Les Latins vus par Ibn Jubayr
p. 30-31
Texte intégral
1Le pèlerinage à La Mecque tenait une place essentielle dans le déplacement des musulmans. Bien qu’il ait exclu a priori la relation avec les mondes externes, il pouvait néanmoins provoquer des rencontres imprévues avec les Latins dans la mesure où, à partir du xiie siècle, les pèlerins de l’Occident musulman empruntaient souvent les navires chrétiens et parfois même devaient passer par des États latins.
2Un des plus célèbres récits témoignant de cette expérience singulière a été écrit par Ibn Jubayr à la fin du xiie siècle. Originaire d’al-Andalus, il embarqua en 1183 sur un navire génois qui, passant par la route des îles – Sardaigne, Sicile, Crète –, le transporta à Alexandrie. D’Égypte, il gagna La Mecque via la mer Rouge. Après un séjour de neuf mois au Hedjaz, il se rendit à Bagdad dont il déplora la déchéance, puis rejoignit Damas, qu’il considérait comme le nouveau centre du monde islamique. Après avoir traversé le royaume de Jérusalem, il embarqua à Acre en 1185, toujours sur un navire génois, pour effectuer le voyage de retour. À la suite d’un naufrage, il fut contraint de séjourner plusieurs mois en Sicile, où la puissance et le faste de la royauté normande le fascinèrent, avant de revenir en al-Andalus.
3La qualité des renseignements sur les Latins qu’Ibn Jubayr côtoya en mer ou en traversant la Syrie et la Sicile fait de son récit de voyage un témoignage unique. Cependant, cet approfondissement des connaissances sur l’autre n’était pas désintéressé, encore moins irénique. Bien au contraire, dans le cadre d’une radicalisation de l’affrontement entre Chrétienté et Islam, cet intérêt allait de pair avec une réaffirmation plus tranchée des délimitations religieuses entre Dār al-ḥarb* et Dār al-Islām*.
4Dans son récit, il dénonce toutes les formes de coexistence interconfessionnelle, invite les musulmans vivant sous domination chrétienne à émigrer en terre d’islam, exalte le triomphe de Saladin en Syrie et va même jusqu’à proposer au calife almohade un plan de conquête de la Sicile.
5S’il identifie, de manière classique, les Latins par les dénominations ethniques de « Romains » (Rūm*) et de « Francs » (Ifranj), il emploie des termes polémiques, comme « associationnistes » (mushrikūn) ou « adorateurs de la croix » (‘ubbād al-ṣalīb), pour durcir l’antagonisme religieux. À l’intérieur même de l’Islam, la guerre contre l’Infidèle se double d’une lutte contre les dissidences et l’hérésie. Il estime ainsi que l’Occident, rassemblé par la cause almohade, réunifie la umma*, alors que l’Orient, espace de la désunion, des sectes et du chiisme*, la fait éclater.
Cathédrale Santa Maria Nuova de Monreale.

Construite à la demande de Guillaume II entre 1172-1176.
© Berthold Werner, 2012.
« Ce roi [Guillaume II] possède de grands palais et des jardins merveilleux surtout dans la capitale de son royaume, al-Madīna [Palerme]. À Messine, il y a un palais blanc comme une colombe qui domine le littoral. Ce roi a à son service de nombreux pages et de jeunes demoiselles d’honneur.
C’est le souverain de la Chrétienté qui mène le train le plus somptueux, le plus luxueux et qui est le plus opulent. Il ressemble aux souverains musulmans : comme eux il plonge dans les délices du pouvoir, établit ses lois, règle ses modalités, répartit les dignités parmi ses hommes, exagère la pompe royale et l’étalage de son apparat. Son autorité est très grande.
Il a des médecins et des astrologues, car il s’en préoccupe grandement et y tient tant que lorsqu’il apprend qu’un médecin ou un astrologue est de passage dans son royaume, il ordonne qu’on le retienne et le comble en tant de moyens d’existence qu’il en oublie sa patrie. Que Dieu préserve les musulmans, de par Sa bienveillance, de la tentation exercée par ce roi sur eux ! Le souverain a une trentaine d’années. Que Dieu épargne aux musulmans son désir d’expansion hostile ! »
Ibn Jubayr, Relation des péripéties qui surviennent pendant les voyages, p. 346.
Le voyage d’Ibn Jubayr.

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