Un monde d’empires d’après Ibn Ḥawqal
p. 18-19
Texte intégral
1Les géographes arabes du xe siècle appréhendaient le monde selon une conception impériale qui reprenait l’antique thème iranien des « rois du monde ». Ainsi, le géographe arabe Ibn Ḥawqal (m. ap. 978) a non seulement proposé une description systématique de l’Empire islamique, fondée à la fois sur les travaux de ses prédécesseurs et sur ses propres connaissances acquises lors de ses nombreux voyages (943-969), mais également une évocation du reste du monde civilisé et de ses marges. Ainsi, dans son ouvrage, « La Configuration de la Terre » (Kitāb ṣūrat al-arḍ), le clivage majeur n’est pas entre musulmans et infidèles, mais entre peuples civilisés et peuples barbares.
2La représentation qu’il se fait de la Terre donne l’image d’un monde en partage, réparti entre quatre empires clairement délimités : la Chine, l’Inde, la Perse et Rome (les « Rūm-s* » sont les héritiers de l’Empire romain soit les Byzantins). Dans les marges, ces entités étaient entourées par des peuples barbares. Les noms qui leur furent attribués manifestaient leur intégration progressive au monde civilisé, par le biais de leur alliance militaire et de leur conversion aux religions impériales.
3Si le territoire des Perses (Īrānshahr), dirigé par les Sassanides, avait été entièrement conquis par les musulmans, l’Empire byzantin ne le fut que pour partie seulement, Constantinople et l’Anatolie n’étant pas, à l’époque d’Ibn Ḥawqal, intégrés à l’Empire islamique. La Chine et l’Inde durent céder à l’Islam respectivement la Transoxiane et la vallée de l’Indus (Sind).
4Ce monde d’empires était cependant strictement hiérarchisé et admettait un centre : l’Empire perse, avec l’antique Babylone (Babel), auquel l’Empire islamique prétendait succéder, tout en l’augmentant d’autres provinces conquises sur les autres empires. Par la suite, afin d’accroître leur légitimité, tous les pouvoirs islamiques établis sur l’ancien Īrānshahr cherchèrent à s’enraciner dans la mémoire et le territoire de l’antique royauté perse.
5À l’inverse, l’Empire romain, qui constituait l’ennemi par excellence, devait demeurer irréductiblement un autre. Si le califat de Cordoue en convoqua la mémoire pour se présenter comme son héritier, le basculement du rapport de force et l’avancée chrétienne dans la péninsule Ibérique, à partir du xie siècle, furent perçus par les lettrés andalous comme une renaissance et une revanche des Rūm-s.
Mappemonde* d’Ibn Ḥawqal

© The Presidency of the Republic of Turkey/The Directorate of National Palace Administration. Istanbul, Topkapı Sarayı, Kitāb ṣurāt al-arḍ, ms. 6527/Ahmet 3346, fol. 3v-4.
« Voilà donc la terre entière, parties habitées et régions incultes. Elle est partagée suivant les empires. Les principaux empires de la terre sont au nombre de quatre. Le plus prospère, le plus riche en biens, où la conduite du gouvernement, la conservation des richesses et l’abondance des revenus sont dans les meilleures conditions, c’est l’empire d’Iranshahr, dont le centre est la région de Babil, soit l’empire de la Perse. Les frontières de cet empire étaient bien définies au temps des Perses, mais après l’introduction de l’islam, cet empire prit aux autres une portion de leurs territoires : de l’empire byzantin il annexa la Syrie, l’Égypte, le Maghreb et l’Espagne ; de l’empire de Chine il détacha la Transoxiane. Ces contrées importantes firent alors partie de l’empire d’Iranshahr.
L’empire byzantin s’étend aux limites du territoire des Slaves et de leurs voisins, Russes, Sarir, Alains, Arméniens et tous ceux qui professent le christianisme.
Dans l’empire de Chine entrent tous les territoires des Turcs, une partie du Tibet et les peuplades idolâtres.
L’empire de l’Inde renferme le Sind, Qashmir, une partie du Tibet et les peuples de même religion. […]
Tels sont donc les empires connus : le territoire de l’Islam s’est agrandi par l’annexion de parcelles de ces susdits empires, et il a vu croître son prestige et sa grandeur. »
Ibn Ḥawqal, La Configuration de la Terre, p. 9-10.
Schéma de la mappemonde d’Ibn Ḥawqal.

© Y. Dejugnat, Clément Coutelier (IE, Ausonius), 2020.
Auteur

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