Processions et partage des lieux entre chiites et sunnites à Bagdad
p. 174-175
Texte intégral
1Entre 945 et 1055, Bagdad fut gouvernée par les émirs* buyides qui adoptèrent le chiisme* imamite* duodécimain*. Les califes abbassides ne régnaient que symboliquement, la réalité du pouvoir étant entre les mains de cette dynastie. L’élaboration de la doctrine du chiisme imamite duodécimain se poursuivit sous le patronage buyide, entrainant des développements considérables à Bagdad.
2Sur le plan doctrinal, les Buyides ont, dès leur arrivée à Bagdad, encouragé l’activité théologique duodécimaine. En 991, le vizir persan Shāpūr b. Ardashīr (m. 1025) fonda le Dār al-ʿilm* (Maison de la Science) dans le quartier chiite du Karkh, au sud de la Ville ronde d’al-Manṣūr. Abritant plus de dix mille ouvrages, cette bibliothèque joua un rôle déterminant dans la diffusion des doctrines duodécimaines. Les théologiens duodécimains les plus influents (al-Mufīd, m. 1022 ; al-Sharīf al-Murtaḍā, m. 1045 ; al-Sharīf al- Raḍī, m. 1016, et bien d’autres) habitaient Bagdad, et plus particulièrement le quartier du Karkh. Leurs maisons étaient souvent des lieux d’enseignement qui rassemblaient nombre d’étudiants, comme la célèbre maison d’al-Ṭūsī (m. 1067), communément appelée par les chiites « le centre virtuel de la communauté. »
3Sur le plan des relations interconfessionnelles, la période buyide a vu se renforcer les tensions entre chiites et sunnites*, ce qui laissa une empreinte sur le territoire urbain. Aux quartiers majoritairement chiites tels que le Karkh, Barāthā, Bāb al-Tibn (rive occidentale), Bāb al-Ṭāq, Sūq al-Silāḥ (rive orientale), s’opposaient ceux à forte concentration sunnite tels Bāb al-Baṣra, Bāb al- Sha‘īr (rive occidentale), Sūq Yaḥyā (rive orientale) notamment. Un mouvement populaire imamite centré dans le Karkh se développa, entrant régulièrement en conflit avec les sunnites hanbalites* de Bāb al-Baṣra. Ces tensions menèrent à la construction de murs entre ces quartiers. Les insultes à l’égard des Compagnons du Prophète étaient récurrentes dans les quartiers chiites et les mosquées servaient de lieu de rassemblement pour les masses populaires : Jāmiʿ al-Manṣūr et Jāmiʿ al-Khalīfa pour les sunnites hanbalites, al-Barāthā et al-Kāẓimayn pour les chiites.
4En 963, l’émir buyide Muʿizz al-Dawla (r. 945-967) institua deux nouveaux rituels à Bagdad : Achoura* (commémoration de la bataille de Kerbela en 680 durant laquelle l’imam* Ḥusayn fut tué en martyr), et Ghadīr Khumm (célébration d’un épisode daté de 632 durant lequel le prophète Muhammad aurait déclaré que ‘Alī serait son successeur). Achoura devint officiellement journée de deuil pour la communauté : les marchés et magasins demeuraient clos, et les chiites prenaient part à des processions. Ghadīr Khumm fut au contraire déclarée journée festive, rythmée par les chants et la danse partout dans la ville. Sous le calife al-Qādir (991-1031), les sunnites de Bāb al-Baṣra instituèrent deux nouvelles cérémonies pour contrecarrer les rituels chiites : Ziyārat Zubayr (pèlerinage à la tombe de Muṣʿab ibn Zubayr, m. 691, à Maskin, huit jours après Achoura) et Yawm al-Ghār (célébration du jour où le prophète et Abū Bakr se cachèrent dans une cave pour échapper à leurs ennemis pendant l’hégire, huit jours après Ghadīr Khumm).
« Imām ‘Alī à Ghadīr Khumm », al-Āthār al-bāqiya ʿan al-qurūn al-khāliya d’al-Bīrūnī, xve siècle.

© Paris, BnF, ms. Arabe 1489, fol. 87.
« Cette année-là [351/962], durant le mois de Rabī‘ al-Ākhir et sous les ordres de Mu‘izz al-Dawla, les chiites des classes populaires de Bagdad écrivirent sur les murs des mosquées les mots suivants : “Que Dieu maudisse Mu‘āwiya ibn Abī Sufyān, ceux qui ont mis en colère Fāṭima, que Dieu soit satisfait d’elle, en s’octroyant son héritage de Fadak ; ainsi que ceux qui ont empêché l’enterrement de Ḥusayn dans la tombe de son grand-père, que la paix soit sur lui […]”. Quant au calife, il n’avait aucun pouvoir et ne put empêcher ces pratiques ; pour ce qui est de Mu‘izz al-Dawla, il était l’instigateur de ces événements puisqu’il les avait ordonnés. La nuit tombée, certaines personnes allèrent effacer ces insultes. Mu‘izz al-Dawla voulut alors qu’elles soient réécrites mais son vizir Abū Muḥammad al-Mahlabī lui suggéra qu’à la place, la phrase suivante soit inscrite : “Que Dieu maudisse les oppresseurs de la famille du Prophète, que la paix de Dieu et ses bénédictions soient sur lui”, sans aucune mention d’une personne en particulier, à l’exception de Mu‘āwiya. Il fit donc cela. »
Ibn al-Athīr, Al-Kāmil fī l-Tārīkh, vol. 7, p. 275. Trad. inédite : N. Neggaz.
Les processions religieuses et le partage de l’espace entre chiites et sunnites à Bagdad à l’époque buyide.

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