir entre sultans du Yémen, émirs* et chérifs de La Mecque et sultans d’Égypte à partir du milieu du xive siècle. À cette époque, la fragmentation de la route terrestre entre de nombreuses autorités locales plus ou moins indépendantes donna en outre un poids inédit à des hommes de religion issus des milieux tribaux, dont le charisme et l’aura permirent la circulation ininterrompue des hommes sous l’égide de ces « caravanes des saints ».
Plateau en cuivre au nom du sultan rasūlide al-Mujāhid ʿAlī. Égypte, 1335-1350.

© Paris, musée du Louvre, OA 6008.
« Lorsque les gens ont achevé (la récolte) des palmiers, ils partent, petits et grands, pieux et dépravés, accompagnés de tambours et de flûtes, sur des chameaux apprêtés et bien décorés […] jusqu’à une mosquée qui domine la côte. C’est un lieu béni qui contient l’empreinte du sabot et la marque de la poitrine de la chamelle de Mu‘ādh b. Jabal. Quand il s’en retourna du Yémen vers le Hedjaz après la mort du Prophète – Que Dieu le bénisse et lui accorde la paix – il passa dans cette région, le long de ces rivages. Ce lieu est appelé al-Fāza. Les hommes et les femmes s’y baignent ensemble dans la promiscuité ; on boit, on joue, on danse, on fait ripaille, et j’en passe. On ne s’y rend que deux jours par semaine, le lundi et le jeudi. Tous rentrent en même temps dans la cité. »
Ibn al-Mujāwir (m. 1291), Ṣifat bilād al-Yaman wa-Makka wa-ba‛ḍ al-Ḥijāz al-musammā Ta’rīkh al-mustabṣir, p. 80-81.
Les routes du pèlerinage au Yémen, xiie-xve siècle.


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