Les premières fitna-s et les schismes au sein de l’islam
p. 60-61
Texte intégral
1Fitna* (plur. : fitan), l’épreuve, est un terme coranique : il est utilisé trente fois dans le texte sacré et désigne la mise à l’épreuve, la tentation, la sédition. Dans l’histoire des musulmans, c’est ce sens qui a perduré : insurrection, révolte, voire guerre civile. Elle oppose des factions, dont l’une peut être le pouvoir en place. Ces fitna-s ne sont pas des révoltes des populations conquises, mais la résultante de questions non réglées au sein de la Communauté même : comment doit se faire la succession du Prophète ? Le pouvoir doit-il être héréditaire ?
2Historiquement, le terme s’est actualisé, d’abord dans la Grande Discorde, pour reprendre les termes de Hichem Djaït, qui eut lieu de 656 à 661 à propos de la succession du Prophète. En 656, le 3e successeur du Prophète, en charge de la direction politique et spirituelle de la communauté des musulmans, le calife ʿUthmān, fut assassiné et ʿAlī ibn Abī Ṭālib, le gendre du Prophète fut nommé à sa succession, ce que contesta le gouverneur de Syrie, Muʿāwiya. Une première bataille, dite « du chameau » car la veuve du Prophète, ʿAïcha, s’y était rendue sur cette monture, eut lieu en 656 en Iraq, près de Bassora, pour venger la mémoire de ʿUthmān. Une seconde, qui eut lieu en 657 à Ṣiffīn, sur la rive droite de l’Euphrate, près de Raqqa, opposa l’armée de Muʿāwiya, voulant lui aussi venger ʿUthmān, au parti de ʿAlī (shīʿat ʿAlī : les futurs chiites*). Malgré l’avantage militaire de celui-ci, une conciliation eut lieu, que certains n’acceptèrent pas : ce sont les kharijites*. Muʿāwiya gagna ainsi du temps. Puis ʿAlī fut assassiné par un kharijite et Muʿāwiya devint calife, fondant par la suite la dynastie des Omeyyades (cf p. 62‑63) dont la capitale fut Damas. Cette première fitna, fondatrice du premier schisme de l’islam (sunnites/chiites/kharijites), laissa à tout jamais sa marque. Elle demeure un archétype de la terrible épreuve que subit la communauté musulmane lorsqu’elle est divisée.
3Ce terme, fitna, fut ensuite décliné pour désigner les événements qui déchirèrent la Communauté.
4La 2e fitna vit deux califes proposer chacun leur légitimité. Muʿāwiya l’avait emporté contre ʿAlī, mais il n’était pas question d’un principe dynastique. Aussi, lorsque son fils Yazīd lui succèda, avec le titre de calife, al-Ḥusayn, le fils de ʿAlī, se révolta. Il fut tué à Kerbela (680), événement commémoré tous les ans par les chiites (Achoura*). Après la mort d’al-Ḥusayn, ʿAbd Allāh b. al-Zubayr, un compagnon du Prophète, fut proclamé Commandeur des Croyants (le titre califal) à La Mecque. Deux califes, ʿAbd Allāh b. al-Zubayr et Yazīd, fils de Muʿāwiya, régnèrent alors concurremment, chacun reconnu par un groupe de musulmans. Les partisans des deux camps s’affrontèrent à la bataille de Marj Rāhiṭ, près de Damas, en 684, d’où les Omeyyades sortirent vainqueurs ; ils assiégèrent La Mecque et tuèrent Ibn al-Zubayr en 692. Les Omeyyades purent alors asseoir leur dynastie.
5La 3e fitna mit de nouveau en jeu le pouvoir califal, mais sur fond de rivalités tribales entre Arabes du Nord et Arabes du Sud. Les rivalités et rebellions commencèrent avec la destitution du calife omeyyade al-Walīd II en 744, se développèrent en Syrie, mais aussi en Iraq et en Égypte, et semblent s’être terminées avec l’accès au califat de Marwān II en 747, mais débouchèrent de fait sur les révoltes où les partisans des Alides, les descendants de ʿAlī ibn Abī Ṭālib, permirent l’arrivée au pouvoir des Abbassides en 750. Ce que l’on a appelé la quatrième fitna est la guerre fratricide opposant, de 811 à 813, les deux fils du calife abbasside Hārūn al-Rashīd, al-Amīn et al-Maʿmūn. Ce dernier, qui gouvernait le Khorasan, capitale Merv (cf p. 124-125), partit de cette province pour attaquer l’armée de son frère près de Rayy puis prit Bagdad en 813 et accéda au califat.
6Enfin, la fitna andalouse du xie siècle (de 1009 à 1031), mit fin au califat omeyyade de Cordoue et inaugura le régime des taïfas* (cf p. 74‑75), démontrant à quel point ce « grand désordre » pouvait être, paradoxalement, facteur de renouveau.
« La bataille du chameau », Rawḍat al-ṣafāʿ de Mīr-Khwānd, Iran, c. 1571‑1572.

© Freer Gallery of Art and Arthur M. Sackler Gallery, s.1986.238.
« La bataille de Ṣiffīn », Ḥamlah-i Ḥaydarī de Bāzil, Inde, xixe siècle.

© Paris, BnF, ms. Supl. Persan 1030, fol. 555v-556.
Emplacements des batailles et assassinats inhérents aux cinq premières fitna-s.

يَسْـَٔلُونَكَ عَنِ ٱلشَّهْرِ ٱلْحَرَامِ قِتَالٍۢ فِيهِ ۖ قُلْ قِتَالٌۭ فِيهِ كَبِيرٌۭ ۖ وَصَدٌّ عَن سَبِيلِ ٱللَّهِ وَكُفْرٌۢ بِهِۦ وَٱلْمَسْجِدِ ٱلْحَرَامِ وَإِخْرَاجُ أَهْلِهِۦ مِنْهُ أَكْبَرُ عِندَ ٱللَّهِ ۚ وَٱلْفِتْنَةُ أَكْبَرُ مِنَ ٱلْقَتْلِ
« Ils t’interrogent sur [la licéité] du combat pendant le mois sacré. Dis : “le combat
à cette période est un grand péché.
Plus grave est de sortir de la voie de Dieu,
d’être impie à son égard, et à l’égard
de la mosquée sacrée, et d’en expulser ses gens. C’est plus grave aux yeux de Dieu
et la sédition est plus grave que le meurtre
(wa-l-fitna akbar min al-qatl)”. »
Coran, 2, 217.
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